Après le brillant fait d’armes par lequel il a inauguré la carrière militaire du peuple franc, Clodion est rentré dans la nuit. Son apparition a duré le temps d’un éclair. Ses exploits, sa résidence, la durée de son règne, le lieu et l’année de sa mort, tout cela nous est également inconnu. Une chronique du huitième siècle veut qu’il ait régné vingt ans ; mais où a-t-elle pris ce renseignement ? Quant au chroniqueur du onzième siècle qui prétend savoir qu’il a pour capitale Amiens, il est la dupe de sa propre imagination[1]. Si Clodion s’est fixé quelque part, c’est apparemment à Tournai ou à Cambrai. La monarchie qu’il avait créée eut le sort de toutes les royautés barbares : elle fut morcelée. Si nos sources ne le disent pas, en revanche les faits l’indiquent. En 486, il y avait un roi franc à Tournai, il y en avait un autre à Cambrai ; un troisième enfin semble avoir eu pour lot ce pays de Thuringia, où était la mystérieuse Dispargum, la plus ancienne capitale des Francs de ce côté-ci du Rhin. Et nous savons que les rois de Tournai et de Cambrai étaient parents, c’est-à-dire que Clodion était leur ancêtre commun. Qu’est-ce à dire, sinon qu’après la mort de ce prince, conformément au droit barbare qui resta en usage parmi les Francs jusqu’à la fin du neuvième siècle, ses fils partagèrent sa monarchie comme un héritage privé ? Il y eut à tout le moins trois parts. L’une, qui comprit Tournai avec la Morinie et la Ménapie, devait aller depuis le Wahal jusqu’à la Somme. La seconde, qui avait pour capitale Cambrai, correspondait dans les grandes lignes à l’ancienne cité des Nerviens, et comprenait les futures provinces de Hainaut et de Brabant. La troisième enfin, c’était probablement, comme nous venons de le dire, la Thuringie cisrhénane ; dans ce cas, elle correspondait à la cité de Tongres en tout ou en partie. S’il était permis de croire que l’autorité de Clodion s’est étendue aussi sur les Francs Ripuaires, on pourrait dire que le royaume de Cologne, qui occupait l’ancien pays des Ubiens, échut à un quatrième héritier : ainsi du moins s’expliquerait le lien de parenté qui reliait, au commencement du sixième siècle, le roi des Ripuaires de Cologne à celui des Saliens de Tournai. De ces quatre royaumes, c’est celui de Tournai qui s’empare énergiquement de toute notre attention, refoulant celui de Cologne au second plan, et ceux de Dispargum et de Cambrai dans l’ombre. Il n’est pas facile d’en dire le pourquoi. Supposer que le royaume de Tournai aurait eu dès l’origine une situation prépondérante par rapport aux autres, ce serait se condamner à admettre sans preuve l’existence du droit d’aînesse chez les Francs du cinquième siècle. On ne peut pas admettre non plus que Tournai l’emportât au point de vue stratégique : sous ce rapport, en effet, tout l’avantage était pour Cambrai, d’où un conquérant de quelque ambition pouvait étendre la main sur toute la Gaule romaine. Il semble plus naturel de laisser aux personnages historiques leur part légitime d’influence sur le cours des événements, et d’interpréter la supériorité du royaume de Tournai par celle de ses rois. Le premier de ceux-ci, Mérovée, a eu l’honneur de donner son nom à la dynastie royale des Francs. Il y eut même un moment où le peuple tout entier portait, comme ses souverains, le nom de Mérovings, c’est-à-dire d’hommes de Mérovée[2]. Pendant bien longtemps, dans les âges crépusculaires qui ouvrent l’histoire Moderne, les chants poétiques des Germains ont redit ce nom glorieux et redouté. Et pourtant nous ne savons rien du héros éponyme de la race franque. Il est pour nous bien plus inconnu que son père Clodion. Des deux chroniqueurs qui nous perlent de lui, l’un se borne à le nommer, l’autre à raconter sur lui une légende mythologique[3]. Nous ne parvenons pas même à deviner la raison qui a valu à son nom l’illustration refusée à sa mémoire, et pourquoi le même homme est à la fois si célèbre et si inconnu. Dans le désespoir que leur cause le mutisme de la tradition, plusieurs historiens ont imaginé de reléguer Mérovée lui-même parmi les fictions de l’imagination épique. Il aurait été simplement inventé pour rendre compte du nom de Mérovingien ; ou du moins, à supposer qu’il eût existé un, Mérovée, il faudrait reculer son existence au delà de celle de Clodion, dans le passé lointain où s’élaborent les légendes nationales[4]. Ce scepticisme historique est exagéré. Il a existé un Mérovée, père de Childéric : on ne peut contester là-dessus le témoignage formel de Grégoire de Tours. Et ce Mérovée est bien, dans la pensée du vieil écrivain, le fils de Clodion. Ceux qui soutiennent le contraire tirent argument de la formule dubitative par laquelle le chroniqueur indique cette filiation : Certains, dit-il, affirment que Mérovée était de la race de Clodion. Mais Grégoire de Tours a l’habitude de mentionner ses sources orales avec des réserves semblables, surtout lorsque, comme ici, elles contenaient des légendes mythologiques contre lesquelles protestait sa conscience d’évêque. S’il n’avait pas cédé à sa répugnance pour les récits de ce genre, il nous eût sans doute communiqué la fable franque sur l’origine de Mérovée, qu’un chroniqueur postérieur, moins scrupuleux que lui, a reproduite en l’altérant quelque peu[5]. D’après cette fable, un jour d’été que Clodion était assis sur le rivage de la mer avec sa femme, celle-ci voulut prendre un bain dans les flots. Pendant qu’elle s’y ébattait, un dieu marin se jeta sur elle, et elle conçut un fils qui fut Mérovée[6]. Les mythologies nous montrent fréquemment des traditions de ce genre auprès du berceau des dynasties royales. Mais celle-ci a été de bonne heure éliminée de la mémoire des Francs. Depuis leur conversion au christianisme, elle n’était plus compatible avec la religion : le dieu ne pouvait être, à leurs yeux, qu’un monstre marin, et c’est ce qu’il est devenu en effet sous la plume du narrateur qui nous a conservé cette légende. Bien que résumée et mutilée, elle présente un haut intérêt, puisqu’elle nous fait voir que les Francs, comme tous les autres peuples, étaient préoccupés de rattacher au ciel le premier chaînon de leur généalogie[7]. Nous n’en avons pas fini avec les incertitudes relatives à Mérovée : l’histoire est aussi peu fixée sur son compte que la légende. Selon l’historien Priscus, qui est un des meilleurs narrateurs byzantins, la raison qui aurait déterminé Attila à s’attaquer à la fois aux Romains, aux Goths et aux Francs, serait la suivante. Le roi des Francs était mort, et ses deux fils se disputaient sa succession. L’aîné demanda du secours au roi des Huns, le cadet se mit sous la protection d’Aétius. Celui-ci l’adopta pour fils, le combla de présents et l’envoya à Rome auprès de l’empereur pour qu’il en fît son allié. Priscus déclare avoir vu ce prince dans la Ville éternelle, jeune encore et imberbe, et il se souvient de la longue chevelure qui flottait sur les épaules du prétendant barbare[8]. Dans ce fils adoptif d’Aétius, plusieurs historiens ont voulu reconnaître Mérovée[9], qui serait ainsi devenu le roi de son peuple grâce au patronage impérial. L’hypothèse est séduisante, mais trop hardie pour qu’on puisse l’enregistrer comme une probabilité historique. A supposer même qu’il n’y eût à cette époque qu’un seul royaume salien, il y avait incontestablement plusieurs royaumes francs, et en particulier celui des Francs Ripuaires, et celui des Francs de la Haute-Germanie, alors établis sur le Neckar. Lequel de ces royaumes se trouvait sans souverain au moment où Attila préparait son expédition en Gaule ? Ce n’était pas celui des Francs Saliens, dont le souverain combattit à Mauriac, et qui avait déjà un enfant d’un certain âge ; il ne répond en rien, celui-là, au portrait de l’adolescent imberbe rencontré par Priscus dans la capitale de l’Empire. D’autre part, nous voyons que l’itinéraire suivi par Attila laisse de côté les Francs Saliens, et que l’envahisseur passe le Rhin à proximité du royaume du Neckar. N’est-ce pas à ce dernier qu’il faut, en conséquence, abandonner les deux jeunes compétiteurs dont parle l’historien byzantin[10] ? Mérovée continue donc d’échapper à nos investigations. Et cependant, si obscure que soit pour nous sa carrière, elle a été mêlée aux événements les plus grandioses de son temps, et lui-même y a joué un rôle qui aurait dû lui valoir la reconnaissance de la postérité. C’était au moment où s’ouvrait pour la civilisation occidentale l’ère la plus terrible qu’elle eût jamais traversée. Attila s’avançait vers elle, et le seul bruit de ses pas dans l’Europe silencieuse glaçait les peuples de terreur. On savait ce que ce farouche destructeur réservait au monde ; on n’ignorait pas ce que valaient les hordes bestiales qu’il traînait à sa suite. Ce n’était plus ici une invasion de barbares germaniques, grossiers, mais capables de culture, sanguinaires, mais accessibles à des sentiments généreux, habitués au surplus, depuis des siècles, à voir de près le tableau d’un régime civilisé, et à en apprécier les bienfaits dans une certaine mesure. Les Huns n’étaient pas des barbares, mais des sauvages. C’est à peine s’il y avait quelque chose d’humain dans ces êtres hideux, dont la vie semblait un éternel défi aux aspirations les plus nobles de l’humanité. Étrangers à la pitié, à la pudeur, à toute culture morale et intellectuelle, ils se promenaient par le monde comme les génies de la destruction. On eût dit de ces vols de sauterelles qui s’abattent sur les moissons avec l’irrésistible impétuosité d’une force de la nature, et contre lesquels toutes les ressources du génie sont vaines. Où ils avaient passé, le sol était rasé, l’herbe ne repoussait plus, et le concert harmonieux des mille voix de la civilisation expirait dans le grand silence de la mort. Heureusement pour l’Oc3ident, Aetius lui restait. Cet homme de génie fit alors des prodiges d’énergie et d’habileté pour grouper contre le fléau de Dieu toutes les forces de la civilisation et toutes celles de la barbarie. Il semblerait que ce dut être une tâche facile, car civilisés et barbares avaient les mêmes intérêts à défendre contre les immondes cohortes d’Attila. Mais les hommes qu’il fallait grouper sous les bannières romaines aujourd’hui, c’étaient ceux-là mêmes qu’en vingt rencontres récentes Aétius avait humiliés et écrasés. Nous savons par les contemporains au prix de quels efforts multipliés il réussit à triompher des hésitations des Visigoths, qui, dans le début, semblaient vouloir attendre Attila chez eux et abandonner l’empire romain à ses destinées[11]. Nous aimerions surtout de savoir quelles furent à cette occasion ses négociations avec les Francs. Si, comme nous l’avons supposé précédemment, il avait traité avec eux à la suite de sa guerre contre Clodion, il put se borner à leur rappeler leurs engagements : sa force de persuasion et la conscience du danger commun auront fait le reste. Quoi qu’il en soit, nous voyons qu’au jour de la lutte décisive, les Saliens et les Ripuaires se retrouvaient sous les drapeaux impériaux à côté des Alains, des Burgondes, des Visigoths et de tous les autres barbares qui vivaient à l’ombre de l’ancienne paix romaine. Tous ces groupes, réunis aux légions, formaient dans la main d’Aétius une armée compacte et résolue, qui avait la conscience de défendre contre un ennemi sans entrailles les suprêmes biens de l’existence. Il passait comme un souffle de christianisme dans ses bannières diverses, dont plus d’une portait les emblèmes des divinités païennes. La religion avait prêté son concours tout-puissant à l’organisation de la défense : en arrière d’Aétius, les évêques de la Gaule faisaient de chaque ville épiscopale un solide boulevard contre l’envahisseur. Attila, de soit côté, n’avait pas laissé dormir ces étonnantes facultés de diplomate et d’organisateur qui contrastent si étrangement, dans sa physionomie, avec sa violence et sa brutalité de sauvage. Longtemps il y avait eu entre Aétius et lui comme une lutte de génialité : c’était à qui déjouerait les plans de l’autre, et le terrifierait par les coups les plus foudroyants. Aetius l’avait finalement emporté auprès des barbares de la Gaule ; mais qu’Attila restait redoutable, et quelle armée il traînait à sa suite lorsqu’il apparut sur les bords du Rhin ! Depuis le jour où Xerxès franchit l’Hellespont à la tête de ces légions innombrables où étaient représentés tous les peuples de l’Orient, jamais le monde civilisé n’avait assisté à un pareil défilé de nations. Le Nord tout entier, dit un contemporain, avait été versé sur la Gaule. Outre les Huns et les autres tribus scythiques, telles que les Massagètes, qui formaient le noyau de l’armée d’Attila, on y rencontrait des multitudes de peuplades slaves ou germaniques : des Ruges, des Gelons, des Scyres, des Gépides, des Burgondes, des Bastarnes, des Thuringiens, des Bructères et des Francs du Neckar[12]. Tous ces peuples étaient venus sous la conduite de leurs chefs nationaux, dont les humbles royautés tournaient comme des satellites autour du grand roi de la destruction. Dans cette immense armée, Odoacre put rencontrer Oreste, qu’il devait détrôner, et lui-même combattit peut-être coude à coude avec le père et les oncles de Théodoric, sous les coups duquel il devait périr trente années plus tard[13]. Comme si les deux tendances contradictoires qui la possédaient l’avaient disloquée, la barbarie se trouvait partagée ce jour en deux camps. Les Goths d’Espagne allaient combattre contre des frères qui se souvenaient d’avoir vécu avec eux sous l’autorité du vieux Hermanaric, dans le pays de la mer Noire, les Francs Saliens et Ripuaires allaient échanger des coups avec les alliés dont ils avaient si souvent serré la main au troisième et au quatrième siècle, lors des luttes communes contre l’Empire. Ce n’était pas une guerre de races ni de nationalités qui mettait aux prises les deux moitiés du monde ; il s’agissait de savoir si l’Occident resterait un pays civilisé ou s’il retomberait dans le néant. Tout fait croire que les Francs se rendirent compte de la gravité des intérêts en jeu, le jour où, sous la conduite de leur jeune souverain, ils quittèrent les bords de l’Escaut, et qu’à marches forcées ils allaient prendre part à la grande bataille des nations. On a conjecturé que dans leur itinéraire ils se heurtèrent à une partie de l’armée d’Attila, et que dans cette rencontre la femme et l’enfant de leur roi tombèrent dans les mains de l’ennemi[14]. Faisant un pas de plus dans la voie des conjectures, d’autres ont supposé qu’il fallait rattacher à la campagne d’Attila, en 451, les atrocités commises en pays franc, au dire d’une tradition épique, par les Thuringiens d’outre-Rhin. Après s’être fait livrer des otages comme des gens qui veulent la paix, ils les auraient mis à mort et se seraient ensuite déchaînés sur la contrée avec une véritable sauvagerie. Ils auraient pendu les jeunes gens aux arbres par les nerfs des cuisses ; ils auraient attaché plus de deux cents jeune filles au cou de chevaux sauvages lancés à travers la campagne ; d’autres auraient été étendues à terre, liées à des pieux, et leurs bourreaux auraient fait passer de lourds chariots sur leurs corps[15]. Voilà ce que, longtemps après, on racontait aux guerriers francs quand on voulait les entraîner à la guerre de Thuringe. Mais on ne sait ce qu’il faut croire de pareils récits, et dans l’histoire de ces temps obscurs il faut renoncer à une précision qui ne s’obtiendrait qu’au prix de l’exactitude. La monstrueuse avalanche de peuples continuait de s’écrouler sur la Gaule. Après avoir franchi le Rhin sur plusieurs points à la fois, au moyen de radeaux construits avec les arbres de la forêt Hercynienne, elle était arrivée devant Metz, qui succomba le jour du samedi saint ; puis elle avait continué son itinéraire dévastateur. Il est difficile d’en marquer les étapes ; dans le souvenir qu’en ont gardé les générations, cette invasion a toujours été confondue avec celle de 406, qui ne fut pas moins meurtrière. Nous voyons toutefois que les Parisiens tremblaient de la voir passer par leur ville, et que, dans leur épouvante, ils se préparaient à se réfugier avec leurs biens dans des localités plus sûres, lorsqu’une jeune fille du nom de Geneviève parvint à. les détourner de ce projet : Ces villes que vous croyez mieux à l’abri que la vôtre, leur dit-elle, ce sont précisément celles qui tomberont sous les coups des Huns ; quant à Paris, il sera sauvé par la protection du Christ[16]. La prophétie de la sainte fille se réalisa. De Metz, le roi des Huns gagna la Champagne, et de là il déboucha dans la vallée de la Seine. Arrêté sous les murs d’Orléans par l’héroïsme de saint Aignan, et obligé de se retirer de cette ville à l’approche d’Aétius, il rebroussa chemin, et il vint chercher à Mauriac un champ de bataille où il pût se déployer à l’aise avec sa nombreuse cavalerie. C’est là qu’Aétius, qui marchait sur ses pas, l’atteignit et le força d’accepter la bataille. Les Francs de Mérovée eurent l’honneur de commencer le terrible engagement qui allait décider les destinées du monde[17]. La nuit qui précéda la bataille, ils se heurtèrent aux Gépides, commandés par leur roi Ardaric, qui semblent avoir formé l’arrière-garde d’Attila, et une lutte furieuse éclata dans les ténèbres entre ces deux nations. Cette première rencontre coûta quinze mille hommes : large et cruelle saignée pratiquée sur la vaillante nation franque, qui dut laisser sur le carreau la fleur de sa jeunesse[18]. Mais qu’était-ce au regard de l’effroyable tuerie du lendemain, pour la description de laquelle les historiens ont épuisé toutes les formules de l’horreur ? Ce fut, dit l’un d’eux, une lutte atroce, multiple, monstrueuse, acharnée. L’antiquité n’a rien de comparable à nous raconter, et celui qui n’a pas été témoin de ce merveilleux spectacle ne rencontrera plus rien qui le surpasse dans sa vie[19]. Si l’on en peut croire la tradition, un petit ruisseau qui passait sur le champ de bataille fut tellement grossi par les flots de sang, qu’il se changea en torrent impétueux[20]. Le lendemain, au dire du même narrateur, cent soixante mille cadavres jonchaient la plaine de Mauriac, et les soldats d’Aétius, plongés dans la stupeur, reconnaissaient leur victoire au sinistre silence que gardait l’armée d’Attila, enfermée derrière son retranchement de chariots[21]. On n’osa pas l’y inquiéter, et le roi des Huns, obligé de se retirer, le fit à la manière du lion blessé, qui reste la terreur de son ennemi. Toutefois l’Europe était sauvée. Aétius se trouva assez fort pour se passer du dangereux concours des Visigoths, et pour surveiller seul la retraite des Huns. Une relation nous apprend qu’il s’adjoignit les Francs[22], et l’on peut admettre que ce peuple, qui avait après la victoire le plus grand intérêt à refouler l’ennemi de ses frontières, ait été associé à la dernière tache de la campagne[23]. Mérovée aura donc terminé cette lutte de même qu’il l’avait inaugurée, et c’est l’épée des Francs que les Huns fugitifs auront eue constamment dans les reins, pendant qu’ils reculaient de Mauriac jusqu’aux confins de la Thuringe, où Aetius les reconduisit à la tête de ses soldats victorieux. La victoire de Mauriac avait été le triomphe du génie militaire sur la force brutale du nombre, et la gloire en doit être laissée au grand général romain. Mais les barbares qui avaient servi sous ses ordres dans cette journée n’entendirent pas qu’elle leur fût disputée : c’était, à les en croire, leur triomphe national à eux ; chacun voulait avoir vaincu les Huns à lui seul. Les Visigoths allèrent plus loin : ils mirent en circulation une légende d’après laquelle Aétius, pour s’attribuer les honneurs du triomphe et conserver le champ de bataille, en aurait écarté par la ruse d’une part Attila, de l’autre le roi des Visigoths[24]. Colportée chez les Francs, cette légende y reçut un complément inévitable : le roi de cette nation, dit-on, avait été éloigné[25] grâce au même artifice. C’est ainsi que de toutes parts la vanité barbare s’attachait à diminuer l’auréole que mettait autour de la tête d’Aétius son incomparable triomphe de 451. Elle n’y est point parvenue ; l’histoire a oublié les traditions épiques des foules, et elle a retenu les paroles des annalistes. Nous n’avons donc pas à nous en occuper davantage, non plus que des traditions locales sur le passage d’Attila en Gaule, à l’aller et au retour. Elles ne contiennent que des récits fallacieux, et ce n’est pas la peine d’en remplir l’imagination du lecteur, puisqu’il faut, au nom d’une bonne critique, les biffer de l’histoire[26]. Quelques années après le grand triomphe qui avait fait de lui le sauveur de l’Empire, Aétius tombait assassiné par un empereur du nom de Valentinien III, qui n’est connu dans l’histoire que par cet exploit. Aétius disparu, il n’y eut plus d’Empire. Pendant qu’au fond de l’Italie des ombres d’empereur se disputaient le trône et se renversaient mutuellement, la Gaule, sans maître, restait en proie au premier envahisseur venu. Les barbares comprirent que leur heure venait de sonner, et de toutes parts, semblables à des loups affamés qui flairent l’odeur des grasses étables[27], ils se ruèrent sur les provinces occidentales. Les Saxons, montés dans leurs canots de peaux, reparurent sur les rivages de la mer du Nord ; les Chattes ou Francs du Neckar se jetèrent sur la première Germanie, et les Francs Saliens reprirent leurs courses victorieuses à travers la deuxième Belgique[28]. L’œuvre de Clodion, interrompue par l’intervention décisive d’Aétius, était maintenant continuée par son successeur. Jusqu’où Mérovée poussa-t-il ses conquêtes, c’est ce que nous sommes réduits à ignorer. Il est toutefois bien difficile de croire que dès lors une bonne partie de la France septentrionale et de la Belgique méridionale ne soit pas tombée définitivement au pouvoir du peuple franc. On nous dit, il est vrai, que la nomination d’Avitus en qualité de maître des milices de la Gaule mit un terme aux ravages des barbares, que les Alamans firent amende honorable, que les Chattes se laissèrent confiner dans leurs domaines[29]. Mais celui qui parle ainsi, c’est le gendre d’Avitus, et il ne convient pas d’attacher beaucoup d’importance aux assertions d’un panégyriste. Somme toute, la campagne franque de 455 coûta à l’Empire un nouveau lambeau de la Gaule, qui ne devait jamais lui être rendu. Mérovée doit avoir disparu de la scène peu après ces événements. Dès 457, nous le voyons remplacé par son fils Childéric. Tout fait croire qu’il mourut jeune, comme d’ailleurs presque tous les princes de sa lignée. |
[1] Roricon, dans dom Bouquet, III, p. 4. Il est manifeste que cet auteur, qui copie le Liber historiæ, s’est laissé suggérer le nom d’Amiens par la mention de la Somme, qu’il a trouvée dans son original : usque ad Summam fluvium occupavit, dit-il, et ingressus Ambianorum urbem, ibidem et regni sedem statuit, et deinceps pacato jure quievit. A. de Valois, qui en général attribue à Roricon une importance exagérée, a tort d’accueillir cette conjecture comme un témoignage historique, Rerum Francicarum, t. I, pp. 130, 146 et 319.
[2] G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, p. 521.
[3] De hujus (sc. Chlodionis) stirpe quidam Merovechum regem fuisse adserunt cujus fuit filius Childericus. Grégoire de Tours, II, 9. Pour le passage de Frédégaire auquel il est fait allusion, le voir ci-dessous.
[4] Cf. Histoire poétique des Mérovingiens, p. 153.
[5] Cette explication du langage de Grégoire de Tours, que j’ai développée plus longuement dans l’Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 151-153, a été contestée. Il n’en a été que plus agréable pour moi de la trouver confirmée de tout point, depuis bientôt deux siècles, dans le célèbre mémoire par lequel Fréret a renouvelé, en 1714, l’étude des origines franques : Le récit que fait Frédégaire de la fabuleuse tradition qui donnait pour père à Mérovée une divinité marine qui était devenue amoureuse de la femme de Clodion en la voyant se baigner toute nue dans la mer, ce récit, dis-je, peut servir à expliquer Grégoire de Tours, qui se sera contenté d’indiquer les doutes que plusieurs personnes formaient sur la légitimité de Mérovée, et qui n’aura pas voulu s’engager dans un détail trop puéril, mais encore peu convenable à la pureté de son caractère épiscopal, etc. (Fréret, Œuvres complètes, t. VI, p. 115.)
[6] Fertur super litore maris æstatis tempore Chlodeo cum uxore residens, meridiæ uxor ad mare labandum vadens, bistea Neptuni Quinotauri similis eam adpetisset. Cumque in continuo aut a bistea aut a viro fuisset concepts, peperit filium nomen Meroveum, per eo regis Francorum post vocantur Merohingii. Frédégaire, III, 9.
[7] Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 147-151. Mais si cette tradition, est vraiment ancienne, le Mérovée dont il y est question n’est-il pas distinct du personnage historique qui porte son nom, et ne doit-il pas être considéré, tout au moins, comme antérieur à Clodion ? Cela est fort possible, et dans ce cas il faudrait supposer que le chroniqueur n’a nommé ici un second Mérovée que par un vrai transfert épique, c’est-à-dire en attribuant l’histoire d’un héros ancien à un personnage plus récent qui a porté le même nom. Seulement l’antiquité de la légende n’est point démontrée elle-même, et rien ne défend de croire qu’elle a concerné, dès l’origine, le père de Childéric.
[8] Priscus, Fragmenta, VIII, p. 152 (Bonn).
[9] Entre autres Fréret, o. c., p. 79, et Pétigny, Études, II, p. 107. Fauriel, Hist. de la Gaule mérid., I, pp. 217 et suiv., qui combat fortement l’identification proposée, ne se prononce pas sur la nationalité du jeune prince dont parle Priscus, et de même fait M. A. de Barthélemy (Revue des questions historiques, t. VIII (1870), p. 379).
[10] L’opinion que je défends est celle de Dubos, Histoire critique etc., II, p. 85, et d’Amédée Thierry, Histoire d’Attila, I, p. 130.
[11] Sidoine Apollinaire, Carm., VII, 329 et suiv. ; Jordanès, c. 36.
[12] Sidoine Apollinaire, Carm., VII, 321 et suiv.
[13] Amédée Thierry, Histoire d’Attila, t. I, p. 235.
[14] A cela se rattacherait la légende racontée par Frédégaire, III, 11 : Wiomadus Francus fidelissimus ceteris Childerico, qui eum cum a Munis cum matre captivus duceretur, fugaciter liberaverat... On y peut rattacher également une curieuse notice faisant partie d’une interpolation du XIe siècle dans plusieurs manuscrits du Liber historiæ, c. 5 : Eo tempore Huni in istas partes citra Renum cum grandi exercitu hostile pervenerunt, vastantes terram. Fugatoque Meroveo rege, usque Aurelianis civitatem pervenerunt (Script. Rer. Meroving., t. II, p. 217). M. A. de Barthélemy (Revue des questions historiques, t. VIII (1810), p. 380) pense qu’un parti de Huns aurait profité du départ de Mérovée pour pousser une pointe dans le royaume des Saliens ; mais le texte du chroniqueur de Saint-Hubert, sur lequel il s’appuie, est une légende sans autorité, (V. G. Kurth, Les premiers siècles de l’abbaye de Saint-Hubert) et l’argument tiré de la vie de sainte Geneviève prouverait aussi bien que les Huns ne sont jamais arrivés dans le pays de Paris.
[15] Grégoire de Tours, III, 7. Cf. Amédée Thierry, Histoire d’Attila, t. I, p. 138.
[16] Vita s. Genovefæ, (Script. Rer. Merov., t. III, p. 219).
[17] Le plus ancien écrivain qui ait parlé de la présence de Mérovée à Mauriac est l’auteur d’une Vie de saint Loup de Troyes, écrite au IXe siècle : Postremo Aurelianis eis (sc. Hunnis) obsidentibus, ad subsidium Galliarum advolavit patricius Romanorum Etius, fultus et ipse Theoderici Wisigothorum et Merovei Francorum regis aliarumque gentium copiis militaribus. Acta Sanctorum des Bollandistes, 29 juillet, t. VII, p. 77 E.
[18] Jordanès, c. 41.
[19] Jordanès, c. 40.
[20] Jordanès, c. 40.
[21] Jordanès, c. 40.
[22] Agecius vero cum suis, etiam Francos secum habens, post tergum direxit Chunorum, quos usque Thoringia a longe prosecutus est. Frédégaire, II, 53.
[23] Wietersheim, Geschichte der Vœlkerwanderung, 2e édition, t. II, p. 258.
[24] Frédégaire, l. c.
[25] Grégoire de Tours, II, 7.
[26] Lire sur la bataille de Mauriac l’excellente étude critique de M. A. de Barthélemy, intitulée : la Campagne d’Attila. Invasion des Huns dans la Gaule en 451 (Revue des questions historiques, t. VIII), et le mémoire de G. Kaufmann, Ueber die Hunnenschlacht des Jahres 451 (Forschungen sur Deutschen Geschichte, t. VIII), ainsi que les chapitres correspondants d’A. Thierry, Histoire d’Attila, et de Wietersheim, Geschichte der Vœlkerwanderung.
[27] Sidoine Apollinaire, Carm., VII, 363.
[28] Francus Germanum primum Belgamque secundum Sternebat... Sidoine Apollinaire, Carm., VII, 372.
[29] Sidoine Apollinaire, Carm., VII, 388 et suiv.