CLOVIS

LIVRE PREMIER.

II. — LES FRANCS EN GERMANIE.

 

 

Pendant que l’Empire se mourait, ses impatients héritiers, debout le long de ses frontières, attendaient l’heure de partager son héritage. Depuis des siècles, le Rhin et le Danube, fortifiés et gardés par les légions, suffisaient à peine à les contenir. Retranchée derrière les lignes de ses confins militaires, Rome, pour la première fois, se contentait de la défensive, et n’essayait plus de soumettre ces turbulents voisins. Elle se désintéressait de ce qui se passait chez eux, et se bornait, quand elle y faisait sentir son action, à intriguer pour les diviser. Elle y réussissait plus d’une fois, et ces succès peu glorieux de sa diplomatie étaient la dernière consolation du patriotisme romain. Dès le premier siècle de l’Empire, il s’était habitué à compter beaucoup plus sur les querelles intestines des barbares que sur les armes des légions[1].

Qu’étaient-ils donc, ces hommes devant qui l’Empire s’arrêtait stupéfait et immobile, comme devant les avant-coureurs de ses derniers destins ? Rien, en définitive, que de pauvres barbares, semblables en tout à des centaines d’autres peuples que Rome avait domptés pendant des siècles dans toutes les provinces du monde civilisé. Ils ne surpassaient sous aucun rapport leurs congénères de la rive gauche du Rhin, les Ubiens et les Sicambres, qu’elle avait encore eu la vigueur de s’assimiler au temps d’Auguste. Ils étaient de la même race, ils avaient le même genre de vie, le même degré de développement social. Leur courage n’était pas supérieur à celui des Celtes, dont la bravoure fabuleuse faisait l’admiration et la terreur du monde antique. Ils n’aimaient pas la liberté avec plus de passion que ces peuples pauvres et fiers de la Corse et de l’Illyrie, qui se faisaient périr sur les champs de bataille ou dans les prisons, plutôt que de porter le joug de l’esclavage. Leurs qualités, en un mot, avaient brillé avec le même éclat chez beaucoup de nations soumises depuis longtemps à l’autorité des maîtres du monde. S’ils furent choisis par la Providence pour mettre fin à l’Empire, c’est parce qu’ils se trouvaient être ses voisins au moment où s’ouvrit la crise mortelle qui l’emporta. Toute l’explication de cette grande catastrophe doit être cherchée de ce côté du Rhin. Rome n’a succombé sous les coups des Germains qu’après qu’elle fut devenue assez faible pour succomber devant n’importe quel peuple étranger. La description que nous allons faire de ses vainqueurs n’est donc pas pour expliquer la chute du monde ancien, mais plutôt pour éclairer l’origine du monde nouveau.

On connaît déjà cette région qui s’étend le long de l’Océan et du bas Rhin, dans les plaines immenses qui portent de temps immémorial le nom de Pays-Bas. Rome avait dédaigné de les occuper, même sur sa propre rive, tant elles étaient inhospitalières et rebutantes pour le colon. Elles se partageaient, des deux côtés de la frontière, en deux plans, dont le premier appartenait presque autant à la mer qu’à la terre ferme, tant les deux éléments y confondaient leurs domaines et, pour ainsi dire, leurs attributs. En s’avançant dans l’intérieur, on rencontrait ensuite de vastes étendues uniformément désertes et incultes, qui faisaient comme un second rivage à la mer, toujours prête à avaler le premier. Puis le sol allait se relevant lentement, à mesure que, remontant le cours du fleuve, on gagnait les environs de Cologne, où l’on était en vue des collines du pays de Berg, sur la rive droite, et des hauteurs volcaniques de l’Eifel, sur la rive gauche. De là, en revenant vers l’ouest, les vastes rideaux de verdure de l’Ardenne et de la Charbonnière, et les chaînes de collines qu’ombrageaient ces forêts, formaient des étages naturels au pied desquels venait expirer la monotone immensité.

Telle était la contrée prédestinée qui allait devenir le berceau de la monarchie franque, et balancer dans les annales de l’histoire la gloire séculaire du vieux Latium. Elle avait à peu près la même largeur sur les deux rives du grand fleuve de la Germanie. Seulement, la zone romaine, dépeuplée depuis l’extermination des Ménapiens, des Nerviens et des Éburons, et, comme nous l’avons déjà dit, négligée par la charrue, n’avait retrouvé des habitants que grâce à la transplantation des barbares germaniques. Sur la rive droite, au contraire, il y avait tout un fourmillement de petites nationalités actives et ardentes, qui donnaient beaucoup d’ouvrage aux commandants romains de la frontière. Chacune vivait sous l’autorité d’un roi, à moins qu’une circonstance fortuite n’écartât momentanément du pouvoir la famille faite pour régner. Le roi était le descendant des dieux, et c’était leur sang qui, circulant dans ses veines, faisait de lui un être unique et sacré. La qualité de roi était un attribut inamissible de sa personnalité, et qu’il ne pouvait ni aliéner ni communiquer à d’autres qu’à ses propres enfants. Entouré d’une garde d’honneur dont les membres se liaient à lui pour la vie et pour la mort par des serments solennels, revêtu d’un prestige qu’il rehaussait par ses qualités personnelles de bravoure, de force et de générosité, le roi occupait dans la pensée de son peuple une place prééminente. Il était sa gloire et son orgueil, son espoir dans les combats, sou refuge dans la détresse, le lien vivant qui le reliait à ses dieux, le centre qui groupait autour de lui, dans les occasions, toutes ses ressources. Ces occasions étaient rares, il n’y en avait que deux dans l’année : l’assemblée générale et la réunion de l’armée. Encore n’y avait-il guère de différence entre l’armée et l’assemblée ; celle-ci n’était que la nation armée, réunie sous le commandement du roi, et délibérant sur l’expédition à entreprendre. Mais c’est le roi qui avait l’initiative et qui entraînait le peuple ; les résolutions ne se prenaient guère qu’en conformité de ce qu’il avait proposé, et le dernier mot, comme le premier, lui appartenait.

Il n’y avait pas d’autre vie publique. Éparpillée sur toute l’étendue de son territoire sans villes, en groupes très lâches, la nation se décomposait en un certain nombre de familles, dont les membres formaient entre eux de véritables ligues défensives envers et contre tous. L’individu qui voulait que son droit fût respecté devait le mettre à l’abri de cette société naturelle au sein de laquelle régnait la paix ; elle le protégeait s’il était attaqué, elle le vengeait s’il avait été lésé. Tout conflit entre individus devenait une guerre entre familles, qui dégénérait souvent en terribles atrocités. D’ordinaire, le juge public n’intervenait que si la partie la plus faible faisait appel à lui, pour dire le droit et pour forcer son adversaire à s’y conformer. La royauté, organe central qui représentait les intérêts publics et le droit de tous, et la famille, groupe naturel qui protégeait les intérêts privés de ses membres, tels étaient les deux pôles de l’État barbare, et il n’y avait rien entre eux.

Des groupements locaux, eux aussi déterminés sans doute par les liens de famille, exploitaient le sol. Chaque groupe occupait, dans ces contrées primitives et mal peuplées, un immense domaine rural, enclos de vastes forêts, au milieu duquel il éparpillait les habitations de ses membres. On se logeait à sa guise, en toute liberté, à l’écart de tout voisin, dans une maison de bois et de torchis, facile à transporter en cas de besoin. Le sol qui était à la disposition des groupes se partageait en plusieurs zones. La majeure partie, y compris la forêt, servait à la pâture du bétail, et notamment des nombreux troupeaux de porcs qui étaient la grande richesse des familles germaniques. Une partie moindre était attribuée à l’agriculture : on la découpait en autant de lots qu’il y avait de &las de famille, et le sort assignait le sien à chacun. Cette culture, qui ignorait l’art des assolements et celui des engrais, avait bientôt épuisé le sol, et alors il fallait s’adresser à un autre canton de la même zone ; c’est ainsi que la charrue faisait le tour de toute la terre labourable, soumettant successivement toutes ses parties à la même exploitation sommaire et peu productive. Cette inexpérience de l’économie rurale explique pourquoi de vastes régions devenaient bientôt trop petites pour une peuplade qui se multipliait on faisait une énorme consommation de terre, et on ne savait pas renouveler les ressources du sol quand elles étaient épuisées.

La vie de ces peuplades était pauvre, rude et non exempte de privations et même de souffrances, lorsqu’une mauvaise année avait compromis les récoltes ou que l’ennemi avait passé. Mais cette pauvreté même les préservait de la corruption, qui est l’apanage des sociétés trop civilisées. Il était facile aux, moralistes romains d’énumérer les vices dont les barbares étaient exempts. Chez ces derniers, les femmes étaient respectées, les familles nombreuses ; les esclaves, vivant séparés du maître, ne pâtissaient pas trop de ses caprices ; les relations entre les sexes offraient un tableau beaucoup plus consolant que dans l’Empire. Mais la barbarie a aussi ses vices à elle : elle présente le type de l’homme brute, dans lequel toutes les facultés morales et intellectuelles sont à l’état somnolent, et qui est incapable de s’imposer un effort civilisateur. La paresse était la malédiction de cette société, car c’est le propre du barbare de ne pas trouver de quoi remplir l’existence, et de passer indifférent à côté des plus beaux emplois de l’activité humaine. Le labeur des champs était abandonné aux femmes et aux esclaves ; les hommes croupissaient dans l’oisiveté, ne goûtaient que l’exercice violent de la chasse dans les forêts giboyeuses ou le fiévreux divertissement des jeux de hasard auprès des grands pots de bière qu’on vidait sans relâche.

Cette pesante existence, sans joie et sans beauté, et pleine d’interminables ennuis, se traînait jusqu’au retour de la guerre, but suprême du Germain, unique occupation qu’il jugeât digne de lui. Ce qu’il saluait dans le printemps, ce n’était pas le charme de la résurrection universelle, ni la fraîcheur de la vie nouvelle qui semait ses fleurs : c’étaient, au fond du ciel, les ailes de cygne de la walkyrie qui venait planer au-dessus des champs de bataille, et cueillait, aux lèvres sanglantes des blessures, pour les transporter dans le Walhalla, les âmes des guerriers qui tombaient les armes à la main. Son printemps à lui commençait avec la première rencontre de l’année. Alors tout s’illuminait dans sa vie, tout flambait dans son âme, et le lourd paysan se transformait en un ardent et joyeux apôtre du dieu des combats. Son regard étincelait, son cœur battait plus vite, des strophes ailées s’envolaient de ses lèvres, le héros sortait de la brute, comme le papillon de la chrysalide. Dans ce grand effort vers un idéal barbare encore, mais noble pourtant, on voyait apparaître la richesse latente de ces natures incultes, mais fécondes, qui savaient conquérir la gloire au prix du sang, et mourir pour quelque chose.

Or, tous les ans, c’était par milliers que la Germanie produisait les guerriers de cette espèce, qui se trouvaient à l’étroit sur ses maigres sillons, et qui cherchaient dans la vie militaire les ressources et les satisfactions que ne leur donnait pas la patrie. Les uns allaient offrir leurs bras aux Romains, et se perdaient dans le grand courant de la civilisation occidentale : ceux-là, loin d’être un danger, furent pendant des siècles l’une des meilleures ressources de l’Empire. Mais leur départ ne soulageait pas suffisamment les nations gonflées par l’afflux incessant de la vie. Elles débordaient les unes sur les autres, et elles semblaient se pousser mutuellement au delà du fleuve, derrière lequel veillait l’inquiète sollicitude de la politique romaine.

Passons-les en revue au moment où elles occupent encore, sur la rive barbare, leurs derniers cantonnements de Germanie. Elles nous présentent, en quelque sorte à l’état atomique, les éléments qui se combineront bientôt pour former par leur réunion la plus grande des nationalités modernes. Le moment est unique pour faire cette étude. Lorsque nous les retrouverons de ce côté-ci du fleuve, elles se seront fusionnées d’une manière si intime, que leurs diverses individualités nationales auront entièrement disparu.

Le premier de ces peuples que nous rencontrons en partant de l’Océan, ce sont les fiers et belliqueux Bataves, établis dans l’île longue et étroite que forme le Rhin en se bifurquant au-dessous de Nimègue. On les disait descendus de la grande nation des Chattes, les plus redoutables des barbares. Ils en avaient gardé la bravoure, et Tacite les place sous ce rapport au premier rang des peuples germaniques[2]. Il n’y avait pas de nageurs plus intrépides ni de plus adroits cavaliers[3]. Ils fournissaient dix mille hommes de troupes auxiliaires aux armées romaines, et leur valeur était tellement appréciée, qu’on a vu dés légions refuser de combattre sans eux. Leur fidélité égalait d’ailleurs leur bravoure : c’est parmi eux que les empereurs avaient l’habitude de recruter leur garde du corps. Une fois, le dévouement des Bataves à l’Empire avait branlé, et il en était résulté une secousse formidable ; ce fut quand un personnage princier de cette nation, Civilis, imagina de nouer contre Rome la plus ancienne des ligues germaniques. Mais, ce moment d’oubli passé, le peuple batave redevint le constant et solide appui de l’autorité romaine sur le Rhin, et c’est principalement à sa fidélité qu’elle dut de pouvoir s’y maintenir environ quatre siècles.

En arrière des Bataves, et aussi vaillants, mais moins nombreux, venaient les Caninéfates, répandus le long des rivages de la Hollande[4] ; eux aussi ils vécurent, du moins pendant le premier siècle, dans la zone d’influence de Rome[5]. Leurs voisins septentrionaux, les Frisons, avaient une condition semblable : ils payaient des tributs en peaux de bœufs à l’Empire et ils lui fournissaient des soldats[6]. Mais, s’ils le servaient, c’était en alliés et non en sujets. Pauvres mais fiers, ils ne tremblaient pas devant le colosse romain, et leurs ambassadeurs, en arrivant pour la première fois dans la capitale du monde, ne s’y laissèrent pas déconcerter par l’aveuglante splendeur de la civilisation. Aux jeux de l’amphithéâtre, voyant devant eux des places d’honneur qui ne leur avaient pas été offertes, ils allèrent hardiment les occuper[7]. Après qu’ils eurent brisé le léger lien qui les rattachait à l’Empire, les Frisons ne voulurent pas être de la curée lorsque les barbares se partagèrent ses dépouilles, et ils ne quittèrent pas les rudes et libres rivages de l’Océan germanique. Aucun peuple barbare n’est resté plus fidèle aux mœurs primitives et à la première ‘patrie : lorsqu’au huitième siècle ils furent soumis par les Carolingiens, ils étaient encore tels que les avait connus Germanicus.

Le grand peuple des Chauques, voisin des Frisons sur les bords de l’Ems, semble avoir inspiré à Tacite quelque chose comme une sympathie secrète. Il les dépeint sous des couleurs poétiques, vante leur grandeur d’âme et leur esprit de justice. Exempts, selon lui, de la cupidité qui fait aimer la guerre et de la lâcheté qui la fait craindre, ils donnent, au milieu de toutes ces tribus belliqueuses, le spectacle d’une grande nation pacifique. Et toutefois, lorsqu’ils sont dans l’obligation de faire la guerre, ils savent déployer sur le champ de bataille des forces imposantes[8]. Maîtres d’un vaste rivage que protégeait la terreur de leurs armes, les Chauques voyaient leur réputation s’étendre au loin parmi les peuplades de pirates qui occupaient les îles et les presqu’îles du Nord : leur nom était, pour les Scandinaves et les Anglo-Saxons, ce que celui des Sicambres était pour les Romains, la désignation par excellence des Germains du continent. Odieux aux vikings qui écumaient le littoral des Pays-Bas, il est resté attaché, comme un titre de gloire, au souvenir de plusieurs monarques mérovingiens du sixième siècle, à un moment où, peut-être, il avait cessé d’être porté par la nation[9].

Au-dessus de Bataves, en remontant le Rhin, on rencontrait les Chamaves[10], qui après avoir plusieurs fois changé de séjour, avaient fini par se fixer sur les bords de ce fleuve, où leur souvenir s’est conservé dans le nom du Hamaland. Ce petit peuple a été mêlé à presque tous les combats qui se sont livrés sur les bords du Rhin, et il n’en est guère qui soit plus souvent mentionné dans les annalistes de l’Empire et du haut moyen âge. Les Chattuariens venaient ensuite[11], puis les Ampsivariens, que Tacite dit exterminés[12], et que nous retrouvons encore au quatrième siècle aux prises avec les légions romaines[13]. Venait encore la grande et florissante nation des Bructères, sur la Lippe, qui avait eu son jour de célébrité universelle lors de la guerre de Civilis, lorsqu’une fille de ce peuple, la prophétesse Velléda, rendait du haut de sa tour des oracles aux barbares soulevés contre le joug romain[14].

Les voisins méridionaux des Bructères étaient les Chattes, celui de tous les peuples barbares qui, après la soumission des Sicambres, inspira le plus de terreur aux Romains. A la différence des autres barbares, ils connaissaient la discipline militaire, chose qui ne se rencontrait que dans les camps des légions romaines ; ils pratiquaient la guerre savante, et ils avaient des généraux qui valaient une armée. Chez eux, la passion des combats avait engendré des usages dont l’atroce barbarie était bien faite pour épouvanter les civilisés. Leurs jeunes guerriers laissaient pousser leur barbe et leur chevelure jusqu’à ce qu’ils eussent tué un ennemi, et, parmi ceux qui s’étaient acquittés de cette obligation d’honneur, beaucoup s’astreignaient par un vœu à porter aux bras et aux jambes des anneaux de fer qu’ils ne déposaient qu’après un nouvel homicide. Ces chevaliers de la mort formaient une milice d’élite, qui se reconnaissait à son extérieur redoutable, et qui jouissait, au sein de la nation, des plus larges privilèges : ils dédaignaient toute espèce de travail, et en temps de paix ils se faisaient nourrir à tour de rôle par leurs compatriotes[15].

A ces peuples indépendants de la rive droite, nous devons en ajouter plusieurs qui s’étaient laissé transférer par les Romains sur la rive gauche, mais qui appartenaient au même groupe. C’étaient d’abord les Tongres, qui les premiers avaient porté le nom de Germains et l’avaient rendu fameux en Gaule[16] ; les Ubiens, dont les Romains avaient fait leurs amis, et qui, comme on l’a vu, montaient pour eux la garde du Rhin[17] ; enfin les Sicambres, qui, transplantés sur la rive gauche, au nombre de quarante mille, occupaient depuis le règne d’Auguste[18], sous le nom de Gugernes[19], une partie de la Gueldre actuelle dans le voisinage de la Batavie. Nous l’avons déjà dit, aucun peuple germanique n’avait plus fortement frappé l’imagination des Romains. A plus d’une reprise, ils s’étaient signalés par la hardiesse insolente avec laquelle ils s’étaient attaqués au colosse impérial, lorsque, sous le règne d’Auguste, l’attention du monde civilisé fut attirée sur eux par un acte d’une atrocité jusque-là inouïe dans les annales de l’Empire. Vingt centurions étant tombés dans leurs mains, on ne sait comment, ils les firent périr sur la croix ; puis ils contractèrent avec leurs voisins une alliance offensive contre les Romains, dans laquelle, partageant d’avance le butin avec leurs alliés, ils se réservèrent les captifs. Lorsque l’armée coalisée passa le Rhin, précédée de la sinistre réputation que venaient de s’acquérir les Sicambres, la terreur des provinces ne connut pas de bornes. Les barbares saccagèrent tout sur leur passage, massacrèrent dans une embuscade les escadrons de cavalerie qui essayèrent de leur barrer le chemin, puis vainquirent en bataille rangée Lollius, gouverneur de la province, s’emparèrent de l’aigle de la 5e légion et regagnèrent leur patrie en triomphateurs. Ces événements se passaient en l’an 17 avant notre ère, environ un quart de siècle avant le massacre des trois légions de Varus[20]. C’était la première fois que de pareilles nouvelles étaient apportées à Rome, depuis le commencement de sa lutte avec les barbares. Bien que l’affront fût plus grand que le désastre, l’Empire en ressentit douloureusement toute l’humiliation, et il n’y eut pas désormais, dans le monde civilisé, de nom plus tristement fameux que celui du peuple qui avait battu un consulaire, sacrifié ses officiers et profané la majesté jusqu’alors intacte des aigles romaines[21]. Dans ce seul nom, comme autrefois dans celui des Germains pour les Gaulois, se résuma pour les peuples de l’Empire tout ce qu’ils connaissaient, tout ce qu’ils craignaient de la race germanique. Longtemps après que la nation des Sicambres, transportée sur le sol de la Gaule, eut cessé d’avoir un nom à elle et une existence indépendante, elle continua de survivre dans les hexamètres des poètes et dans le souvenir des multitudes comme l’incarnation de la barbarie elle-même, et l’on disait un Sicambre quand on voulait dire un barbare[22].

Les peuples que nous venons d’énumérer étaient ceux qui composaient le groupe occidental des nations germaniques, connu dans la tradition populaire sous le nom d’Istévons. La même tradition appelait Ingévons les peuples qui habitaient plus au nord sur les rivages de la mer, et Herminons ceux qui occupaient l’intérieur du continent. Ces trois groupes descendaient de trois ancêtres mythologiques : Istion, Ingon et Herminon, qui étaient frères, et qui avaient pour père Mannus, l’ancêtre commun de la race humaine[23]. Sans doute, cette légende généalogique établissait entre les divers peuples istévons tin lien plus étroit que celui qui les rattachait aux autres tribus germaniques. On peut croire qu’ils se rencontraient auprès des mêmes sanctuaires, qu’ils écoutaient les mêmes oracles, qu’ils étaient en général plus portés les uns vers les autres par le sentiment de leur fraternité primitive et par la communauté des dangers et des inimitiés. Il ne parait pas d’ailleurs qu’ils fussent organisés en une vraie confédération, bien que, leurs intérêts étant les mêmes en face de Rome envahissante, ils fussent souvent dans le cas de marcher la main dans la main contre le même ennemi.

A partir d’un moment qu’il est difficile de déterminer avec exactitude, ces peuplés, ou du moins ceux de la rive droite, apparurent sous une nouvelle appellation collective : ils cessèrent de s’appeler Istévons et prirent le nom de Francs, qui était réservé à de plus brillantes destinées. A l’époque où ce nom mémorable retentit pour la première fois dans les annales de l’Empire, c’est-à-dire vers le milieu du troisième siècle, il est indubitable qu’il existait déjà depuis assez longtemps comme désignation ethnique, et ce n’est pas être téméraire d’en faire remonter l’origine au deuxième siècle de notre ère. Voici dans quelles circonstances il fait irruption dans l’histoire.

Aurélien, réservé à l’Empire, était, en 241, tribun de la 6e légion, qui portait le nom de Gallicana, et qui était campée à Mayence[24]. Or, en cette année, les Francs, nous dit le biographe de ce prince, s’étaient répandus à travers toute la Gaule. Aurélien eut avec eux une rencontre dans laquelle il leur tua sept cents hommes et fit trois cents prisonniers, qu’il vendit à l’encan. Cet exploit devint le sujet d’une chanson militaire dont un vers nous a été conservé par les historiens. Nous avons tué des milliers de Sarmates, chantaient les soldats d’Aurélien en partant pour l’Orient, nous avons tué des milliers de Francs, nous cherchons maintenant des milliers de Perses[25]...

Ces Francs dont les légionnaires étaient si satisfaits d’avoir triomphé, je crois pouvoir affirmer qu’ils appartenaient à la nation des Chattes, car les Chattes étaient les voisins immédiats des troupes campées à Mayence. Le nom de Franc était-il, dès ce moment, donné à toutes les tribus istévonnes, ou bien ne se communiqua-t-il à elles que plus tard et d’une manière successive ? Nous ne sommes pas en état de répondre à cette question, et nous ne pouvons pas même affirmer que les Chattes aient été les premiers à porter le nom nouveau, bien qu’ils soient les premiers qui l’aient fait redire par l’histoire. Le combat n’eut pas d’ailleurs les proportions d’une bataille ; ce fut l’engagement d’une seule légion contre un ennemi de forces probablement égales, et il ne resta que trois cents barbares sur le carreau. L’importance de la victoire a donc été grossie par des vainqueurs qui, en fait de succès militaires, commençaient à ne plus se montrer fort exigeants. Du reste, ce ne fut pas la seule rencontre de cette campagne : l’historien nous dit en termes formels que les Francs s’étaient répandus sur toute la Gaule. Et quelque exagération qu’il puisse y avoir dans ce langage, il faut bien qu’Aurélien ait remporté sur eux d’autres succès encore, puisque le titre de pacificateur de la Gaule lui fut officiellement décerné par l’empereur Valérien, dans sa lettre au préfet de Rome[26].

On a beaucoup discuté pour savoir quel sens précis attachaient à leur nom collectif les premiers peuples qui se firent appeler les Francs. La question n’en est pas une, si nous nous en tenons aux témoignages rendus à une époque où il était encore possible de le savoir. Le mot ne veut pas dire homme libre, comme on l’a souvent soutenu par erreur ; Franc était une épithète exprimant bien la valeur insolente que le barbare considérait comme la première qualité de l’homme, et que nous traduirions le plus exactement en français par le double adjectif fier et hardi. En d’autres termes, les Francs étaient le peuple des braves[27] ! Par ce qualificatif qu’ils se donnaient à eux-mêmes, les Istévons semblent avoir voulu marquer cette exubérance de vitalité guerrière qui fermentait dans le sein de leur race, et qui allait les mettre pour plusieurs siècles aux prises avec les maîtres du monde.

Les circonstances qui ont amené l’apparition du nouveau nom des Istévons ont-elles eu aussi pour résultat de resserrer les liens qui les unissaient entre eux ? En d’autres termes, la confédération dont nous n’avons pas trouvé de trace chez les Istévons a-t-elle existé chez les Francs, et peut-on considérer l’ensemble des peuples groupés sous ce nom comme ayant formé une ligue offensive ou défensive contre l’autorité romaine ? On l’a tour à tour soutenu et contesté, mais, en l’absence de tout témoignage positif, la question reste indécise. D’un côté, nous voyons que des peuples compris à l’origine dans le groupe des Francs ont plus tard cessé de lui appartenir, comme les Bructères et les Chauques, que nous retrouverons parmi les Saxons. De l’autre, les peuplades franques, chaque fois qu’elles sont en lutte avec les Romains, nous donnent le spectacle d’alliances au moins partielles[28]. Il faut bien d’ailleurs qu’un puissant principe d’unification les ait travaillées dès l’origine, puisque, d’une génération à l’autre, nous voyons que leurs différences nationales vont s’effaçant, et que leurs noms distinctifs se perdent l’un après l’autre dans celui de Francs, comme pour attester la fusion de tous ces petits groupes nationaux en une seule nationalité plus large et plus compréhensive. A la fin du cinquième siècle, il ne restera plus que trois royaumes francs ; au commencement du sixième, ils se seront fondus en un seul. Ce grand mouvement de concentration ne s’accuse pas moins dans l’apparition d’un nouveau nom géographique, celui de Francia, que la carte routière de l’Empire écrit au travers de tous les territoires occupés par des tribus de race franque. Il y a désormais un pays des Francs, comme il y a un peuple des Francs[29]. Au reste, pour que cet harmonieux nom de France, qui a fait battre tant de cœurs, traversât le Rhin et passât des contrées barbares de la Germanie aux provinces de la vieille Gaule, il a fallu tout l’ensemble des événements racontés dans ce livre.

Parallèlement au travail d’unification qui s’ébauche parmi les peuplades germaniques établies sur le cours inférieur du Rhin, nous voyons se produire le mouvement qui entraîne dans le même sens celles qui occupent le cours supérieur du fleuve. Ici encore, un nom nouveau, celui d’Alamans, devient la désignation collective des diverses peuplades voisines, et un rapprochement plus intime, sinon une confédération en forme, se produit entre elles sous l’action de la même cause qui a agi parmi les Francs. C’est, de part et d’autre, une notion plus claire de leur parenté et un progrès de leur vie sociale qui a déterminé ces groupements spontanés, œuvre en quelque sorte instinctive de l’âme populaire plutôt que des combinaisons de la politique. La force qui produit de pareils mouvements de concentration n’est pas quelque chose de nouveau dans le sein des nations barbares, elle est aussi ancienne que la force centrifuge qui les morcelle en tant de peuplades diverses, elle en est le contrepoids nécessaire et naturel. Concentration et morcellement s’opposent et se font pendant chez les Germains, comme, sur les flots de l’Océan, le flux et le reflux, et leurs activités opposées ne cesseraient de se neutraliser continuellement, sans des circonstances historiques qui mit rompu l’équilibre à jamais.

Qu’on ne se figure donc pas les groupes nouveaux comme ayant été appelés à la vie par le besoin de la lutte contre l’Empire. Depuis Varus, la Germanie ne craignait plus les légions romaines. Il ne faut .pas se les figurer davantage comme organisées dans le but de détruire le monde romain. Rien de plus suranné que le point de vue qui fait d’eux les irréconciliables ennemis et les sauvages destructeurs de la civilisation. Vraie peut-être en ce qui concerne les Huns ou d’autres peuplades congénères, cette manière de concevoir le rôle des barbares est absolument fausse quant aux Germains. Ni les Francs ni les Alamans n’étaient insensibles au charme de la vie civilisée. Elle les plongeait dans une espèce d’extase admirative semblable à celle des Indiens d’aujourd’hui, lorsqu’ils sont transportés pour la première fois dans quelqu’une des grandioses cités du nouveau monde. Ils éprouvaient, devant les merveilles qu’elle leur révélait à chaque pas, une stupeur enfantine. L’Empire leur semblait quelque chose de surnaturel ; le dogme de sa divinité n’avait rien de choquant pour leurs esprits, et ils le confessèrent plus d’une fois, se réservant seulement, en vrais barbares qu’ils étaient, de ne pas plus obéir à ce dieu qu’à ceux de leur nation[30]. S’ils se jetèrent si souvent sur les provinces les armes à la main, ce ne fut pas pour détruire la civilisation, mais plutôt pour en disputer les fruits aux indigènes, et ces expéditions, selon la vive expression d’un historien, leur tenaient lieu de moisson[31].

Encore faut-il dire que les passions qui les leur faisaient entreprendre, à savoir, l’amour de la gloire et le désir du butin, conduisirent aussi souvent leurs guerriers sous les drapeaux de l’Empire. Les barbares qui ont combattu contre lui sont-ils plus nombreux que ceux qui l’ont défendu ? Je ne sais, mais ces derniers étaient innombrables. Il n’est pas un nom de peuplade franque qui fasse défaut dans la liste des corps d’auxiliaires qui gardaient les frontières de l’Empire, depuis l’embouchure du Rhin jusqu’aux bords du Tigre et de l’Euphrate. Nous y rencontrons, à côté des Bataves, des Sicambres et des Tongres, les Saliens, les Bructères, les Ampsivariens, les Mattiaques et les Chamaves[32]. Une fois revêtus de l’uniforme romain, ces mercenaires devenaient d’excellents soldats. Comme les Suisses du seizième siècle, ils faisaient de la guerre un métier, et versaient largement leur sang pour le maître qui les payait, sans trop se préoccuper de savoir contre qui il fallait marcher. On ne voit pas une seule fois dans l’histoire qu’ils aient refusé de combattre leurs compatriotes lorsqu’ils en étaient requis, ni que leurs généraux aient craint de les employer dans une lutte où il y aurait eu d’autres Germains en face d’eux. Il semble même que plus d’une fois ils aient mis un étrange point d’honneur à tourner de préférence leurs armes contre ces frères d’autrefois. Leurs chefs les plus populaires avaient appris sous les étendards romains la science militaire qui les aida à vaincre Rome. Depuis Arminius jusqu’à Odoacre, il n’y a peut-être pas d’exception à cette règle.

Ces contingents barbares n’étaient pas versés dans les légions, mais formaient des corps spéciaux d’auxiliaires placés sous leurs chefs nationaux, et gardant leur caractère germanique jusque sous les drapeaux romains. Dans l’origine, il est vrai, ils prenaient la peine de se romaniser dans une certaine mesure, et cachaient sous des noms latins leur extraction barbare ; à partir du troisième siècle il n’en fut plus ainsi. Dans une lettre de l’empereur Valérien, nous lisons les noms de quatre généraux qui s’appellent Hariomund, Haldegast, Hildemund et Cariovisc[33]. Et dès le quatrième siècle, les pages de l’historiographie se couvrent de noms germaniques. Les défenseurs de l’Empire s’appellent Laniogais, Malaric, Teutomir, Mellobaud, Merobaud, Arbogast, et ainsi de suite. Tout ce monde, soldats et chefs, servit fidèlement l’Empire tant que l’Empire fut capable de commander. Le régime des camps était pour eux une excellente école, qui les familiarisait avec l’idée d’autorité, et qui, s’il ne suffisait pas à en faire des Romains, leur donnait au moins, avec le culte de leur drapeau, un certain patriotisme de caserne dont l’Empire faisait son profit. Il y en eut, parmi ces mercenaires, qui parvinrent même à se hisser aux dignités de l’ordre civil, aux magistratures curules, et à se faire conférer les insignes de consulat. D’autres conquirent un nom dans les lettres, comme le poète Merobaud qui, sous Valentinien, écrivit un poème en l’honneur d’Aétius, le vainqueur des barbares. Merobaud glorifie la civilisation romaine : il célèbre ses triomphes sur les peuples germaniques, et il déploie toute la faveur du plus pur patriotisme. Les Romains, en récompense, lui érigèrent au forum de Trajan une statue avec une inscription qui le glorifiait d’être aussi habile avec la plume qu’avec l’épée[34]. Voilà donc le spectacle que nous offre l’Empire au cinquième siècle : c’est un barbare qui se charge de sa défense, et c’est un autre barbare qui fait le panégyrique de son dernier défenseur.

Tous les barbares ne terminèrent pas leur carrière sous les drapeaux de l’Empire. Beaucoup, lorsque leurs années de service étaient écoulées, avaient plaisir à retourner dans leur patrie, et ils y devenaient, à leur insu, les instruments de l’influence romaine. A mesure que le contact avec les provinces devenait plus fréquent, les peuples de la rive droite du Rhin semblaient s’ouvrir insensiblement, et laissaient pénétrer chez eux les mœurs de leurs ennemis. Ils bâtissaient des maisons qui se rapprochaient du type romain[35], ils maniaient l’argent, ils buvaient du vin[36], portaient même, sans avoir jamais servi dans les légions, des noms romains[37], et subissaient, sans le vouloir, l’ascendant d’une civilisation qui aurait fini par les entraîner dans son orbite, si, dès le jour où elle fit leur connaissance, elle n’avait porté au flanc la blessure mortelle dont elle devait périr. Qu’on se rappelle ici la dévotion romaine des Ubiens, et qu’on se souvienne, pour apprécier l’aptitude des Germains au progrès social, de cet étonnant roi des Marcomans, nommé Maroboduus, qui, dès le premier siècle, avait ébauché au-delà des montagnes de la Bohême un royaume germanique civilisé. Ce ne sont là sans doute que des exceptions ; mais, s’il est vrai de dire qu’en général les Germains furent rebelles au joug romain comme d’ailleurs à toute espèce de joug, il faut ajouter que jamais, ni comme individus ni comme nation, ils ne se montrèrent rebelles à la culture romaine. S’ils restèrent barbares, c’est parce que l’Empire manqua à sa tâche, c’est parce que Rome n’avait plus dans son sein la vertu et la vigueur morales qui sont nécessaires pour assimiler les peuples. Ce fut là l’irréparable malheur de la civilisation antique. Elle fut détruite par les premiers barbares dont elle négligea de faire l’éducation.

Ainsi, c’est bien manifeste, les Francs et les autres peuples germaniques ne devinrent un vrai danger pour le peuple romain que le jour où il sentit se ralentir dans son sein la circulation de la vie. Il s’aperçut alors de la supériorité de leurs qualités militaires et autres, mais lui-même avait perdu les siennes, qui avaient fait de lui le dominateur du monde. Le courage fou des barbares en face du danger n’eût pas fait trembler les soldats qui avaient combattu contre Pyrrhus et contre Annibal, et leur simplicité de mœurs n’aurait pas été un objet de surprise pour les armées de Fabricius ou de Curius Dentatus. Quant à leur nombre, il n’eût eu rien de particulièrement alarmant pour les hommes qui menaient les colonies de la République prendre possession du sol de l’Italie et des provinces. Mais lorsque les Romains amollis par les jouissances de la vie civile eurent vu leur nombre diminuer en même temps que leur valeur, alors les qualités qui leur avaient été longtemps communes avec les Germains leur apparurent chez ceux-ci comme l’apanage exclusif de la barbarie. Elles le furent en effet, mais de par l’histoire et non en vertu des lois de la nature. Ce qu’une civilisation corrompre avait fait perdre aux uns, une barbarie robuste l’avait conservé aux autres. Si les Francs manquèrent de gladiateurs, de cochers, d’histrions et de courtisanes, c’est parce qu’ils étaient jeunes et pauvres, nullement parce qu’ils étaient Germains. Ils avaient les vertus de leur état social, et s’ils en acquirent de nouvelles par la suite, ils les durent à l’Évangile et non à leur race.

On put voir alors, par un exemple à jamais mémorable, à quel point les qualités morales pèsent plus dans la destinée des peuples que les supériorités intellectuelles. Arrivé au maximum de civilisation dont était capable la société antique, riche, lettré, policé, jouissant d’une organisation politique et administrative sans pareille, disposant des ressources incalculables d’un État qui était l’héritier des siècles, le monde romain devint la proie lamentable de barbares grossiers, pour lesquels les grands mots de patrie et de civilisation n’avaient pas de sens, et dont tout stratégiste pouvait se flatter d’avoir raison sur un champ de bataille, avec une armée disciplinée. Mais ces barbares avaient la fougue, l’élan, l’enthousiasme, l’horreur du repos, le génie de la lutte et la passion de la gloire. L’exubérance d’une jeunesse intacte bouillonnait dans ces rudes et forts tempéraments, ouverts avec avidité à toutes les jouissances de la vie, mais énervés par aucune. Capables de tous les efforts pour conquérir le monde, comment n’eussent-ils pas fini  par l’arracher à ceux qui n’étaient pas capables même de le garder ?

Comme on l’a déjà indiqué, l’ardente vitalité de ces natures se traduisait par une étonnante puissance de reproduction. En face de la Gaule qui se mourait, épuisée comme le reste du monde romain, la Germanie était une fourmilière dont les noirs essaims se renouvelaient avec une persistance désespérante. On avait beau les écraser dans des batailles meurtrières, en réduire d’innombrables multitudes en esclavage, promener le fer jusque dans leurs retraites les plus cachées ; ils reparaissaient dès le lendemain de leurs défaites, aussi nombreux et plus acharnés que jamais. Ils semblaient sortir de dessous terre, et l’on eût dit, écrit un contemporain, qu’ils étaient restés intacts pendant des siècles[38]. A plusieurs reprises nous voyons les empereurs, sur le point d’engager la lutte contre eux, s’effrayer de l’exiguïté de leur armée en regard de la multitude des ennemis[39]. En réalité, ils étaient nombreux parce que les Romains devenaient rares, et parce que la natalité chez eux suivait un cours régulier et continu. Ils ne connaissaient pas, dit avec amertume un moraliste romain, l’art de limiter le nombre des enfants[40] ; au contraire, ce nombre était pour les parents la richesse, pour la nation l’avenir. Aussi, chaque fois qu’une génération succombait sur les champs de bataille, une autre surgissait derrière elle qui prenait sa place, comme le flot succède au flot dans une source intarissable. Ni les misères nombreuses de leur genre de vie, ni les abondantes saignées que pratiquait la guerre, ni l’écoulement continu de leurs forces les plus jeunes vers l’Empire, ne parvenaient à entamer leur supériorité numérique sur les Romains, chez lesquels l’extinction progressive de la natalité était comme la plaie béante qui vidait les artères et le cœur.

Si, dans de pareilles conditions, l’empire ne devint pas plus tôt la proie des barbares, cela tient à la supériorité qu’il retirait des énormes ressources emmagasinées par le travail des générations antérieures. Il y avait là un capital qui, à la vérité, ne se renouvelait plus, mais qui, pendant longtemps encore, lui permit de vivre de son passé. Dans l’héritage qu’il était réduit à dévorer, il trouvait en première ligne l’antique prestige qui l’entourait, aux yeux des barbares eux-mêmes, d’une espèce d’auréole divine. L’idée de le détruire ne leur vint que peu à peu ; ils avaient pour lui une vénération superstitieuse ; ils croyaient à la puissance surnaturelle qui châtiait les violateurs de la majesté romaine. Le moment vint où ils se défirent de cette superstition, mais alors elle se transforma en une espèce de dogme politique : l’Empire leur parut, comme aux Romains, la forme naturelle du monde civilisé ; il convertissait ses négateurs, et Ataulf en est resté l’étonnant exemple.

Il y avait ensuite la discipline militaire, qui suffirait, presque à elle seule, pour expliquer la conquête du monde par les Romains. La discipline militaire est une force étonnante ; fille de la vertu, elle peut survivre longtemps à sa mère, et en présenter la vive image au point de faire illusion à des moralistes superficiels. Nulle part, dans l’antiquité, elle ne s’était affirmée avec plus d’énergie que dans les armées romaines, et les écrivains de Rome, avec une perspicacité remarquable, l’ont signalée comme la cause principale des triomphes de leur patrie. Quelle merveille, aux yeux des barbares, qu’une armée romaine en marche, et quelle merveille que son camp ! Introduit dans ce sanctuaire du dieu des combats, le barbare était saisi du même frisson d’admiration qui le prenait dans les rues des grandes villes. Il faut voir la stupeur des rois alamans Macrien et Hariobaud, lorsque, conduits dans un campement romain pour y traiter de la paix, ils se trouvèrent au milieu des aigles et des enseignes, et qu’ils contemplèrent pour la première fois l’éclat des armes et la richesse des uniformes ! Un autre roi, Vadomarius, venu avec eux, se souvenait avec une espèce d’orgueil d’avoir déjà été témoin d’un si imposant spectacle, parce qu’il vivait dans le voisinage de la frontière romaine ; mais il partageait leur joie et leur admiration[41]. On se tromperait si l’on se figurait que la supériorité de l’armée romaine ne reposait que sur la savante cohésion de toutes ses parties : elle se retrouvait dans chacun de ses soldats. Le plus chétif légionnaire, grâce à l’éducation reçue, l’emportait sur les géants des armées germaniques ; même dans les luttes corps à corps, il ne leur était pas inférieur[42]. Quant à la stratégie, qu’en connaissaient les Germains ? Prévoir l’imprévu, déjouer les ruses les plus savantes de l’ennemi, le surprendre lui-même, enlever ses chefs par quelque hardi coup de main, amener à l’heure voulue sur le champ de bataille les forces nécessaires pour décider le succès, c’était un art que les Romains possédaient seuls. Les barbares finirent cependant par l’apprendre à leur école, et, à leur tour, ils en enseignèrent le secret à leurs compatriotes restés outre Rhin. Souvent même la trahison des officiers romains, lorsqu’il leur arrivait de se souvenir de leur sang barbare, livrait à leurs anciens compatriotes le secret des opérations dirigées contre eux[43]. Ainsi la supériorité militaire passait aux barbares[44] en même temps qu’elle disparaissait des armées romaines, que nous voyons, par endroits, retourner à la guerre de partisans, à la guérilla, à l’exploit isolé du coupeur de têtes[45]. Ce qui resta le plus longtemps à l’Empire, même après qu’il n’eut plus de soldats, ce furent les généraux ; mais, comme ils devenaient de plus en plus rares, et qu’il eut l’aveuglement de faire périr les deux derniers[46], il se trouva finalement destitué de tout.

La diplomatie enfin, cette stratégie des pouvoirs qui ont renoncé à la guerre, mettait dans la main de Rome tous les fils qui faisaient mouvoir les affaires humaines. Par elle, l’Empire maintenait les barbares dans un état de division, leur suscitait des ennemis au moment le plus critique, pénétrait le secret de leurs projets pour les déjouer d’avance, renversait des chefs nationaux qui le gênaient et les remplaçait par des hommes à sa dévotion. L’Empire a beaucoup recouru à ce moyen de gouvernement, et, on l’a déjà vu, ses écrivains considéraient les divisions entre barbares comme une des garanties de la paix romaine. Il ne s’est pas borné à échanger des ambassades avec eux, et à compter, pour le succès, sur la supériorité de ses négociateurs ; il a eu à sa disposition tout un peuple d’agents subalternes qui recouraient aux artifices les plus vulgaires, comme ce Bonosus, le plus grand buveur de son temps, qui, le verre en main, tenait tête aux envoyés des barbares, et leur faisait révéler après boire tout ce qu’ils avaient intérêt à cacher[47]. L’assassinat politique faisait partie de cette diplomatie savante, et il ne sort pas la moindre protestation de la bouche de l’historien qui raconte ces flétrissants procédés[48]. Seulement, sur ce terrain-là aussi, les barbares finirent par battre les Romains. L’on verra Honorius devenir la dupe d’Attila, Majorien succomber sans combat sous les intrigues de Genséric, et le Suève Ricimer se maintenir avec une prospérité étonnante à la tête de l’Empire pendant plusieurs règnes consécutifs. Ainsi les diplomates auront passé dans le camp des barbares, suivis par la Fortune qui n’aime pas la vieillesse.

Il est temps de voir comment s’accomplit cette longue et lente substitution du monde germanique au monde romain. L’histoire du peuple franc et de ses luttes de deux siècles avec l’Empire expirant va nous en présenter le tableau dans toute sa vérité dramatique.

 

 

 



[1] Tacite, Germania, c. 33 : Maneat, quæso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certe odium sui, quando urgentibus imperii fatis nihil jam præstare fortuna magis potest, quam hostium discordiam.

[2] Tacite, Germania, 29.

[3] Id., Histor., IV, 12 ; Dion Cassius, Epit., LXIX, 9 ; cf. Tacite, Annal., II, 11.

[4] Leur nom parait subsister dans celui du Kennemerland, qui est celui d’une région de la Hollande septentrionale.

[5] Tacite, Histor., IV, 15.

[6] Tacite, Annal., IV, 72 ; German., c. 34.

[7] Tacite, Annal., XIII, 54.

[8] Tacite, Germania, c. 35.

[9] G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, p. 528, cf. p. 338.

[10] Tacite, Germania, c. 33.

[11] Id., ibid., c. 34.

[12] Id., Annal., XIII, 56.

[13] Grégoire de Tours, II, 9.

[14] Tacite, German., 33.

[15] Tacite, German., 30 et 31.

[16] Id., ibid., 3.

[17] Id., ibid., 28.

[18] Suétone, August., 21 ; Tacite, Annal., II, 26.

[19] Müllenhoff, dans la Zeitschrift fur deutsches Alterthum, XXIII ; Schroeder, dans la Historische Zeitschrift, XLIII, p. I.

[20] Dion Cassius, LIV, 19, 1 ; Florus, IV, 12, 24 ; Scholiaste d’Horace à Carm., IV, 2, 34 et suiv.

[21] Strabon, Geograph., VII, 2, 4.

[22] C’est ce dont il est facile de se convaincre par la lecture des poètes et des orateurs romains. V. Horace, Carm., IV, 2, 36, et IV, 15, 51 ; Juvénal, Satir., IV, 147 ; Ovide, Aurores, I, 14, 15 ; Properce, Eleg., IV, 6, 77 ; Martial, De Theatris, III, 9, et quantité d’autres passages. Au quatrième et au cinquième siècle, dans Sidoine Apollinaire et dans Claudien, le nom de Sicambres n’éveille plus absolument aucune idée ethnique et n’est qu’un simple équivalent poétique de barbare. C’est avec ce sens que le mot a passé à la langue mérovingienne. Cf. G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, p. 525.

[23] Tacite, German., 2 ; Pline, Hist. nat., IV, 28.

[24] Comme Aurélien est parti pour la Perse en 242, sous le règne de Gordien III (Capitolin, Vita Gordiani, c. 23), c’est en hl au plus tard que se place sa lutte contre les Francs.

[25] Vopiscus, Aurelianus, c. 7, d’après le chroniqueur grec Theoclius.

[26] Vopiscus, Aurelianus, c. 9.

[27] G. Kurth, la France et les Francs dans la langue politique du moyen âge (Revue des questions historiques, t. LVII, pp. 357 et suiv.)

[28] G. Kurth, la France et les Francs dans la langue politique du moyen âge, recueil cité, pp. 359 et suiv.

[29] Id., ibid., pp. 338 et suiv.

[30] G. Kurth, les Origines de la civilisation moderne, 4e édition, pp. 170 et suiv.

[31] Dubos, Hist. crit. de l’établiss. de la monarchie franç., II, p. 215.

[32] Notitia dignitatum imperii, passim.

[33] Flavius Vopiscus, Aurelianus, 11.

[34] Ozanam, Études germaniques, t. I, pp. 370 et suiv.

[35] Ammien Marcellin, XVII, 1, 7.

[36] Tacite, German., 5.

[37] Ammien Marcellin, XVI, 12, 25.

[38] Amm. Marcell., XXVIII, 5, 9 ; Panegyr. latin., X, 17, et Libanius, Orat. III basilic., p. 138 (Paris, 1627) ; Zosime, I, 30, 68.

[39] Zosime, l. c.

[40] Tacite, Germania, c. 19.

[41] Amm. Marcell., XVIII, 2, 16-17.

[42] Id., XVI, 12, 47 : Pares enim quodammodo coivere cum paribus, Alamanni robusti et celsiores, milites usu nimio dociles : illi feri et turbidi, hi quieti et cauti : animis isti fidentes, grandissimis illi corporibus freti.

[43] Par exemple Ammien Marcellin, XIV, 10, 8 ; XXIX, 4, 7 ; XXXI, 10, 3.

[44] Végèce, III, 10. Hanc solam (sc. artem bellicam) hodie barbari putant esse servandam : cetera autem in hac arte consistere omnia, aut per hanc assequi se posse confidunt.

[45] Zosime, III, 7.

[46] Stilicon et Aétius.

[47] Vopiscus, Bonosus, 14.

[48] Ammien Marcellin, XXVII, 10, 3.