A partir du jour où les noms des Francs et des Alamans viennent de retentir dans l’histoire, l’Empire ne connaîtra plus un instant de repos sur sa frontière septentrionale. De la mer du Nord jusqu’à Mayence, c’est le premier de ces deux peuples qui frappe à coups redoublés à ses portes ; de Mayence jusqu’au Danube, c’est l’autre qui ne cesse de tenir les légions en haleine. L’immensité de la ligne de défense, l’impétuosité des attaques, souvent même leur simultanéité, qui permettrait de croire qu’elles étaient concertées, c’en était plus qu’il ne fallait pour convertir en un labeur écrasant la tâche de veiller à la sécurité des frontières romaines sur le Rhin et sur le Danube. Ce sont les Alamans qui entrent en scène les premiers. En 214, l’empereur Caracalla les bat sur les bords du Rhin et les poursuit jusque sur ceux du Danube, d’où il rapporte le titre d’Alémanique. Leurs incursions, renouvelées sous le règne d’Alexandre Sévère, forcèrent le jeune empereur à revenir d’Orient : ce fut pour tomber sous les coups des assassins (234), soudoyés probablement par le Goth Maximin, qui se fit son successeur. Maximin continua la guerre contre les Alamans, et, au retour de sa campagne, il écrivit au sénat avec une emphase ridicule : J’ai fait plus de guerres que personne avant moi. J’ai apporté dans l’Empire plus de butin qu’on n’en eût pu espérer. J’ai fait tant de captifs que c’est à peine si le sol romain pourra les porter tous[1]... Ce grossier fanfaron disparut de bonne heure ; mais les troubles prolongés qui suivirent sa mort, et qui laissèrent l’Empire sans maître pendant plusieurs années, ouvrirent la porte à de nouveaux barbares. C’est alors que les Francs, comme nous l’avons vu, apparurent pour la première fois sous leur nom national. Leur défaite aux environs de Mayence, en 241, eut lieu dans le moment où l’Empire cherchait un empereur, et leurs modestes débuts ne semblaient pas annoncer les futurs destructeurs de la domination romaine, Le danger paraissait venir bien plutôt d’un autre côté. En 251, l’empereur Decius périssait, à la tête d’une armée, romaine, dans une lutte acharnée contre les Goths en Illyrie, et son cadavre, abandonné sur le champ de bataille, devenait la proie des loups. La destinée de son successeur Valérien fut plus tragique encore : obligé d’abandonner le Rhin pour aller en Orient repousser les Perses, il tomba dans leurs mains après une défaite, et devint le jouet de son féroce vainqueur. Vivant, il servit de marchepied à Sapor pour monter à cheval ; mort, sa peau tannée et teinte en rouge fut suspendue dans un temple, trophée cruel qu’on y exhibait pendant que son fils Gallien célébrait à Rome de prétendus triomphes sur les Perses. Ainsi toutes les forces de la barbarie se déchaînaient à la fois sur le monde romain : les Perses en Orient, les Goths sur le Danube, les Francs et les Alamans sur le Rhin. A ces deux derniers peuples, Valérien, en partant pour l’Orient d’où il ne devait pas revenir, avait opposé son fils Gallien, qui, d’abord, ne parut pas inférieur à sa tâche. Il s’était donné pour mission de protéger le passage du Rhin, il avait remporté quelques succès sur les Francs, et il était parvenu à s’assurer l’alliance d’un des chefs barbares, ce qui lui avait permis de resserrer un peu son énorme ligne de défense[2]. Son père s’était montré satisfait de lui et lui avait décerné le titre de Germanique. Mais bientôt il se montra sous son vrai jour. Non dépourvu de talent, Gallien était une nature absolument énervée par la décadence, incapable de prendre rien au sérieux, même sa mission de chef du genre humain. Viveur spirituel et dénué de sens moral, il se consolait par des bons mots de la perte des provinces, et il menait en riant le monde à sa ruine. Les Francs avaient beau jeu contre un pareil adversaire. Ils se répandirent de nouveau à travers les provinces de la Gaule, comme à l’époque d’Aurélien ; ils la traversèrent d’un bout à l’autre, pillant et saccageant tout, pénétrèrent de là en Espagne, saccagèrent la grande ville de Tarragone, s’emparèrent ensuite d’une flotte et allèrent continuer la série de leurs dévastations sur les côtes de l’Afrique[3]. Les populations gauloises eurent alors l’avant-goût de toutes les horreurs de l’invasion ; elles se rendirent compte que l’Empire ne les protégeait plus, et, abandonnées de leur protecteur naturel, elles éprouvèrent le besoin de veiller elles-mêmes à leur défense. Telle fut l’origine du mouvement séparatiste qui se produisit dans leur sein. Il était dirigé moins contre la civilisation romaine que contre l’Empire, moins contre l’Empire que contre l’empereur. On voulait un empereur gaulois pour remplacer le César de Rome, qui ne remplissait plus sa tâche ; on voulait un défenseur qui pût se porter immédiatement sur le théâtre du danger, au lieu d’être rappelé en Orient quand le Rhin était forcé par les bandes germaniques. En d’autres termes, ce qu’on a appelé l’Empire gaulois était l’ébauche d’un système nouveau réclamé par les circonstances, et auquel Dioclétien devait plus tard attacher son nom par la fondation de la tétrarchie. L’homme qui se mit à la tête de la sécession gauloise avait jusque là mérité au plus haut point la confiance des empereurs. Postumus, duc du Limes d’outre Rhin, était un homme de basse naissance, dont tout le monde s’accordait à reconnaître le mérite. Valérien l’avait comblé des plus grands éloges, l’avait même comparé aux héros de l’ancienne république, aux Corvinus et aux Scipions, et déclaré digne de la pourpre impériale. Bien plus, il lui avait confié la direction de son fils Gallien, et celui-ci, devenu empereur à son tour et obligé de partir pour l’Orient, n’avait pas cru pouvoir remettre en des mains plus sûres la tutelle de son jeune fils Saloninus. Mais il est des circonstances qui mettent en défaut les dévouements les plus éprouvés. Postumus se crut-il prédestiné à sauver sa patrie, ou la vision de la pourpre mise à sa portée lui troubla-t-elle le sens moral ? on ne sait. Il fit périr l’enfant dont il avait la garde, se laissa proclamer empereur des Gaules, et s’établit à Cologne, dans la grande ville du Rhin, qui devint pour quelques années la capitale d’un empire, et la Rome du Nord avant Trèves. Il y avait quelque grandeur, pour le nouveau souverain, à prendre possession d’un poste si dangereux, à l’extrémité de la civilisation et vis-à-vis de l’ennemi. Postumus, en cela, justifiait l’appréciation de Valérien, et montrait qu’il avait l’âme d’un Romain d’autrefois. La nouvelle monarchie, qui comprenait avec la Gaule l’Espagne et la Bretagne, dura treize ans (260-273), et l’on peut même s’étonner de cette longévité relative. En somme, la proclamation d’un empire gaulois semblait un attentat à l’unité sacrée du monde romain ; c’était presque un schisme religieux, et elle froissait quelque chose dans la conscience des hommes civilisés. Cependant ses débuts furent pleins d’espoirs. Postumus se montra digne de la confiance de la Gaule, qui respirait à l’aise sous son gouvernement. Il la nettoya des bandes franques et alémaniques, il reprit les postes dont les barbares s’étaient emparés, il releva sur la rive droite du Rhin les châteaux et autres ouvrages de défense destinés à protéger le fleuve[4] ; il se fit de ses ennemis des alliés, et, comme d’autres empereurs avant lui, il enrôla quantité de Francs dans ses armées. Menacé par Gallien, il s’adjoignit un collègue (nouvel exemple dont Dioclétien devait faire son profit !) et tint tête, non sans succès, au tyran qui le traitait d’usurpateur. Malheureusement il tomba sous les coups d’un assassin, après sept ans d’un règne qui n’avait pas été sans gloire[5]. Sa mort rendit le courage aux Francs : ils se jetèrent de nouveau sur la Gaule et brûlèrent une seconde fois les châteaux romains. On dit que Lollianus, successeur de Postumus, parvint à les reprendre et à les rebâtir ; cela est douteux, puisqu’il ne régna pas en tout une année, et qu’il tomba, comme son prédécesseur, sous les coups des soldats que sa sévérité rebutait[6]. Victorinus, le troisième empereur gaulois, avait aussi quelque mérite ; mais sa passion pour les femmes le fit tuer avec son fils, à Cologne, par un mari outragé[7]. Sa mère, Victorine, à l’ascendant de laquelle il devait la pourpre, et qui, sous le nom de mère des camps, avait gardé une énorme influence sur l’armée, fit alors élever au trône un jeune soldat qui avait travaillé dans une fabrique d’armes : il s’appelait Marius. Ce forgeur, qui avait pour trône son enclume, n’eut que le temps d’adresser la parole à ses soldats. Dans le discours qu’il leur tint après son avènement, faisant allusion à son ancienne profession, il émit l’espoir de faire sentir à tous les barbares que le peuple romain savait manier le fer comme son chef. Trois jours après, Marius n’était plus : un ancien camarade, jaloux de son élévation, l’avait assassiné[8]. Cette fois, Victorine désigna au choix des soldats Tetricus, qui fut le dernier empereur gaulois. C’était le moment où Rome, si longtemps ébranlée, se ressaisissait enfin sous un de ses souverains les plus énergiques, ce même Aurélien qui avait commencé sa carrière par une victoire sur les Francs, et qui venait de rétablir sur tous les points l’unité de l’empire. Tetricus n’osa pas résister au vainqueur de l’Orient lorsqu’Aurélien pénétra en Gaule, il trahit sa propre cause et sauva sa vie en se rendant sans lutte[9]. Aurélien acheva la pacification de la Gaule en refoulant les Francs qui l’avaient envahie[10], et alla célébrer à Rome un triomphe où des captifs de ce peuple figurèrent à côté des représentants de vingt autres nations[11]. L’Empire gaulois périssait parce qu’il n’avait plus de raison d’être, et la déposition de Tetricus était le dénouement le plus vrai d’une situation sans issue. Elle aurait à peine attiré l’attention, sans un manque de grandeur qui faisait contraste avec l’importance des intérêts en cause. Autrefois, l’empereur vaincu se passait une épée au travers du corps : Tetricus, lui, se laissa servir une pension et fit une fin bourgeoise. Qu’on ne croie pas, cependant, que l’Empire gaulois ait été inutile. S’il n’avait pas été là pour défendre la ligne du Rhin et du Danube, comment Rome, assaillie sur tous les points de son immense frontière, eût-elle suffi à la tâche ? On le vit bien en 270, lorsque l’invasion alémanique en Italie, malgré les victoires remportées sur elle par Aurélien, mit la Ville aux abois et détermina le sénat à ouvrir les livres sibyllins. Et cependant c’était à un moment où toutes les forces des barbares étaient divisées ; une partie seulement menaçait la péninsule, pendant que les autres luttaient pour au contre les empereurs de Cologne. On comprend donc que des écrivains du troisième siècle aient considéré ces derniers comme des hommes providentiels, suscités à leur heure pour servir de boulevard contre la barbarie[12]. Si l’empereur Glaive-au-Poing, comme l’appelaient les soldats, avait tenu les barbares en respect pendant le reste de son règne, sa mort fut pour eux le signal d’un déchaînement sans pareil. Francs et Alamans, comme s’ils s’étaient donné le mot d’ordre, forcèrent aussitôt les lignes du Rhin et du Danube. Le Rhin fut sans doute franchi sur plusieurs points à la fois, après que les travaux de défense de la rive droite eurent été emportés ; la flottille qui croisait dans les eaux inférieures du fleuve fut incendiée, les châteaux de la rive gauche réduits en cendres, soixante-dix villes livrées au pillage et à la destruction. Toute la Gaule fut littéralement jonchée de ruines. De tous les désastres que lui ont infligés, au cours des siècles, ses divers envahisseurs, celui-ci fut le plus cruel ; les horreurs n’en ont été égalées ni par l’avalanche de peuples qui ouvrit d’une manière si tragique le cinquième siècle, ni, plus tard, par les incursions répétées des Normands[13]. Heureusement pour Rome, cette fois, les légions d’Orient, qui s’étaient attribué la nomination de l’empereur, avaient mis la main sur un héros. Probus, qui s’était illustré par de précédentes campagnes contre les Francs, fut un des plus grands généraux qui aient occupé le trône impérial, et son règne un des plus beaux dont l’histoire ait gardé le souvenir. Probus tint tête aux Francs et aux Alamans : il en extermina, dit-on, quatre cent mille sur le sol de la Gaule ; il refoula ceux qui restaient, les uns au-delà du Rhin, les autres au-delà du Neckar ; il reprit les villes envahies, il alla dompter les Francs jusqu’au fond de leurs marécages ; il rétablit la ligne du Rhin, il releva même les avant-postes romains sur la rive droite du fleuve, comme avait déjà fait Postumus. Cette guerre de frontières avait quelque chose de particulièrement atroce ; c’était une véritable chasse à l’homme, et tous les jours on apportait à l’empereur des têtes d’ennemis, qu’il payait un sou d’or la pièce. Enfin les barbares perdirent courage, et neuf de leurs rois vinrent demander la paix. Probus ne céda pas facilement. Il voulut des otages, il exigea ensuite du blé et du bétail pour nourrir son armée, il désarma ceux des ennemis qu’il dut renoncer à châtier ; quant à ses captifs, il versa les uns dans son armée, et établit les autres, à titre de colons, dans les provinces dépeuplées[14]. L’Empire fut à bon droit reconnaissant envers le grand homme qui l’avait sauvé. Le sénat l’acclama avec enthousiasme et lui décerna le titre de francique, et les fêtes de son triomphe furent les plus éclatantes qu’on eût vues depuis longtemps. Des gladiateurs francs combattirent dans l’amphithéâtre : Rome, après avoir tremblé devant leur bravoure, ne dédaignait pas de s’en faire un spectacle et un divertissement. En voyant ce qui restait de ses redoutables ennemis s’entre-tuer pour lui faire plaisir, elle put, selon la parole d’un historien, se persuader que Probus allait faire ce que n’avait pu Auguste : réduire la Germanie en province romaine[15]. C’était une erreur, et un incident qui se passa vers cette époque montre bien que ce n’étaient pas les barbares qui étaient menacés du joug. Parmi les Francs que Probus avait cantonnés dans les diverses provinces de l’Empire, il s’en trouvait à qui il avait assigné des terres près du Pont-Euxin. Ces exilés, qui regrettaient la terre natale et la liberté, mirent la main sur des vaisseaux, pillèrent les côtes de la Grèce et de l’Asie, de là visitèrent le littoral de la Libye, qu’ils désolèrent également, allèrent épouvanter Carthage, vinrent ensuite s’emparer de la ville de Syracuse, puis, entrant dans l’Océan par les colonnes d’Hercule, regagnèrent triomphalement les bouches du Rhin, après une des navigations les plus audacieuses dont l’histoire ait gardé le souvenir[16]. Le chroniqueur qui raconte cet exploit se montre stupéfait de tant d’audace et indigné de tant de succès ; mais ce qui nous frappe autant que l’énergie virile de ces héros barbares, c’est l’impuissance d’un empire qu’ils traversent d’un bout à l’autre, non pas en fugitifs qui se, cachent, mais en pirates qui font flamber partout l’incendie pour raconter leur passage. Quel présage pour l’avenir, et quel légitime sujet d’inquiétude pour le patriotisme romain Malgré les victoires de Probus, les Francs du Rhin n’étaient pas domptés, et le moindre trouble dans l’intérieur de l’Empire pouvait les ramener en Gaule. Ce fut l’espoir d’un usurpateur du nom de Proculus, qui, s’étant revêtu de la pourpre à Lyon, et ayant été battu par Probus, se réfugia chez eux : il était, paraît-il, d’origine franque, et il comptait sur la fidélité des hommes de sa race. Mais, dit le chroniqueur romain, les Francs, qui se font un jeu de trahir leur parole[17], abandonnèrent leur compatriote, et Proculus tomba dans les mains de Probus, qui le fit mettre à mort[18]. Ils semblent avoir été un peu plus fidèles à un autre usurpateur du nom de Bonosus. Ce dernier, qui occupait un commandement en Basse-Germanie, avait laissé brûler par les barbares la flottille du Rhin ; puis, pour se dérober au châtiment qu’il redoutait, il avait imaginé de se proclamer empereur. Ce fut sans doute l’appui des Francs eux-mêmes qui lui permit de s’affermir à Cologne et de résister pendant quelque temps à Probus ; finalement toutefois, il fut vaincu, et il termina ses jours par le suicide[19]. Ainsi, partout Probus triomphait. Un historiographe romain a dit que, s’il avait vécu, le monde n’aurait plus connu de barbares[20]. Mais les barbares remplissaient l’Empire au moment où s’écrivait cette phrase pompeuse ; ils ne se contentaient pas d’amuser par le spectacle de leur mort les désœuvrés de l’amphithéâtre : ils fertilisaient par leurs sueurs le sol de ses provinces, ils défendaient ses frontières contre leurs propres compatriotes, en sorte qu’on eût pu dire que dès lors l’Empire était une proie que se disputaient ses défenseurs et ses ennemis. Dans de pareilles conditions, à quoi servait la valeur militaire d’un empereur ? Les victoires ne faisaient qu’ajourner la crise, elles ne la conjuraient pas. On le vit bien à la mort de Probus. Sans perdre de temps, les hordes franques se répandirent de nouveau sur la Gaule septentrionale, l’assaillant par terre et par mer à la fois, car on a vu que parmi ces peuples il y en avait qui étaient familiarisés avec les flots, et que n’effrayaient pas les hasards de la navigation la plus lointaine. Dioclétien eut le mérite de comprendre que, pour sauver l’Empire, c’étaient des réformes intérieures et non des succès militaires qu’il fallait. Il ne vit pas la vraie cause du mal dont mourait l’État, parce qu’elle était trop haute et trop lointaine pour se laisser découvrir par la perspicacité de l’homme politique, mais il se rendit parfaitement compte des phénomènes par lesquels se traduisait son influence sur la vie publique du monde romain. Devant les difficultés intérieures, les plus brillants succès militaires restaient inefficaces : à quoi servaient les victoires d’un Probus, puisque, grâce à l’électivité de l’empereur, le bras d’un vulgaire assassin pouvait décapiter l’Empire et le jeter sans défense aux pieds de l’ennemi ? D’autre part, il n’était plus possible qu’un seul homme, quelle que fût sa supériorité, tînt tête à des adversaires qui étaient disséminés depuis les rivages de la mer du Nord jusqu’aux bords de l’Euphrate. Il fallait donc, avant tout, assurer la transmission régulière du pouvoir et alléger les charges de l’empereur. Toute la réforme de Dioclétien pivota sur ce double principe, et vint se concentrer dans l’établissement de la tétrarchie. Désormais, tout en conservant l’indestructible unité qui était sa force et sa raison d’être, l’Empire partagea entre deux Augustes le fardeau des sollicitudes et des labeurs du trône, et il leur adjoignit deux Césars, cooptés par eux-mêmes, qui devaient être leurs lieutenants de leur vivant et leurs successeurs après leur mort. Telle était la réforme, suggérée par les nécessités contemporaines, et qui pouvait, dans une certaine mesure, se réclamer des illustres exemples donnés, sous la dynastie antonine, par le plus beau siècle de l’Empire. Œuvre d’un génie sagace et pondéré, elle a incontestablement produit des résultats considérables. Si le quatrième siècle est parvenu à enrayer l’affreux travail de décomposition politique et sociale du troisième, il le doit en grande partie à un ensemble de mesures qui ont conjuré les crises dynastiques et facilité la défense des provinces. Sans doute, le remède était purement empirique, et son efficacité ne dura qu’un temps ; mais, appliqué à une des heures les plus critiques dans la vie dé« l’État romain, il peut être considéré comme une de ces inspirations du génie qui, sur les champs de bataille, rétablissent soudain les chances d’une armée fléchissante, en améliorant ses positions stratégiques. Il était temps, car la Gaule était à deux doigts de sa perte. A l’intérieur, la révolte des Bagaudes remplissait tout le pays de troubles et de violences. Au dehors, la ligne des frontières cédait de nouveau sous l’assaut d’une multitude de peuplades. A côté des Francs et des Alamans, ennemis de vieille date, apparaissaient les Burgondes, les Hérules, les Chaibons, d’autres encore[21]. La mer elle-même était sillonnée par des multitudes d’embarcations saxonnes et franques qui pillaient les rivages. Les empereurs avaient confié le commandement de la flotte romaine à un Ménapien du nom de Carausius, qui connaissait la navigation pour l’avoir pratiquée dans sa jeunesse. Établi à Boulogne, à l’entrée du détroit par lequel les pirates barbares pénétraient dans la Manche, Carausius était le maître des communications entre cette mer et celle du Nord ; s’il eût été fidèle, les rivages de la Gaule n’auraient eu rien à craindre de la part des envahisseurs. Mais l’Empire s’aperçut bientôt que l’amiral était de connivence avec les pirates : il les laissait passer impunément, et se contentait, quand leurs flottes se présentaient à l’entrée du détroit pour regagner leur pays, de prélever sa part sur le butin qu’ils avaient fait[22]. Rude était donc la tâche de Maximien, le nouveau collègue que Dioclétien s’était adjoint en qualité d’Auguste, avec la mission de défendre l’Occident et en particulier la Gaule. Maximien était un soldat énergique et un assez bon général, mais un esprit sans élévation et une âme sans grandeur. Il possédait les qualités qu’il fallait pour écraser une révolte, et il noya celle des Bagaudes dans des flots de sang, de même qu’au dire des traditions ecclésiastiques, il avait exterminé par les supplices les chrétiens qu’il avait trouvés dans son armée. Sa lutte contre les barbares fut longue et acharnée. Il commença par vaincre les Alamans et les Burgondes, avec plusieurs tribus saxonnes dont le nom apparaît pour la première fois dans nos annales[23]. Il tourna ensuite ses armes contre les Francs ; mais ceux-ci le prévinrent par un de ces hardis coups de main qui leur étaient familiers. Le 1er janvier 287[24], Maximien était à Trèves, où il inaugurait son premier consulat par les fêtes habituelles, lorsque soudain on annonça que les Francs étaient dans le voisinage. Aussitôt le trouble et l’émoi succédèrent à l’allégresse : l’empereur dut jeter les insignes de consul pour revêtir les armes, et courut en hâte à la rencontre de l’ennemi. Ce ne fut sans doute qu’une escarmouche, car dès le même jour il rentrait victorieux à Trèves. Nous connaissons cet épisode par un panégyriste qui glorifie l’empereur d’avoir trouvé le temps, en une courte journée d’hiver, d’être consul le matin et général victorieux le soir[25]. Ce qui mérite plus d’admiration, c’est l’audace de quelques barbares traversant une province romaine et venant braver un empereur sous les murs de sa capitale ! L’explication de cette témérité se trouve en partie dans les événements qui se passaient alors au sein de la Gaule. Maximien, ayant eu connaissance de la conduite de Carausius, avait prononcé contre lui une sentence de mort, et le Ménapien, jetant aussitôt le masque, s’était fait proclamer empereur par ses soldats. Maître de lamer, il s’empara de la Bretagne, dont il fit le siège principal de sa puissance, pendant que la possession de la flotte et celle du port de Boulogne lui permettait de fermer l’accès de son île à la vengeance des Romains. Aidés, encouragés, appelés par lui, les pirates barbares, devenus ses alliés, s’installèrent dans de solides positions le long du rivage. C’est à cette époque sans doute qu’il faut faire remonter les colonies fondées autour de Boulogne par les Saxons, et dont la trace se retrouve encore aujourd’hui, très reconnaissable, dans les noms des villages qui entourent cette vieille ville romaine[26]. Quant aux Francs, jusque-là toujours cantonnés au delà du Rhin, il leur laissa prendre l’île de Batavie[27] à peu près déserte, et même, de ce côté-ci du fleuve, une partie du pays de l’Escaut[28]. Toujours menacés sur leurs derrières par les Chauques, les Francs se débarrassaient ainsi d’une lutte sans cesse renaissante avec ces redoutables voisins, et se mettaient à l’aise en prenant possession de terrains abandonnés, qui, pour Rome, n’avaient guère qu’un intérêt stratégique. Le Ménapien faisait un coup de maître en installant ses alliés dans les plaines humides de sa patrie. Les trois fleuves qui venaient y déboucher dans la mer du Nord, en face de la Bretagne, étaient les larges chaussées flottantes par lesquelles l’ennemi pouvait pénétrer dans cette île sans avoir besoin de Boulogne ; y installer les Francs, c’était en prendre possession lui-même. C’est ainsi que les Francs et les Saxons, s’appuyant les uns sur les autres, couvraient les abords de la Bretagne et assuraient à leur allié la possession tranquille de toute la côte gauloise. Il n’avait rien à craindre tant que les uns lui gardaient le port de Boulogne, et les autres les bouches du Rhin. Il fallait donc de toute nécessité crue, pour châtier l’usurpateur, Maximien reprît l’un de ces postes et, si possible, tous les deux. Il se décida pour une expédition contre les Francs, sans doute parce que ces barbares lui paraissaient plus dangereux que les Saxons, et qu’il eût craint de leur laisser les mains libres en Gaule pendant que lui-même serait, en Bretagne[29]. Nous voyons qu’au cours de cette expédition il franchit le Rhin et dévasta le pays des barbares. Les Francs de l’Escaut et du Wahal, intimidés par ce déploiement de forces et incapables de résister à son armée, se hâtèrent de faire leur soumission et de se déclarer les vassaux de l’Empire ; à ces conditions, il leur laissa la jouissance des terres qu’ils avaient usurpées. L’acte d’hommage eut lieu dans une de ces cérémonies imposantes par lesquelles Rome s’entendait à impressionner l’imagination des barbares. Tout le peuple franc, conduit par son roi Genobaud, se présenta humblement à l’empereur, et s’engagea d’une manière solennelle à être désormais fidèle, et, sans doute, à fournir à l’empereur des contingents militaires pour prix des territoires qu’il lui laissait. La scène est restée dans la mémoire des Romains, qui n’étaient plus habitués à des spectacles si flatteurs pour leur patriotisme ; ils se racontèrent longtemps ce roi barbare dont ils ne comprenaient pas le langage, mais dont ils interprétaient les gestes, et qui, tourné vers les siens, leur montrait l’empereur en leur commandant de le vénérer comme il faisait lui-même[30]. Ce Genobaud est le premier roi franc dont l’histoire ait fait mention. Si notre conjecture est fondée, il aura été le souverain de ceux de Belgique, et, à ce titre, c’est lui et non le fabuleux Faramond qui devrait ouvrir la série des rois saliens. Devenu le vassal de l’empereur, il tint désormais à titre légal la rive gauche du Rhin, mais ce titre ne changea rien à la situation des choses. En réalité, la colonie franque de l’Escaut était l’avant-poste de l’invasion et non le boulevard de l’Empire[31]. Tout en battant les alliés de l’usurpateur, Maximien pressait les mesures qui devaient lui permettre d’aller le châtier à son tour. Il fallut commencer par construire une nouvelle flotte, puisque Carausius était maître de l’ancienne. Pendant tout l’été on y travailla avec ardeur sur les chantiers qui se trouvaient à l’embouchure des fleuves. L’expédition échoua toutefois : le silence des panégyristes en est la preuve sans réplique ; l’un d’eux n’y fait une allusion timide que pour attribuer l’échec à l’inclémence du temps et à l’inexpérience de l’équipage[32]. Les empereurs crurent prudent de ne pas renouveler la tentative : ils traitèrent avec le rebelle qu’ils n’avaient pu vaincre, et lui laissèrent la Bretagne[33]. Il est fort peu probable qu’ils lui aient accordé le titre d’Auguste ; mais Carausius ne craignit pas de se l’attribuer dans les médailles qu’il fit frapper pour célébrer une réconciliation si heureuse pour lui. Il y figure à côté de Dioclétien et de Maximien avec l’exergue : Carausius et ses frères. Paix des trois Augustes[34]. Carausius et les Francs ses alliés ne jouirent pas longtemps d’une tranquillité qu’eux-mêmes, peut-être, auraient voulu laisser à l’Empire. Tout changea de face lorsque le César Constance Chlore vint remplacer Maximien dans le gouvernement de la Gaule. Ce vaillant homme ne se considérait pas comme lié par la politique de son prédécesseur vis-à-vis de l’heureux brigand ménapien ; il entendit régler lui seul, et à titre souverain, les destinées de la Gaule et de la Bretagne. Son premier exploit fut de reprendre Boulogne, à la suite d’un siége mémorable, où l’armée romaine dut recourir à toutes les ressources de la poliorcétique ancienne. Après cela, pour achever d’isoler Carausius, et pendant qu’il faisait construire une flotte pour aller le chercher en Bretagne, il fondit sur ses alliés francs dans la Ménapie et dans l’île des Bataves ; il poussa même au delà du Rhin, et alla donner la chasse aux ennemis de l’Empire jusque dans leurs plus lointaines retraites[35]. Ni les marécages ni les forêts ne protégèrent cette fois les barbares contre les légions romaines : il leur fallut se rendre avec femmes et enfants, et aller cultiver, pour le compte de l’Empire, les terres qu’ils avaient pillées peut-être auparavant[36]. Constance les répartit dans les solitudes des pays d’Amiens et de Beauvais, et dans les cantons abandonnés des cités de Troyes et de Langres[37]. Les habitants des provinces assistèrent avec un joyeux étonnement au défilé de ces longues chiourmes de captifs que l’on conduisait aux travaux forcés de la terre romaine. En attendant qu’ils arrivassent à destination, ils étaient employés à diverses besognes dans les villes qu’ils traversaient. Un témoin oculaire nous les montre, dans une de leurs haltes, accroupis ou couchés pêle-mêle sous lés portiques des cités. Les hommes, plongés dans le morne abattement du vaincu, avaient perdu cette allure farouche qui les rendait si redoutables ; leurs femmes et leurs mères les contemplaient maintenant avec mépris, tandis qu’enchaînés côte à côte, les jeunes gens et les jeunes filles gardaient le confiant abandon de leur âge et échangeaient des paroles de tendresse. Ainsi donc, s’écrie le témoin cité tout à l’heure, le Chamave et le Frison labourent maintenant pour moi ; ces pillards, ces nomades sont aujourd’hui des manœuvres aux mains noircies par le travail des champs ; je les rencontre au marché, vendant leur bétail et débattant le prix de leur blé. Ce ne sont pas seulement des colons ; vienne l’heure du recrutement, on les verra accourir, conscrits volontaires qui supporteront toutes les fatigues, et qui courberont le dos sous le cep du centurion, heureux de servir l’Empire et de porter le nom de soldat[38]. Maître de Boulogne et vainqueur des Francs, Constance pouvait entreprendre’ la conquête de la Bretagne, Il monta sur la flotte qu’il avait fait construire et partit pour une expédition contre Allectus, qui, après avoir assassiné Carausius, venait de se mettre à sa place. Le vieux Maximien, pendant ce temps, devait veiller sur la ligne du Rhin et en écarter les barbares[39]. Mais, soit qu’il fût affaibli par l’âge, soit qu’il lui répugnât d’être en quelque sorte le lieutenant de son César, il laissa passer les Alamans, et Constance, revenu de sa campagne victorieuse d’outre-Manche, qui avait remis la Bretagne sous l’autorité romaine, eut toutes les peines du monde à refouler ces nouveaux agresseurs. Après avoir failli tomber dans leurs mains sous les murs de Langres, il finit par les tailler en pièces, courut infliger le même sort à leur seconde armée près de Vindonissa, puis ramena prisonniers un grand nombre de leurs guerriers qui s’étaient réfugiés dans un e île du Rhin gelé. Ce prince humain, tolérant, généreux, simple dans ses mœurs et dans ses goûts, qui savait vaincre, gouverner et pardonner, mourut trop tôt pour le bonheur de la Gaule. Son fils Constantin hérita des qualités militaires de son père ; seulement il donna à la lutte contre les barbares un caractère d’atrocité qu’elle n’avait pas encore eu. Deux rois francs, Ascaric et Ragais, avaient été à la tête des troupes qui avaient envahi la Gaule pendant l’absence de Constance Chlore. Constantin courut les chercher en Batavie, s’empara de leurs personnes, et les ramena enchaînés à Trèves, où il les livra dans l’amphithéâtre aux dents des bêtes féroces, avec une multitude de leurs compatriotes[40]. Les panégyristes parlent avec enthousiasme de ces cruelles hécatombes de victimes humaines, et l’un d’eux compare le jeune vainqueur qui, pour ses débuts, fait périr des rois, à Hercule, qui, dans son berceau, étrangla deux serpents[41]. Un cri d’indignation retentit dans le pays franc, et plusieurs peuplades jurèrent de tirer vengeance de ces atrocités. Les Chamaves, les Tubantes, les Chérusques, les Bructères se soulevèrent ensemble contre l’oppresseur de leur nation[42]. C’était bien, cette fois, une véritable ligue qui réunissait contre les Romains toutes les forces barbares des Pays-Bas. Il fallait tenir tête à tous ces peuples en même temps qu’aux Alamans, qui eux-mêmes rentraient en campagne sur le haut Rhin. Constantin n’hésita pas un instant. Franchissant de nouveau le Rhin, il apparut comme la foudre au beau milieu de ces nations guerrières qui se préparaient à le surprendre. Elles se dispersèrent épouvantées, mais il les poursuivit jusqu’au fond de leurs marécages, brûlant leurs bourgades et massacrant indifféremment les hommes et les bêtes, jusqu’à ce que les soldats furent rassasiés de carnage. Quand il reparut enfin sur les bords du fleuve, il traînait à sa suite une multitude de captifs réservés aux plus tristes destinées. Les moins malheureux furent envoyés dans les provinces comme colons, d’autres réduits en esclavage ; ceux qui étaient trop fiers pour devenir esclaves et trop peu sûrs pour le service militaire défrayèrent les jeux sanglants de l’amphithéâtre, où leur nombre, dit un panégyriste, fatigua la multitude des bêtes féroces[43]. Ces grandes et lamentables victoires furent couronnées par une série de mesures stratégiques destinées à en affermir les résultats. Un pont permanent fut jeté sur le Rhin à Cologne, et la citadelle de Deutz construite en face pour le garder : Rome semblait affirmer sa volonté de reprendre possession de la rive droite. Les châteaux forts que les dernières guerres avaient détruits se relevèrent de leurs ruines, des postes militaires échelonnés jusque vers les embouchures du Rhin gardèrent la rive gauche, et la flottille qui occupait le fleuve recommença de croiser dans ses eaux. Si profonde était redevenue la tranquillité, au dire des panégyristes, que les Francs n’osaient plus se montrer dans la vallée, et que le laboureur romain promenait tranquillement sa charrue dans les plaines de la rive droite[44]. Pour perpétuer le souvenir de ses triomphes, Constantin institua les jeux franciques, qui se célébraient tous les ans du 14 au 20 juillet avec un éclat extraordinaire. Tous ces travaux n’étaient pas encore achevés lorsque éclata la grande crise qui décida des destinées religieuses du monde romain, et qui se dénoua dans la bataille du Pont Milvius, le 26 octobre 312. Maxence avait compté sur la diversion que feraient les Francs, et il faut bien, en effet, que ces barbares, si souvent écrasés, aient été un sérieux danger pour la Gaule, puisque, à peine délivré de son rival, Constantin se hâta de regagner les bords du Rhin. Il y trouva les Francs en pleine ébullition, et qui brûlaient de venger leurs précédents désastres. Déjà leurs troupes massées sur la rive droite se disposaient à passer sur l’autre bord, lorsque Constantin s’avisa d’un stratagème hardi. Déguisé en simple soldat et suivi de deux seuls compagnons, il se glisse dans le voisinage de leur armée, et parvient à leur faire croire que l’empereur vient d’être appelé sur le haut Rhin. Sur la foi de ces renseignements, les barbares passent en hâte sur la rive romaine, et viennent se faire tailler en pièces dans une embuscade qu’il leur avait dressée. Lui-même passe le fleuve à la suite des fuyards et va achever l’extermination. Pour la troisième fois, l’arène de Trèves se remplit de victimes humaines destinées aux bêtes sauvages, et l’on vit plus d’un de ces infortunés se jeter lui-même au-devant des morsures, pour en finir plus vite[45]. Leur courage désespéré excite un instant, sinon la pitié, du moins l’admiration du panégyriste ; mais c’est pour mieux louer leur bourreau : Il y a quelque gloire, dit-il, à vaincre de pareilles gens[46]. Au moins, en avait-on fini, cette fois, avec l’opiniâtre barbarie franque ? Les orateurs officiels se le persuadèrent, et l’un d’eux crut pouvoir affirmer à Constantin que le nom de Franc ne serait plus prononcé désormais[47]. L’histoire n’a pas confirmé cette prophétie ; elle s’est bornée à oublier le nom du prophète. Constantin, lui, fut d’un autre avis que ses flatteurs. En quittant pour toujours ces rives septentrionales où il laissait chez les ennemis de l’Empire un nom si redouté, il crut devoir les placer sous la surveillance de son propre fils (317). La précaution n’était pas superflue, car dès que les barbares ne se sentirent plus sous le feu du regard de Constantin[48], ils reprirent les armes, et le jeune Crispus eut à recommencer les combats de son père. L’intrépide optimisme des rhéteurs ne se démentit pas ; si les Francs repoussaient si vite après avoir été exterminés, c’était, à leur sens, pour fournir au prince impérial l’occasion de commencer sa carrière par des victoires[49]. La campagne de Crispus se place aux environs de l’année 320 ; depuis cette date, il s’écoulé une vingtaine d’années sur lesquelles nous manquons de toute espèce de renseignements. Il est possible que les Francs soient restés en repos pendant tout ce temps. Ils avaient eu tour à tour en face d’eux trois fils de Constantin. Crispus, qui périt en 326, avait été remplacé par Constantin II ; lorsqu’en 332 celui-ci fut rappelé pour aller combattre les Goths, il eut pour successeur son frère Constant, qui n’était âgé que de quinze ans, mais qui sans doute avait été placé sous la direction de quelque général expérimenté. Apparemment on ne se serait pas avisé de ces mutations dans le haut personnel, si le pays n’avait joui au moins d’une tranquillité relative. Mais la situation allait bientôt changer, et les guerres intestines des fils de Constantin permirent aux Francs de faire reperdre à l’Empire tous ses avantages antérieurs. Constantin II, à qui était échue la Gaule avec l’Espagne et la Bretagne, étant allé se faire tuer en Italie dans une guerre contre son frère Constant (340), la Gaule dut rester quelque temps sans maître, car on ne peut supposer qu’elle se soit jetée d’emblée dans les bras du vainqueur de son souverain. Les Francs profitèrent de ce moment de crise pour reprendre les armes, et dès l’année suivante, les chroniqueurs nous signalent les combats que Constant eut à leur livrer. Ils remplissent les années 341 à 345, si la chronologie de nos annalistes est exacte, et il ne parait pas que la victoire ait souri aux armes impériales. On parle bien de succès remportés sur les Francs et de la paix qui leur aurait été imposée par l’empereur[50] ; mais ce sont là, chez les écrivains de la décadence, des formules presque officielles, sous lesquelles il n’est pas malaisé de discerner des réalités beaucoup moins flatteuses. La sécheresse même des notices et l’absence de toute mention un peu précise attestent l’embarras des historiographes, et une ligne de la Chronique de saint Jérôme[51], disant qu’on a combattu contre les Francs avec des succès divers, montre ce qu’il faut penser des uniformes bulletins de victoire enregistrés par des contemporains moins sincères. Quand ceux-ci nous disent qu’on a fait la paix avec les Francs, il faut entendre par là qu’on a traité avec un ennemi qu’on n’a pas vaincu, nullement qu’on lui a dicté ses conditions ; personne ne s’y trompera pour peu qu’il soit habitué au langage conventionnel de cette époque, Concluons que l’Empire a dû laisser les Francs en possession des terres qu’ils avaient envahies, et que tout son triomphe sur eux consista à leur faire promettre de lui fournir des soldats[52]. Les barbares, on l’a vu, ne refusaient jamais un pareil engagement. Quant au territoire qui dut leur être abandonné, il n’y a pas de doute que ce fut la Toxandrie : c’est là, en effet, que nous les trouvons installés à la date de 358, et l’historien qui mentionne leur établissement dans cette contrée nous apprend qu’ils y sont déjà depuis quelque temps[53]. Ce qui confirme singulièrement cette conjecture, c’est qu’au dire des archéologues, la plupart des trésors romains enfouis en pays flamand datent des années qui suivirent le ‘règne de Constantin le Grand[54]. Il en faudrait conclure que dès cette époque les Francs débordèrent sur toute la Belgique septentrionale, et qu’ils se répandirent depuis la Campine jusque vers les côtes de la mer du Nord. Ils durent trouver dans ces régions, à côté des Saxons qui occupaient les rivages, ceux de leurs compatriotes qui étaient venus s’établir en Ménapie du temps de Carausius, et que ni Maximien ni les autres empereurs de la maison flavienne n’avaient totalement délogés de cette province. Cette seconde immigration des Francs dans la Gaule, qui eut pour conséquence la germanisation définitive de la Belgique septentrionale, a passé, comme la première, à peu près inaperçue des contemporains, parce qu’ils ne pouvaient pas en apprécier la portée lointaine. Qui leur eût dit que c’était le premier acte d’une prise de possession irrévocable du territoire romain par les héritiers de l’Empire ? Sans doute ils éprouvèrent une certaine humiliation à voir la frontière violée impunément par dés tribus rebelles ; mais l’Empire lui-même, depuis plusieurs générations, n’avait-il pas multiplié les colonies barbares sur sen sol ? C’étaient, il est vrai, des vaincus qu’il y avait installés ; mais si les nouveaux venus acceptèrent,’ comme on peut le croire, l’obligation de se soumettre au : service militaire, on n’aura pas vu une différence essentielle entre l’indépendance des uns et lé vasselage des autres. D’ailleurs, les terres dont les Francs venaient de s’emparer étaient précisément celles dont Rome n’avait rien su faire, et qui, composées de landes stériles vers l’est, vers l’ouest de forêts marécageuses, étaient restées depuis quatre siècles barbares et inhabitées. Aucune portion du sol effectivement occupé par la civilisation romaine ne leur fut abandonnée. Ils ne pénétrèrent dans aucune cité, dans aucune ville forte. Tongres et Tournai restèrent au pouvoir de l’Empire, avec les, grandes chaussées stratégiques qui maintenaient les communications entre Cologne et la Gaule. Plus d’un optimiste de l’époque aura pu se dire, en renouvelant un mot de Gallien, que les sables de la Campine n’étaient pas indispensables au bonheur de l’Empire. Nous avons maintenant à exposer d’où venaient les peuplades franques qui s’établirent ainsi en Belgique. Toutes les deux, celles de la Ménapie comme celles du pays des Toxandres, sortaient de l’île des Bataves, qui était depuis longtemps devenue le vestibule de l’Empire pour toutes les tribus de la famille franque. Attirées par la richesse du sol provincial, ou poussées par les peuples cantonnés en arrière d’elles, elles passaient en Batavie, y absorbaient plus ou moins ce qu’elles trouvaient de population indigène, puis, après cette halte, se remettaient en marche et pénétraient en pays romain. Le souvenir de ces migrations nous a été conservé d’une manière un peu vague, mais exacte cependant, par un historien du cinquième siècle ; selon lui, c’est pour échapper à la pression de leurs voisins les Saxons que les Francs se sont établis en Batavie[55]. Une de leurs peuplades, celle des Saliens, a pendant quelque temps conservé son nom sur la rive gauche. Il se retrouve, en effet, au milieu du quatrième siècle, sous la plume des historiens contemporains[56], puis encore un peu plus tard dans l’Almanach de l’Empire[57]. Après cela il disparaît, ou du moins, les rares fois qu’il en est fait mention, il n’a plus, comme celui des Sicambres, qu’une valeur purement poétique[58]. Il n’est pas prouvé qu’il faille l’identifier avec l’adjectif salique, qui semble désigner plutôt la qualité du propriétaire libre. La loi salique, c’est, selon toute apparence, la loi des hommes de condition salique, et non celle des hommes de race salienne. Les Saliens ne sont donc, en réalité, qu’une fraction du groupe occidental des Francs, qui comprenait encore des Bataves, des Gugernes, des Chamaves et des Tongres. Dès le cinquième siècle, tous ces noms étaient oubliés, et le peuple sorti de leur fusion s’appelait, comme sur la rive droite, le peuple des Francs. Les historiens ont pris l’habitude de comprendre sous la désignation de Saliens les peuples francs autres que les Ripuaires[59]. C’est une erreur. Le peuple sur lequel régna la dynastie mérovingienne ne s’est connu lui-même que sous le nom de Francs, qui désignait également les Ripuaires. L’opposition entre ceux-ci et les Saliens est une conception assez tardive, ignorée encore des Francs de Clodion et de ceux de Clovis[60]. Ainsi, deux colonies franques, l’une vers 287, l’autre en 341, ont osé, selon le mot d’un historien, s’établir sur la rive romaine sans l’aveu des empereurs, et s’y sont ensuite maintenues avec leur permission. L’une s’est cantonnée sur le bas Escaut et s’est répandue dans les deux Flandres ; l’autre a pris pied dans le Brabant septentrional et dans la Campine actuelle. Fondues ensemble à un moment qui doit coïncider avec l’invasion de 341, elles ont constitué le noyau du peuple de Clodion. Le berceau de la monarchie française est dans les plaines des Pays-Bas. |
[1] Julius Capitolinus, Maximini duo, c. 13.
[2] Zosime, I, 30.
[3] Aurelius Victor, Cæsar, 53 ; Eutrope, IX, 17 ; Paul Orose, VII, 22.
[4] Trébellius Pollion, Lollianus. Il y a des monnaies de lui à l’Hercule Deusoniensis. (Dom Bouquet, I, 611, note c.)
[5] Trébellius Pollion, Triginta tyranni, 3.
[6] Idem, o. c., 5.
[7] Idem, o. c., 6.
[8] Idem, o. c., 8.
[9] Idem, o. c., 24.
[10] Aurelius Victor, Cæsar., c. 35.
[11] Vopiscus, Aurelianus, c. 33.
[12] Trébellius Pollion, Triginta tyranni, 5. Adsertores Romani nominis extiterunt. Quos omnes datos divinitus credo, ne... possidendi romanum solum Germanis daretur facultas.
[13] Innombrables dont les séries monétaires trouvées dans les ruines des maisons romaines incendiées, et qui s’arrêtent aux empereurs gaulois ou encore à Aurélien. V. ce que dit déjà Bucherius, Belgium Romanum, p. 203.
[14] Vopiscus, Probus, 13 et 14.
[15] Id., o. c., 3.
[16] Panegyr. lat., V, 18 ; Zosime, I, 71. Cf. Fustel de Coulanges, l’Invasion germanique, p. 369, qu’il faut lire avec précaution.
[17] Francis, quibus familiare est ridendo fidem frangere. Vopiscus, Proculus, c. 13.
[18] Id., ibid., l. c.
[19] Vopiscus, Bonosus, 14 et 15.
[20] Id., Probus, 20.
[21] Panegyr. lat., II, 5.
[22] Eutrope, IX, 21 : Aurelius Victor, Cæsares, 39, 16.
[23] Panegyr. lat., II, 5 ; III, 7.
[24] Et non 288, comme dit Am. Thierry, Histoire de la Gaule sous la domination romaine, II, p. 51, qui brouille ainsi toute la chronologie du règne de Maximien.
[25] Panegyr. lat., II, 6.
[26] G. Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France.
[27] Terram Bataviam sub ipso quondam alumno suo (sc. Carausio) a diversis Francorum gentibus occupatam. Panegyr. lat., VIII, 5. — Purgavit ille (sc. Constantius Chlorus) Bataviam advena hoste depulso, Id., IX, 25 — Multa ille (sc. Constantius Chlorus) Francorum millia qui Bataviam aliasque cis Rhenum terras invaserant interfecit, depulit, cepit, abduxit. VI, 4.
[28] V. le dernier passage cité dans la note précédente, et ajouter celui-ci : Quamquam illa regio divinis expeditionibus tuis, Cæsar, vindicata atque purgata, quam obliquis meatibus Scaldis interfluit quamque divortio sui Rhenus amplectitur pœne, ut cum verbi periculo loquar, terra non est. Panegyr. lat., V, 8. Changer Scaldis en Vahalis est inadmissible, les manuscrits s’y opposent absolument.
[29] Panegyr. latin., II, 7, et III, 5. Ces sources ne font pas connaître le nom du pays qui fut ainsi désolé par Maximien ; mais tout indique que ce fut la région des embouchures du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut.
[30] Cum per te regnum receperit Genobaudes a teque cominus acceperit. Ce passage, mal coupé dans certains manuscrits, a donné Genobaud Esateque, et a induit plusieurs historiens, notamment Fauriel, I, p. 165, et Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous la domination romaine, II, p, 53, admettre deux rois, Genobaud et Esatech.
[31] Tuo, Maximiane Auguste, nutu Nerviorum et Trevirorum arva jacentia velut postliminio restitutus et receptus in leges Francus excoluit. Panegyr. lat., V, 21. Sur l’interprétation de ce passage intentionnellement obscur, voir Pétigny, Études sur l’histoire, les lois et les institutions de l’époque mérovingienne, I, p. 149, note.
[32] Exercitibus autem vestris licet invictis virtute, tamen in re maritima novis... Illam inclementiam maris, quæ victoriam vestram fatali quadam necessitate distulerat, Panegyr. lat., V, 12.
[33] Eutrope, IX, 22 ; Aurelius Victor, Cæsar, 39.
[34] Eckel, Doctrina nummorum, VIII, 47 ; Mionnet, II, p. 169.
[35] Panegyr. lat., VII, 6.
[36] Ibid., V, 8 et VII, 4.
[37] Ibid., V, 21. Pendant tout le moyen âge, le souvenir de ces Francs transplantés s’est conservé au pays de Langres dans le nom du Pays Hattuariorum et en Franche-Comté dans celui du pays Amavorum ou Chamavorum, sur lesquels voyez Zeuss, Die Deutschen und die Nachbarstämme, Munich 1837, p. 582 et suivantes, et Longnon, Atlas historique de la France, texte explicatif, pp. 96 et 134.
[38] Panegyr. lat., V.
[39] Ibid., X, 13.
[40] Eutrope, X, 3 ; Panegyr. lat., VI, 4 ; VII, 10, 11, et X, 16.
[41] Panegyr. lat., X, 16.
[42] Quid memorem Bructeros ? Quid Chamavos ? Quid Cheruscos, Vangiones, Alamanos, Tubantes ?... Hi omnes singillatim dein pariter armati conspiratione fœderatæ societatis exarserant. Panegyr, lat., X, 18.
[43] Panegyr. lat., VII, 12.
[44] Panegyr. lat., VII, 11.
[45] Panegyr. lat., IX, 23.
[46] Ex quo ipso apparet quam magnum sit vicisse tam prodigos sui. Panegyr. lat., IX, 23.
[47] Tantamque cladem vastitatemque perjuræ genti intulisti ut post vix ullum nomem habitura sit. Panegyr. lat., IX, 22.
[48] Hic imperatorius ardor oculorum. Panegyr. lat., VI, 9.
[49] Fecunda malis suis natio ita raptim adolevit robusteque recreata est ut fortissimo Cæsari primitias ingentis victoriæ daret. Panegyr lat., X, 17.
[50] Saint Jérôme, Chronic., ann. 344 et 345 ; Idatius, ann. 341 et 342 ; Cassiodore, Chronic., ann. 344 ; Socrate, Hist. ecclés., II, 10 ; Sozomène, Hist. ecclés., III, 6 ; Libanius, Orat., III, pages 138-139, éd. de Paris.
[51] Saint Jérôme, Chron., l. l. : Vario eventu adversum Francos a Constante pugnatur.
[52] Cf. Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous la domination romaine, II, p. 211, suivi par V. Duruy, Hist. des Romains, VI, p. 223, et Richter, Annalen des Frünkischen Reichs, I, p. 10. Fauriel, I, pp. 166 et suiv., induit en erreur par une fausse citation d’Idatius, admet l’année 331, mais il ne se trompe que de quelques années, et rapporte aussi l’entrée des Francs en Gaule au règne de Constant, qu’il appelle à tort Constance. V. encore Dederich, Der Frankenbund, p. 113 et Luden, II, p. 165, cité par Dederich.
[53] Parlant de l’expédition de Julien contre les Francs Saliens en 358, Ammien Marcellin écrit : Petit primos omnium Francos, eos videlicet quos consuetudo Salios appellavit, ausos olim in Romano solo apud Toxiandriam locum habitacula sibi figere prælicenter. XVIII, 8, 3.
[54] Aussi les autres médailles romaines qu’on a déterrées jusqu’à présent en Flandre finissent la plupart à Constantin le Grand. De Bast, Recueil d’antiquités, etc. (1808), p. 100. — Cf. Heylen, De antiquis Romanorum monumentis in Austriaco Belgio superstitibus (Mém. de l’Acad. de Bruxelles, t. IV, 1783), passim.
[55] Zosime, III, 3.
[56] Julien, Opera, éd. de Paris, 1630, p. 514 ; Ammien Marcellin, XVII, 8 ; Zosime, III, 6.
[57] La Notitia dignitatum imperii mentionne une cohorte de Saliens dans l’armée du magister peditum d’Occident, une de Salii seniores dans celle du maître de la cavalerie des Gaules, une de Salii juniores Gallicani en Espagne.
[58] Ainsi dans Claudien, De laudibus Stilichonis, I, 211, et dans Sidoine Apollinaire, Carmina, VII, 237.
[59] Le nom des Ripuaires apparaît pour la première fois dans Jordanès, c. 36, qui distingue entre Riparii et Franci, avec la même inexactitude que, par exemple, Sidoine Apollinaire, Carm., VII, 236 et 237, oppose Salius à Francus.
[60] Depuis que ces lignes sont écrites, ma thèse a été reprise et développée par M. O. Dippe, Der Prolog der Lex Salica (dans Historische Vierteljahrschrift, 1899, pp. 178 et 186-188).