CLOVIS

LIVRE DEUXIÈME.

II. — CLODION.

 

 

La catastrophe de 406 avait rompu brusquement le lien qui rattachait les Francs à l’Empire. Lorsque le grand flot de l’invasion se fut écoulé, ils se retrouvèrent seuls sur les deux rives du Rhin. Ceux qui occupaient déjà le nord de la Belgique n’eurent pas de peine à se mettre en possession de son cours inférieur, depuis Nimègue jusqu’à la mer, ceux qui étaient restés cantonnés sur la rive droite passèrent sur la rive gauche, et prirent possession de la deuxième Germanie. Cologne tomba dans leurs mains, et le pont de Constantin, qui avait été jusque-là une porte ouverte par l’Empire sur la barbarie, servit désormais aux barbares pour pénétrer sans obstacle dans l’Empire. La brèche faite dans les lignes de défense du monde romain ne fut plus jamais refermée, et tout le peuple franc passa par ce triomphal chemin.

L’année 406 marque donc une date décisive dans l’histoire des Francs. Ils ne sont plus partagés en deux tronçons dont l’un, enfermé de ce côté du Rhin dans les lignes romaines, était comme le captif de la civilisation, tandis que l’autre se voyait retenu au delà du fleuve par la terreur des armes et par la puissance des traités. Désormais leurs deux groupes se rencontrent sur la rive gauche, coude à coude, faisant face à la Gaule abandonnée, et appuyés solidement sur les puissantes réserves d’outre-Rhin. Situation extraordinairement redoutable, si on la compare à celle des peuples barbares qui, plus heureux en apparence, s’étaient emparés des riches provinces du midi. Ceux-ci, déracinés et isolés au cœur de leur conquête, y, périrent bientôt, épuisés, consumés, empoisonnés par le milieu dans lequel ils venaient de se verser. Au contraire, la vitalité des Francs se renouvela incessamment aux sources fécondes de leur nationalité. Comme le géant de la mythologie antique, ils s’affermirent sur le sol maternel, et il leur fournit assez de forces pour se soumettre tout l’Occident.

C’est cette position stratégique qui rend compte, en bonne partie, des grandes destinées de cette race. Elle explique aussi pourquoi le rôle prépondérant a été joué, dans l’origine, par les tribus occidentales plutôt que par les orientales, ou, pour parler le langage reçu, par les Saliens plutôt que par les Ripuaires. Ces derniers se virent fermer de bonne heure la carrière des conquêtes par leurs voisins. Les Saliens à l’ouest, les Alamans au midi, en les isolant des provinces romaines, les confinaient dans les régions du Bas-Rhin, où ils ne pouvaient s’agrandir qu’en arrière, dans des combats sans gloire et sans profit contre des peuples frères. Les Saliens, par contre, restés en face des provinces sans maître, y trouvaient une ample occasion de satisfaire leur amour de la gloire et leur soif de combats. Dans ce milieu sonore de l’ancien empire, où tout se passait encore au grand jour de la civilisation, ils ne pouvaient faire un pas qui ne retentit avec un bruit de gloire dans tous les échos de la renommée. Ils traversaient en vainqueurs d’opulentes contrées qui se courbaient devant eux, et où ils trouvaient la richesse et la puissance. Voilà comment les Saliens devinrent pour deux siècles l’élément actif et le groupe prépondérant de la race franque. C’est eux qui fondèrent la nationalité, qui lui soumirent la Gaule, et qui lui donnèrent sa dynastie. Les Ripuaires, tenus en réserve par la Providence pour le jour où la civilisation défaillante aurait besoin d’une nouvelle infusion de sang barbare, ne furent, jusqu’à la fin du septième siècle, que les obscurs alliés de leurs glorieux congénères.

Toutefois, cette différence dans les destinées historiques des deux groupes francs ne devait s’accentuer que plus tard, et seulement à partir du règne de Clovis. Jusqu’alors, ils vécurent dans une entière communauté de combats et de gloire. S’il avait pu être question de supériorité, elle aurait paru plutôt du côté des Ripuaires, qui s’emparèrent du beau pays du Rhin avec les grandes villes de Cologne et de Trèves, à un moment où les Saliens, toujours confinés dans les sables de la Campine et dans les marécages de la Flandre, ne faisaient que convoiter la possession de Tournai et de Cambrai. Mais les Francs du cinquième siècle ne connaissaient pas de distinction entre les Ripuaires et les Saliens. Leur fédération, lâche au commencement, s’était resserrée ; les noms nationaux sous lesquels leurs groupes se reconnaissaient étaient tombés dans l’oubli ; une seule famille royale donnait -des souverains à toutes leurs tribus, et si nous voyons plus tard les rois de Cologne, de Tournai et de Cambrai unis entre eux par les liens du sang, ce sera le souvenir d’un temps d’étroite fraternité où toutes les dynasties franques se rattachaient à la même souche.

L’origine de cette famille est plongée dans les ténèbres. Elle était déjà en grande partie oubliée au sixième siècle, probablement à cause du caractère mythologique de la tradition qui la racontait, et on ne peut guère espérer d’en reconstituer autre chose que ce que le père de l’histoire des Francs en a conservé. Le cachet hautement poétique dont elle était empreinte se retrouve dans le nom qu’elle donne au pays où naquit la dynastie, et à la plus ancienne de ses résidences. Ce pays, c’était la Toxandrie, mais la tradition l’appelle Thoringia, soit parce qu’elle confond le nom des Tongres (Tungri) avec celui des Thuringiens (Thuringi), soit pour quelque autre motif qu’on ne peut plus deviner[1]. Quant à la résidence royale, que la tradition désigne sous le nom de Dispargum, les recherches les plus obstinées n’ont jamais pu en, faire découvrir l’emplacement, et tout porte à croire que cette localité n’a existé que dans la poésie[2]. Du moins, ces deux noms n’apparaissent que dans les récits populaires des Francs : ignorés des écrivains et des géographes, ils font partie de tout un cycle de légendes qui, dès les plus anciens jours, s’est formé autour de la nation.

De ce cycle national, rien ne nous a été conservé, si ce n’est une fable généalogique et quelques lignes fort sèches dans lesquelles, à ce qu’il paraît, Grégoire de Tours a résumé les récits relatifs, dans sa source, à l’origine des Francs. Mais, en élaguant soigneusement tout ce qui présentait un caractère trop mythologique, le vénérable narrateur a mutilé sa narration jusqu’au point de la rendre presque inintelligible. On y lit avec surprise qu’au dire de la tradition populaire, les Francs étaient originaires de la Pannonie, et qu’ils avaient quitté ce pays pour venir demeurer sur les bords du Rhin. Plus tard, continue le narrateur, ils passèrent le fleuve, et, après s’être établis en Thuringie, ils mirent à la tête de leurs diverses tribus des princes choisis dans leur famille la plus noble[3].

Si l’on peut s’en rapporter à cette tradition, c’est vers le milieu du quatrième siècle qu’il faudrait placer l’origine de la dynastie mérovingienne. Mais, au moment où l’on écrivit pour la première fois ‘son histoire, les souvenirs ne remontaient pas si haut. L’historien des Francs a fait de sérieux mais stériles efforts pour percer les ténèbres qui couvraient les origines de son peuple, et pour retrouver, dans les chroniqueurs et les annalistes du quatrième siècle, la trace de ses premiers rois ; il n’y a pas réussi, et, trompé par leur langage, il s’est finalement demandé si c’étaient bien des rois, ou plutôt de simples ducs, qui étaient à la tête des conquérants de la Belgique[4]. Mieux informé, Grégoire de Tours aurait ajouté à sa liste les noms de quelques personnages que nous avons rencontrés au cours de cette histoire : Genobaud, que nous avons vu, à la fin du troisième siècle, s’humilier devant Maximien ; Ascaric et Ragaise, dont le sang coula sous la dent des bêtes féroces à Trèves par ordre de Constantin le Grand ; le prince Nebisgast, prisonnier de Julien l’Apostat, dont le père gouvernait une peuplade franque vers le milieu du quatrième siècle ; Mellobaud, qui devint sous Valentinien l’allié fidèle de l’Empire. Tous ces personnages sont restés inconnus de l’historiographie franque, qui aurait peut-être trouvé parmi eux les ancêtres de Clovis. Elle connaît, à vrai dire, les noms de Genobaud, de Marcomir et de Sunno, trois chefs d’outre-Rhin qui, comme nous l’avons vu, ont envahi la Gaule du temps de Théodose le Grand ; mais il serait téméraire d’affirmer qu’ils sont alliés à la famille qui régna sur les Francs de la Belgique, et Grégoire de Tours ne parait pas le croire. En revanche, il semble bien qu’il considère comme Mérovingien le roi Richimir, dont le fils Théodemir tomba avec sa mère Ascyla au pouvoir des Romains, qui firent périr la mère et le fils sous le glaive du bourreau. Ces trois personnages sont mentionnés par le chroniqueur immédiatement après le passage où il a raconté l’origine des rois chevelus, et avant celui où il fait mention de Clodion pour la première fois[5]. Il semble bien que, dans sa pensée, ils fassent partie de la même souche que ce dernier.

Frédégaire va plus loin : il déclare formellement que Théodemir fut le père de Clodion, et il ajoute qu’il fut fait prisonnier par le comte Castinus, dans l’expédition de ce gouverneur romain contre les Francs, au cours des premières années du cinquième siècle[6]. Il se peut que les assertions de Frédégaire ne soient que des conjectures plus ou moins vraisemblables sur le texte de Grégoire de Tours[7] ; mais il est certain que Théodemir et son père Richimir sont les plus anciens princes connus que l’on puisse, avec quelque vraisemblance, rattacher à la famille de Clovis. Donc, en admettant même qu’Ascaric et Ragaise appartiennent à une autre famille, c’est toujours sous la hache du bourreau romain qu’a roulé la tête du plus ancien membre de la dynastie mérovingienne. Peut-être Clovis se souvenait-il de ce même grief le jour où, dans les prisons de Soissons, il faisait monter sur l’échafaud celui qui fut pour la tradition franque le dernier roi des Romains[8].

Les Mérovingiens avaient, comme toutes les familles royales en Germanie, leur légende généalogique, qui les reliait à leurs dieux eux-mêmes par une série ininterrompue d’ancêtres glorieux. Les chroniqueurs n’ont pas daigné s’informer de cette légende païenne, et peut-être était-elle oubliée déjà au sixième siècle ; le seul qui en ait gardé un vague souvenir nous la présente sous une forme rajeunie et la rattache au nom d’un roi relativement récent[9]. Cela s’explique en bonne partie par la conversion des Francs au christianisme, qui fit tomber dans le discrédit les traditions incompatibles avec la foi chrétienne : nous n’essayerons donc pas de les retrouver, mais nous gardons le droit, d’en affirmer l’existence. Les Francs voyaient dans leurs rois les descendants de leurs dieux : le secret de leur inaltérable fidélité à leur dynastie se trouve dans cette croyance religieuse. Seuls les dieux et leurs enfants avaient le droit de commander aux peuples ; la royauté était une qualité de naissance, et le titre de roi était l’apanage naturel de tout fils de roi, qu’il portât ou non la couronne. Là était la force des dynasties barbares, et aussi le plus grand obstacle à leur conversion. Se faire chrétien, c’était renier ses ancêtres, c’était couper la chaîne dé sa généalogie, c’était se priver de son titre à régner. Il fallait un courage très grand pour embrasser la foi du Christ, et l’on entendra plus tard saint Avitus féliciter Clovis d’avoir osé commencer sa généalogie à lui-même[10].

Ces rois fils des dieux se reconnaissaient à une marque matérielle de leur origine céleste. Tandis que les guerriers de la nation se rasaient le derrière de la tête[11], eux, ils portaient dès l’enfance leur chevelure intacte, qui leur retombait sur les épaules en longues boucles blondes. Revêtus de ce diadème naturel comme le lion de sa crinière, tous les Mérovingiens ont gardé, jusqu’à l’expiration de la dynastie, ce glorieux insigne de la royauté. C’est sous le nom de rois chevelus qu’ils font leur première entrée dans l’histoire[12], et la seule fois que la main d’un contemporain ait gravé les traits de l’un d’eux, ils apparaissent dans l’encadrement de ces boucles souveraines. La chevelure royale resplendit autour de la tête victorieuse de Clovis ; enfermée sous le casque aux jours des combats[13], elle se déroule en longs anneaux sur la nuque du roi lorsqu’il veut se faire reconnaître de ses ennemis[14] ; plus fidèle qu’une couronne, elle reste attachée à la tête sanglante du prince tombé sur le champ de bataille[15], et jusque dans l’horreur du tombeau, elle sert à désigner son cadavre décomposé au respect et à la douleur des fidèles[16]. Se transmettant avec le sang de génération en génération, elle prêta encore sa majesté impuissante aux descendants dégénérés de Clodion, sur le front desquels elle n’était plus que l’emblème archaïque d’une supériorité désormais effacée par des supériorités plus grandes[17].

Les Romains ne comprenaient pas la poésie de ce symbolisme germanique : ils virent avec étonnement se promener dans leurs rues l’adolescent chevelu qui vint demander l’appui des empereurs dans une querelle domestique[18], et plus tard, lorsque les Mérovingiens eurent cessé d’être redoutables, ils se moquèrent de leur crinière royale en prétendant que le signe distinctif des rois francs, c’étaient des soies de porc qui leur poussaient dans la nuque[19]. Il y avait dans tette opposition des points de vue la profonde différence qui sépare les civilisés des barbares, les sociétés vieillies des peuples restés à l’état primitif. Pour ces derniers, l’homme qui marchait à la tête des autres devait les dépasser en beauté et en force : ils ne voulaient pas que celui qui les conduisait à la guerre, et sur qui se portaient les regards des amis et des ennemis, fût bâti de manière à ne pas leur faire honneur. Or l’intégrité de la crinière était, chez les Francs, une des marques extérieures qui distinguaient le roi ; il ne pouvait pas la perdre sans perdre par là même son droit de régner. Tondre un roi équivalait par conséquent à le déposer. Il est vrai que la nature réparait bientôt l’œuvre de l’homme ; tel était déposé aujourd’hui qui se flattait de reprendre possession du trôné[20] ; mais une tonsure perpétuelle équivalait à une déposition définitive, et dans ce sens une reine-mère s’écriait en parlant de ses petits-fils : J’aime mieux les voir morts que tondus ![21]

A la date où les premiers rois chevelus apparaissent en Belgique, nous devons placer aussi celle de la rédaction de la loi salique. Le peuple se sentait grandir ; il avait conscience des nombreuses influences extérieures qui pesaient sur lui et qui tendaient de plus en plus à l’enlever à lui-même ; instinctivement, il voulut mettre son patrimoine à l’abri de toutes les fluctuations des événements, et arrêter d’une manière définitive les coutumes qui constituaient sa loi. Une très ancienne légende croit savoir comment la chose se passa. Les Francs, dit-elle, firent choit de quatre prud’hommes qui se réunirent dans trois localités différentes pour examiner tous les cas et pie trancher toutes les questions. Les quatre prud’hommes s’appelaient Wisogast, Bodogast, Salogast et Widogast, et les trois endroits où ils tinrent leurs assises : Saleheim, Bodeheim et Widoheim. Tous ces noms sont manifestement légendaires[22] ; ce qui est historique, c’est lé souvenir d’une rédaction arrêtée de commun accord par une commission d’anciens qui modifia la coutume et qui en livra tin même texte aux délibérations des juges du malberg. Ce texte conçu dans la langue nationale des Francs, et peut-être mis par écrit en caractères runiques, portait probablement le nom même de l’endroit où il devait être employé, c’est-à-dire qu’il s’appelait le malberg, comme, chez les Visigoths, la loi s’appelait le forum (fuero) : du moins c’est exclusivement sous ce nom qu’il est connu[23]. L’œuvre des sages qui délibérèrent sous l’ombre des chênes de Saleheim, de Bodeheim et de Widoheim nous est restée dans une traduction latine d’une époque plus réceûte, et peut-être déjà amplifiée ; elle constitue le plus ancien monument de tout le droit barbare, et elle garde dans ses dispositions le cachet d’une antiquité presque inaltérée.

Nous arrivons enfin à Clodion, et ce n’est pas encore pour quitter la région de la pénombre historique. Si son existence nous est garantie, nous ne sommes pas même sûrs de son nom ; car Clodion n’est qu’un diminutif[24], et semble trahir une de ces appellations familières sous lesquelles, de tout temps, les soldats ont désigné un chef aimé. Quelques vers d’un panégyriste du cinquième siècle[25], où il est cité en passant, et six lignes d’un chroniqueur du sixième[26], qui n’en sait pas plus que nous-mêmes, voilà tous les matériaux dont nous disposons pour écrire son histoire. Nous renonçons donc à tracer les frontières de son royaume, et nous nous résignerons, pour les raisons exposées plus haut, à ignorer l’emplacement de sa capitale. Tous nos efforts pour résoudre ces intéressants problèmes sont condamnés à une éternelle stérilité. Les peuples sont comme les individus : ils ne gardent pas la mémoire de leurs premières années.

Ce qui a valu à Clodion une place dans les annales du monde naissant, c’est qu’il a su profiter des circonstances qui s’offraient à lui. Le moment était propice pour qui savait oser. Il n’y avait plus d’Empire. L’autorité de Rome n’arrivait plus même jusqu’à la Loire : elle s’usait à disputer fiévreusement le midi de la Gaule aux Visigoths et aux Burgondes. Quant au nord, on l’avait abandonné. La préfecture du prétoire des Gaules avait reculé d’un coup jusqu’à Arles, et l’on ne sait s’il restait encore dans le pays des magistrats supérieurs recevant directement les ordres du préfet[27]. Les Francs allaient-ils laisser au premier venu les belles contrées, désormais sans maître, pour la possession desquelles ils versaient leur sang depuis des siècles ? Ils avaient sans doute des traités avec l’Empire, mais envers qui ces traités pouvaient-ils encore les obliger ? D’ailleurs, ils n’étaient pas hommes à se laisser arrêter par la foi jurée, à en croire l’unanimité des écrivains romains : la perfidie franque était passée en proverbe au cinquième siècle. Il ne fallait pas s’attendre à les voir rester à la frontière, l’arme au bras, gardant pour le compte d’un maître disparu l’opulent héritage qu’ils avaient si longtemps convoité. C’est en transportant leurs foyers des marécages de la Flandre dans les fertiles contrées de la Gaule qu’ils pouvaient devenir un grand peuple. Sur l’Escaut, ils appartenaient au passé barbare ; sur la Seine, ils devenaient les ouvriers de l’avenir.

L’intérêt de l’histoire de Clodion est dans la promptitude et dans l’énergie avec lesquelles il a répondu à l’appel de la fortune. A vrai dire, il ne dut pas avoir grand’peine à entraîner son peuple à sa suite. Les Francs étaient toujours prêts aux aventures, et ne se plaignaient que du repos. Or, il y avait longtemps qu’ils n’avaient plus été à la fête des épées, et leurs derniers combats, livrés péniblement contre des agresseurs de même nation, ne leur avaient valu ni triomphe ni butin. Il dut y avoir des clameurs de joie et des bruits de boucliers entrechoqués dans l’assemblée où le roi, conformément à la coutume, vint proposer à ses guerriers une expédition en terre romaine. Car la terre romaine, la terre des belles cultures et des riches cités, ne cessait d’être la tentation du barbare relégué sur un sol pauvre et dans une nature inculte. Toujours ses désirs et ses rêves le portaient vers le sud, où le ciel plus clément faisait tomber en abondance dans la main de l’agriculteur les fruits qu’il fallait arracher au sol de sa patrie.. C’est là, derrière les murailles des vieilles villes opulentes, qu’on trouverait l’or rouge et la riche vaisselle que les habitants, il est vrai, enterraient à l’approche des barbares, mais qu’on saurait bien les forcer à rendre. L’expédition, sans nul doute, fut décidée d’enthousiasme.

Tel est le triste état de l’historiographie de cette époque, que nous ne savons qu’à vingt ans près la date de l’expédition conquérante de Clodion. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est qu’elle se place entre 431 et 451. Les historiens hésitent entre ces deux termes extrêmes : les premiers admettent 431, en se fondant sur un passage d’Idacius qui place en cette année une expédition d’Aétius contre les Francs[28] ; les autres penchent pour 445 ou une année postérieure, parce que l’empereur Majorien, qu’un écrivain appelle jeune en 458, a participé à la bataille. Aucune raison n’est absolument probante, et nous sommes réduits à ignorer la place exacte que prend dans la chronologie le grand fait d’armes qu’on pourrait appeler l’acte d’émancipation du peuple franc.

Ce fut, sans contredit, un jour fatidique dans l’histoire de ce peuple, que celui où, sortant résolument de sa longue inaction, il déboucha de derrière les épais ombrage de la forêt Charbonnière, qui jusque-là l’avaient en quelque sorte caché aux Romains de la Gaule. Le soleil de la civilisation descendait alors à l’horizon de l’Empire ; il éclaira de ses derniers rayons la vigoureuse entrée en scène des conquérants.

Tournai fut le premier poste romain qui tomba au pouvoir des soldats de Clodion[29]. Située sur la rive gauche de l’Escaut, à l’entrée des vastes plaines de la Flandre, cette ville s’était développée au cours des temps, et elle était devenue la capitale des Ménapiens. L’Empire y avait un gynécée, c’est-à-dire un atelier pour la confetti-on des vêtements militaires. Elle était la résidence d’un évêque on ne sait depuis quelle époque, et possédait une communauté chrétienne de quelque importance avant l’invasion de 406. Bien que protégée par un solide quadrilatère de murailles, elle avait succombé comme toutes les autres sous les coups des barbares, et saint Jérôme la cite dans le funèbre catalogue où il énumère les pertes de la civilisation en Gaule. Toutefois l’orage ne fut que passager, et la ville avait retrouvé une bonne partie de sa population au moment où Clodion s’en empara. Il est sans doute difficile d’exagérer les violences que les envahisseurs durent se permettre contre les hommes et les choses dans les premiers jours de la conquête ; en général, ces violences t’avaient aucune limite, et le vainqueur faisait tout ce qui lui plaisait. Il faut cependant remarquer que le gros de la population fut épargné, et qu’on ne vit pas se reproduire à Tournai les scènes sanglantes qui avaient marqué la prise de Mayence en 368. Tournai garda sa population et sa langue romaines, même après qu’elle fut devenue la capitale d’un royaume barbare : elle assimila rapidement le contingent franc que la conquête versa dans sa population indigène, et, restée fidèle à la civilisation de Rome, elle est, aujourd’hui comme au temps de Clodion, à la frontière extrême du monde romain, la gardienne de la tradition gauloise en face des descendants de ses anciens vainqueurs.

De Tournai, le roi des Francs jeta les yeux sur Cambrai sa voisine, sise en amont sur les bords de l’Escaut, dont les marécages constituaient sa meilleure défense. Cambrai s’était développée au détriment de Bavai, qui dut lui céder, sans doute vers le troisième siècle, le rang et les avantages de cité des Nerviens. On se souvenait, parmi les Francs, que cette expédition avait été préparée avec soin : des espions avaient exploré les lieux, et l’armée ne s’était mise en marche qu’après que son chef eut été parfaitement renseigné. Néanmoins, l’arrivée des barbares, à ce qu’il parait, ne fut pas tout à fait une surprise pour les Romains, puisqu’ils essayèrent de résister en avant de Cambrai. Mais Clodion leur passa sur le corps et pénétra dans la cité terrifiée. Là aussi, à part les inévitables violences de la première heure, la population ne fut pas exterminée ; les vainqueurs se contentèrent du pillage avec son cortège d’horreurs, mais respectèrent les murs qui devaient les abriter, et un peuple qui ne leur opposait pas de résistance[30].

Court fut le repos que s’accordèrent les vainqueurs, et bientôt ils étaient debout, la framée à la main, pour continuer leur joyeux itinéraire parmi les plaines fertiles de la seconde Belgique. Poussant droit devant eux, dans la direction de l’ouest, ils traversèrent tout l’Artois sans trouver de résistance, pas même à Arras, qui, paraît-il, dut leur ouvrir ses portes. Déjà ils venaient de pénétrer dans la vallée de la Canche, d’où ils allaient atteindre le rivage de la mer, lorsqu’enfin ils tombèrent sur quelqu’un qui les arrêta. C’était, encore une fois, cet Aétius que, depuis une vingtaine d’années, les barbares rencontraient partout sur leur chemin, alerte et vigoureux génie qui courait d’une extrémité à l’autre du monde occidental, se multipliant en quelque sorte pour multiplier la défense. Peu d’hommes ont consacré au service de l’Empire un plus beau talent militaire, de plus grandes ressources de diplomate, une plus infatigable ardeur d’activité. Né, si l’on peut ainsi parler, aux confins de la civilisation et de la barbarie, il passa chez les Huns une bonne partie de son existence comme otage, comme négociateur, comme réfugié politique, et il fit profiter Rome de l’expérience qu’il avait, acquise de ce monde ennemi. Invincible sur les champs de bataille, il né l’était pas moins quand il suivait chez eux les peuples qu’il venait de vaincre, et, que, persuasif et pressant, il désarmait leur colère et faisait d’eux des alliés de l’Empire. Si son patriotisme avait eu la pureté et le désintéressement des anciens jours, il eût été digne d’être placé à côté des meilleurs citoyens de la République. Mais tel qu’il fut, avec ses grandeurs et ses faiblesses, il n’eut pas d’égal de son temps, et il mérita d’être appelé le dernier des Romains.

Tous les envahisseurs avaient senti tour à tour le poids des armes d’Aétius. Il avait refoulé les Visigoths de la Provence, il avait arrêté sur le Rhin la marche victorieuse des Francs orientaux, il avait humilié et battu les Burgondes dans une journée décisive, et maintenant il accourait jusqu’à l’extrémité septentrionale de la Gaule pour mettre à la raison le seul de ces peuples sur lequel il n’eût pas encore remporté de trophées. La seconde Belgique, abandonnée de l’Empire, dut avoir l’illusion d’un retour de l’ancienne grandeur romaine, lorsqu’elle vit reparaître dans ses plaines des légions que leur général avait réconciliées avec la victoire.

Nous ne connaissons malheureusement de la campagne d’Aétius qu’un seul épisode, et encore ne le voyons-nous qu’à travers l’imagination grossissante d’un panégyriste romain. Mais, dans la totale absence de toute autre source, les quelques coups de pinceau du poète, tracés d’ailleurs avec une singulière vivacité, acquièrent la valeur d’un vrai tableau d’histoire.

Eparpillés dans la vallée de la Canche, les Francs, semble-t-il, ne s’attendaient pas à une attaque, et Aétius, selon son habitude, les surprit en pleine sécurité. Un de leurs groupes, campé auprès de la bourgade que le poète appelle vicus Helena[31], et qui, selon toute probabilité, correspond à Vieil-Hesdin, célébrait alors avec une bruyante gaieté la noce d’un chef. Au milieu de l’enceinte des chariots groupés en cercle au pied du pont sur lequel la chaussée romaine passait la rivière, les plats circulaient de main en main, et les grandes jarres au col orné de feuillages et de fleurs odorantes versaient à la ronde des flots d’hydromel et de cervoise. Déjà l’ivresse commençait à allumer les têtes, et les collines du voisinage répercutaient le son joyeux des chants nuptiaux entonnés en chœur. Tombant à l’improviste au milieu de toute cette allégresse, les légionnaires romains jetèrent le trouble et la terreur parmi les convives. Pendant qu’Aetius, débouchant par la chaussée surélevée qui dominait la vallée, occupait le pont et fermait aux barbares le chemin de la fuite, son jeune lieutenant Majorien, à la tête de la cavalerie, remportait un facile triomphe sur les festoyeurs désarmés et alourdis par les libations. Après une courte résistance, les Francs s’enfuirent en désordre, abandonnant aux mains de l’ennemi tout l’attirail de la noce, avec la blonde fiancée tremblante sous son voile nuptial.

Ce ne fut là, à proprement parler, qu’une échauffourée : le narrateur s’étend sur des détails insignifiants et se tait sur tout ce qui caractériserait une bataille en règle. Il serait autrement emphatique si, au lieu d’un succès remporté sur un parti de Francs, il avait à chanter la défaite de toute leur armée. Clodion n’y était pas, c’est certain, puisque le poète ne fait pas mention de lui. Sans doute, il est permis de croire qu’à la suite de cette rencontre il y eut entre lui et le général romain des engagements plus sérieux. Cependant il est plus vraisemblable que, préoccupé d’autres ennemis et voulant à tout prix rétablir les affaires de la Gaule centrale, Aetius, après avoir fait sentir aux Francs le poids de ses armes, aura préféré traiter avec eux. La preuve, c’est qu’après cette campagne, ils restèrent maîtres de la plus grande partie du pays qu’ils avaient occupé avant la bataille[32]. On est donc fondé à croire qu’Aetius traita les barbares comme auparavant Julien l’Apostat avait traité leurs ancêtres, c’est-à-dire qu’il leur laissa leurs nouvelles conquêtes sous la condition qu’ils resteraient les fidèles alliés de Rome et qu’ils continueraient de lui fournir des soldats. Nous n’avons pas le droit de supposer qu’une telle politique, pratiquée par les plus grands hommes de guerre de l’Empire au quatrième et au cinquième siècle, ne fût pas la meilleure ou, pour mieux dire, la seule possible. Ce qui est certain, c’est que depuis lors on n’entend plus parler d’un conflit entre Rome et les Francs, et qu’au jour suprême où elle poussera vers eux un grand cri de détresse, ils accourront encore une fois se ranger sous ses drapeaux.

En attendant, les Francs purent se répandre à l’aise dans le vaste domaine qu’ils venaient d’ajouter à leur royaume. Il allait jusqu’à la Somme, dit Grégoire de Tours sur la foi d’une tradition qui avait cours parmi eux. Il est certain que la colonisation franque s’est avancée à une très faible distance de cette rivière. Remontant le cours de la Lys jusqu’à sa source, elle s’est répandue dans les vallées de la Canche et de l’Authie, se raréfiant à mesure qu’elle s’approchait de cette dernière, et envoyant encore quelques pionniers isolés dans la vallée de la Somme. Tout ce qui s’étend entre la Lys, la Canche et la mer a fait l’objet, de la part des Francs, d’une occupation en masse qui semble avoir trouvé ce pays presque désert, puisque c’est un de ceux qui offrent le moins de traces romaines. Par contre, dans les régions qui s’étendaient sur la rive droite de la Lys, et en particulier dans les environs de Tournai et de Cambrai, les Francs rencontrèrent un fond de population au milieu duquel ils s’établirent, mais qui, plus dense que les envahisseurs, finit par absorber ceux-ci et parles noyer, ainsi que leur langage, dans ses irréductibles masses romaines[33].

Telles furent les origines du nouveau royaume de l’ouest, ou Neustrie, comme les Francs l’appelaient dans leur langue. Aujourd’hui encore on peut, comme dans un livre ouvert, lire l’histoire de leurs immigrations dans les cartes géographiques : on y retrouve la trace de leur itinéraire dans les noms qu’ils ont donnés à leurs premières habitations, comme on reconnaît le passage d’une armée en marche aux objets qu’elle laisse traîner derrière elle dans ses campements. L’immense majorité des noms de lieux habités sont germaniques depuis les rives du Démer en Brabant jusqu’à celles de la Canche ; au sud de cette limite ils deviennent de plus en plus rares, et se perdent dans la masse nombreuse des noms romains, jusqu’à ce qu’ils ne forment plus que des exceptions dans la région de la Somme. Rien n’est plus éloquent que cette répartition des vocables géographiques : elle nous permet de délimiter avec une précision remarquable l’aire d’expansion des Francs barbares, et les proportions dans lesquelles ils se sont mêlés à la population indigène du Tournaisis, du Cambrésis, du Boulonnais et de l’Artois.

Le règne de Clodion ferme, dans l’histoire du peuple franc, l’ère des migrations et des changements de pays. Désormais la nation est assise : chaque famille a son domaine à elle, son lot de terre qui suffit à la faire vivre, et dont elle ne veut plus se séparer. Le peuple devient sédentaire enfin et s’attache à sa nouvelle patrie. Belliqueux toujours, et prêt à s’élancer chaque fois qu’il entendra appeler aux armes, ce n’est plus à la guerre désormais, mais aux travaux de la paix qu’il demandera sa subsistance. Ces pacifiques et laborieux paysans dont les nombreux enfants arrosent de leurs sueurs les fertiles plaines de la France du nord et de la Belgique flamande, ils descendent en droite ligne des guerriers que Clodion y a amenés à sa suite, et qu’il a installés sur ce sol après le leur avoir partagé.

Essayons de nous rendre compte de ce qu’était le royaume de Clodion. Il allait le long du rivage de la mer, depuis la Somme jusqu’à l’embouchure du Rhin, et de l’île des Bataves jusqu’au cours moyen de la Meuse. Né de la conquête, il contenait deux races : les envahisseurs francs qui en formaient la seule population dans la région septentrionale, et les Romains, qui constituaient la grande majorité dans les régions du Midi. Les Francs étaient seuls vainqueurs, partant les maîtres ; ils s’étaient emparés du pays l’épée à la main, et leurs conquêtes avaient été accompagnées des mille violences que peut se permettre une soldatesque barbare dans l’ivresse du triomphe. Mais quand la première fièvre de la conquête fut passée, les rapports entre les indigènes et les envahisseurs se réglèrent et prirent un caractère plus pacifique. Les barbares laissèrent les Romains en possession de tout ce dont ils n’avaient pas besoin ou envie pour eux-mêmes. Les indigènes gardèrent la vie, la liberté, les petits héritages, la jouissance presque exclusive des enceintes muraillées, que les barbares continuaient de regarder comme des tombeaux, et où ils n’aimaient pas d’aller s’enfermer. Les vainqueurs s’installèrent à la campagne, dans les domaines enlevés aux grands propriétaires et au fisc, les exploitèrent, et y vécurent en paysans laborieux et rudes qui avaient peu de besoins. Ils ne pensèrent pas à relever les luxueuses villas incendiées au cours de tant d’invasions, et dont eux-mêmes avaient fait flamber les dernières ; ils n’avaient que faire d’hypocaustes, de salles de bains, de mosaïques et de bibliothèques ; eussent-ils éprouvé le désir de ces objets de luxe, il n’y avait plus personne pour reconstituer ces richesses anéanties. Ils firent comme, après la Révolution, ont fait tant de paysans voisins des grands monastères détruits : ils bâtirent dans les ruines ou à côté, parfois adossant à quelque vieux pan d’architecture leurs cabanes sans étage, sans plancher, sans plafond, couvertes de chaume, et qui ne se distinguaient que par leurs proportions de celles de leurs serfs et de leurs colons. Et là, attachés désormais à la terre comme à une mamelle opulente, ils s’habituèrent à la vie laborieuse du paysan, ils prirent même le goût du travail devenu fructueux, gardant d’ailleurs, comme un héritage de race, leur passion pour la guerre et pour la chasse, qui en est l’image affaiblie.

Au prix de quelle interminable série de souffrances et d’injustices se fit cette substitution d’une race à une autre, il serait difficile de le dire, car les gémissements mêmes des vaincus ne sont pas venus jusqu’à nous, et les effroyables convulsions des premières heures ne rendent qu’une rumeur sourde et confuse dans laquelle l’oreille ne perçoit rien de distinct ni de compréhensible. Un brusque renversement s’est fait, qui a mis les barbares brutaux et cruels au sommet de l’échelle sociale, et qui a précipité dans la pauvreté ou dans le prolétariat quantité d’opulentes familles déshabituées du travail des mains. Une nation s’est constituée sur les têtes des Romains, dans laquelle les Romains ne sont pas admis. Ils sont des vaincus, et à ce titre, ils ne constituent que la seconde catégorie de la population. Et puis, ils ne sont que des civils, et un peuple qui ne connaissait d’autre gloire que celle des armes devait les tenir en mépris. Ils gardent donc leur liberté et, dans une certaine mesure, leurs terres, mais ils sont exclus de l’armée et des fonctions publiques, et le droit national des Francs consacre leur infériorité vis-à-vis des vainqueurs, en ne leur accordant que la moitié de la valeur du barbare. Là où la personne de ce dernier vaut deux cents sous d’or, celle du Romain n’en vaut que 100[34] ! Tous les délits dont il a à se plaindre sont tarifés à la même proportion ; tous ceux qu’il commet sont punis le double de ceux du Franc. Telle sera, dans le nouveau royaume, la condition faite aux Romains, jusqu’au jour où Clovis viendra rétablir l’égalité entre les deux races dans son royaume agrandi.

Par contre, tout ce que les Francs rencontrèrent de soldats germaniques établis avant eux sur le sol qu’ils conquirent, ils leur tendirent la main et les associèrent à leur triomphe, de même que, sans doute, ils les avaient eus pour alliés dans leurs combats. Barbares, ils reconnaissaient leurs égaux dans les barbares : n’étaient-il pas, les uns et les autres, des soldats[35] ? Tout ce qui portait les armes se vit conférer par eux, si je puis ainsi parler, le bénéfice de la grande naturalisation franque. Il en fut ainsi, notamment, des Saxons que Carausius avait établis le long de la mer du Nord pour garder la côte de Boulogne : ils restèrent en possession de leurs villages et de leurs biens. Très probablement d’ailleurs ils grossirent les rangs de l’armée de Clodion, et l’aidèrent à faire la conquête du reste du pays.

Ce n’était pas un réjouissant spectacle que le nouveau royaume offrait au regard des civilisés de cette époque. Il dut être pour eux à peu près ce que sont, pour les chrétiens d’Orient, les sultanies turques fondées au milieu des ruines grandioses de l’Asie Mineure. On y voyait la foi chrétienne et la culture romaine foulées aux pieds de barbares grossiers, sectateurs d’une religion de sang et de carnage, qui brûlaient les bibliothèques, qui profanaient les églises, et qui cassaient sous la hache les chefs-d’œuvre de l’art ancien. Ces maîtres ignorants se promenaient les armes à la main, avec toute l’outrecuidance d’une soldatesque victorieuse, à travers des populations qu’ils regardaient avec mépris, et qui ne comprenaient pas même leur rauque langage, que Julien avait comparé autrefois au croassement des corbeaux. Tout ce qui fait le charme de la vie avait disparu des contrées tombées en leur pouvoir. L’élégance, l’atticisme, la distinction des mœurs et du ton s’étaient réfugiés au sud de la Loire, et se préparaient à fuir plus loin encore. La foi chrétienne, déjà si éprouvée par les désastres de 406, languissait maintenant sans hiérarchie, sans clergé, sans ressources, comme une religion d’inférieurs dont les jours sont comptés. Pendant ce temps, les sources et les forêts redevenaient les seuls sanctuaires de ces contrées, sur lesquels la lumière de l’Évangile semblait ne s’être levée que pour s’éteindre aussitôt. Au lendemain de la conquête de Clodion, on eût pu croire que c’en était fini de tout avenir pour la civilisation de la Gaule-Belgique. Qui eût dit alors que le crépuscule qui venait de s’abattre sur ces pays, c’était celui qui précède l’aurore ?

 

 

 



[1] Grégoire de Tours, II, 9. Sur toute la controverse relative à la Thoringia de Grégoire, v. G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 110-119. Depuis lors, M. W. Schultze, Das Merovingische Frankenreich, p. 49, s’est à son tour prononcé pour l’identité de la Thoringia de Grégoire de Tours avec le pays de Tongres.

[2] Déjà le Liber historiæ, c. 5, trompé par le nom de Thoringia et dupé par sa propre manie de rectifications géographiques, avait fait fausse route et place Dispargum au-delà du Rhin. Depuis lors, sur la foi d’une simple ressemblance de noms, on a tour à tour à tour identifié Dispargum avec Diest, avec Duysborch en Brabant, et avec Duisburg dans la Prusse rhénane. Voir l’historique fort instructif de ce long débat dans Plathe, Die Kœnigspfalzen der Merovinger und Carolinger, I. Dispargum, Bonn, 1884, qui a d’ailleurs le tort d’augmenter la confusion en rompant une nouvelle lance pour Duisburg, au moment même où l’historien de cette ville, M. Averdunk (Geschichte der Stadt Duisburg, Duisburg, 1894) établissait d’une manière péremptoire que son nom n’a rien de commun avec Dispargum. Hélas ! le même M. Averdunk avait à peine lu le si peu concluant mémoire de M. Plathe que, lâchant la proie pour l’ombre, il se déclarait converti et que, dans le tome II de son livre, publié en 1895, il admettait de nouveau l’identité fantastique de Dispargum et de Duisburg (o. c., p. 738). D’autres tentatives d’identification, encore bien plus aventureuses, ont été faites ; on a pensé notamment à Famars et même à Tongres ; mais rien ne prouve mieux l’impossibilité de fixer l’emplacement de la ville légendaire sur le sol de la réalité. Laissons-le donc dans les nuages de la fiction !

[3] Tradunt enim multi, eosdem (sc. Francos) de Pannonia fuisse degressus, et primum quidem litora Rheni omnes incoluisse, dehinc transacto Rheno, Thoringiam transmeasse, ibique juxta pagos vel civitates regis crinitos super se creavisse de prima et ut ita dicam nobiliore suorum familia. (Grégoire de Tours, II, 9.) Je renvoie le lecteur au commentaire que j’ai donné de ce passage dans l’Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 101 à 120.

[4] Voir la trace de ces curieuses hésitations dans le chapitre IX de son livre II. Il se trompe d’ailleurs manifestement sur la portée du passage de Sulpice Alexandre qu’il cite, et où il est dit : Eo tempore Genobaude Marcomere et Sunnone ducibus Franci in Germaniam prorumpere. Sur quoi Grégoire écrit : Cum multa de eis (sc. Francis) Sulpicii Alexandri narret historia, non tamen regem primum eorum ullatinus nominat, sed duces eos habuisse dicit. Le contresens est manifeste.

[5] Je suis obligé de mettre le passage tout entier sous les yeux du lecteur pour qu’il puisse se rendre compte de l’enchaînement des idées. Tradunt enim multi eosdem (sc. Francos) de Pannonia fuisse degressus, et primum quidem litora Rheni omnes incoluisse, dehinc transacto Rheno, Thoringiam transmeasse, ibique juxta pagus vel civitates regis crinitos super se creavisse de prima et ut ita dicam nobiliore suorum familia. Quod postes probatum Chlodovechi victuriæ tradiderunt, itaque in sequenti digerimus. Nam et in consolaribus legimus, Theudomerem regem Francorum, filium Richimeris quondam, et Ascylam matrem ejus gladio interfectos. Ferunt etiam tunc Chlogionem utilem ac nobilissimum in gente sua regem fuisse Francorum, qui apud Dispargum castrum habitabat, quod est in terminum Thoringorum. Grégoire de Tours, II, 9.

[6] Frédégaire, III, 8 et 9.

[7] Je crois avoir mis en pleine lumière le travail conjectural auquel Frédégaire se livre sur le texte de Grégoire de Tours, dans mon étude intitulée : l’Histoire de Clovis dans Frédégaire (Revue des questions historiques, t. XLVII, 1890).

[8] Quant à Faramond, qui a si longtemps figuré en tête de la dynastie mérovingienne, c’est tout bonnement un apocryphe. Le seul écrivain qui en parle, c’est, au huitième siècle, l’auteur du Liber historiæ, qui en fait le fils Marcomir et le petit fils de Priam ! Marcomir ayant persuadé aux Francs de se donner un roi, comme les autres peuples, ils auraient choisi son fils Faramond : Elegerunt Faramundo, ipsius filio, et elevaverunt eum regem super se crinitum. Voilà, on en conviendra, une bien fâcheuse généalogie ! On a cru longtemps pouvoir sauver au moins l’existence de Faramond, parce qu’on le trouvait mentionné dans la chronique de Prosper d’Aquitaine en ces termes : Faramundus regnat in Francia. Mais cette notice est une interpolation récente, de même que celle-ci : Priamus quidam regnat in Francia quanto altius colligere potuimus, et que : Meroveus regnat in Francia ; toutes les trois sont postérieures au Liber historiæ, dont elles reproduisent les données fabuleuses. Faramond reste donc définitivement biffé de la série des rois de France. V. la démonstration de Pétigny, Études, II, pp. 362-378.

[9] Frédégaire, III, 9.

[10] Vos de toto priscæ originis stemmate sola nobilitate contentus, quidquid omne potest fastigium generositatis ornare, prosapiæ vestræ a vobis voluistis exurgere. S. Avitus, Epist., 46 (41), éd. Peiper.

[11] Sidoine Apollinaire, Carm., VIII, 9, v. 28.

[12] Grégoire de Tours, II, 9, dans le passage ci-dessus.

[13] S. Avitus, Epist., 46 (41), éd. Peiper : sub casside crinis nutritus.

[14] Liber historiæ, c. 41.

[15] Agathias, I, 3 (Bonn).

[16] Grégoire de Tours, VIII, 10.

[17] Théophane, Chonographie, p. 619 (Bonn) : Eginhard, Vita Karoli, c. 1.

[18] Priscus, Fragmenta, VIII, p. 152 (Bonn).

[19] Théophane, Chonographie, p. 619 (Bonn).

[20] Grégoire de Tours, II, 41.

[21] Grégoire de Tours, III, 18.

[22] G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 124-129.

[23] V. Hessels et Kern, Lex Salica, Londres, 1880, col. 435.

[24] Pétigny, Études, II, p. 24. Chlodio est d’ailleurs un nom usité chez les Francs, il est porté en 751 par un missus de Pépin le Bref (Pertz, Diplomata, pp. 46, 108).

[25] Sidoine Apollinaire, Carm., V, 209-230.

[26] Grégoire de Tours, II, 9.

[27] Peut-on admettre avec Pétigny, Études, I, p. 356, que le Julius d’Autun, mentionné dans la vie de saint Germain d’Auxerre (Acta Sanct., 31 juillet, t. VII, p. 202 D) avec les titres de reipublicæ rector, et de gubernator Galliæ, et quelques lignes plus bas avec celui de præfectus, soit réellement un magistrat chargé du gouvernement de toute la Gaule au nord de la Loire ? La question mérite d’être posée ; elle n’est pas résolue.

[28] Aetius a fait sa première guerre contre les Francs en 428 ; il leur reprit les contrées voisines du Rhin : c’est donc avec les Ripuaires qu’il se trouva aux prises (Cassiodori Chronicon, éd. Mommsen, p. 652 ; Prosper Aquitanus ; Jordanès, c. 84). Une deuxième guerre se place dans Idacius en 431 ; ceux qui la croient distincte de la première supposent qu’elle est dirigée contre Clodion et les Saliens. Mais il n’y en a aucune preuve, et puisque Sidoine Apollinaire, Carm., V, 137, veut que Majorien fût un puer lors de la bataille contre Clodion, et prétend qu’il était encore juvenis en 458 (id., ibid., V, 523), il faut bien qu’il n’y ait pas eu un écart de vingt ans entre cette dernière date et l’inconnue à trouver.

[29] Grégoire de Tours ne parle pas de la conquête de Tournai par Clodion : mais elle a dû précéder celle de Cambrai et n’a pu être faite que par lui, puisque nous trouvons encore Tournai au pouvoir de Rome dans la Notitia imperii. Le Liber historiæ, c. 5, complète le récit de Grégoire, et bien qu’il y mêle des inexactitudes, il est conforme à la vérité historique au moins dans ce détail : Carbonaria silva ingressus Tornacinsem urbem obtinuit. Exinde usque Camaracum civitatem veniens, etc.

[30] Le Liber historiæ, c. 5, dit le contraire : Exinde usque Camaracum veniens illicque resedit pauco temporis spatio, Romanos quos ibi invenit interficit. Mais ce n’est là qu’une mauvaise glose de Grégoire de Tours, II, 9 (Romanus proteret civitatem adpræhendit) mal compris. Grégoire parle d’un massacre des Romains en bataille rangée, avant la prise de la ville.

[31] On a beaucoup discuté sur l’emplacement de ce vicus Helena, qu’on a identifié tour à tour avec Lens (Pas-de-Calais), avec Allaines (Somme), avec Vieil-Hesdin (Pas-de-Calais), avec Helesmes (Nord). Je ferai remarquer qu’avant tout il faut chercher Helena au sud de l’Artois (Francus qua Chloio patentes Atrebatum terras pervaserat, Sidoine, Carm. V), ce qui écarte Lens et Helesmes, situés au nord de cette province, ensuite qu’il est sur le cours d’une rivière et près d’une chaussée romaine, ce qui se rapporte parfaitement à Vieil-Hesdin. Cf. W. Schultze, o. c., p. 50.

[32] Fauriel, Hist. de la Gaule merid., I, p. 214, a donc tort d’écrire que : Clodion fut sans aucun doute chassé d’Arras, de Cambrai et de tout l’espace qu’il avait conquis entre l’Escaut et la Somme, et qu’il ne garda que Tongres.

[33] G. Kurth, la Frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France, t. I. (Mémoires couronnés de l’Acad. royale de Belgique, coll. in-8°, t. XLVIII.)

[34] Lex Salica, passim.

[35] Sur l’identité des termes de barbare et de soldat au haut moyen âge, voir G. Kurth, les Francs et la France dans la langue politique du moyen âge (Revue des questions historiques, t. LVII, p. 393), d’après Ewald (Neues Archiv., t. VIII, p. 354).