Le terme d’une vie si glorieuse et si bien remplie approchait lentement. Caton avait quatre-vingts ans. La génération dont il était le contemporain s’était éteinte ; ses amis et ses ennemis avaient disparu l’un après l’autre de la scène ; Scipion l’Africain, Glabrio, Acilius, Paul-Émile, Valerius Flaccus[1], et combien d’autres encore! Depuis plusieurs années il avait perdu sa femme Licinia[2] ; un coup plus cruel lui était réservé pour ses dernières années. Pourtant le vigoureux vieillard, pareil à un chêne des montagnes, supportait fièrement ces coups de la fortune ; l’énergie de son âme ne se laissait briser ni par les fatigues, ni par l’âge, ni par les malheurs. A l’époque où les autres vieillards ne pensent plus qu’A la mort et font leurs préparatifs de départ[3], lui recommençait une vie nouvelle et se remariait. Voici comment Plutarque raconte cette curieuse et piquante histoire. Après la mort de Licinia, Caton avait continué de vivre avec son fils Marcus, marié, comme on le sait, avec une fille de Paul-Émile. Il nous répugne d’ajouter que l’austère vieillard entretenait un commerce secret avec une de ses esclaves. La maison était petite : ses enfants s’aperçurent bientôt de la chose et s’en affligèrent. De son côté, la concubine, encouragée, par l’habitude et par la familiarité de son maître, ne prenait plus la peine de dissimuler ses coupables relations avec lui ; un jour elle passa hardiment à côté du jeune Marcus pour se rendre dans l’appartement de son père. Le jeune homme se tut, respectant la majesté paternelle jusque dans ses écarts ; il se contenta de se détourner en lançant un regard d’indignation à cette femme. Mais, à partir de ce temps, le vieillard comprit qu’il se devait à lui-même et à ses enfants de faire cesser une situation si équivoque. Un jour qu’il se rendait au forum, accompagné de ses clients, il avisa parmi eux son ancien secrétaire Salonius. Il lui demanda à haute voix s’il avait déjà établi sa fille. L’autre répondit que non, et qu’il se garderait bien de le faire, avant de l’avoir consulté, lui, le patron du père et le tuteur naturel de la fille. Eh bien, reprit Caton, j’ai trouvé ce qu’il lui faut ; j’ai sous la main un prétendant dont l’âge lui déplaira peut-être un peu, car il est fort vieux, mais qui, pour le reste, ferait un mari de tout point irréprochable. Et, comme Salonius lui répondait qu’il s’en remettait à lui du soin de marier la jeune fille : Sache donc, continua Caton, que ce prétendant n’est autre que moi-même[4]. Interdit, le pauvre plébéien ne sut d’abord que penser ; mais, voyant le sérieux avec lequel parlait Caton, il accepta plein de joie, et immédiatement on alla au forum où le mariage fut conclu. Le fils de Caton fut blessé de cette démarche de son père. Il rassembla ses amis et s’en vint trouver le vieillard : Vous m’amenez une marâtre, mon père ; avez-vous à vous plaindre de moi ? Vous aurais-je causé quelque chagrin ? — Nullement, mon fils, répondit Caton sur un ton moitié sérieux, moitié plaisant ; je suis fort satisfait de toi, et je n’ai aucun reproche à t’adresser. Mais c’est précisément pour cette raison que je voudrais avoir plus de fils, afin de pouvoir donner à la république d’autres citoyens comme toi[5]. C’est ainsi que fut contractée cette nouvelle union. A quatre-vingts ans passés, Caton devenait père encore : sa femme lui donna un fils qui reçut de sa mère le surnom de Salonianus[6]. C’est lui qui mourut préteur, et fut le grand-père de l’illustre Caton d’Utique. Mais le berceau du nouveau-né, en entrant dans la maison, rencontra un cercueil. Marcus, le fils bien-aimé dont l’éducation avait coûté tant de sollicitude à son père, et qui s’était rendu digne, par son mérite, d’entrer dans une des plus nobles familles de Rome, Marcus, le courageux soldat, le jurisconsulte distingué, le citoyen excellent, le fils respectueux et dévoué, Marcus expirait à la fleur de l’âge, au moment où le peuple venait de lui confier les honneurs de la préture. Ce fut un deuil immense pour l’âme inflexible du vieillard, le plus grand qui lui eût été réservé dans sa longue carrière. Mais dans cette cruelle épreuve la fermeté de sa nature ne se démentit point ; il fit comme dans une douleur analogue avait fait son illustre modèle, le grand Fabius, et l’antiquité a longtemps admiré le courage tout romain avec lequel il supporta cette infortune[7]. Il célébra les funérailles sans faste ; fidèle à ses principes, il montra la plus grande simplicité dans l’accomplissement de ce triste devoir[8]. Une consolation lui restait dans sa douleur : son fils avait été digne de lui, et il se plaisait à s’entretenir fréquemment de ses vertus, et à parler de lui dans ses livres comme d’un citoyen irréprochable[9]. Après un malheur aussi grand, qui ne se serait attendu à voir l’octogénaire renoncer enfin à la vie publique, et se retirer dans le sein de sa famille pour y attendre la mort ? Caton n’en fit rien : jusqu’au dernier jour il s’occupa des affaires politiques avec le même zèle, et signala par une lutte éclatante sa sortie de scène. Je dois l’avouer : en aucun moment de sa carrière le vieillard ne me paraît aussi auguste qu’ici, lorsque, au seuil du tombeau, après avoir perdu un fils qui était l’espoir et l’ornement de sa vie, il se retourne encore, avant de descendre dans la paix suprême, pour foudroyer les ennemis publics. Et c’est avec émotion et respect qu’il convient d’aborder l’histoire de son dernier combat, de son plaidoyer contre Servius Sulpicius Galba. Ce personnage, qui s’était déjà trouvé aux prises avec Caton, avait été envoyé comme préteur dans l’Espagne Ultérieure (151). Surpris dans une rencontre par les Lusitaniens révoltés, il avait perdu 7.000 hommes ; et, ne pouvant pardonner cette défaite aux barbares, il conçut le projet d’une vengeance odieuse. Il parvint à les cerner, et les força de lui demander la paix. Il accueillit leurs ambassadeurs avec les plus grandes démonstrations de bienveillance ; il déclara comprendre parfaitement le besoin qui les faisait courir aux armes pour trouver de quoi vivre, et il offrit de leur procurer d’autres séjours où ils jouiraient de plus d’abondance. Pleins de joie, les Lusitaniens acceptent. Galba les divise en trois corps, sous prétexte qu’ils ne peut pas les établir tous dans le même pays ; puis, après avoir eu soin de leur faire livrer leurs armes — des amis du peuple romain, disait-il, n’en avaient pas besoin — il les fit traîtreusement massacrer les uns après les autres. Trois mille furent ainsi égorgés ; ceux qui survécurent au carnage furent vendus comme esclaves ; quelques-uns seulement parvinrent à s’échapper ; mais parmi eux se trouvait Viriathe, qui devait être le vengeur de tous. Après cet exploit, Galba revint à Rome. Les honnêtes gens l’attendaient pour lui demander compte de sa conduite, et il fut accusé devant le peuple par le tribun de la plèbe Lucius Scribonius Libo. Caton et L. Cornelius Cethegus soutinrent l’accusation en qualité de subscriptores. Outre le châtiment de Sulpicius, ou demandait le rachat et la mise en liberté de tous les Lusitaniens vendus dans la Gaule. Ce fut un scandale énorme, qui dévoila plus d’une plaie cachée et plus d’une honte secrète. On en jugera par ce simple trait. L’accusé choisissait pour ses juges tous ses amis, et Libon impatienté lui ayant dit : Quand donc sortiras-tu de ta salle à manger ? — Quand tu sortiras toi-même de la chambre à coucher d’autrui[10], répondit-il. Servius fut défendu par L. Fulvius Nobilior, un autre ennemi de Caton ; mais sa propre éloquence lui fut d’un bien plus grand secours que tous les artifices de son avocat : on sait qu’il était le plus grand orateur de son temps, et Cicéron le met au-dessus de Caton lui-même. La défense alléguait que les Lusitaniens avaient voulu s’emparer du camp romain : Caton n’eut pas de peine à renverser cet argument. Il commença par expliquer comment il venait encore, lui octogénaire, prendre part à ce procès : Beaucoup de raisons m’engageaient à ne pas me présenter ici : l’âge, la faiblesse de ma voix, les infirmités de la vieillesse. Mais quand je vois une telle cause se débattre..... Abordant ensuite le fond de la défense : Cela est-il sérieux ? s’écriait-il. On nous dit que les Lusitaniens ont voulu trahir. Mais supposons que je veuille maintenant savoir très bien le droit pontifical : est-ce là une raison pour qu’on me nomme pontife ? Si je désire posséder en perfection le droit augural, croyez-vous qu’on ira me créer augure pour cela ?[11] Ce discours fut si éloquent et fit tant d’impression que, dès avant le vote, Sulpicius s’aperçut qu’il était perdu. Alors, mû par une inspiration soudaine, il souleva dans ses bras ses deux fils et l’orphelin de son parent Sulpicius Galba, dont la mémoire était chère au peuple, et, le visage baigné de pleurs, il supplia la multitude d’avoir pitié de ces pauvres enfants qui allaient rester sans appui. Ce coup de théâtre réussit pleinement sur une foule encore peu au courant des artifices de la rhétorique : Galba, qui allait être condamné, se vit acquitté à la presque unanimité des voix[12]. Mais les honnêtes gens blâmèrent l’emploi de ce moyen désespéré, et Caton surtout le flétrit dans la septième livre de ses Origines, où il raconta ce procès et reproduisit son discours[13]. Ce fut la dernière fois que la voix du vieillard se fit
entendre au forum ; il ne devait descendre de la tribune que pour descendre
au tombeau. Pourtant, avant de mourir, il lui fut donné encore de voir
s’accomplir un de ses vœux les plus ardents : le Sénat décréta en 149 la guerre
contre Carthage. On sait l’odieuse politique que Rome avait observée
vis-à-vis d’elle. Elle avait mis à ses portes un roi puissant, infatigable,
et qui lui portait une haine mortelle : le vieux Massinissa, ce Caton de la
Numidie, cet homme de fer qui eut un fils à 88 ans, et qui jusqu’à sa mort
courait nu-tête à travers le désert, sur un cheval sans selle qui fendait
l’air comme une flèche ; semblable dans ses apparitions foudroyantes à ces
centaures de l’ancienne mythologie, rapide et meurtrier comme ce vent du
désert dont il semblait la personnification ; homme de tout point prodigieux,
et qui, selon la forte expression d’un historien moderne, vécut près d’un
siècle pour le désespoir de Carthage. Il n’est pas de vexation, pas d’outrage
que, pendant une cinquantaine- d’années, la malheureuse ville n’ait eu à
souffrir de l’implacable Numide, et la perfidie romaine lui avait même ôté le
moyen de se défendre, puisqu’elle lui avait interdit de faire la guerre sans
l’aveu de Rome, et de combattre contre des alliés de la république. Lambeau
par lambeau, le Numide déchirait les derniers restes de la puissance
carthaginoise, sans que jamais les réclamations les plus énergiques
produisissent autre chose que de stériles envois d’ambassades, lesquelles
aggravaient encore le mal en laissant les choses dans le statu qua, et en
permettant ainsi à Massinissa de continuer ses déprédations. Que Carthage le
devinât ou non, le roi n’était que le docile exécuteur des hautes œuvres de
Rome, et ne faisait que suivre les ordres que celle-ci lui donnait à
demi-mot. Enfin, vers 156, cédant à des sollicitations plus pressantes que
jamais, les Romains, par pudeur, envoyèrent encore une fois des arbitres avec
un semblant de mission. Caton, à ce qu’on rapporte, était du nombre[14] : avouons qu’il
eût été difficile de trouver dans toute la république un homme moins fait
pour cette œuvre de conciliation. Arrivés en Afrique, les commissaires
affectèrent d’ouvrir une enquête minutieuse sur l’origine de la querelle, et
sur les droits réciproques des deux parties : mais ils exigèrent que d’avance
toutes les deux se soumissent à la sentence qu’ils allaient rendre. Ce
n’était là qu’un piége grossier tendu aux Carthaginois : ils le comprirent et
refusèrent de s’y jeter. Aussi, pendant qu’avec un empressement facile à
expliquer Massinissa adhérait à la sentence des Romains, quelle qu’elle pût
être, Carthage déclara qu’il ne pouvait pas y avoir de contestation sur des
choses évidentes : les traités étaient formels, et Massinissa les ayant
violés d’une manière flagrante, la commission n’avait autre chose à faire
qu’à apprécier la conduite de ce roi. Cette réponse pleine de courage et de
dignité déconcerta les envoyés : mis en demeure de rendre un jugement
catégorique, ils prétendirent que puisque l’une des deux parties refusait
leur arbitrage, ils ne pourraient rien faire. Néanmoins leur voyage n’avait
pas été stérile. Ils avaient eu le temps de se convaincre que Carthage
s’était promptement relevée de ses désastres. Son commerce était redevenu
prospère ; les vaisseaux affluaient dans son port ; dans les rues, sur les
quais, sur les places publiques, une foule active et affairée circulait sans
relâche ; une florissante jeunesse grandissait à l’ombre de la paix,
attendant peut-être le jour de la vengeance ; les arsenaux et les forts
étaient remplis d’armes, les greniers regorgeaient de provisions, tout le
luxe de l’Orient s’étalait dans les bazars ; les cris, les clameurs de la
foule se mêlaient dans l’air au bruit des forges et des ateliers, où un nombreux
peuple d’ouvriers était occupé du matin jusqu’au soir : la ville était comme
une ruche immense, où règne un bourdonnement confus avec une apparence de
désordre, mais où chaque abeille va à son ouvrage et trouve son butin sans
être dérangée par les autres. Dans les campagnes, même richesse : les terres
soigneusement cultivées faisaient la joie et l’espoir du laboureur. L’œil
jaloux des Romains vit tout, calcula tout, et sans doute s’exagéra encore la
prospérité d’un ennemi qu’on avait cru abattu pour longtemps : ils se dirent
qu’il y avait tout à craindre d’un peuple qui déployait une telle vitalité,
et à qui il fallait si peu de temps pour réparer les pertes les plus
cruelles. Caton surtout ne put pardonner aux Carthaginois leur opulence et
leur tranquillité. Au moment où il descendait déjà le chemin du tombeau, il
fit à son tour le serment d’Annibal, et la destruction de la grande cité
punique devint le dernier rêve de sa vieillesse. Revenu à Rome, il courut au
Sénat, et, en entrant dans la curie, dit-on, il secoua de sa toge des figues
d’Afrique, dont il fit admirer à ses collègues la grosseur et la beauté. La terre qui les porte, s’écria-t-il, n’est qu’à trois jours de navigation d’ici[15]. Et aussitôt,
dans une improvisation fougueuse, il raconta son voyage ; il dépeignit aux
sénateurs étonnés la prospérité inouïe dans laquelle il avait trouvé
Carthage, qu’à Rome on croyait anéantie. Ce peuple,
dit-il, se prépare à la guerre et à la vengeance,
cela n’est que trop certain. Il faut dès à présent le regarder comme notre
plus mortel ennemi : qu’importe qu’il n’ait encore rien entrepris contre
nous, s’il ne demande pas mieux que de le faire[16]. La haine la
plus aveugle pouvait seule faire oublier ici à Caton qu’à deux reprises
différentes, il s’était lui-même élevé avec indignation contre une manière de
raisonner si injuste ; mais il s’agissait bien de justice alors que les
intérêts de Rome étaient menacés ! Tant que cette
ville subsistera, ajoutait-il, la liberté,
l’existence même de notre patrie ne sont point assurées : il faut détruire
Carthage ! Détruire Carthage ! Ce fut désormais le mot d’ordre de
toute sa vie, et, à ce qu’on prétend, le refrain de tous ses discours. Sur
quelque question qu’on lui demandât son avis quand on allait aux voix, sur
quelque fait qu’il prit la parole dans une délibération, il finissait
invariablement par cette parole implacable : Je
pense qu’il faut détruire Carthage ![17] Il savait bien,
lui qui avait blanchi dans les luttes parlementaires, ce qu’avait de valeur
et de poids une parole comme celle-là, lorsqu’elle sortait d’une bouche
respectée, et qu’elle venait régulièrement s’imposer à l’attention, puis à la
réflexion de l’homme le moins prévenu. En vain P. Scipion Nasica, imitant les
nobles exemples de sa famille, suivait Caton sur ce
terrain et finissait tous ses discours par cette formule : Je pense que Carthage doit être épargnée. Ces
généreux efforts ne faisaient qu’aggraver le mal, car ils attiraient de plus
en plus l’attention des Romains sur la question carthaginoise ; or pour Carthage
il ne pouvait y avoir de salut que si Rome l’oubliait. Caton avait bien
calculé tout cela ; ce serait se tromper fort que de voir dans son refrain un
simple trait d’originalité ou une manière humoristique d’exprimer son avis.
Mais ce n’est pas seulement à ce point de vue que la destruction de Carthage,
conseillée par lui, mérite d’être flétrie. La morale la réprouve : la
politique la condamne. Cette destruction, pour nous servir d’une parole
célèbre, fut plus qu’un crime : ce fut une faute. Il était impardonnable
surtout à un Caton de la commettre. Toute sa vie il avait déclamé contre le
luxe, la corruption, la dépravation grandissante ; il s’était opposé avec
énergie au torrent qui emportait la vie romaine sur des routes nouvelles : en
toutes choses, enfin, il s’était montré le conservateur par excellence. Et c’était lui qui aujourd’hui
venait pousser à la mesure la plus révolutionnaire, sans comprendre que Rome,
déjà’ trop adonnée au faste et à la mollesse, s’y livrerait sans réserve le
jour où elle n’aurait plus à craindre la rivale redoutable qui la tenait
toujours en éveil. Le vrai rôle de conservateur, celui qu’il aurait dû jouer
lui-même, fut alors rempli par un membre de cette famille qu’il haïssait
comme le fléau de Rome : par P. Scipion Nasica. Il appartenait à cette noble
Maison, qui avait vaincu Carthage par les armes, de l’épargner après sa chute
: c’est ainsi que le premier Africain avait toujours traité avec magnanimité
Annibal, avec compassion Carthage. Il avait compris, avec l’instinct du
génie, que l’existence de cette ville était nécessaire au salut de Rome : et
sa famille était restée fidèle à cette politique prudente et généreuse à la
fois. Elle combattit longtemps ce beau combat de l’humanité contre la haine
aveugle et le fanatisme national, mais elle finit par succomber sous le
crédit énorme dont Caton disposait au Sénat, et Carthage dut périr. Le suprême souhait de Caton s’accomplit donc, et certes toute sa haine n’aurait jamais rêvé une vengeance plus complète. Mais il ne lui avait pas été réservé de jouir de ce triomphe, dont une si large part lui revenait : ainsi que Massinissa, il quittait la scène de la vie au moment où se nouait le drame sanglant. En 149, au commencement de la guerre, il mourut à l’âge de 85 ans, rassasié de jours, et emportant avec lui, s’il est permis de rappeler ici une parole mémorable, les lambeaux de la vieille Rome. Il put voir encore la flotte partir, il put s’indigner des lenteurs et de l’incapacité des généraux chargés de la guerre. Le bruit des exploits et des talents du jeune Émilien, qui débutait comme tribun militaire dans l’armée de siége, arriva à lui, et l’on raconte que, sarcastique jusqu’à la fin, il prononça ce vers homérique qui renfermait à la fois l’éloge du jeune tribun et le blâme des généraux : Οίος πέπνυται τοίδε σκιαί άίσσουσι. Seul il est doué de raison, les autres ne sont que des ombres qui s’agitent[18]. C’est la dernière trace de Caton dans l’histoire romaine. Entré dans la carrière à une époque où Rouie disputait jusqu’à son existence à Annibal, i1 la quittait en laissant sa patrie souveraine du monde civilisé. C’en eût été assez pour son patriotisme, s’il n’avait dû voir les mœurs de la république s’altérer en même temps que sa puissance s’augmentait. Il lutta toute sa vie contre la décadence, mais sans pouvoir l’arrêter ; comme les héros d’Homère, il combattait dans,les ténèbres, ignorant la cause du mal, ce qui explique à la fois la furie de ses attaques et l’inefficacité de ses efforts. Si maintenant, avant de quitter cet homme, nous voulons résumer notre jugement sur lui, nous nous heurtons à une grande difficulté. Selon le point de vue auquel on se place, on l’appréciera de la manière la plus différente. Les Romains, cela se conçoit, avaient pour lui une admiration sans bornes, et en faisaient, non sans raison, le représentant de la patrie et le type idéal du citoyen. C’est sur ce ton que tous les écrivains de Rome parlent de lui : l’un le préfère à cent Socrates, l’autre regarde comme divines ses maximes morales, l’autre, dans une fiction poétique, le représente comme un des juges incorruptibles des enfers[19]. Parmi les modernes, ceux-ci parlent de lui avec la même admiration, ceux-là portent sur lui le jugement le plus défavorable. Et certes sa dureté envers ses esclaves, son mépris pour les étrangers, sa haine implacable contre ses ennemis publics et privés, ses spéculations financières qui ne sont pas à l’abri de tout reproche, les relations illicites qu’il entretenait dans son extrême vieillesse, après avoir si longtemps flétri les mauvaises mœurs, toutes ses contradictions entre sa conduite privée et ses principes politiques, et enfin sa manière si prosaïque et si vulgaire d’envisager la vie, voilà de quoi fournir assez d’armes à ses détracteurs. Mais si, tenant compte de l’époque et du milieu où il a vécu, nous attribuons une partie de ces taches à la société romaine elle-même, nous pouvons encore lui accorder l’admiration et le respect qui lui reviennent. Homme obscur, il s’élève par sa seule énergie et par ses seuls talents aux postes les plus importants de la république. Fils de la plèbe, il a horreur de la démagogie, où il lui aurait été si facile de jouer un rôle brillant, et il aime mieux corriger des abus que renverser l’État. Patriote, il s’oppose pendant toute sa vie à l’influence étrangère, qui doit tuer la civilisation nationale. Écrivain, il crée la langue littéraire de sa patrie, et donne à ses concitoyens la première histoire de leur pays qui soit écrite dans leur langue. Orateur, il prodigue ses talents et ses forces au service des particuliers comme à celui du public. Inattaquable dans sa vie politique, il est encore dans la vie de famille le modèle du bon époux et du bon père, et fournit, comme homme privé, un des plus beaux exemples que nous ait laissés l’antiquité. S’il ne déploie un génie transcendant dans aucune circonstance, il excelle dans toutes, et cela vaut bien mieux pour une république d’hommes libres, où les hommes de génie apportent trop souvent la discorde ou le despotisme. Enfin, il est dévoré de cette activité prodigieuse qui est la marque des âmes bien trempées, et qui lui défend impérieusement toute espèce de repos : à quatre-vingt-cinq ans il descend debout au tombeau, sans avoir jamais connu la lassitude ni le doute. Voilà Caton, voilà le Romain. Car si ce personnage a pour nous une importance si grande, c’est, je le répète, qu’avec ses vertus et ses vices, il est l’image la plus fidèle de la société romaine à une certaine époque de son existence. Le philosophe et le moraliste pourront donc, par lui, juger de son temps, et mesurer le chemin que l’humanité a fait depuis. Lui-même, nous ne pourrons l’apprécier impartialement qu’en le replaçant dans son véritable milieu. Depuis le jour où, du haut du Calvaire, le Sauveur des hommes a répandu sa : lumière dans le monde, un abîme infini a été creusé entre les chrétiens et les peuples qui sont assis à l’ombre de la mort, et l’historien ne serait pas digne de son nom, s’il n’accordait largement, aux hommes de par de id, le bénéfice des circonstances atténuantes. FIN DE L’OUVRAGE |
[1] Celui-ci était mort pontife en 180 (Tite-Live, 40, 42).
[2] Elle était morte avant le mariage de son fils avec Æmilia. Plutarque, Caton, 24.
[3] Sarcinas colligunt, comme disait un vieillard du même âge, le savant Varron, à sa femme Fundania, en lui dédiant son livre de Re Rustica.
[4] Saint Grégoire de Tours (IV, 3) me fournit un exemple d’un coup de théâtre analogue. Ingonde, femme du roi Clotaire, lui demandait de bien vouloir chercher un mari pour sa sœur Aregonde. Il promit de s’en occuper, et, quelque temps après, il vint dire à Ingonde : Tractavi mercedem ilium explere quam me tua dulcedo expetiit. Et requirens virum divitem atque sapientem, quem tuæ sorori deberem adjungere, nihil melius quam me ipsum inveni. Itaque noveris quia eam conjugem accepi, quod tibi displicere non credo. Ainsi fut fait, et l’historien ajoute qu’Ingonde ne manifesta pas la moindre jalousie.
[5] Plutarque, Caton, 24. Aulu-Gelle, 13, 20 (19). Le mot de Caton, dit Plutarque, est imité de celui de Pisistrate à ses fils, qui se plaignaient de son second mariage avec Timonassa d’Argos.
[6] Aulu-Gelle, 13, 20 (19). Pline, H. N., 7, 61. Solin. Pol. 2. Plutarque, 24 et 27. Ce dernier dit à tort Salonius pour Salonianus.
[7] Tite-Live, ép. 48. Aulu-Gelle, 13, 20 (19). Plutarque, 24. Cicéron, Tusc., 3, 70. Ép. ad Fam., 4, 6. De Amic., 2, 9. S. Hieron., ép. 60.
[8] Tite-Live, ép. 48.
[9] Plutarque, 24 et 27.
[10] Cicéron, de Orat., 2, 65.
[11] Origg. VII, 1 et 2.
[12] Tite-Live, 39, 40, et épit. 49. Cicéron, Brutus, 20, 80 et 90 ; de Orat., 1, 53, 227, pro Mur., 28, 59. Pseud. Ascon. in Cicéron, div., 66. Plutarque, Caton, 15. Tacite, Ann., 3, 66. Quintilien, 2, 15, 8. Aurelius Victor, 47.
[13] Cicéron, Brutus, 23, 89. Quintilien, 2, 15. Fronto ad M. Cæs., 3, 20 p. 63, éd. Rom.
[14] Plutarque, 26. Appien, Carth., 69. Beaucoup d’historiens ont révoqué en doute le voyage de Caton, qui était presque octogénaire alors. Il est vrai que l’histoire de l’origine de la 3e guerre punique est pour nous des plus obscures, grâce à l’état fragmentaire dans lequel nous sont parvenus les historiens ; pourtant je n’ai pu découvrir jusqu’ici aucune raison plausible pour révoquer en doute le témoignage de Plutarque et d’Appien.
[15] Plutarque, 27. Tertullien, ad Nationes, 2, 16. Plusieurs historiens ont révoqué en doute cette anecdote ; mais, sans vouloir en garantir l’authenticité, j’avoue que je n’y trouve rien d’invraisemblable.
[16] Julius Victor, p. 234 : Carthaginienses vobis jam hostes sunt. Nam qui omnia parat contra me, ut quo tempore velit possit bellum inferre, hic jam mihi hostis est, tametsi nondum armis agat. Avec Jäger, p. 401, je n’ai pas hésité à regarder ces paroles comme l’expression de la pensée de Caton, bien que Jordan, par un scrupule peut-être excessif, ne les ait pas admises au nombre des fragments.
[17] Plutarque, 27. Appien, Pun., 69. Florus, 1, 31, 4. Aurelius Victor, V, I, 48, 8 ; Tite-Live, perioch. 49.
[18] Homère, Odyssée, X, 495. Il ne cite pas textuellement. Homère dit, en parlant du devin Tirésias :
Τώ καί
τεθνηώτι νόον
πόρε
Περσεφόνεια,
οίω πεπνύσθαι τοί σκιαί άίσσουιν.
On voit que Caton devait posséder assez bien son Homère et sa langue grecque, pour y trouver des citations qu’il altérait avec tant d’à propos.
[19] Jäger, p. 401.