CATON L’ANCIEN, ÉTUDE BIOGRAPHIQUE

 

CHAPITRE IX. — CATON ÉCRIVAIN.

 

 

S’il fut le premier politique de son temps, Caton en fut aussi l’écrivain le plus original et le plus fécond. Mais comment se fait-il que le fervent apologiste des mœurs anciennes, l’adversaire de l’éducation nouvelle, l’antagoniste des poètes et de ceux qui les favorisent, l’irréconciliable ennemi des lettres et de la culture intellectuelle importées à Rome par les Grecs, se soit livré lui-même à la littérature avec une ardeur si étonnante ? Faudrait-il de nouveau voir ici une de ces contradictions comme nous en avons déjà signalé plus. d’une en lui Assurément, à ne juger qu’a la surface, on arriverait à une pareille conclusion ; mais une étude plus attentive nous convaincra qu’il n’y a ici ni contradiction ni singularité.

Rappelons-nous, en premier lieu, l’éducation tout â fait élémentaire que Caton avait reçue à Tusculum. C’était tout ce qu’il fallait aux hommes de son époque et de la classe où il était né. Lui-même s’en contenta dans les commencements ; eût-il recherché dès lors une somme d’instruction plus grande, il n’aurait pas eu le temps de l’acquérir. A peine sortait-il de l’enfance, qu’une science bien autrement intéressante pour lui l’occupa tout entier : la guerre. C’était là le vrai complément des études romaines : l’adolescent se faisait soldat pour apprendre à devenir homme. Ajoutons pourtant que dans ses dix années de service militaire il élargit singulièrement le cercle de ses connaissances. Il parcourut l’Italie du Sud ; il vit ces riches et florissantes cités, tant samnites que grecques ; il s’informa de leur passé, de leurs traditions, de leurs coutumes ; esprit chercheur, il étudia, il composa, il rassembla ; la première idée de ses Origines dut dès lors se présenter vaguement à son esprit. De plus, le commerce continuel avec les villes et les habitants de cette région avait amplement suffi pour lui apprendre le grec ; mais de cette langue, tout comme de sa langue maternelle, il n’avait encore que des notions purement pratiques, et ce fut bien plus tard seulement qu’il en étudia la littérature[1]. Revenu à Rome, les luttes du Forum développèrent son talent : il apprit à parler, il fut éloquent d’instinct ; il devint orateur sans études préparatoires. Remarquons bien ce trait essentiel, qui jette la plus vive lumière sur sa personnalité : en tout, chez lui, la pratique devança la théorie. Lorsque plus tard — ce fut sans doute après sa censure — il trouva assez de loisirs pour s’occuper des lettres, c’est encore dans un but tout pratique qu’il en aborda l’étude. Le besoin de fournir des aliments à son activité, qui n’était plus entretenue sans cesse par les emplois publics, et à laquelle les travaux des champs ne suffisaient pas ; la nécessité de connaître mieux ce monde grec qu’il avait vu de près à Athènes, et qu’il combattait tous les jours à Rome ; enfin, la curiosité naturelle à tout esprit quelque peu développé, tels furent sans doute les premiers mobiles qui le poussèrent à étudier. Le désir de conserver la mémoire de ses paroles et de ses actions lui mit la plume à la main : il commença à écrire. L’histoire de sa patrie attira également son attention ; il rassembla les diverses traditions locales qu’il avait recueillies pendant ses voyages ; il consulta les vieux documents qu’il put trouver, il lut les rares écrivains qui avaient retracé avant lui l’histoire de Rome. Ici encore éclate sa supériorité. Cicéron n’hésite pas à le nommer l’homme le plus savant de son temps, et déclare qu’il savait tout ce qu’il y avait moyen de savoir à son époque[2]. On peut se figurer qu’il dut en avoir fini bientôt des monuments de la littérature romaine ; il ne pouvait guère trouver alors que des archives ou d’autres documents sans valeur littéraire. Il en fut tout autrement pour les écrivains grecs : il profita beaucoup de Démosthène, dit Plutarque, mais moins de Thucydide, ce qui prouve du moins qu’il le connaissait. On voit .de plus, par les fragments de ses œuvres et par les propos qu’on lui prête, qu’il devait avoir un certain nombre de notions sur le monde grec et sa civilisation[3] : il a même lu l’Odyssée, peut-être dans la traduction de Livius Andronicus, qui avait tant de vogue en ce temps-là[4]. Un des ses plus belles et de ses plus profondes paroles, c’est celle où il caractérise les Romains et les Grecs, et indique la différence profonde de leur vie politique : Ces derniers, disait-il, ne doivent leurs institutions qu’à quelques individus supérieurs, comme Lycurgue, Minos, Solon, Clisthène, etc. ; la société romaine au contraire est l’œuvre collective des générations et des siècles[5]. Quant aux poètes, qu’il estimait pet/, ils durent lui rester complètement étrangers ; il ne parait pas qu’il en ait connu d’autres qui Homère, et peut-être aussi quelques gnomologues, dans lesquels il aura trouvé plus d’une de ces sentences qui lui étaient si familières[6]. Plutarque assure qu’un grand nombre de celles qu’il a consignées dans ses Apophtegmes sont traduites du grec. Dans tous les cas, ce qu’il y avait de plus riant et de plus aimable dans l’esprit hellénique lui échappa complètement ; il n’était pas fait pour comprendre la divine harmonie des Muses, et le loup de la Sabine resta sourd toute sa vie à la voix des poètes enchanteurs. Quelle pourrait donc avoir été l’influence de la littérature grecqué sur luit Tout à fait nulle. Il l’avait abordée dans un esprit hostile ; il ne l’étudia que pour la combattre. Il envisageait avec défiance la grâce, l’esprit, la poésie ; tout cela ne servait, selon lui, qu’à altérer le caractère national. Il lui fallut se résigner pourtant à cette invasion progressive de la Grèce, qui venait, sur les champs de bataille de l’intelligence, vaincre à son tour ses vainqueurs. Græcia capta ferum victorem cepit. Déjà le riant anthropomorphisme de la Grèce forçait l’étroit sanctuaire où trônaient les froides divinités abstraites de Rome, et y introduisait tout le cortége de ses dieux armés de la foudre et de ses déesses aux bras blancs et aux lèvres de rose ; la langue grecque était devenue celle de la haute société ; les sophistes et les médecins grecs apportaient à Rome leurs poisons variés ; un Cratès, un Archagathos, un Carnéade se voyaient comblés de faveurs par le Sénat et par l’aristocratie ; le plus grand littérateur romain de l’époque, Ennius, se faisait gloire de marcher sur les traces des Grecs, et, au théâtre, un Plaute initiait la foule à toute la corruption et à tous les raffinements d’une société caduque. Bien plus, et malgré l’exemple d’Ennius qui du moins écrivait en latin, beaucoup de Romains employaient le grec dans leurs ouvrages littéraires, ce qui était un des plus grands et des plus légitimes sujets d’indignation pour le vieux censeur. Un membre d’une des plus puissantes familles d’alors, A. Postumius Albinus, avait écrit en grec un livre d’histoire, et s’excusait dans sa préface des fautes qu’il pouvait avoir commises dans une langue qui n’était pas la sienne. A-t-il donc été condamné à écrire par un décret des Amphictyons ? demanda Caton[7]. Le mot était aussi juste que mordant, mais il ne devait pas corriger les infatués de l’hellénisme. Caton lui-même, exagérant dans son sens, se laissa plus d’une fois emporter au delà des bornes de la raison. Pour lui, Socrate n’était qu’un bavard, un révolutionnaire, un homme qui voulait être le tyran de sa patrie, en corrompant les vieilles mœurs et en introduisant des croyances nouvelles[8]. Ne croirait-on pas entendre le réquisitoire d’Anytos, et, moins la poésie, la satire d’Aristophane ? C’est ici, il est vrai, -un conservateur quand même appréciant un philosophe novateur, mais c’est avant tout un Romain pratique et positif jugeant un Grec qui pense et qui invente : on dirait le génie des deux races personnifié dans deux hommes, et certes l’idéal socratique était tout ce qu’il y avait de mieux fait pour inspirer à Caton une aversion profonde. Un seul trait dans le caractère du philosophe athénien trouvait grâce à ses yeux : c’était la patience avec laquelle il avait supporté l’acrimonie de sa femme et la stupidité de ses enfants. Les rhéteurs ne lui déplaisaient pas moins que les philosophes : il ne comprenait pas qu’on pût, pendant plusieurs années, se livrer à l’étude de l’éloquence sur les bancs d’une école, lui qui, sans chercher à polir son langage et à arrondir ses phrases, parlait de l’abondance de son cœur, et était devenu orateur par la pratique, selon l’ancien adage romain : fit fabricando faber. On vieillit à l’école d’Isocrate, disait-il, et les disciples y sont des barbons ; aurait-on par hasard besoin d’éloquence chez le roi des ombres ?[9] Mais c’est surtout contre les médecins grecs que se déchaînait sa verve, un peu par jalousie de métier peut-être. La belle parole d’Hippocrate refusant les riches offres d’Artaxerxés pour se consacrer à ses compatriotes n’obtenait pas son admiration : Ce n’est là, disait-il, qu’une de ces hâbleries qui leur sont communes à tous[10]. Et il signalait les médecins comme la plus dangereuse catégorie de ces Græculi qu’on voyait affluer à Rome. Ils ont juré, disait-il avec son humour passionné, de tuer par leurs remèdes tous les barbares, mais ils le font à prix d’or, pour inspirer d’autant plus de confiance et pour nous faire disparaître plus facilement. Car nous-mêmes, ils nous traitent de barbares, et ils nous flétrissent plus encore que tous les autres de cette épithète d’Opiques[11]. Mon fils, je t’interdis les médecins[12]. En un mot, il regarde l’influence grecque comme tout à fait funeste à la république : chaque fois, dit-il, que cette race nous apportera ses lettres, elle gâtera tout : regarde cela comme parole de prophète[13]. Il conseille à son fils d’avoir seulement une teinte de la littérature grecque, mais de ne pas l’approfondir[14]. On ne peut méconnaître au fond de tout cela une pensée sérieuse et respectable : sauvegarder l’originalité du caractère romain, menacée par l’influence grandissante de l’hellénisme. Mais pour combattre avec succès l’invasion de la littérature étrangère, il eût fallu en créer une qui fût vraiment nationale et romaine, et Caton ne semble pas même y avoir jamais songé. Il en était incapable d’ailleurs ; ses livres sont tout ce qu’il y a de moins littéraire au monde. Ce fut un de ses contemporains, et, sans doute, un de ses partisans qui se chargea de cette tâche glorieuse et patriotique : il échoua moins par sa faute que par celle des circonstances, mais le nom de Nævius restera un des plus vénérables de toute l’histoire romaine. Caton, lui, ne fit encore une fois que signaler le mal sans indiquer le remède, que du reste il ignorait. Son activité littéraire fut à coup sûr des plus remarquables ; mais qu’il ait jamais découvert la mission sociale et morale de la littérature, qu’il ait cherché seulement à s’en frire une arme dans le combat, voilà ce que tout nous interdit de penser. Il prit la plume comme il avait pris la charrue, et, pour, dire plus, il ne la prit que lorsque sa main se fut fatiguée à guider le soc tranchant à travers le sol pierreux de la Sabine. La vieillesse lui faisait des loisirs forcés : quoi les employer sinon à écrire ? C’était d’abord un passe-temps ; c’était aussi un moyen d’augmenter sa réputation et de perpétuer le souvenir de sa gloire. Il commença par rédiger les principaux de ses discours[15] : le premier en date de tous ceux qui nous ont été conservés, c’est celui qu’il prononça devant les chevaliers près de Numance. Aucun ancien ne parle de ceux qui roulaient sur la loi Porcia et sur la loi Oppia, qui ne paraissent pas avoir été jamais écrit. ; et cela autoriserait peut-être à supposer que Caton commença par rédiger ses discours les plus récents, et qu’il remonta ainsi le cours de sa vie jusqu’à l’époque de son consulat, où la mort l’aura surpris. Il devait en avoir fait un nombre considérable ; Cicéron dit qu’il en avait écrit presque autant que Lysias, à qui on en attribuait 425, dont 230 étaient reconnus authentiques par les anciens. Et le grand écrivain se vante d’en avoir lu cent cinquante[16]. On n’en tonnait plus guère aujourd’hui que 70 à 80[17], et encore n’est-il resté de la plupart que le titre ou des fragments insignifiants. C’est là une perte des plus regrettables. L’âme de l’homme respirait tout entière dans les paroles de l’orateur : jamais peut-être, chez aucun autre, il n’a régné un si grand accord entre la parole parlée et la parole écrite[18], et ce serait presque faire injure à Caton que d’admettre qu’il ait pu habiller et polir plus tard les discours qu’il avait prononcés à la tribune. Il écrivait comme il parlait, sans art et sans fard, ayant toujours à la bouche le mot propre, l’expression caractéristique, quelque blessante qu’elle fût, tantôt accablant son adversaire sous les bordées incessantes de ses sarcasmes et de ses invectives, tantôt frappant ses auditeurs par la solennelle gravité de son accent : tour à tour railleur, incisif, véhément, austère, se servant encore de l’éloquence comme d’une arme à l’époque où les Grecs en avaient fait un objet de luxe. Les hautes sphères du pathétique et du sublime lui restèrent à jamais fermées, nous l’avons déjà dit ; mais, dans la région moyenne où il déploya ses forces, c’est à peine s’il a son égal. On l’appelait de son temps le Démosthène romain[19]. Cicéron ne met au-dessus de lui que Galba, le regardant d’ailleurs comme un orateur aussi accompli qu’on pouvait l’être alors[20]. A la vérité, il pousse un peu loin l’engouement quand il le compare à Lysias, si soigneux de la forme, si habile comme rhéteur, et, d’un autre côté, si pâle de couleur et si faible de souffle. Plutarque a fait justice de cette exagération patriotique[21], et Cicéron lui-même est obligé de convenir que l’éloquence de son héros manque de poli, que sa diction est âpre, inculte, hérissée de tournures embarrassées, sans aucune trace de nombre ou d’harmonie[22]. Mais, il rejette bien vite ces défauts sur l’époque où vivait Caton ; il aurait pu aussi les attribuer au caractère et aux tendances mêmes du personnage, qui n’a jamais aspiré à la perfection de la forme. Le plus grand de tous les orateurs non littéraires, voilà peut-être une définition assez exacte de cet homme étrange et puissant.

Pendant que le citoyen veillait ainsi au soin de sa réputation, le père de famille livré à d’autres sollicitudes pensait à son fils, et demandait également aux lettres leur concours dans l’œuvre si importante de l’éducation. La partie la plus attrayante de ses écrits est peut-être celle qui fut inspirée par cette préoccupation paternelle. Sous le titre général de Préceptes à son fils, il existait de lui plusieurs ouvrages sur des questions spéciales : l’un traitait de la médecine, l’autre de la rhétorique, un troisième de l’agriculture : peut-être le livre sur l’art militaire faisait-il également partie de cette catégorie. Écrits dans un but purement didactique, ces ouvrages étaient destinés à donner au jeune homme des idées exactes sur tout ce qu’il devait connaître, et à le prémunir contre les nouveautés pernicieuses qui avaient cours alors. Ainsi le livre sur la médecine le mettait en garde contre le charlatanisme des Grecs, ou contre ce que l’auteur voulait bien appeler ainsi ; il lui apprenait à s’en tenir à la bonne vieille médication latine, la seule recommandable aux yeux de Caton, toute chargée qu’elle était de pratiques ridicules et superstitieuses. N’importe : il fallait tout préférer à l’invasion des Grecs, redoutables jusque dans leurs présents, et dona ferentes. Caton recommandait à son fils l’emploi des recettes domestiques qu’il avait consignées dans un registre particulier, et dont il se servait pour tous les malades de la maison. Autant que nous pouvons en juger, le livre n’était que l’ouvrage d’un empirique, routinier jusqu’à repousser sans examen la science d’Hippocrate et de ses élèves, superstitieux jusqu’à recourir à l’emploi de formules magiques là où ses recettes restaient impuissantes.

Une autre partie des Præcepta traitait, comme nous le disions, de la rhétorique ; malheureusement cet écrit, qui serait pour nous le plus intéressant, est aussi celui dont il reste le moins : trois courts fragments dont deux seulement ont quelque signification. L’orateur, mon fils Marcus, est-il dit dans le premier, c’est un homme de bien habile à parler[23]. — Saisis bien la pensée, dit le second fragment, les expressions viendront d’elles-mêmes[24]. • Ce sont là des paroles d’or, que les rhéteurs romains ont enregistrées précieusement.

La troisième partie, qui traitait de l’agriculture, doit-elle se distinguer d’un autre ouvrage sur le même sujet, qui nous a été conservé sous le titre de De Re Rustica ? Oui, dit la généralité des critiques. Je n’hésite pas à répondre non, au risque d’être tout seul de mon avis. Ceux qui admettent deux livres différents se sont laissé tromper par cette circonstance que les anciens, en citant le De Re Rustica, l’appellent fréquemment, d’une manière générale, l’ouvrage sur l’agriculture ; on est parti de là pour supposer qu’il s’agissait d’un livre distinct. Ce qui semblerait confirmer cette conjecture, c’est que plusieurs passages rapportés par les anciens à un ouvrage de Agricultura, ne se retrouvent plus dans le De Re Rustica, tel que nous l’avons aujourd’hui ; mais cette preuve, si péremptoire en apparence, est absolument Sans valeur, puisqu’il est démontré, comme on va le voir, que le De Re Rustica ne nous est pas parvenu sous sa forme primitive, et qu’un grand nombre d’endroits en ont été altérés ou retranchés. C’est même là, à mon avis, la seule raison pour laquelle on s’est décidé à admettre l’existence d’un De Agricultura, dans lequel on s’est plu à introduire tous les passages dont on ne trouvait plus la place dans l’ouvrage véritable. Mais, si l’on y avait réfléchi plus sérieusement, on aurait hésité davantage avant de s’arrêter à la singulière supposition que notre auteur aurait écrit deux livres différents sur un sujet absolument le même, comme on le voit par tous les fragments.

On aurait pu se convaincre également que les anciens, d’ordinaire si négligents dans l’indication des titres, entendaient en réalité parler du De Re Rustica chaque fois qu’ils citaient le De Agricultura, comme nous le voyons manifestement par un passage de Varron qui me semble résoudre d’une manière victorieuse cette question si embrouillée[25].

Mais en voici une autre qui ne l’est pas moins. Est-on sûr de l’intégrité du livre t Non, encore une fois. Pline, qui l’a tant lu et cité, semble en avoir eu sous les yeux un texte fort différent du nôtre[26]. Ainsi, il dit que le dernier chapitre traite des asperges[27], et, dans le texte actuel, ce n’est que l’avant-dernier. Il est vrai que cela ne prouverait pas encore grand’chose, car Pline, liseur infatigable, dut avoir plus d’une distraction, et nous en avons des preuves dans les citations qu’il fait du livre[28]. Mais ce qui est plus grave, c’est que plusieurs passages qu’il affirme être tirés du De Re Rustica ne s’y retrouvent plus aujourd’hui. Lui et Columelle donnant d’après Caton les conditions d’un bon champ[29] : ces indications ont disparu du livre actuel, où pourtant elles avaient leur place marquée. Il attribue aussi à Caton cette sentence : Quidquid per asellum constat, vilissimum constat. On la chercherait vainement aujourd’hui. Attribuerons-nous encore toutes ces étrangetés à des distractions des auteurs anciens ? Elles seraient bien grandes et bien inexplicables dans tous les cas, et pourtant on oserait à peine révoquer en doute l’intégrité du livre, s’il n’y avait pas une dernière raison plus décisive : je veux parler de la confusion inouïe qui règne dans la distribution des chapitres, jetés pêle-mêle et sans aucune trace d’ordre. Van Bolhuys aura beau dire que l’ouvrage, n’étant que le journal d’un maître de maison, et composé de la manière la plus irrégulière, ne peut pas posséder les qualités que nous exigeons d’un travail littéraire : cela n’expliquera pas pourquoi, par exemple, au milieu de la description des travaux de boulangerie, se trouve soudainement jeté un remède pour les bœufs (chap. 83), pourquoi les recommandations sur la manière de faire le vin sont entrecoupées par le conseil d’enchaîner les chiens pendant le jour, afin qu’ils soient plus vigilants la nuit (chap. 124), pourquoi enfin les devoirs de l’intendant sont exposés tout au long au chap. 5, puis complétés au chap. 142 seulement.

Voilà, pour m’en tenir aux objections sérieuses, ce qui peut nous autoriser à croire que nous ne possédons pas l’ouvrage tel qu’il est sorti de la plume de Caton. Mais nous nous arrêterons là, et nous n’irons pas prétendre, avec quelques uns, que ce qui en reste aujourd’hui n’est pas de lui : on y reconnaît trop bien son style, sa tournure de phrase, sa tournure d’esprit, son caractère et ses mœurs[30]. Ce livre devait être, pour ainsi dire, le code du fermier, le manuel indispensable à tout maître de maison. Jamais écrit n’eut aussi peu de prétention au mérite littéraire : on y découvre à chaque ligne l’homme positif, qui consigne dans son journal du soir les résultats de son expérience de la journée. Certes, l’auteur eût été fort étonné si on lui avait dit que son livre passerait à la postérité, plutôt que ceux de M’. Pescennius Nolanus et de Manlius, qu’il cite[31], et qui avaient aussi, parait-il, écrit sur la matière.

L’ouvrage sur l’art militaire (De Re Militari) fut peut-être également inspiré à Caton par l’éducation de son fils, bien qu’il ne paraisse pas avoir fait partie des Præcepta. Il se peut que l’auteur en voulût faire une espèce de vade mecum pour le jeune Marcus quand il irait à l’armée, un catéchisme du soldat, comme dit Ribbeck. Il semble avoir eu une grande valeur aux yeux des anciens : Végèce, écrivain militaire, avoue qu’il doit énormément à Caton pour la composition de son propre ouvrage[32]. Encore un livre riche en conseils, en sentences et en maximes ! Dans toutes les autres entreprises, y était-il dit, une faute peut aisément être corrigée ; à la guerre elle n’est plus susceptible de remède : la peine suit immédiatement l’erreur[33]. Grâce à l’art militaire, le peuple, après des succès qu’il avait dus à sa seule énergie, pouvait aller, la couronne sur la tête, rendre grâce aux dieux, plutôt que de se voir, après ses revers, vendu sous la couronne[34]. Suivaient des recommandations minutieuses et précises sur la discipline, sur les peines à infliger, sur l’ordre à observer, sur mille autres détails enfin qui doivent être familiers à l’homme de guerre.

Outre ces ouvrages tout pratiques, Caton, dans ses moments de loisir, s’amusait à en composer d’autres, moins austères, et qui étaient pour lui un délassement non moins qu’un moyen de s’instruire. Il avait fait, sous le titre d’Apophtegmes, un recueil de paroles célèbres et de mots plaisants d’hommes connus. Cicéron, qui l’avait lu, en a, de son propre aveu, largement profité dans le second livre de son De Oratore, où lui-même rapporte un grand nombre de saillies et de paroles piquantes[35]. C’était une matière où Caton était passé maître, et il parait que peu de temps après sa mort on fit une compilation de ses propres bons mots, dans laquelle Cornelius Nepos et Plutarque doivent avoir largement puisé pour composer leurs biographies[36]. Il faut bien se garder de confondre ce dernier recueil, comme plusieurs l’ont fait, avec l’ouvrage de Caton dont je viens de parler, et de s’imaginer que lui-même aurait rassemblé ses plaisanteries sous le titre d’Apophtegmes.

L’antiquité connaissait aussi des Lettres de Caton à son fils. Plutarque n’en parle que par ouï-dire ; Cicéron semble en avoir lu une ; Festus en cite deux fragments, mais tout à fait sans valeur. Dans l’une, il félicitait le jeune homme sur le courage qu’il avait déployé à la bataille de Pydna[37] ; dans l’autre, il le prévenait que, renvoyé de l’armée par son général, après l’expiration de son terme de service, il n’avait plus le droit de prendre part aux combats sans un nouvel engagement[38]. Nous ne nous arrêterons pas davantage sur cet écrit, non plus que sur d’autres qui ont été à tort attribués à Caton, comme le livre sur le Droit Civil, œuvre de son fils[39]. Caton le père était d’ailleurs, au témoignage unanime des anciens, le premier jurisconsulte de sons temps, également versé dans le droit civil, dans le droit augural et dans le droit pontifical[40], et, s’il n’a pas écrit lui-même le livre, il l’a inspiré et a servi de guide à l’auteur[41].

Mais un ouvrage bien plus intéressant et qu’on ne saurait lui contester, c’est celui qui est intitulé Carmen de moribus. Il était probablement aussi adressé à son fils ; il devait être le complément de son éducation, et lui présenter sous une forme toujours grave et imposante la sève la plus pure de l’enseignement paternel. Aulu-Gelle nous en a conservé trois fragments qui font vivement regretter le reste[42]. Parlant des mœurs de l’ancienne Rome, les bonnes, celles qu’il avait toujours vantées et qui à l’époque de sa vieillesse n’étaient plus qu’un souvenir, il disait :

Nos ancêtres regardaient la soif d’acquérir comme la source de tous les vices. Quiconque passait pour dépensier, avide, élégant, vicieux, fainéant, ils le méprisaient. — En public, ils étaient soigneux de leur costume ; à la maison, ils ne regardaient qu’au nécessaire. Ils payaient les chevaux plus cher que les cuisiniers. Ils avaient peu d’estime pour l’art de la poésie. Ceux qui se livraient à cette étude, comme ceux qui couraient les festins, ils les traitaient de vagabonds (grassatores).

La vie humaine, disait-il aussi, est comme le fer. Exercez-le, il s’usera ; ne l’exercez pas, il sera dévoré de rouille. De même nous voyons les hommes s’user par le travail ; et, s’ils ne travaillent pas, l’inertie et l’inactivité leur fait plus de mal que le travail lui-même.

C’est là un langage plus élevé qu’il ne l’est d’ordinaire chez Caton, et qui ne serait pas indigne de celui de la poésie morale. Le Carmen de Moribus n’était-il peut-être pas, comme son titre l’indique et comme ses fragments semblent le prouver, écrit en vers ? C’est là une question que tous les érudits, jusqu’à nos jours, avaient tranchée dans le sens négatif. Pour eux, l’ennemi des poètes n’a jamais écrit de vers, et le mot de carmen doit être pris ici dans son ancienne signification de formule. Aulu-Gelle d’ailleurs, qui cite en prose les fragments que nous possédons, nous aurait bien prévenus qu’il les avait extraits d’un volume de vers. A cela on peut répondre que, si l’on veut conserver à carmen le sens de formule, il faudrait tout au moins ici le pluriel carmina ; de plus, qu’Aulu-Gelle nous avertit qu’il ne cite pas d’une manière textuelle les passages en question[43], et laisse pas conséquent place à toutes les conjectures. Guidé par cette double circonstance, Kärcher s’est de nouveau mis à la recherche, et il a découvert qu’effectivement les fragments conservés par Aulu-Gelle peuvent être tous ramenés, presque sans changement, à la forme poétique. Son opinion a fini par prévaloir, et, quoiqu’on ne soit pas tombé d’accord sur le rythme de ces vers[44], il est permis, dès à présent, de regarder le Carmen de Moribus comme un ouvrage poétique. Et certes ce n’est pas ce qu’il y a de moins piquant dans la vie de Caton, que de le voir décrier les poètes dans leur propre langue I

Mais, de tous les livres de Caton, il n’en est pas un seul qui égale en importance et en étendue son fameux ouvrage historique intitulé Origines[45]. On donnerait volontiers, dit Niebuhr, tout le Re Rustica pour retrouver ce précieux monument de l’ancienne historiographie. Malheureusement il n’en reste, comme des mures, que des fragments trop souvent mutilés ou sans valeur. Ce fut le dernier travail de la verte vieillesse de Caton ; il s’en occupait encore la veille de sa mort, puisqu’il y a inséré le discours qu’il prononça en 149 contre Servius Galba. Il le commença tard, dit Cornelius Nepos[46], et, en effet, on voit par un fragment qu’il composa le second livre pendant la guerre de Persée[47], c’est-à-dire entre 171 et 168, à plus de soixante ans[48]. C’était la première fois qu’on entreprenait d’écrire l’histoire de Rome dans la langue de Rome ; jusque là on n’avait employé que le grec. Caton eut ici le mérite d’ouvrir les voies, et il réussit, puisque ceux qui vinrent après lui adoptèrent la langue latine. On peut donc considérer cet homme si peu littéraire comme un des pères de la littérature romaine, et comme le créateur de la prose latine. Un autre honneur lui revient aussi : c’est d’avoir laissé loin derrière lui tous ses devanciers pour l’exactitude, pour l’érudition, pour le zèle des recherches, pour l’amour de la vérité. Cicéron n’hésite pas à le déclarer l’homme le plus savant de son temps, et c’est à l’historien surtout que s’applique un pareil jugement, confirmé d’ailleurs par Pline. Denys d’Halicarnasse parle de lui comme d’un des meilleurs historiens de Rome, et Solin renchérit encore sur cet éloge. Tout porte à croire d’ailleurs qu’il était mérité[49]. Caton avait puisé ses renseignements à la source : la plupart des documents historiques existaient encore de son temps ; il les avait consultés et largement utilisés. Sans parler des libri augurales et des mémoires de famille, il avait pu parcourir les libri Maximi, précieuse mine de renseignements authentiques[50], ainsi que les Annales et les Commentaires d’un grand nombre de villes italiques. Il vivait, dit Niebuhr, dans un temps très favorable à son entreprise ; tous ces peuples existaient ; ils étaient encore Etrusques, Osques ou Sabelliens, et, quoique l’on ne connût rien au-dessus du citoyen romain, la dignité des autres États n’était point anéantie ; la mémoire du passé n’était point devenue indifférente à leurs successeurs. Ils n’avaient pas moins que Rome leurs fastes et leurs indications annuelles ; enfin on cite des Annales[51]. Dans les lieux où la vieille langue n’était pas devenue incompréhensible, comme cela était arrivé à Rome, qui n’avait sauvé de la destruction générale que quelques fragments isolés, ces sources devaient remonter bien plus haut encore. Or, si d’année en année elles sont sorties des mains de l’autorité ou des prêtres, elles devaient êtres riches sans doute, mais d’autant plus authentiques pour les temps qu’elles atteignaient. Des peuples tels que les Osques, qui étaient familiarisés avec les arts de la Grèce, tels que les Sabelliens du sud, dont la participation à la philosophie des Grecs n’est pas une fable imaginée sans fondement, de tels peuples, disons-nous, ont eu vraisemblablement des historiens tant en grec que dans la langue du pays, longtemps avant qu’une littérature commence à Rome. Avant la guerre des Marses, cette dernière avait tous les caractères de la jeunesse, et cependant l’érudition et l’art de la parole étaient plus florissants encore chez les Latins, dénomination qui comprend ici tous les peuples d’Italie qui avaient adopté l’usage de la langue latine. Le vœu émis par  un chef de l’État tel que Caton, soit d’obtenir la communication des livres, soit même d’en avoir des traductions, était sans doute un ordre pour dés sujets de Rome[52].

On comprend qu’appuyé sur des pièces de cette nature, Caton n’avait pas besoin d’emprunter beaucoup à ses devanciers : à Fabius Pictor, à Cincius Alimentus, à C. Acilius et à A. Postumius Albinus. Tous les quatre avaient écrit sur l’histoire romaine, et Caton les avait certainement lus[53], mais il est douteux qu’il en ait beaucoup profité ; il n’est pas probable qu’ils eussent eu à leur disposition les sources qu’il employa, et, de plus, en littérature, comme dans tout le reste, il ne formait ses jugements que d’après ses convictions et son expérience à lui. Dans tous les cas, il ne reste pas la moindre trace d’un emprunt qu’il leur aurait fait[54].

Il est inutile après cela d’ajouter qu’il a encore moins utilisé les historiens grecs. et pour une autre raison : l’antipathie qu’il avait contre eux. On peut même douter qu’il les ait lus : Niebuhr croit qu’il n’a connu ni Timée, ni Antiochus, ni les Politien d’Aristote. Si parfois son récit concorde avec celui d’un historien grec, faut-il eu conclure qu’il l’a copié, et ne serait-il pas étonnant que cette concordance n’existât pas ? Une autre chose plus difficile à révoquer en doute, c’est l’influence indirecte des Grecs sur notre écrivain. Toutes ces légendes sur l’origine troyenne de la ville de Rome, tous ces mythes ethnologiques et étymologiques qui montrent tant de fois un héros de la race d’Hellen présidant à la fondation d’une ville d’Italie, sont-ils également croyables ? Beaucoup de ces mythes ne sont-ils pas de pure invention, et Caton, qui en a rapporté plus d’un[55], n’a-t-il pas été pris en défaut malgré toute sa vigilance patriotique ? Ajoutons pourtant que dès cette époque bon nombre en étaient tellement enracinés dans l’esprit du peuple, qu’ils faisaient pour ainsi dire partie de la tradition nationale et autochtone, et qu’ils ne devaient plus inspirer de défiance même à un Caton.

Cela ne diminuera donc en rien le crédit que nous pouvons lui accorder. La tendance pratique et positive de son esprit nous est un sûr garant qu’il ne s’est pas laissé entraîner par l’amour des légendes et des récits merveilleux ; l’intégrité de son caractère et de sa vie éloigne de lui jusqu’au moindre soupçon de fraude. Son amour de la vérité, sa scrupuleuse exactitude se montrent jusque dans ses fragments ; il ne se contente pas de croire sur parole les différents peuples relativement à leur histoire, il les contredit au besoin[56]. Là où il ne peut pas fournir des renseignements précis, il se tait, et il avoue franchement son ignorance.

Les Origines, ainsi appelées parce que leur but principal était d’exposer les commencements des cités italiques[57], se divisaient on sept livres dont Cornelius Nepos indique le contenu. Le premier racontait toute l’histoire antérieure à Romulus, et s’étendait jusqu’à l’expulsion des Tarquins. Il commençait par des considérations générales sur l’utilité des études historiques[58], que Salluste semble avoir imitées dans l’introduction de son Catilina. Il parlait des Aborigènes, les premiers habitants de l’Italie, qui occupaient la plaine des Volsques, et qui furent plus tard refoulés par les Sabins, cette race rude et énergique qui, dit l’auteur, a transmis ses mœurs au peuple romain[59]. Caton raconte ensuite l’arrivée d’Enée en Italie, ses combats avec Turnus et Mézence, la fondation d’Albe la Longue par son fils Ascagne[60], puis toute la légende de Romulus, la fondation de Rome, et les exploits de ses souverains jusqu’à l’abolition de la monarchie[61]. On ne sait quelle était l’étendue de ce récit, où il rapportait, entre autres, la légende de Larentia, celle de l’asile, la guerre avec Albe[62]. Les traits caractéristiques, les détails intéressants n’y manquaient pas : ainsi l’auteur rions dépeint le rite à observer pour fonder une ville : le fondateur devait mettre la toge à la manière de Gabies, c’est-à-dire, en se couvrant la tête d’un des pans en guise de capuchon, puis, avec une charrue attelée d’un taureau à droite et d’une vache à gauche, du côté de l’intérieur, il commençait à tracer l’enceinte, en ayant soin que toutes les mottes tombassent au-dedans ; là où il fallait une porte, il relevait le soc et interrompait le sillon[63]. La curieuse légende du dieu Terme, qui ne voulut pas se laisser prendre son temple pour faire place à Jupiter, était racontée également[64].

Le 2e et le 3e livre étaient consacrés à exposer les origines des villes italiques, dont une partie avait déjà été traitée dans le premier[65]. Le 2e embrassait l’histoire des villes du nord, le troisième celle des villes du sud de l’Italie. Caton parlait des Ligures, flétrissait leur ignorance sur eux-mêmes et leurs mensonges nationaux[66]. Il caractérisait les Gaulois par ces traits frappants qu’on croirait tracés aujourd’hui : Toute la nation s’applique avec ardeur à deux choses : au métier des armes et à l’art de la parole[67]. Il exposait les origines des villes et celles des peuples, essayant à l’occasion d’expliquer leurs noms par l’étymologie, tentative qui en ce temps devait naturellement rester sans succès[68] ; il racontait les traditions populaires, comme celle qui attribuait la fondation de Préneste à Cæculus, fils de Vulcain, que des jeunes filles allant à la fontaine trouvèrent assis dans un foyer, et qui reçut son nom à cause de l’exiguïté de ses yeux, que la fumée lui faisait fermer[69]. Il savait aussi qu’Oreste était venu à Taurianum avec Pylade et Iphigénie, pour expier le meurtre de sa mère ; en partant, il y avait laissé suspendue à un arbre son épée qu’on y voyait encore peu de temps avant Caton[70]. Ami de l’exactitude, il s’empressait de donner des renseignements précis et positifs dès qu’il le pouvait : il indiquait l’étendue du lac Larius (lac de Côme), le nombre des villes des Euganéens, celui des tribus des Boïens[71]. Des détails pittoresques et originaux assaisonnaient la description topographique. Il y a tel peuple, dit-il, où l’on va s’approvisionner d’eau comme d’autres s’approvisionneraient de bois ; on prend des haches et des courroies, on brise la glace comme du fer, puis on la lie avec les courroies et on l’emporte[72]. Sur le Sauracte et sur le Fiscellus, dit-il encore, il y a des chèvres sauvages, qui sautent d’une hauteur de plus de soixante pieds[73]. — On reconnaît le paysan, dit Jäger, à la prédilection avec laquelle il relève la fertilité du sol : A Tibur, quand on a coupé l’orge, on en sème de nouveau sur les montagnes et on fait une seconde récolte avant l’hiver. Près d’Ariminum il arrive en certaines années qu’un seul journal donne jusqu’à deux cents amphores de vin[74]. Chez les Insubres de la Gaule Cisalpine, on exporte tous les ans trois à quatre mille flèches de lard. Les porcs y deviennent si gras qu’ils ne peuvent plus ni marcher si se tenir debout : quand on veut les expédier, on doit les charger sur des chariots[75].

Le 4e et le 5e livre racontaient l’histoire des guerres puniques. Des détails sur Carthage, sur son gouvernement et sur ses mœurs[76] ouvraient l’histoire de cette lutte gigantesque, qui offrait à Caton l’attrait tout particulier de ses souvenirs personnels. Ce serait folie d’attendre d’un homme aussi passionné que Caton de l’impartialité historique : on peut juger avec quelle modération il devait aborder son sujet, lui qui commence en ces termes le récit de la guerre d’Annibal : Vingt-deux ans après la fin de la guerre (la 1re punique), qui avait duré 24 ans, les Carthaginois violèrent pour la sixième fois les traités[77]. Il relevait avec plaisir le contraste qu’il y avait entre la sévère discipline des Romains, chez qui l’on était puni quand on s’était seulement écarté des rangs, et le désordre, le trouble, la confusion qui régnaient parmi les Carthaginois : Plus d’une fois leurs mercenaires se sont entretués dans le camp ; plus d’une fois, des troupes entières de ces soldats ont passé à l’ennemi ; plus d’une fois ils ont attaqué leurs propres généraux[78]. Comme il insiste, au contraire, sur tout ce qui est propre à relever la gloire de Rome dans cette lutte dont les commencements furent si malheureux pour elle ! Avec quelle fierté patriotique il racontait le trait de courage d’un tribun militaire, Q. Cædicius, qui, pour sauver l’armée pendant la première guerre punique, se jeta au-devant d’une mort certaine avec quatre cents hommes, et n’échappa que par une espèce de miracle ! Les dieux immortels, ajoutait-il, ont fait trouver à ce tribun son bonheur dans son courage. Couvert de blessures, mais la tête intacte, il fut retrouvé parmi les siens, épuisé et n’ayant plus de sang ; on le releva, il guérit, et plus tard, par son courage et son énergie, il rendit encore plus d’un service à l’Etat, qu’il avait sauvé ce jour-là. Plaçons ce même exploit dans un autre milieu, et quelle différence Léonidas le Lacédémonien a fait la même chose aux Thermopyles ; toute la Grèce a chanté son courage et lui a prodigué les honneurs de la gloire : monuments, tableaux, statues, panégyriques, que sais-je encore ? On était ivre de reconnaissance. Mais le tribun militaire qui avait fait tout autant et qui de plus avait été couronné de succès, il n’a obtenu qu’une bien mince renommée pour prix de ses exploits[79].

Ce n’était pas non plus sans une secrète satisfaction qu’il rappelait les fautes que le destin semblait faire commettre au plus grand des Carthaginois pour le salut de Rome. Après la bataille de Cannes, le maître de la cavalerie lui dit : Envoie-moi avec la cavalerie à Rome ; dans cinq jours tu trouveras ton dîner cuit au Capitole. Mais Annibal hésite, et ce n’est que le lendemain qu’il fait appeler son lieutenant : Je t’enverrai avec la cavalerie, si tu veux. — Trop tard, répondit l’autre : les Romains sont prévenus maintenant[80]. Il est digne de remarque[81] que l’historien, on ne sait pour quelle raison, n’indique pas les noms des généraux : on ne trouve pas un seul nom propre dans toute l’histoire des guerres puniques, sinon celui d’un éléphant, détail qui a paru à Pline assez plaisant pour qu’il nous le conservât.

Dans les livres suivants étaient exposés, mais d’une manière sommaire[82], les événements qui se passèrent après les guerres puniques. L’auteur, on le comprend, ne s’oubliait pas lui-même : une bonne partie était consacrée à ce qu’il avait fait en Espagne ; mais le récit de son expédition, qui se trouvait tout au long dans ses discours, était plus succinct ici ; ce qui était particulier aux Origines, c’était encore une fois la description du pays. Caton parlait de l’Èbre, grand et beau fleuve, tout poissonneux, qui prend sa source chez les Cantabres[83]. Il décrivait les mines de fer et d’argent que lui-même fit exploiter, comme on sait ; il notait les particularités étonnantes du pays, entre autres une montagne de sel : plus on en ôte, plus il en revient ; un vent violent, le Cercius : quand vous parlez, il vous remplit la bouche, il renverse un homme armé, une voiture chargée[84]. L’ouvrage s’étendait jusqu’aux événements les plus récents, puisque l’auteur trouva encore le temps d’y raconter ceux qui se passèrent la dernière année de sa vie, et d’y introduire son discours contre Galba. Le livre, s’il en faut croire une conjecture ingénieuse[85], se terminait par des réflexions sur les mœurs des anciens Romains comparées à celles du temps présent : le censeur ne voulait pas, même dans un travail purement historique, perdre l’occasion de déposer une dernière leçon. Il peignait avec amour la simplicité d’un temps où les costumes d’hommes et de femmes étaient des plus modestes, et où l’on se contentait d’un dîner de deux services, pris dans l’atrium et accompagné de chants qui célébraient le mérite des ancêtres[86].

C’était, on le voit, une œuvre toute romaine, fière, hautaine, pleine de mépris pour l’étranger, mais en même temps originale, nourrie de choses, remplie des plus précieux renseignements, et dont la perte pour nous est irréparable. Je doute que l’antiquité ait possédé beaucoup de livres aussi sûrs, aussi consciencieux, et les écrivains postérieurs à Caton durent y puiser largement[87]. Cælius Antipater et Cassius Hemina y ont eu recours ; Polybe l’a lu et consulté avec fruit ; Tite-Live aussi, quoiqu’il ne le cite pas une seule fois dans sa première décade, ce qui prouverait peut-être que c’est là qu’il lui a le plus emprunté. Cornelius Nepos doit avoir en grande partie fait sa biographie d’après Caton lui-même. Ovide également a utilisé les Origines dans ses fastes[88]. Varron et Verrius Flaccus, les deux personnages les plus érudits de leur temps, les connaissaient à fond ce dernier avait même écrit un livre intitulé : De Obscuris Catonis[89]. Il est inutile de rappeler ici l’enthousiasme de Cicéron pour son Romain favori ; quant à Salluste, il semble avoir fait de Caton son modèle pour le style et pour l’expression, à tel point qu’une épigramme disait :

Et verba et votes multum furate Catonis,

Crispe, jugurthinæ conditor historiæ.

Pline cite fréquemment les Origines et doit en avoir profité plus souvent encore qu’il ne le dit. Virgile était plein de Caton, et c’est souvent d’après un passage des Origines que son commentateur Servius explique l’Énéide. Quant à Plutarque, il n’a connu que de nom l’ouvrage historique de Caton[90].

Mais, si l’historien resta toujours une source précieuse à consulter pour les érudits, le littérateur fut bientôt oublié et ne parvint jamais à la popularité. Assurément les écrivains de profession le lisaient, et même, comme Cicéron et Salluste, se prenaient d’un véritable engouement pour lui ; mais il y avait là autant de parti pris patriotique que de véritable admiration. Quant à la masse des lecteurs, hellénisés de plus en plus, ils se trouvaient tout à fait dépaysés dans le vieux milieu romain que le censeur faisait revivre devant eux, et ils croyaient avoir assez fait de respecter le vénérable père des lettres latines, et d’être plus prompts à le louer qu’à le lire. Cicéron se plaint de cette indifférence qui ne fit que grandir pendant tout le siècle d’Auguste. Au temps d’Adrien et de Marc-Aurèle, au contraire, on revint à Caton : on sait que le premier de ces empereurs le préférait à Cicéron, de même qu’il préférait Ennius à Virgile. Pour l’esprit novateur et blasé de cette époque, c’était un besoin de renverser les idoles anciennes, analogue à l’engouement qui de nos jours, en France, a fait préférer Ronsard à Racine.

Caton, à vrai dire, ne méritait :

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Il était loin d’être un écrivain médiocre, mais il n’était pas davantage un écrivain de génie. C’est l’homme, encore une fois, qu’on retrouve derrière l’écrivain : personnalité tellement puissante qu’il n’y a place que pour elle. Il ne faut pas lui appliquer les lois ordinaires de la littérature : il ne sait ce que c’est que les règles du style, l’art de varier son expression ; il est douteux que de sa vie il ait corrigé une seule phrase. Sa tournure, pour peu que l’idée soit complexe, est gauche, lourde, embarrassée, péniblement surchargée d’incidentes[91], horridula, comme disait Cicéron ; l’anacoluthe fréquente trahit une main qui n’est pas habituée à tenir la plume[92] ; souvent l’idée, ne parvenant pas à se dépêtrer des langes de la parole, la traîne sans fin après tombe et s’embarrasse dans ses plis, allonge la phrase sans rien ajouter à la pensée ; les synonymes s’accumulent ; l’asyndéton et le polysyndéton se suivent à chaque instant : c’est la parole de la conversation textuellement reproduite sur le papier.

Les beautés de ce style sauvage naissent de la même source que ses défauts. La synonymie y est souvent du plus grand effet ; les mots tombent coup sur coup, drus et serrés ; et, dans les bons moments, rien de plus solide que cette dialectique, rien de plus entraînant que cette narration, rien de plus nerveux que cette male éloquence. Vous chercherez en vain quelque chose qui se rapproche de cela dans les écrivains postérieurs, qui ont tous appris à écrire sous l’influence de la Grèce. Il n’en est pas un qui ne soit plus parfait que Caton ; il n’en est pas un qui soit aussi original, il n’en est pas un qui soit une expression aussi fidèle et aussi complète du génie romain.

 

 

 



[1] On a vu plus haut que Caton savait parfaitement le grec depuis sa jeunesse, puisqu’à 20 ans il était auditeur de Néarque à Tarente, et qu’en 190 il aurait pu, dit Plutarque, haranguer les Athéniens en grec s’il l’avait voulu. C’est donc par la plus étrange des erreurs que l’on va répétant qu’il n’apprit le grec que dans sa vieillesse. Bayle, dans son dictionnaire philosophique (art. Porcius), avait déjà deviné le vrai, et Tiraboschi (Storia della letterat. ital., t. 1) est bien malavisé de l’en reprendre. L’erreur provient de ce qu’on a mal compris les anciens, qui ont entendu parler de la littérature et non de la simple connaissance de langage. Tous disent literas græcas, ce qui ne peut se traduire ici que par lettres, littérature. Cicéron, Acad., 2, 2, 5 ; de Senect., 8, 26 ; Corn. Nepos, Caton, 3. Quintilien, 12, 11, 23 ; Valère Maxime, 8, 7, 1 ; S. Hieron. 1, 52 et 1, 989 (Migne). Plutarque, Caton, 2 dit παιδείας έλληνικής όψιμαθής, ce qui n’a pas même besoin d’explication, d’autant plus que le biographe donne ce renseignement immédiatement après avoir dit que Caton écouta les leçons de Néarque, et qu’il l’introduit par άλλως δέ. Le seul Tertullien (de Pallio, 3) dit : literas vocemque senex jam eruditus, mais on comprend que ce témoignage ne peut pas contrebalancer les autorités bien autrement sûres que nous citons. S’il était besoin d’autres preuves, je montrerais aussi, par les termes grecs qui se trouvent dans les discours de Caton, qu’il a dû connaître cette langue avant sa vieillesse, mais le témoignage unanime des anciens dispense de toute autre démonstration. Serai-je parvenu à en finir une bonne fois avec une erreur aussi tenace qu’inconcevable ? Je n’ose l’espérer.

[2] Cicéron, p. Arch. 7, 16 ; de Orat., 3, 15, 56 ; Pline, 14, 5. Corn. Nepos, 3, va bien plus loin encore : Non facile reperire possis, neque de Græcis, neque de Italicis rebus, quod ei fuerit incognitum. On va voir immédiatement tout ce qu’il y a à rabattre de cet éloge.

[3] Il connaît les Amphictyons (Plutarque, 12) ; la légende d’Oreste et de Pylade (Origg. III, 1) ; l’histoire de Léonidas (Ibid., IV, 7) ; il a emprunté un mot à Pisistrate (Plutarque, 24) et un autre à Thémistocle (Id., 8) ; il se moque d’Hippocrate (Id., 24), et d’Isocrate (Id., 23) ; la manière dont il parle de Socrate prouve qu’il est assez bien renseigné sur ce personnage.

[4] Il fait allusion à un épisode de l’Odyssée, ch. IX, et, ce qui ferait croire qu’il l’a même lue en grec, c’est qu’il en cite textuellement un vers (X, 495).

[5] Cicéron, de Rep., 2, 1, et 21, 37.

[6] Si l’on consentait à admettre cette supposition, on expliquerait du même coup pourquoi plusieurs sentences sont attribuées par les uns à Caton, par les autres à des grecs comme Moschion, Bias, etc. V. les Parœmiographi græci, éd. von Leutsch.

[7] Corn. Nepos, de Ill. Vir., 13 apud Aulu-Gelle, 11. 8 et Macrobe, Sat. 1, præfat. 15 ; Polybe, 40, 6 ; Plutarque, 12.

[8] Plutarque, 20 et 23.

[9] Plutarque, 23.

[10] Plutarque, 23.

[11] Opiques était le nom d’une peuplade de l’Italie qui fournissait des mercenaires aux Grecs : ceux-ci désignaient parfois sous ce nom tous les habitants de la presqu’île italique. Malheureusement le nom de Opicus avait une signification désagréable en latin, et Caton, par une méprise plaisante, partait de là pour accuser les Grecs d’insulter les Romains. V. Mommsen, I, p. 920.

[12] Præcepta ad filium, fig. 1.

[13] Præcepta ad filium, fig. 1.

[14] Præcepta ad filium, fig. 1. Literas eorum inspicere non perdiscere.

[15] C’est ce qui ressort de Cicéron, de Senect., 11, 38. Westermann veut qu’il ait seulement revu ses discours pendant sa vieillesse, mais ce n’est qu’une conjecture sans fondement. Si Corn. Nepos, 3, affirme que Caton fit des discours dès sa jeunesse, cela ne prouve pas davantage qu’il les ait écrits dès lors.

[16] Brutus, 15, 61 : quas quidem invenerim atque legerim. Cela prouve bien que les discours de Caton n’ont jamais été publiés en un seul recueil, ou du moins que ce recueil n’existait plus du temps de Cicéron.

[17] Meyer en donne 89 ; Jordan, beaucoup plus exact, en admet 80. Je serais tenté de réduire encore ce nombre en réunissant le cum in Hispaniam pro ficisceretur avec le de sumptu suo, le de ambitu avec le ne lex Bæbia derogaretur, etc.

[18] O. Ribbeck.

[19] Plutarque, 4 ; Appien, Hisp., 40 ; Diodore de Sicile, 31, 33 ; Suidas v. Κάτων.

[20] Cicéron, de Orat., 1, 37, 171.

[21] Plutarque, 7.

[22] Brutus, 15, 61 sqq. ; Orat., 45, 152 ; Aulu-Gelle, 6, 3.

[23] On sait comment un rhéteur parodia plus tard cette définition : Orator vir malus, dicendi imperitus.

[24] Rem tene, verba sequentur. C’est le vers de Boileau :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement

Et les mots pour le dire arrivent aisément.

[25] Varron, R. R., 1, 2, 28 : In magni illius Catonis libro, qui de agricultura est editu, scripta sunt permulta.... Ut hæc, quemadmodum placentam facere oporteat, quo pacto libum, qua ratione pernas sallire.... Scribit : si velis in convivio multum bibere, cœnareque libenter, ante esse oportet brassicam crudam ex aceto, et post aligna folia. — Il est fait allusion ici aux chap. 75, 76, 162, 156 du De Re Rustica de Caton.

[26] Les objections qu’on va lire sont de Gesner, dans la préface des Scriptores Rei Rusticæ. Van Bolhuys a cherché à les réfuter, tout en avouant lui-même qu’il ne veut pas trancher la question.

[27] Pline, 18, 8, 42.

[28] Ainsi 15, 13, 13, il dit que Caton ne fait pas mention du prunus sylvestris, et 18, 6, il l’indique lui-même d’après Caton. Il dit aussi 17, 24 que Caton n’a connu que la manière de greffer entre le bois et l’écorce, et pourtant plus loin il en cite encore une autre d’après Caton. Enfin il prétend donner sur la brassica des détails que Caton aurait oubliés, et ce qu’il dit se trouve dans le De Re Rustica, 156, où Varron, 1, 2, 28, l’avait déjà lu. De même les anciens s’accordent à dire que Caton donne aux prés le cinquième rang pour l’utilité, tandis que dans le De Re Rustica ils occupent le premier, et il ne faudrait pas conclure de là que le livre a été remanié, car Varron 1, 7, citant également le passage, est d’accord avec notre texte.

[29] Pline, 48, 6 ; Columelle, 2, 2, 20.

[30] Je rougis presque d’attacher encore quelque importance à cet argument fond ; sur le goût littéraire, quand je vois l’étrange abus qu’on en fait parfois. Ainsi Gesner dit que si l’ouvrage était réellement de Caton, on y remarquerait sans doute ces amœniores quasdam descriptiones et digressiones du De Senectute (!), tandis que Harlesius, de son côté, le trouve écrit avec trop d’élégance pour qu’on puisse l’attribuer à un paysan sabin ! Que de paroles inutiles de part et d’autre !

[31] Re Rust., 151, 152.

[32] Végète, 1, 13.

[33] Re Milit., fragm. 13.

[34] Re Milit., fragm. 2.

[35] De Orat., 2, 67, 271.

[36] V. mon Étude citée en tête de ce livre.

[37] Plutarque, 20.

[38] Cicéron, de Off., 1, 2, 10, où un faussaire a maladroitement interpolé un passage. Je ne sais d’ailleurs s’il ne s’agit pas de la même lettre dans Cicéron et dans Plutarque, et je serais même tenté de le croire.

[39] Aulu-Gelle, 13, 20 (18) le dit formellement ; Cicéron, qui l’a consulté, ne nous apprend pas s’il est du fils ou du père ; Festus en cite un fragment p. 157 M.

[40] Cicéron, de Orat., 1, 37, 171 ; de Senect., 11, 38 ; Corn. Nepos, 1 ; Quinet., 12, 11, 23 ; Valère Maxime, 8, 7.

[41] On lui attribuait encore chez les anciens un De liberis educandis (Macrobe, Sat., 3, 6) ; des Epistulicæ Quæstiones (Aulu-Gelle, 6 (7), 10) ; mais ces deux livres, pour ne parler que de ceux-là, appartiennent à Varron. V. Jordan, Prolegom., p. CVII sqq.

[42] Aulu-Gelle, 11, 2.

[43] Aulu-Gelle, 11, 2. Sparsim et intercise commeminimus.

[44] Kärcher (Philol., VIII, p. 727) proposait le tétramètre trochaïque, adopté également par Bœckh ; Fleckeisen (Catonianæ Pœsis Reliquiæ, Leipsig 1851), le vers sotadéen ; Ritschl enfin, le saturnien, le plus national à Rome et qui devait être plus cher à Caton. — Mais, l’attention une fois attirée sur ce point, on est allé plus loin, et Kärcher (Philol., IX, 184) a revendiqué pour notre héros les lemmes poétiques qui se trouvent au bas des distiques moraux de Dionysius Cato. Wölfflin (Philol., IX, 679) a donné, d’après des manuscrits inédits de la bibliothèque de Paris, un grand nombre de sentences catoniennes dont l’authenticité est assez discutable, et dont, beaucoup sont des vers complets ; Frœhner enfin (Philol., XV) a voulu retrouver dans les Origines la trace de plusieurs vers ! Voilà donc subitement Caton le censeur transformé en poète de profession ! Il y aura sans doute beaucoup à rabattre, mais la conclusion, à savoir que Caton a écrit en vers, est inattaquable, et sera une des plus intéressantes découvertes qu’on puisse faire relativement à ce personnage.

[45] Plutarque l’appelle ίστορίας (Caton, 20 et 25). Cornelius Nepos, Historias (Caton, 3). Tite-Live Annales, (épit. 49), Servius Historias (ad Virgile, Æn., 6, 842). Ce sont les seules exceptions, et encore Servius et Tite-Live eux-mêmes, dans tous les autres cas, disent également Origines.

[46] Senex historias scribere instituit. Caton, 3.

[47] Pline, N. H., 3, 14, 114 : Ameriam.... Cato ante Persei bellum conditam annis DCCCCLXIV prodit.

[48] Dans Tite-Live, 31, 5, le tribun de la plèbe L. Valerius discutant contre Caton à propos de la loi Oppia (195), lui cite ses Origines : Tuas adversus te Origines revolvam. Mais ce n’est là qu’un simple artifice oratoire de l’historien, qu’il n’est pas même nécessaire de réfuter.

[49] Cicéron, pro Arch., 7 ; de Orat., 3, 15. Pline, H. N., 14, 5. Denys d’Halicarnasse, præf. 7, 1, 17, et, 1, 11. Solin. Polyh., 2.

[50] Sur l’existence de ces documents au temps de Caton, v. Niebuhr et Schwegler, R. G., livre II. Van Bolhuys a consacré un chapitre intéressant aux sources de Caton. Mais à tous les raisonnements je préfère les paroles de Caton lui-même : Non lubet scribere quod in fabula apud pontificem maximum est, quotiens annona cara, quotiens lunæ aut solis lumini caligo aut quid obstiterit. Origg., 4, 1. Nous voyons d’ailleurs par un autre fragment sa sollicitude pour les documents authentiques : Probrum virginis Vestalis ut capite puniretur vir qui eam incestavisset verberibus necaretur, lex fixa in atrio Libertatis cum multis aliis legibus incendio consumpta est, ut ait M. Cato in ea oratione quæ de auguribus inscribitur. Ap. Festus, p. 241 M.

[51] Solinus parle de celles de Préneste, que Caton semble avoir consultées, car on y lit la légende de Cæculus qu’il a reproduite dans ses Origines, II, 22. Festus cite une histoire de la ville de Cumes, etc.

[52] Niebuhr, Histoire Romaine, Introduction, traduction de Golbéry.

[53] C’est ce qu’on peut affirmer du moins pour Postumius, dont il se moquait si agréablement.

[54] A la vérité, Denys, 1, 79, dit que pour un fait historique Caton a suivi l’opinion de Fabius, mais cette ressemblance entre les deux écrivains peut fort bien être fortuite et nous avons quelque raison de croire que Denys se sert d’une expression peu exacte, lorsque nous voyons que parmi ceux qui ont suivi l’opinion de Fabius il range aussi L. Cincius Alimentus, son contemporain, qui probablement, au lieu de copier Fabius, avait puisé son récit à la même source que lui, c’est-à-dire dans l’historien grec Dioclès. (Peter, p. LXXXI). Comment admettre d’ailleurs que, parce que deux historiens traitant le même sujet ont été d’accord sur un point controversé, l’un a nécessairement copié l’autre! Pour cet unique exemple où ils se trouvent d’accord, j’en puis citer au moins deux où le second contredit le premier d’une manière implicite. Ainsi Caton dédaigne de donner d’après les Grecs la date de la fondation de Rome, qui avait été indiquée par Fabius (I, 17), et il a une autre chronologie. De même il se tait sur le nombre des tribus de Servius (I, 22), que Fabius portait à 26. Il avait sans doute ses raisons pour ne pas admettre ce calcul, lui qui a bien donné le nombre des tribus des Boïens (II, 8). D’ailleurs Denys lui-même (II, 22) déclare Caton plus digne de foi que Fabius. Loin donc qu’on puisse prouver que Caton a tiré le moindre profit de Fabius, ou serait bien embarrassé de fournir une preuve concluante qu’il l’a seulement lu, quoique je ne veuille pas révoquer en doute ce dernier point. J’ai un peu insisté sur cette question parce que l’assertion que je combats se trouve encore reproduite dans le récent ouvrage de Teuffel, p. 185.

[55] Il attribue une origine grecque aux Aborigènes (I, 3), aux Sabins (I, 7, cf. pourtant I, 6, qui semble plus authentique) aux Vénètes (II, 9), à Pise (II, 13) à Falisque (II, 15) à Tibur (II, 24) à Politorium (II, 26) à Petelia (III, 3) aux Tauriens (III, 1), sans parler des fameuses légendes sur Albe et sur Rome, et de sa singulière affirmation que Romulus savait le dialecte éolien (I, 19).

[56] Origg., II, 1 : Ligures omnes fallaces sunt,... sed ipsi unde oriundi surit exacta memoria, inliterati mendacesque sunt et vera minus meminere.

[57] Denys d’Halicarnasse, 4, 15 ; Pline, 3, 21 ; Servius ad Virgile, Æn., 10, 179.

Ce titre était-il bien exact ? Pourquoi était-il donné à tout le livre lorsqu’il aurait dû n’en désigner qu’une partie ? N’est-il pas probable qu’après avoir d’abord entendu traiter simplement des Origines, Caton s’est ravisé ensuite, et a ajouté à son ouvrage une suite qui a pris le même nom, quoique le sujet qui y était traité fût fort différent ? Voilà quelques-uns des questions que depuis deux mille ans les anciens et les modernes débattent sans trouver de solution, et Tirant ils la trouveraient, elle ne les payerait pas de leurs efforts. J’ai préféré m’en tenir à Cornelius Nepos, aussi croyable et mieux renseigné que personne : secundus et tertius unde quæque civitas orta sit Italica : ob quam rem omnes Origines videtur appellasse. V. H. Peter, p. CXXXIII, sqq., qui expose et discute les différentes opinions et qui adopte une conclusion identique à la mienne.

[58] Principiorum ad historiam pertinentium species sunt tres : de historia, de persona, de materia. Aut enim historia bonum generalitur commendamus, ut Cato. (Excerpt. Rhet. e codice, Paris, 7530, edid. Halm). Ce passage semble avoir échappé à Jordan dans son édition.

[59] Origg. 1, fragm. 1-7. Au reste il attribue aux Sabins une origine lacédémonienne, qui explique à ses yeux le caractère de cette nation. C’est là un des exemples de cette influence indirecte des récits grecs dont je parle plus haut.

[60] Origg. I, fragm. 8-15.

[61] Origg. I, fragm. 16-24.

[62] Origg. I, fragm. 16, 20, 21.

[63] Origg. I, fragm. 18.

[64] Origg. I, fragm. 23. Cf. Tite-Live, 1, 55.

[65] C’est une conjecture infiniment probable quand on pense que l’histoire de l’origine des villes se liait intimement à celle de leurs premiers rapports avec Rome. Nous avons d’ailleurs la preuve que dans le premier livre étaient racontées au moins les Origines d’Albe (Oig., 1, 13 et 14) et d’Antemna (Ib., I, 25).

[66] Origg. II, fragm. 1 Cf. Tite-Live, 40, 37.

[67] Pleraque Gallia duas res industriosissime prosequitur : rem militarem et argute loqui.

[68] Origg. II, 18, 20 et 23. Marsus hostem occidit priusquam Pælignus ; propterea Marrucini vocantur, de Marso detorsum nomen. — Ideo Graviscæ dictæ sunt, quod gravem ærem sustinet. — Quia is locus montibus præstat, Præneste oppido nomen dedit.

[69] Origg. II, 22.

[70] Origg. III, 1.

[71] Origg. II, 7, 5, 8.

[72] Origg. II, 30. S’il faut en croire Sidoine Apollinaire, Majorien, en Gaule, aurait dû recourir au même procédé pour se procurer de l’eau :

...... Ligerimque bipenni

Excisum per frusta bibit.

[73] Origg. II, 16.

[74] Origg. IV, 20.

[75] Origg. II, 11. Cf. Polybe, II, 15, qui a peut-être copié Caton.

[76] Origg. IV, 2 et 6.

[77] Origg. IV, 10.

[78] V. Origg. IV, 4 et 3.

[79] Origg. IV, 7.

[80] Origg. IV, 12. Que cette historiette soit ou non authentique, peu importe ; ce qu’il faut noter, c’est que la croyance qu’Annibal avait commis une faute, en n’accourant pas immédiatement à Rome, était déjà répandue de son temps, c’est-à-dire, alors qu’on pouvait le mieux en juger.

[81] On a cherché à nier cela : je ne comprends pas que, sans aucune preuve, on ose révoquer en doute l’autorité de Pline (H. N., 8, 5, 11) et de Corn. Nepos, (Caton, 3) qui l’affirment de la manière la plus positive et qui avaient lu tous les deux les Origines. Il suffit d’ailleurs de lire le fragment que je viens de citer et celui sur Cædicius, où le nom propre est ajouté par Aulu-Gelle, qui, sans doute, avait lu le fait autre part, pour se convaincre de la chose. Est-ce par scrupule républicain ou pour une autre raison que Caton a omis les noms propres ? Cela serait difficile à dire. Nipperdey, n’osant pas démentir Pline et Cornelius, et ne voulant pas admettre ce qu’ils disent, a imaginé un moyen terme. Caton aurait nommé au commencement de chaque année les magistrats qui entraient alors en charge, puis, quand il aurait eu à reparler d’eux, il se serait contenté de les désigner par le titre de leurs fonctions. Cela me parait pauvre.

[82] Capitulatim, dit Corn. Nepos, Caton, 3.

[83] Origg. VII, 4.

[84] Origg. VII, 5. Ce Cercius des Celtibériens pourrait hie être le même nom que le Kirk, dieu du vent adoré par les Celtes de Gaule.

[85] Jordan, Prolegom., p. LXIX.

[86] Origg. VII, 7-13.

[87] Si, malgré les mérites supérieurs de Caton, les historiens postérieurs se sont toujours attachés davantage à Fabius Pictor, cela s’explique par la nature même des Origines, qui traitaient les premiers temps d’une manière toute particulière, et qui peut-être même ne racontaient pas les faits compris entre la chute de la royauté et la 1re guerre punique. V. plus haut, et surtout Peter p. CLI.

[88] Merkel, Fast. præf., p. LXXXII et E. Klussmann, Philol., XVI, p. 150.

[89] Aulu-Gelle, 17, 6, 2.

[90] V. mon Étude sur les sources du Caton de Plutarque.

[91] Qu’on en juge par cet exemple : Atque ego a majoribus memoria sic accepi, si quis quid alter ab altero peterent, si ambo pares essent, sive boni, sive mati essent, quod duo res gessissent, uti testes non interessent, illi, unde petitur, ei potius credendum esse, etc. Pro L. Turio contra Cn. Gellium.

[92] Exemples : Lepus multum somni affert, qui ilium edit. — Qui ager longe a mari aberit, ibi vinum græcum sic facito. — Risus erunt quicunque hæc faciet orator.