La manière dont Caton s’était acquitté de la censure lui avait valu la sympathie de tous les gens impartiaux. Ses ennemis eux-mêmes subissaient son ascendant ; il gouvernait par le respect comme autrefois l’Africain par l’admiration, et, au Sénat, où le nombre de ses adversaires ne devait pas être petit, sa parole était la plus influente et la plus écoutée de toutes. Plus d’une fois, quand il était absent, on différait une délibération importante pour qu’il y pût prendre part, et émettre son avis. Mais c’est le peuple surtout dont il possédait la faveur. Le nom de Caton était déjà alors ce qu’il fut depuis : le synonyme d’honnête homme. On voyait en lui une autorité quasi-infaillible dans les questions de mœurs et de morale politique ; on aimait à s’excuser d’une faute en alléguant qu’on n’était pas un Caton, et on appelait des Catons gauchers ceux qui maladroitement essayaient de l’imiter[1]. Quoique nous ne tenions cela que de lui-même, la manière unanime dont les historiens parlent de lui confirme ses dires. Et, pour peu que l’on soit attentif, on pourra aussi se convaincre que dans toutes les discussions d’intérêt général, c’est presque toujours à l’avis de Caton qu’on finit par se ranger : l’abrogation de la loi Oppia est un des très rares exemples du contraire, et date d’ailleurs d’un temps où son autorité n’était pas encore assise sur des bases aussi stables qu’elle le fut depuis. L’abrogation de cette loi, qui eut lieu malgré lui, n’avait en rien changé ses idées sur les questions somptuaires ; on en a déjà eu la preuve pendant sa censure ; on peut le voir encore par le discours qu’il prononça en faveur de la loi Orchia. Portée en 181 par le tribun de la plèbe de ce nom[2], elle fixait le nombre des convives qu’on pouvait inviter à un festin : les orgies qui accompagnaient les banquets des riches avaient nécessité cette mesure. Celui qui, au milieu de ses réjouissances, savait garder tant de sobriété et de retenue, ne pouvait manquer de favoriser une loi si bien en rapport avec ses goûts et ses principes : il la soutint, et elle passa. Mais, chère à la démocratie, elle était insupportable aux riches, qui bientôt commencèrent à la battre en brèche, et à en demander l’abrogation. On ne sait au juste en quelle année — peut-être après la promulgation de la loi Fannia — Caton prononça son discours intitulé Ne de lege Orchia derogaretur[3]. Au reste, cette loi eut le sort de toutes ses pareilles : elle ne fut jamais observée sérieusement, parce qu’elle aussi portait atteinte au plus précieux privilège du citoyen, à la liberté de sa vie privée. Une autre loi que Caton soutint également, ce fut celle que les consuls P. Cornelius Cethegus et M Bæbius Tamphilus, d’après l’autorité du Sénat, portèrent en 181 contre les brigues électorales. Toutes les lois destinées à tenir en bride les passions et le dérèglement des mœurs rencontraient de vives oppositions : il en fut ainsi pour la Bæbia, dont l’abrogation fut également demandée par le parti des nobles. Caton la défendit dans un discours dont il n’est resté que quelques mots[4]. Un autre jour, ce fut une question extérieure qui provoqua une de ses plus virulentes mercuriales. Les Romains, depuis plusieurs années, faisaient la guerre avec assez eu de succès à la petite peuplade des Istriens ; l’indiscipline qui commençait à s’introduire dans l’armée avait altéré profondément le courage et la confiance du soldat. Aussi avait-on vu les vainqueurs d’Annibal fuir honteusement, en proie à une inexplicable panique, devant les hordes de ces barbares[5]. Caton, au Sénat, s’indigna d’une si criminelle lâcheté. De son discours[6] il ne nous est resté qu’un mot, mais caractéristique : il parle de misérables petits combats[7] livrés par les maîtres du monde à des barbares sans nom et sans force. Ces invectives étaient dirigées contre les ennemis publics ; les ennemis personnels n’étaient pas oubliés. En 179, on avait créé censeurs M. Æmilius Lepidus et M. Fulvius Nobilior[8]. Ces deux hommes, autrefois ennemis mortels, s’étaient réconciliés depuis qu’ils étaient devenus collègues, et avaient rempli leurs fonctions dans un accord parfait. Leur administration fut une des plus remarquables par le grand nombre de travaux publics qu’ils entreprirent Fulvius entre autres fit une basilique, la deuxième qui fut bâtie à Rome. Les deux censeurs ne se montrèrent pas moins sévères que Caton et Valerius dans la gestion des deniers de l’État : beaucoup de particuliers, qui s’étaient emparés des chapelles publiques pour y célébrer leur culte privé, se virent expulsés. Tite-Live n’indique pas les griefs que les deux collègues purent fournir à Caton ; pourtant, si l’on réfléchit que Lepidus fit construire un môle près de Terracine, où il avait des biens-fonds, et que tous les deux permirent de détourner l’eau des conduits publics, moyennant une certaine somme[9], alors que Caton avait impitoyablement réprimé cet abus, on comprendra l’animosité de l’austère Tusculan. Il fit une sortie des plus vigoureuses contre Fulvius, son ennemi personnel, et, au Sénat, il prononça un discours où il critiqua son administration, soumettant au creuset, de son âpre analyse tous les actes du censeur. C’était la troisième fois qu’il se trouvait en présence de Fulvius après les Scipions, on ne lui connaît pas de plus grand ennemi que cet homme, qui appartenait d’ailleurs à leur parti, et en était un des chefs depuis que cette puissante famille avait disparu de la scène. En 171, les consuls, au moment de partir pour la guerre de Macédoine, proposèrent au peuple de leur confier pour cette année l’élection des tribuns militaires[10]. Depuis longtemps, ces nominations avaient été abandonnées aux comices, d’abord par moitié, puis tout à fait. Le peuple, jaloux de sa souveraineté, n’aimait pas d’en déléguer à qui que ce fût une partie aussi précieuse que le choix des principaux chefs militaires ; mais cette prétention, en soi fort juste, était, dans l’espèce, très dangereuse et très préjudiciable aux vrais intérêts de la république : le général n’avait pas autant d’action sur ses tribuns, ni surtout autant de confiance en eux, que s’il les avait nommés lui-même. Cela était d’autant plus évident à cette époque que la discipline militaire se relâchait d’une manière effrayante. Aussi le discours que Caton fit à cette occasion[11] doit-il avoir été favorable à la proposition des consuls : homme de discipline et d’autorité, il comprenait combien il était important pour le général d’avoir des coopérateurs sur lesquels il pût compter. La même année vit arriver à Rome une députation des deux Espagnes, pour se plaindre des vexations dont les provinciaux étaient l’objet de la part de leurs gouverneurs. Depuis longtemps, en effet, les provinces étaient, aux mains de quelques hommes, de véritables satrapies où il s’agissait d’amasser le plus d’or possible, pour revenir à Rome étaler un faste scandaleux et gagner, par des largesses au peuple, de nouvelles dignités. L’autorité des gouverneurs était presque absolue, nulle loi n’étant intervenue jusqu’alors pour régler leurs rapports avec les sujets ; ils s’en servaient le plus souvent pour s’enrichir, eux et leurs créatures, et des administrations irréprochables comme celle de Caton furent toujours des exceptions très rares. L’Espagne put mieux apprécier encore les bienfaits de son gouvernement lorsque, après lui, elle tomba aux mains des plus odieux exacteurs. A la fin, perdant patience, elle recourut au seul moyen légal qui lui fût laissé : l’appel au Sénat. Des députés vinrent supplier à genoux l’auguste assemblée de ne pas souffrir que les alliés du peuple romain subissent un traitement pire que ses ennemis ; puis ils accusèrent formellement M. Titinius et P. Furius Philus, préteurs de la Citérieure en 174, et M. Matienus, préteur de l’Ultérieure en 173[12]. Les chefs d’accusation étaient très nombreux, l’autorité illimitée des gouverneurs leur ayant donné l’occasion de faire sentir leur tyrannie partout. Les exactions dans tous les cas étaient évidentes, et le Sénat ne pouvait pas refuser satisfaction aux justes plaintes des opprimés. Il déféra donc la question au préteur L. Canulejus Dives, à qui était échue la province d’Espagne pour cette année. Conformément aux ordres reçus, Canulejus institua, pour juger chacun des accusés, une commission de cinq récupérateurs choisis dans l’ordre sénatorial ; on accordait ainsi aux plaignants la faculté de choisir des patrons qui devaient prêter à l’accusation l’appui de leur éloquence. Caton avait laissé trop de bons souvenirs en Espagne pour qu’on l’oubliât en cette circonstance où l’on avait besoin d’un honnête homme ; il fut choisi comme patron avec P. Cornelius Scipio Nasica et L. Æmilius Paulus, deux hommes de bien qui avaient administré l’Espagne Ultérieure avec la plus grande justice, et C. Sulpicius Galba, personnage d’un vaste savoir et d’une haute probité La première cause portée devant les récupérateurs fut celle de M. Titinius ; ajourné deux fois de suite, il fut acquitté à la troisième. Il n’y avait là rien d’étonnant ; les juges étaient complices ; la plupart s’étaient trouvés ou devaient se trouver dans le même cas que les accusés, et se sentaient naturellement disposés à une indulgence dont ils avaient besoin eux-mêmes. Après cet acquittement, les députés des deux provinces, ne pouvant s’entendre, séparèrent leurs causes : peut-être espéraient-ils l’emporter plus facilement en précisant davantage chaque accusation. Caton et Scipion n’eurent donc plus à parler que pour la Citérieure, contre son ancien préteur Furius Philos. Il ne nous reste qu’un fragment sans valeur du discours de Caton contre celui-ci, mais ce fut assurément l’un des plus remarquables qu’il prononça. A chaque grief qu’il articulait contre l’accusé, il devait éprouver une satisfaction intime à comparer son administration si intègre, si honnête, avec la scandaleuse conduite de l’autre. Deux fois la cause fut débattue, et Furius était sur le point d’être condamné, lorsque, pressentant le coup, il se retira volontairement en exil à Préneste, pendant que Matienus, exposé au même danger, partait pour Tibur. Ainsi tomba l’accusation ; et, s’il faut en croire les rumeurs publiques, l’action de la justice fut entravée par ceux-là mêmes qui auraient chi la faciliter. Ces soupçons furent confirmés encore par la démarche du préteur Canulejus, qui, craignant de voir les accusations se multiplier, partit précipitamment pour sa province[13]. Pourtant les réclamations des Espagnols ne restèrent pas tout à fait stériles. Si les coupables échappèrent au châtiment, du moins on obtint des garanties pour l’avenir ; un sénatus-consulte défendit au gouverneur de province de fixer lui-même le prix du blé que devaient livrer les provinciaux en vertu de la loi, et d’envoyer dans les villes des préfets avec mission de lever l’argent. Cet allégement à la condition des sujets de Rome fut dû en grande partie sans doute à l’énergique intervention de Caton, qui, après avoir tant fait pour la répression des abus, ne devait pas déployer moins de zèle à les prévenir désormais. Il suffit de se rappeler son attitude en Sardaigne et en Espagne, pour voir que le sénatus-consulte fut rendu sous ses auspices, peut-être même dicté par lui ou par son ami Valerius Flaccus, prince du Sénat. Mais cette passion pour la justice, qui est pour nous le côté le plus sympathique de cet homme remarquable, lui valut des haines acharnées, et Cicéron dit expressément que cette dernière affaire lui attira un grand nombre de puissantes inimitiés[14]. Sans se laisser déconcerter par les attaques, ni même par les procès qu’on lui suscitait incessamment, Caton poursuivait toujours sa ligne de conduite droite et invariable. En 169, il remporta un nouveau succès : il recommanda la loi de Q. Voconius Saxa, tribun de la plèbe, qui défendait aux riches d’instituer une femme héritière. Le but de cette loi n’était pas, comme le prétendent quelques-uns[15], d’empêcher le morcellement des grandes fortunes : les démocrates qui la proposaient, l’austère citoyen qui l’appuyait, devaient avoir des préoccupations bien différentes. Ils savaient que c’était surtout par les femmes que le luxe s’introduisait et se propageait ; il fallait donc le leur rendre impossible. De plus, les femmes trop riches devenaient, pour un mari qui avait moins de fortune, de véritables despotes ; la légitime prépondérance de l’homme dans la famille souffrait de cet état de choses, et, aux yeux de Caton, c’était là une des causes les plus actives de la démoralisation croissante. Il parla dans cet esprit. D’abord, votre femme vous apporte une grande dot, mais elle garde par-devers elle une bonne somme qu’elle ne laisse pas au pouvoir de son mari. Plus tard elle la lui prête, et lorsqu’elle s’est fâchée contre lui, elle le fait poursuivre et obséder par un misérable esclave à elle[16]. En 167, nouvelles luttes oratoires. Paul-Émile revenait victorieux de la guerre de Macédoine, après avoir vaincu Persée dans la bataille décisive de Pydna. Le fils de Caton, qui servait sous les ordres de l’illustre général, s’était distingué à cette journée par un fait d’armes mémorable. Dans la chaleur de l’action, il avait reçu une blessure qui lui avait fait tomber le glaive des mains : on sait que la perte du glaive était pour le Romain aussi déshonorante que pour le Spartiate celle du bouclier. Mais le jeune homme retourne à l’ennemi à la tête de quelques compagnons d’armes, et parvient, grâce à des prodiges de valeur, à reconquérir son épée sur un tas de cadavres. Ce beau trait fut rapporté au consul, qui, après la victoire, en félicita l’auteur devant toute l’armée[17] Paul-Émile prit en affection le digne fils d’un tel père, et sans doute cet exploit ne contribua pas peu à faire obtenir plus tard, au jeune plébéien, la main de Tertia, fille de Paul-Émile[18]. Cette alliance témoigne de la sympathie et de l’accord qui devaient régner entre les doctrines politiques du général et de l’ancien censeur Tous deux étaient conservateurs avant tout, et subordonnaient les intérêts de famille et de parti au salut public, qui pour eux consistait dans le maintien des vieilles mœurs. Cette estime réciproque, jointe aux relations plus intimes qui dès lors peut-être existaient entre eux, suffit amplement pour expliquer l’attitude que Caton parait avoir prise, lorsqu’on discuta le triomphe de Paul-Émile. Quel honneur avait jamais été mieux mérité ? Mais l’intégrité de ce général, la sévérité avec laquelle il avait fait observer la discipline, le soin scrupuleux qu’il avait mis à suivre les vieilles traditions, lui avaient fait une foule d’ennemis, non seulement parmi les démagogues de Rome, mais encore parmi les soldats de sa propre armée que, depuis longtemps, des généraux plus indulgents avaient habitués à se permettre tous les excès. Le fameux Servius Sulpicius Galba, qui avait servi sous lui en Macédoine, et qui le haïssait personnellement, fit tout ce qu’il put pour l’empêcher de triompher. C’était aux soldats surtout qu’il s’adressait, les excitant contre leur chef, les pressant de s’opposer au triomphe par leur vote et par leurs accusations. Servius attendait tout des dispositions de l’armée : comment, en effet, accorder à un général un honneur contre lequel auraient protesté ses propres soldats ? Déjà ces basses intrigues avaient gagné une bonne partie de l’armée, et il était à prévoir que l’illustre vainqueur de Pydna, malgré l’indignation de tous les honnêtes gens, se verrait honteusement refuser une faveur à laquelle il avait tant de droits, lorsque quelques hommes de mérite résolurent de s’opposer à ce scandale. M. Servilius, personnage consulaire, prit la parole devant l’armée et le peuple réunis, et chercha à faire rentrer dans le devoir les soldats égarés. C’était le cas, ou jamais, pour Caton, de prendre la parole. Un des plus vertueux citoyens de la république, après s’être comblé de gloire et avoir rendu à sa patrie d’immenses services, était vilipendé pour le zèle et le dévouement avec lequel il avait fait régner la vieille discipline, st chère au cœur du censeur ! Les mauvais citoyens ne se contentaient plus de se tenir sur la défensive vis-à-vis des lois qui auraient dia les frapper ; ils poussaient l’insolence jusqu’à attaquer les bons. Et Caton n’aurait point parlé, lui qui était plein de respect et d’attachement pour Paul-Émile, lui dont le fils avait été si honorablement traité par ce général ? On se persuadera difficilement qu’il ait pu se taire, surtout si l’on se rappelle que les anciens ont connu et qu’Aulu-Gelle cite de lui un discours intitulé Ad milites contra Galbam[19]. Je ne crois donc pas être trop téméraire en admettant que ce discours, dont personne jusqu’à présent n’était parvenu à fixer la place, a été prononcé au sujet du triomphe de Paul-Émile[20]. Quoi qu’il on soit, les cabales furent déjouées, et le vainqueur de Pydna put gravir triomphant la colline sacrée du Capitole. Qu’allait-on faire de la Macédoine vaincue ? Replacer sur le trône le perfide et haineux Persée, il n’y fallait pas songer ; la Macédoine était d’ailleurs un État puissant et trop voisin de l’Italie pour qu’on pût sans danger le laisser subsister, alors surtout que l’on connaissait sa haine du nom romain. D’un autre côté, comme on avait affiché vis-à-vis du monde grec le rôle de patrons et de protecteurs, il ne semblait guère décent de réduire tout d’un coup en province romaine la plus puissante des nations helléniques. L’eût-on voulu, on allait se heurter à des obstacles sans nombre, qui feraient de cette conquête un véritable fléau pour la république : les séditions incessantes d’un peuple fermement attaché à sa dynastie, l’exploitation de ses sentiments nationaux par d’habiles meneurs, le trouble et les agitations que le parti macédonien ne manquerait pas de susciter en Grèce. On recourut alors à an expédient. Le Sénat proclama la liberté de la Macédoine ; mais, pour l’empêcher d’être dangereuse, il la coupa en quatre parties qui désormais auraient chacune leur administration et leur gouvernement indépendants, et qui ne conserveraient plus aucune relation entre elles : le connubium et le commercium réciproques leur furent rigoureusement interdits. Caton s’était fait D’apologiste de cette demi-mesure, en indiquant bien nettement qu’il ne demandait cette ombre de liberté pour la Macédoine, que parce qu’il était convaincu qu’on ne pouvait pas maintenir ce pays sous le joug[21]. Au point de vue moral, cette politique est jugée d’avance ; elle subordonne tous les droits au seul intérêt de Rome, et, en cela, elle est digne de l’homme qui la préconisait. Mais au point de vue purement pratique, elle n’était pas moins condamnable : ce n’était qu’un palliatif impuissant à conjurer aucun des périls que l’on redoutait, témoin les succès du Pseudo-Philippe en 149. Après la défaite de cet imposteur, qui avait failli devenir dangereux, les Romains s’aperçurent de leur faute ; ils renoncèrent à leur gênante affectation de générosité, et ils convertirent simplement la Macédoine en province romaine (148). Mais alors Caton n’était plus. Si l’équité commande de réprouver son rôle dans cette dernière délibération, où les intérêts exclusifs de Rome lui firent sacrifier ceux de la justice, en revanche on va, dans une discussion nouvelle, le voir assez heureux pour parler à la fois au nom de la république et au nom de l’humanité. Le petit État marchand de Rhodes avait été l’ami et l’allié du peuple romain dès le premier jour où celui-ci se montra en Orient. Il lui avait rendu de grands services pendant la guerre contre Antiochus, et en avait été récompensé par des prévenances toutes particulières. Rome savait magnifiquement payer les bons offices. Mais les égards qu’elle eut pour ces marchands grecs leur tournèrent la tête : ils se crurent une véritable puissance ; ils s’imaginèrent que les soins dont ils étaient l’objet de la part du Sénat étaient un effet du respect et de la crainte non moins que de la reconnaissance ; habitués depuis longtemps à ne pas rencontrer de maître dans la Grèce dégénérée, peu s’en fallut qu’ils ne crussent pouvoir traiter d’égal à égal avec la république romaine. Cette prétention s’était manifestée de la façon la plus ridicule pendant la guerre contre Persée. Ce misérable roi, qui ne savait ni observer la paix ni faire la guerre, après avoir en vain cherché à faire entrer les Rhodiens dans son alliance, les supplia enfin d’obtenir pour lui la paix avec les Romains. Déjà excités par une faction hostile à ceux-ci, les bons bourgeois de Rhodes eurent la malencontreuse idée de s’interposer entre Rome et la Macédoine. Ils notifièrent à Persée, au consul romain, au Sénat lui-même, que leur commerce était en souffrance par suite de la guerre, et qu’ils armeraient contre celui deux partis qui refuserait de suspendre les hostilités. Le Sénat, indigné de cette outrecuidance, renvoya l’ambassade avec des marques de mépris, et déclara en même temps libres la Carie et la Lycie, provinces qu’il avait précédemment données aux Rhodiens. Mais ce n’était pas tout. Après la défaite de Persée, les Rhodiens envoyèrent une nouvelle ambassade pour se disculper et détourner la colère du Sénat. Elle fit reçue de la manière la moins équivoque ; on ne lui rendit aucun des honneurs de l’hospitalité, et ce ne fut qu’à force de larmes et de supplications qu’elle parvint à obtenir une audience du Sénat. On comprend que l’orgueil assez légitime des Romains eût été profondément blessé par l’attitude précédente des Rhodiens ; ce que l’on comprend moins, ce fut la conduite de M. Juventius Thalna, préteur urbain chargé de la juridiction entre citoyens et pérégrins. Avec une sauvage animosité il poussa le peuple à déclarer la guerre aux Rhodiens ; bien plus, par une violation expresse du mos mojorum, il en fit la proposition aux comices, avant d’avoir consulté le Sénat, qui seul avait qualité pour proposer la guerre. Pendant que cet homme à demi-fou de vanité, et dévoré d’une ambition fiévreuse[22], soulevait ainsi les basses rancunes de la foule dans l’espoir qu’on lui confierait la direction de l’entreprise, les ambassadeurs rhodiens étaient au Sénat, où ils cherchaient à excuser leur patrie. Là, tout le monde était irrité contre eux, et surtout les magistrats qui avaient pris part à la guerre de Macédoine. Lorsque les Rhodiens eurent fini leur humble supplique, ils sortirent de la Curie, et la délibération commença. Il est certain qu’en présence de la violente animosité qui régnait contre la pauvre petite république, le sort le plus cruel allait lui être réservé, si Caton n’avait généreusement pris sa défense[23]. On devine facilement les raisons qui durent le décider. Rome, pour venger de misérables blessures d’amour-propre, allait se jeter de nouveau dans une guerre lointaine et coûteuse, qui ne contribuerait ni à sa gloire, ni à sa puissance, et qui ne ferait que la mettre une fois de plus aux prises avec les séductions de l’Orient. Autant il eût importé de punir les Rhodiens s’ils avaient compromis par leur conduite le prestige du peuple souverain, autant il convenait de les épargner alors qu’on ne pouvait raisonnablement leur reprocher aucun acte, et qu’on les voyait prosternés aux pieds du Sénat. A n’envisager les choses qu’au point de vue de l’intérêt romain — et l’on peut croire que c’est le seul où Caton se plaça — la guerre était donc inutile ; bien plus, elle était dangereuse, car les promoteurs de l’entreprise laissaient assez voir, par leur zèle bruyant et immodéré, qu’ils attendaient de splendides dépouilles. Le patriotisme de l’ancien censeur s’alarma de ce déchaînement de cupidités et de convoitises ; ce lâche empressement à écraser un petit peuple sans défense lui inspira du dégoût, à lui qui avait lutté contre Annibal ; il prit la parole au milieu de l’Assemblée toute prête à crier aux armes, et il déconseilla la guerre. Écoutons encore cette voix si respectée au Sénat[24]. Par une bonne fortune inappréciable, nous avons conservé d’assez longs fragments de ce discours : Je sais que l’habitude est, chez
la plupart des hommes, que dans la prospérité et dans le succès leurs âmes
s’enflent, et que leur orgueil et leur fierté croit et grandit ; aussi j’ai
grand’peur, maintenant que les affaires ont si bien marché pour nous, que
dans nos résolutions nous ne nous arrêtions à quelque chose de fâcheux qui
ébranle notre prospérité, et que notre joie actuelle ne soit trop grande.
L’adversité dompte les hommes et leur apprend ce qu’il faut faire ; la
prospérité au contraire nous pousse, à force de joie, hors du chemin de la
sagesse et de la raison. C’est pourquoi je vous engage et je vous exhorte
d’autant plus à différer encore cette affaire de quelques jours, afin que,
revenus d’une si grande allégresse, nous rentrions en possession de
nous-mêmes. Et pour moi, je crois que les
Rhodiens ne désiraient pas que nous combattissions comme nous avons combattu,
ni que le roi Persée fût vaincu. Mais ce ne sont pas les Rhodiens seulement
qui ne l’ont pas voulu, mais beaucoup de peuples et de nations ne l’ont pas
voulu non plus, je crois. Et je ne sais pas s’il n’y en a pas eu qui en cela
désiraient voir un affront nous arriver. Mais les Rhodiens du moins redoutaient
que, s’il n’y avait plus personne que nous craignissions, et si nous faisions
tout ce qui nous plairait, ils ne se trouvassent dans notre pouvoir et dans
notre esclavage. C’est par peur pour leur liberté, je pense, qu’ils ont
raisonné ainsi. Mais les Rhodiens n’ont cependant jamais aidé Persée, je
crois. Voyez combien, dans nos affaires privées, nous agissons avec plus de
précautions ! Car chacun de nous, s’il pense qu’il
se prépare quelque chose de fâcheux pour ses intérêts, fait tous ses efforts
pour s’y opposer : eux cependant l’ont souffert. Et puis, tant de bons offices réciproques,
une telle amitié, allons-nous y renoncer ? Ce que nous disons qu’ils ont
voulu faire, le ferons-nous les premiers ? Ceux qui les accusent le plus
violemment disent qu’ils ont voulu devenir nos ennemis. Et qui donc d’entre
vous, pour son compte, pense qu’il soit juste d’être puni parce qu’on a été
accusé d’avoir voulu mal faire Personne, je crois ; pas moi du moins, pour ce
qui me concerne. Eh quoi ? où est la loi assez cruelle pour dire que si quelqu’un a voulu faire telle chose, il donnera pour amende la moitié de sa fortune ; que s’il a voulu posséder plus de cinq cents arpents de terre, il payera une amende équivalente ; que s’il a voulu avoir un plus grand nombre de têtes de bétail, il sera condamné à une amende équivalente ? Mais tous nous désirons avoir plus, et nous le faisons impunément[25]. Mais, s’il n’est pas juste que
quelqu’un obtienne de l’honneur parce qu’il dit avoir voulu faire le bien
alors qu’il ne l’a pas fait, les Rhodiens auront-ils à se repentir de ce
qu’ils n’ont pas voulu faire le mal, mais de ce qu’on dit qu’ils l’ont voulu
faire ? On dit que les Rhodiens sont
orgueilleux, et on leur fait là un reproche que je ne voudrais pas entendre
faire à moi ni à mes enfants. Qu’ils soient donc orgueilleux ! Qu’est-ce que
cela vous fait ? Allez-vous vous fâcher de ce qu’il y a quelqu’un de plus
orgueilleux que vous ? Tels sont les fragments de ce remarquable discours, que Tite-Live a lu[26], et qui lui a même fourni des idées pour composer la harangue qu’il met dans la bouche des Rhodiens[27]. L’éloquence de Caton remporta ici un nouveau triomphe, et c’est peut-être la preuve la plus éclatante de l’autorité dont il jouissait au Sénat. A la vérité, on ne pardonna pas complètement, aux Rhodiens ; la Lycie et la Carie leur furent décidément enlevées ; mais du moins on renonça au projet de leur faire la guerre, et on se contenta, dit Tite-Live, de ne les traiter ni en amis ni en ennemis. Ils s’attendaient à bien plus de rigueur ; aussi leur joie fut-elle sans bornes lorsqu’ils apprirent qu’ils n’avaient plus rien à craindre, et, dans l’élan de leur reconnaissance, ils offrirent à la république une couronne du poids de 20.000 pièces d’or[28]. Plus tard même ils rentrèrent en grâce, et Rome n’eut pas à se repentir d’une clémence dont le principal mérite revient au sévère censeur. Tel il se montre dans ses meilleurs jours, quand il s’agit d’arracher à une ruine imméritée une ville pacifique et florissante ; mais les rois n’auront pas à se louer de la même bienveillance. Le jaloux républicain ne les regardait que d’un œil défiant : à la haine nationale que Rome a toujours professée pour la royauté, il joignait, lui, une inimitié d’un genre tout particulier. Les rois, avec leur cour, leur foule innombrable d’esclaves, de courtisans et de flatteurs, avec leurs habitudes de faste et de mollesse, étaient à ses yeux les corrupteurs des mœurs civiques. Il faut avouer d’ailleurs que parmi les monarques ses contemporains il n’y avait pas un seul ‘homme qui pût détruire la mauvaise opinion qu’il avait d’eux : ils étaient tous ou criminels, ou débauchés, ou incapables, et souvent ils réunissaient ces trois caractères. Caton avait bien raison de dire que pas un roi ne soutiendrait la comparaison avec Périclès, avec Épaminondas, avec Thémistocle, avec M’. Curius, avec Hamilcar Barcas[29]. Et il proféra une jour contre la race des souverains en général cette parole que l’on croirait sortie de la bouche d’un sans-culotte de 93 : L’animal appelé roi est carnivore de sa nature[30]. Selon Plutarque, il le disait à propos d’Eumène, ce fidèle serviteur de la république, qui était venu deux fois à Rome et y avait été traité avec l’hospitalité la plus cordiale[31]. Les Romains alors avaient besoin de lui dans la guerre contre Antiochus et contre Persée ; ils l’enrichirent des dépouilles du roi de Syrie, et dans toutes les occasions ils le traitèrent de la manière la plus flatteuse. Mais lorsque la victoire de Pydna les eut définitivement délivrés de la crainte des Macédoniens, et qu’ils n’eurent plus aucun service à attendre d’Eumène, le roi de Pergame ne fut plus pour eux qu’un souverain qu’il fallait abaisser et humilier comme tous les autres. Ils firent semblant de croire qu’il s’était laissé gagner par Persée, et qu’il avait été sur le point d’armer contre eux : accusation absurde s’il en fut jamais, et où se manifeste avec éclat la déloyauté du peuple romain. S’apercevant des dispositions hostiles de la république à son égard, le roi entreprit une troisième fois le voyage de Rome pour venir se justifier devant le Sénat (166). Rien ne lui aurait été plus facile. On le savait à Rome ; aussi se garda-t-on de le laisser venir. Lorsqu’on apprit qu’il était débarqué à Brundusium, un sénatus-consulte fut rendu qui défendait en général à tous les rois de se montrer à Rome, et on envoya vers Eumène un questeur chargé de lui signifier les volontés du Sénat[32]. Certes, on a grandement et même ridiculement calomnié le Sénat en découvrant dans chacun de ses actes des intentions machiavéliques, mais c’est aller contre l’évidence que de ne pas reconnaître, en plus d’une occasion, sa duplicité honteuse et son insigne mauvaise foi ! Cette résolution du Sénat s’explique, si elle ne se justifie, par la défiance et l’antipathie de tout vieux Romain, et notamment de Caton, pour les influences étrangères. C’est la même antipathie qui explique et justifie à la fois son attitude dans une affaire plus célèbre : je veux parler de la fameuse ambassade qui fut envoyée à Rome par Athènes, l’an 155 avant notre ère. Athènes, à bout de ressources et pressée par la banqueroute, comme l’étaient à peu près tous les États de la malheureuse Grèce, s’était vue réduite à un tel point de détresse, qu’un jour elle s’était jetée sur la ville d’Orope et l’avait pillée complètement. Condamnée de ce chef à une amende de 500 talents par les Sicyoniens, qui avaient été pris pour arbitres, et ne pouvant la payer, elle députa vers le Sénat pour obtenir la remise ou du moins la réduction de cette somme énorme. Rome s’était donné, vis-à-vis de la Grèce, ce, beau rôle de protectrice qu’elle ne put ou ne voulut pas remplir longtemps : devant son tribunal étaient portées et jugées en dernier appel toutes les affaires quelque peu embrouillées des cités grecques. Athènes confia l’ambassade aux trois hommes les plus éminents qu’elle avait alors dans son sein : Carnéade, Critolaos et Diogène[33]. Tous les trois étaient à la tête d’une école philosophique : Carnéade dirigeait la nouvelle Académie depuis la mort d’Egesinos ; Diogène avait succédé à Zénon de Tarse comme chef de l’école stoïque, et enfin Critolaos avait reçu l’école péripatéticienne des mains d’Ariston de Céos. Tous les trois étaient célèbres : Carnéade surtout jouissait d’une renommée immense. Il était réputé invincible dans la dialectique ; on comparait son éloquence à un fleuve impétueux qui tombait sur ses auditeurs et les entraînait dans son cours. Il ne pouvait, disait-on, rien attaquer qu’il ne détruisit, et, dans un auteur ancien, Neptune, discutant une question difficile, déclare qu’on ne pourrait en venir à bout, quand même Carnéade sortirait des enfers pour la résoudre. Les souverains s’honoraient de son amitié ; enfin, le jour de sa mort, dit Diogène Laërce, il y eut une éclipse de lune : le plus beau des astres après le soleil montrait ainsi sa douleur de la mort du plus beau génie qu’il y eût eu parmi les hommes[34]. Quel était cependant ce personnage que l’admiration de ses contemporains élevait si haut ? Qu’avait-il fait pour la mériter ? Était-il allé plus loin que Platon et qu’Aristote dans la recherche du bien et du vrai ? Apportait-il au monde ou seulement à la Grèce une doctrine ou une méthode nouvelle ? Hélas ! le temps des grands hommes était passé pour la Grèce, et Carnéade n’était rien moins qu’un grand homme. Sa philosophie se réduisait à ce scepticisme puéril qui consiste dans la négation de toute certitude, qui révoque en doute le témoignage des sens et celui de la raison elle-même. Son éloquence, quel qu’en fût le prestige auprès des contemporains, portait aussi les signes irrécusables de la décadence : elle avait le brillant, le coloris, le tour subtil qui de tout temps charmèrent les Athéniens ; mais il lui manquait la grandeur et la conviction. Carnéade n’était qu’un sophiste et qu’un rhéteur : le plus ingénieux de tous, il est vrai La philosophie et l’éloquence n’étaient pour lui que des instruments dont il tirait des sons agréables : il ne voulait rien prouver, sinon son talent flexible et habile ; il ne voulait rien obtenir, sinon l’admiration publique Et elle lui avait été largement dispensée. La Grèce entière était à genoux devant son génie, et il était précédé d’une réputation prodigieuse quand il vint à Rome pour y plaider les intérêts d’Athènes (155). Les trois ambassadeurs furent reçus au Sénat : la majorité de cette assemblée, élevée dans le culte de l’hellénisme, leur était favorable, et ce fut un sénateur, C. Acilius, qui sollicita l’honneur de leur servir d’interprète[35]. Leurs premiers discours excitèrent une grande admiration ; encouragés par ce début, ils ouvrirent alors des conférences philosophiques où bientôt affluèrent tous les hommes instruits et toute la jeunesse lettrée de Rome. Depuis longtemps le grec était répandu dans la classe aisée, et était devenu la langue de la bonne compagnie. Chacun des trois étrangers avait un genre particulier d’éloquence : Critolaos parlait le langage élégant et poli de sa savante école ; Diogène avait le parler sérieux et simple qui distinguait la doctrine du Portique ; quant à Carnéade, il les surpassait tous les deux par la véhémence, la richesse et la vigueur de sa diction[36]. Sous ses mains habiles l’injustice se transformait en justice, le droit devenait iniquité. Du temps d’Aristophane, des talents pareils auraient été flétris par le mépris et le ridicule[37] ; mais les Grecs dégénérés admiraient cela, et les Romains formés à leur école ne l’admiraient pas moins. C’est à lui que l’on courait surtout : il comptait parmi ses auditeurs Scipion Emilien et son ami Lælius, le célèbre orateur Galba ainsi qu’un grand nombre d’hommes illustres[38]. Caton lui-même alla écouter le fameux sophiste : il revint indigné[39]. Fier de son talent Carnéade avait voulu dès l’abord éblouir l’esprit inculte des barbares devant lesquels il devait parler. Il avait pris pour sujet d’une de ses conférences, la justice. Le premier jour, il exposa tous les arguments qui la démontraient ; le lendemain, il s’amusa, à grand renfort d’arguties et de chicanes, à prouver qu’elle n’existait pas[40]. D’abord, disait-il. il n’y a pas de droit naturel ; tous les peuples et tous les individus ne se font guider que par leur intérêt ; agir autrement serait peut-être le fait d’un homme juste, mais d’un sot. De droit civil, il n’y en a pas non plus, ou bien s’il existe, il est tellement variable qu’il dit tantôt blanc, tantôt noir, tellement le temps, le lieu, le milieu, les diverses circonstances enfin y impriment de modifications. Le droit, ou en d’autres termes la justice, n’existe donc pas[41]. Tels étaient les beaux raisonnements habillés de belles périodes que le sophiste offrait à l’admiration de ses auditeurs[42]. On comprend l’indignation de Caton, on la partage même. Qui ne se serait révolté de voir ce rhéteur pernicieux, armé de tous les artifices de sa fausse éloquence, s’insinuer dans ces intelligences saines et droites pour les corrompre, pour mettre une subtilité sophistique à la place d’un raisonnement solide, une Chicane à la place d’un principe, une phrase à la place d’une conviction ? Certes, un pareil enseignement était bien fait pour rendre l’hellénisme de plus en plus odieux aux vrais Romains. Ils n’étaient pas habitués, eux, à arrondir leurs périodes et à jouer avec les grandes vérités ; sérieux et positifs, ils ne se seraient pas un instant doutés qu’on pût attaquer ce qui pour eux faisait la base même de l’existence : la morale. Aussi, pendant que Carnéade attirait la foule à ses séances, Caton au Sénat faisait tous ses efforts pour débarrasser de lui la ville. Ces gens qui prouvent le blanc et le noir, ces gens qui savent si bien voiler la vérité, qu’à la fin on ne la découvre plus, ces gens là, disait-il, ne sont point notre affaire[43]. Vous plait-il de les laisser continuer à apprendre à nos jeunes gens tout ce qu’ils veulent ? Arrangeons leur affaire au plus vite afin qu’ils puissent partir ; ils retourneront dans leur patrie montrer toutes ces belles choses aux enfants grecs ; les nôtres ont besoin d’apprendre à respecter les lois et les magistrats[44]. Il fut écouté. Les Grecs partirent, non sans avoir obtenu ce qu’ils désiraient. L’amende de 500 talents fut réduite à 100 ; et encore ceux-là ne furent-ils jamais payés. Mais Caton ne croyait pas avoir acheté trop cher à ce prix l’éloignement de ces hommes dangereux. En 154, nous entendons de nouveau retentir la voix du fougueux vieillard, accusant un adversaire politique : Ptolémée Physcon, révolté contre son frère Ptolémée Philométor, roi d’Egypte, avait imploré le secours de Rome. Fidèle à une habitude qui semble avoir été systématique, le Sénat soutint le cadet contre son aîné, bien que Physcon fût l’homme le plus méprisable, et que sa cause fût des plus mauvaises : mais on ne perdait pas une occasion à Rome de placer, à côté des rois alliés, un compétiteur assez puissant pour leur causer de perpétuels embarras. L. Minucius Thermus fut un des cinq commissaires que le Sénat chargea d’installer Physcon en Chypre. Mais, lorsqu’il revint à Rome et qu’il rendit compte de sa mission, Caton l’attaqua dans une de ces âpres harangues qui avaient déjà fait tant de mal au frère de Lucius[45]. Ce discours, a-t-on dit[46], aurait démasqué la politique déloyale du Sénat, et flétri les moyens honteux qu’on avait mis en œuvre pour nuire à un innocent. Cela semble peu croyable. L’autorité de Caton était assez grande pour que, s’il avait voulu empêcher l’iniquité, il pût décider le Sénat à ne pas la commettre, et l’on a vu, par sa conduite envers Eumène, par son vote sur les affaires de Macédoine, et dans plusieurs autres circonstances encore, s’il était homme à se préoccuper de la justice quand il s’agissait des étrangers, et surtout des rois. Certains fragments, il est vrai, semblent donner raison à ceux qui veulent que les invectives de l’orateur aient porté aussi, par dessus la tête de Minucius, sur Physcon lui-même[47] ; mais cela prouverait simplement qu’il était mû par une antipathie personnelle ou par une indignation du reste fort légitime contre ce roi. Dans aucun cas, il n’est possible d’admettre que le Sénat ait eu part à ses reproches. N’est-ce pas lui qui dirigeait la politique de cette assemblée ? Est-il croyable, d’après tout ce que l’on sait, qu’on aurait agi à l’encontre de ses volontés î Et la vraisemblance ne nous conduit-elle pas à supposer que Caton approuvait parfaitement l’intervention romaine en Égypte, sauf les détails d’exécution qui pouvaient donner prise à ses critiques ? Mais nous allons retrouver l’orateur dans une cause d’un genre différent, où son rôle sera mieux accentué. Après la défaite de Persée, la république, pour s’assurer la foi toujours si chancelante de la Grèce, avait pris mille étages parmi les citoyens les plus distingués de ce pays. Amenés à Rome, ils n’avaient pas peu contribué à répandre dans les hautes classes le goût et la connaissance des lettres grecques. Ils se croyaient venus pour peu de temps, mais, malgré les supplications de leur patrie, ils s’étaient vu retenir d’année en année ; aussi, en 150, c’est-à-dire dix-sept ans après qu’on les avait enlevés à la Grèce, il n’en restait plus que trois cents. C’est en cette année qu’une nouvelle démarche fut faite en leur faveur par le plus illustre d’entre eux, Polybe. Il est inutile de dire le crédit dont cet homme remarquable jouissait auprès de Scipion Émilien, qui avait fait de lui son compagnon et son ami. Au nom de ceux qui partageaient son exil, il demanda au Sénat de leur accorder le retour dans leur pays. Bien des années s’étaient écoulées depuis les événements qui avaient nécessité leur départ, bien des choses avaient changé, et certes il ne pouvait être dangereux pour l’autorité de Rome de laisser rentrer en Grèce des hommes qui avaient vieilli dans l’exil, et qui étaient devenus presque des étrangers chez eux. Scipion Émilien appuyait fortement la requête ; il la recommanda même à Caton, sans le consentement duquel il aurait été difficile d’obtenir quelque chose du Sénat, et rien ne prouve mieux l’énorme influence du Tusculan que cette démarche faite auprès de lui par le plus illustre de ses contemporains. Caton n’avait point reporté sur le jeune Scipion la haine qu’il portait à sa famille adoptive ; tout au contraire, il le regardait comme un allié, et en effet les tendances politiques d’Émilien se ressentaient beaucoup plus de la maison dont il sortait que de celle où. il avait été admis. Elles se rapprochaient beaucoup de celles de Caton, de même que dans la vie privée il y avait entre ces hommes des traits frappants de ressemblance. Bref, Caton se rendit aux prières d’Émilien, le beau-frère de son fils ; peut-être son opinion était-elle faite d’avance, et qui sait si ce ne fut pas pour avoir quelques Grecs de moins à Rome qu’ils se montra si accommodant ? Une parole, de lui suffit pour trancher les débats qui depuis plusieurs jours tenaient le Sénat partagé : Eh quoi ! s’écria-t-il, nous voilà donc à délibérer sur cette pitoyable affaire ! Vraiment il importe bien de savoir si quelques vieillards décrépits[48] seront enterrés par vos croque-morts ou par ceux de l’Achaïe ! Cette adroite saillie dénoua tout, et la demande de Polybe fut accordée. Mais, quelques jours après, Polybe, encouragé par cet heureux succès, alla de nouveau trouver Caton pour le prier d’obtenir aussi qu’on rendit aux otages, avec la liberté, les fonctions qu’ils avaient occupées chez eux avant leur expatriation. Caton se mit à rire. Vous commettez, dit-il à Polybe, la même imprudence qu’aurait commise Ulysse, si, ayant oublié sa ceinture et son bonnet dans la caverne du Cyclope, il était retourné pour les prendre. Polybe comprit, et n’insista plus[49]. Citons encore, pour en finir, une autre parole piquante comme il en, avait tant. Le Sénat envoyait une ambassade à Prusias, roi de Bithynie, qui était en guerre avec son fils Nicomède. Des trois hommes qui la composaient, l’un avait des cicatrices à la tête, l’autre souffrait de la goutte, le troisième était une franche nullité. L’ambassade, dit Caton, n’a ni pied ni tête ni sens commun[50]. Nous sommes bien loin d’avoir énuméré tous ses actes et tous
ses discours : on se fatiguerait à le suivre sur les différents terrains où
il descend tour à tour, armé de son éloquence comme d’une épée meurtrière. En
parcourant la liste de ses discours, dont bien souvent il ne reste que le
titre et quelques mots sans valeur historique, l’on peut, par ce qui a été
conservé, se faire une faible idée de ce que nous avons perdu. En 152[51], Caton
recommande la rogation qui défend de donner deux fois le consulat au même
homme ; c’était, quoi qu’on en ait dit, une mesure démocratique, un peu trop
absolue peut-être, comme on put bientôt s’en apercevoir[52], mais qui devait
fortement déplaire aux familles influentes de la noblesse. Il sut envelopper
son avis dans une de ces sentences humoristiques qui plaisaient tant au
peuple, et qui, en frappant l’esprit, se gravaient dans la mémoire et
s’imposaient à la réflexion. Parlant de ceux qui sollicitaient plusieurs fois
le consulat : Ces gens-là, s’écria-t-il, ne savent-ils donc pas trouver leur chemin tout seuls,
puisqu’ils veulent toujours se faire guider par des licteurs pour ne pas
s’égarer ? Et, s’adressant au peuple : En
donnant toujours les magistratures aux mêmes personnages, vous semblez avoir
peu d’estime, ou bien pour ces fonctions, ou bien pour la majorité de vos
concitoyens[53]. Une autre fois, il plaide pour qu’on augmente le nombre des chevaliers : cette classe n’avait plus rien de militaire, et il espérait, par l’adjonction de 400 membres, y introduire un nouvel esprit, peut-être la ramener à sa destination primitive, mais par là même il devait rencontrer une résistance obstinée dans presque tout le Sénat : le projet ne passa point[54]. Il prononça un autre discours sur le roi Attale et sur les provinces tributaires de l’Asie. Les questions de droit public, civil et religieux ne le laissent pas indifférent ; il fait un discours pour prouver que les édiles plébéiens sont inviolables[55] ; dans un autre il s’occupe des augures et dans un autre encore des dieux indigètes. Surtout il se montre ardent chaque fois que surgit une question intéressant les bonnes mœurs de l’État. Ainsi dans une harangue, il s’élève contre les généraux qui déposent dans les temples des dépouilles non gagnées dans les combats ; une autre fois, il exige que le butin soit consciencieusement versé dans le trésor, et il demande aussi que la législation intervienne pour empêcher les fraudes dans le partage qu’on en fera entre les soldats[56]. Mais, ce qui l’occupa bien plus, ce furent les incessantes querelles privées qu’il eut à soutenir. C’est par là qu’il était devenu terrible à ses ennemis ; aucun ne lui échappait, et il était rare qu’on sortit d’un tournoi oratoire contre lui, sinon meurtri et désarçonné. On sait déjà ce que sa haine coûta aux Scipions ; ajoutons qu’il poursuivit avec le même acharnement d’autres personnages attachés à leur parti, et qu’à tous il fit ressentir les effets de son inimitié. Des familles entières se virent persécutées et pour ainsi dire traquées par l’ardent lutteur, comme si la haine qu’il portait à l’un de leurs membres avait été réversible sur la tête des autres. Lucius Scipion paya pour son frère Publius, Lucius Minutius pour son frère Quintus. Q. Fulvius Nobilior eut également le tort d’être frère de Marcus : Caton le poursuivit de ses attaques et de ses sarcasmes[57] ; c’est à lui peut-être qu’il donna le sobriquet de Mobilior, par un de ces jeux de mots qui lui étaient familiers[58]. Longue est la liste de ceux avec qui il se mesura au Forum. On ne peut citer ici que des noms, dont plusieurs sont complètement inconnus : un Lentulus, un Cornelius, un C. Piso, un Annius, un Oppius, un Lepidus, un Pansa, un Q. Sulpicius, un Cn. Gellius, un L. Autronius, un C. Cassius et combien d’autres encore dont les noms mêmes ne nous ont pas été conservés ! Le seul homme un peu notoire, c’est ce Ti. Sempronius Longus qui, en 184, lui avait disputé sans fruit la censure, ce qui, semble-t-il, serait déjà un motif suffisant pour expliquer l’animosité de Caton contre lui. Et que serait-ce donc s’il avait écrit toutes ses harangues, ou si nous avions toutes celles qu’il a écrites ? De combien de noms connus et inconnus ce catalogue ne s’enrichirait-il pas ? C’est que pas un jour de sa vie Caton ne connut le repos ; il plaida dès sa première jeunesse, tantôt pour lui-même, tantôt pour les autres. C’était chez lui un besoin et une passion à la fois que cette lutte quotidienne contre ses adversaires publics et privés ; il se peint tout entier dans ce mot qu’il adressa un jour à un jeune homme qui venait de faire condamner un ennemi de son père : Courage ! Voilà le sacrifice qu’il faut offrir à la mémoire de ses parents : les pleurs de leurs ennemis, et non pas le sang des brebis et des chevreaux[59]. Lui-même, qui se porta tant de fois accusateur, ne fut pas moins fréquemment accusé : quarante-quatre fois, dit Pline[60], il se vit appelé sur le terrain, mais pas une seule fois ses antagonistes ne parvinrent à le faire condamner[61]. Cela témoigne à la fois des haines implacables qu’il avait inspirées, et de son éclatante probité, qui sut vaincre tous les assauts. Il avait d’ailleurs une si grande confiance dans la justice de sa cause qu’un jour, s’il en faut croire Valère Maxime, dans un procès qu’on lui intentait, il offrit de prendre pour arbitre Ti. Sempronius Gracchus, son ennemi personnel[62]. Malheureusement on n’est pas mieux renseigné sur la nature de ces luttes que sur toutes les autres. On sait seulement qu’il fut violemment attaqué lorsqu’il brigua la censure pour la seconde fois, et que, pendant le cours de cette magistrature, il eut à se défendre contre plus d’un mécontent qui blâmait soit ses adjudications des travaux publics, soit sa sévérité outrée. Le rôle énergique qu’il joua dans les affaires d’Espagne lui valut aussi les attaques les plus passionnées. Un seul des discours qu’il prononça, à ce qu’il parait, pour sa défense, a laissé des fragments intelligibles ; c’est celui qu’il fit contre le tribun de la plèbe Cælius[63]. Jamais il ne se tait, celui qui est tourmenté par la maladie de parler, comme l’hydropique par celle de boire et de dormir. Tel est son besoin de vous haranguer, que, si vous ne vous réunissez pas sur ses convocations, il louera des auditeurs. Aussi l’entend-on seulement sans l’écouter, comme le charlatan dont les paroles viennent frapper les oreilles, sans que personne se confie à lui si l’on devient malade.... Pour une croûte de pain, on peut acheter son silence ou sa parole.... Si j’étais triumvir, je ne voudrais pas, je vous le jure, inscrire dans une colonie ce vagabond et ce mauvais plaisant.... Il descend de cheval, il fait des entrechats, il débite des bouffonneries.... Puis il chante quand l’envie lui en prend, entremêle le tout de vers grecs, fait des bons mots, change de ton de voix, exécute des cabrioles.... Mais pourquoi discuterais-je davantage avec un homme que je crois capable de faire le bouffon dans un cortége, et d’interpeller les spectateurs du haut de son char ? On comprend quelle action une éloquence si incisive devait exercer sur le peuple, et combien devait être redoutable comme accusateur un homme qui se défendait si bien quand il était accusé. Qu’on se représente le Forum regorgeant de monde, la confusion’ inévitable d’un jugement en plein air, les juges, les scribes, les accusateurs, les spectateurs serrés les uns contre les autres, et cherchant A regarder par-dessus les têtes de leurs voisins, les ondulations de la foule semblables à celles des flots, et par-dessus tout cela, le murmure inextinguible des voix Le vieil orateur chéri du peuple fend cette cohue, monte à la tribune, réclame le silence. Petit, vigoureux, les cheveux roux, les yeux glauques et brillants[64], il contient un instant le sourire narquois de ses lèvres, et, d’une voix grave et solennelle, il commence son discours par une prière aux dieux[65]. Puis il entre en matière, tantôt se plaignant de l’injustice de ses ennemis, qui se sont tous ligués pour le perdre, lui, un homme de son âge et de sa vertu, tantôt déplorant le sort de la patrie, qui se voit attaquée en même temps que lui, par des pervers intéressés à faire disparaître toute probité politique[66]. De telles paroles tombant d’une telle bouche conquéraient d’avance la sympathie de la multitude, et cet homme qui n’apprit jamais rien des rhéteurs se montra leur maître en fait d’habileté oratoire. Mais, après ces exordes insinuants, le grand aboyeur rentrait bientôt dans son véritable rôle : l’invective passionnée, la raillerie mordante, l’exclamation indignée ou l’admonestation solennelle. Alors on n’avait plus devant soi un accusé qui se défend, mais un citoyen irréprochable, un magistrat, un censeur auguste qui prenait la parole au nom de la république, et contre lequel toute résistance était impossible. Ce n’est pas qu’il frit un orateur de haut vol, ni qu’il possédât ces ressources victorieuses qui triomphent de tous les cœurs. La parole de Démosthène avait une bien autre puissance sur ses auditeurs, et Scipion lui-même, le jour où d’un cri sublime d’indignation il confondit ses adversaires, s’était élevé à un bien autre hauteur de sentiments et de pensées. Mais, ce qui faisait la force de Caton, c’est que dans son genre moyen il avait admirablement compris les mobiles qui agissaient le plus sur ses compatriotes ; il s’était, pour ainsi dire, identifié avec eux, en s’adressant, non seulement à leurs sentiments les plus louables de citoyens, mais aussi à leurs plus tristes préventions de Romains. Il dominait la foule parce qu’elle se reconnaissait en lui, et qu’en lui elle retrouvait l’image vivante de la nation ; et puis, le peuple n’a-t-il pas toujours adoré ceux qui le rudoient d’une manière affectueuse, et lui disent les plus dures vérités en son langage bourru et naturel ? Car le peuple lui-même n’était pas épargné par ce vieux grondeur qui ne sut jamais déguiser sa pensée. Vous êtes comme les moutons, s’écriait-il ; individuellement, vous n’écoutez aucun conseil ; rassemblés, vous obéissez en foule et servilement[67]. Que ne pouvait se permettre un homme à qui la multitude accordait une telle franchise de langage ? Citons encore, pour terminer, quelques uns de ses traits les plus mordants, qui paraissent empruntés à ses discours. A un vieillard qui menait une mauvaise vie : Malheureux, dit-il, n’ajoute pas la misère du vice à toutes les misères que la vieillesse a déjà[68]. Un tribun du peuple, soupçonné de crime d’empoisonnement, proposait une loi pernicieuse : Jeune homme, lui dit Caton, je ne sais s’il ne vaut pas mieux boire tes potions qu’approuver tes rogations. Attaqué par un homme sans mœurs : Notre lutte n’est pas égale, lui dit-il ; tu es habitué à médire des autres comme on médit de toi ; moi, au contraire, je n’ai pas l’habitude d’entendre dire du mal de moi, et je ne m’amuse pas à en dire des autres[69]. Tels étaient les combats quotidiens de ce vieillard infatigable qui, à quatre-vingts ans, se voyait encore appelé en justice[70], et sortit de cette dernière épreuve victorieux comme de toutes les autres. Vie étonnante ! Où trouver dans toute l’histoire, je ne dis pas une génie plus vaste ni un personnage plus sympathique, mais une figure mieux caractérisée et plus originale que ce vert octogénaire, dont une épigramme du temps disait avec autant de justesse que d’esprit : Ce roux aux yeux glauques, ce Porcius qui a un coup de dent pour tout le monde, Proserpine, après sa mort, ne voudra pas même l’admettre dans les enfers[71]. |
[1] Plutarque, 19.
[2] Macrobe, 2, 13.
[3] Festus, p. 242 M., citant un passage de ce discours, dit : Cato in ea qua legem Orchiam dissuadet. Là-dessus Meyer s’est imaginé que Caton avait d’abord attaqué la loi Orchia, lorsqu’elle fut proposée, parce qu’il ne la trouvait pas assez sévère, mais qu’il la défendit plus tard, lorsque l’abrogation en fut demandée par des gens qui la trouvaient trop sévère encore. Voilà une conjecture bien laborieuse reposant sur un seul mot. Il est probable qu’il y a, ou bien erreur de Festus, ou bien faute du copiste, et qu’il faut lire suadet ; ce qui s’accorderait avec les autres passages où il est question du même discours.
[4] Festus et Nonius citent ce discours sous le titre de Ne lex Bæbia derogaretur. Priscien l’appelle de ambitu. Jordan dans son édition en fait deux discours différents, mais lui-même ne semble pas fort convaincu des raisons qu’il donne.
[5] Tite-Live, 41, 10.
[6] Intitulé de re Historiæ militari.
[7] Punctatoriolas, ou pugnariolas, selon la conjecture de Jordan.
[8] Tite-Live, 40, 45.
[9] Tite-Live, 40, 51.
[10] Tite-Live, 42, 31.
[11] De tribunis militum. Deux fragments conservés par Nonius p. 67 et 195.
[12] Tite-Live, 43, 2.
[13] Tite-Live, 43, 2. Pseudb-Ascon. ad Cicéron, div. in Cæcil., 66.
[14] Cicéron, div. in Cæcil., 66.
[15] Entre autres Drumann.
[16] Suasio legis Voconiæ, fragm. 1. Si le discours intitulé de Dote, qui est cité par Aulu-Gelle, 10, 23, était le même que celui-ci ? Cela est d’autant moins impossible que personne ne produit un titre exact du discours pour la loi Voconia, et que les écrivains le désignent par ces indications vagues : Cato Voconiam legem suadens (Aulu-Gelle, 17, 6). Cato in suasione legis Voconiæ (Festus p. 282 M). Cato in legem Voconiam (Servius ad Virg., Æn., 1, 573). — Pour la date de la loi, j’ai suivi l’opinion ordinaire, qui la place en 169 d’après Cicéron, de Sen., 5, 14, et non celle de Tite-Live, épit. 41.
[17] Plutarque, Caton, 20 et Paul Æmilius, 21 ; Justin, 33, 2, 1 ; Valère Maxime, 3, 2, 6. Il faut voir avec quelle emphase et avec quelle inexactitude ce dernier raconte encore une fois ce simple fait.
[18] Plutarque, Caton, 20 et Paul Æmilius, 21. St-Jérôme (Adversus Jovinian., 1) commet une singulière confusion : M. Cato censorius habuit uxorem Actoriam Paulam, humili loco natam, vinolentam, impotentem, et, quod nemo posset credere, Catoni superbam.
[19] Aulu-Gelle, 1, 23. Malheureusement cet auteur ne nous en cite qu’un passage qui, quoique fort intéressant par lui-même, ne nous apprend rien sur le sujet du discours.
[20] La conjecture est d’O. Ribbeck, et elle est si heureuse qu’il semble qu’on ait dû y être amené tout naturellement. Mommsen, dans une note marginale qu’il a écrite sur son édition des Fragmenta Oratorum de Meyer, suppose que le discours fut prononcé lors du procès de Caton contre Galba. Selon lui, les soldats qui avaient servi sous Galba en Espagne seraient venus prier Caton de leur indiquer la conduite à suivre dans ce procès de leur ancien général, et alors il aurait pris la parole devant eux. Mais je pense que le grand historien lui-même n’éprouvera pas de répugnance à sacrifier cette conjecture.
[21] Cato.... Macedonas liberos pronuntiavit, qui teneri non poterant. Spartien, Hadrien, 5, p. 47, Salmas.
[22] On peut en juger par le trait suivant, où il est très probablement question de lui, et où la maladie dominante des hautes classes de Rome se montre tout entière. M. Juventius Thalna consul collega Ti. Gracchi consulis iterum (163), quum in Corsica, quam nuper subegerat, sacrificaret, receptis literis decretas ei a senatu supplicationes nuntiantibus, intento illas animo legens, caligine orta, ante foculum collapsus mortuus humi jacuit. Valère Maxime, 9, 12, 3.
[23] V. Tite-Live, 45, 20 et 21. Aulu-Gelle, 62, 3 (récit vraisemblablement copié sur celui de Tite-Live). Polybe, 29, 4 et 5 ; 7, 30, 4. Zonaras, 9, 23. Il y a des différences notables entre le récit de Polybe et celui de Tite-Live ; mais il n’entrait pas dans mon sujet de les discuter ici.
[24] On me pardonnera de laisser subsister, dans ma traduction, la forme inculte et la construction embarrassée de l’original. C’est l’éloquence latine dans les langes, et ce serait en donner l’idée la plus fausse que de la traduire en français élégant et en phrases courtes.
[25] Cet argument original est cher à Caton ; il l’emploie encore dans le discours contre Servius Galba : Tamen dicunt deficere voluisse. Ego me nunc volo jus pontificium optime scire. Jamne ea causa pontifex capiar ? Si volo augurium optime tenere, ecquis me ob eam rem augurem capiat ? — Voir pourtant ce qui est dit au chap. 10.
[26] Tite-Live, 45, 25 : Non inseram simulacrum viri copiosi, quæ dixerit referendo ; ipsius oratio scripts exstat, Originum quinto libre inclusa. Aulu-Gelle, 6 (7), 3, qui nous a conservé les fragments, dit aussi qu’il les extrait du cinquième livre des Origines. Mais Corn. Nepos, 3, qui avait lu les Origines, assure que le 5e livre contenait l’histoire de la deuxième guerre punique. Pourra-t-on admettre que ce livre allait jusqu’après la fin de la guerre de Persée ? Cela serait difficile, car que resterait-il pour le 6e et le 7e ? Faudra-t-il croire que Tite-Live, et Aulu-Gelle, ont commis tous les deux la même erreur, en indiquant le livre 5 au lieu du livre 7 ? Ce serait une coïncidence bien étonnante, pour ne pas dire plus. S’il y a eu réellement erreur, je préfère supposer, avec Jordan, que Tite-Live, et Aulu-Gelle ont tous les deux lu le discours dans un recueil qui indiquait fautivement le livre 5.
[27] Cela sera manifeste pour peu que l’on compare les passages suivants : Caton, Fragm. 4 et Tite-Live, 45, 24.
Il est certain que le passage de Tite-Live est une allusion au rôle joué par Caton. O. Ribbeck compare encore les fragments 2, 3, 7, du discours de Caton avec Tite-Live, 45, 24, 22, 23. Mais la ressemblance des sujets suffit déjà pour rendre raison des similitudes qu’il remarque, tandis que les passages comparés plus haut sont tout à fait probants.
[28] Tite-Live, 45, 25.
[29] Plutarque, 8. Le mot est probablement authentique, mais je doute que Caton ait cité trois Grecs et un seul Romain. Ou je me trompe fort, ou le bon biographe a altéré la liste par patriotisme.
[30] Plutarque, 8.
[31] Tite-Live, 37, 45 et 52 ; 38, 39 ; 42, 11, sqq.
[32] Polybe, 1, 29 et 30. Tite-Live, épit. 40. Le crime d’Eumène était celui des Rhodiens : il avait espéré pouvoir ménager la paix entre Persée et les Romains. Il faut lire dans Polybe l’indigne conduite de la république, qui encouragea les Gallo-grecs dans leur guerre contre lui, et qui ensuite ne rougit pas d’intervenir directement pour les arracher à ses justes vengeances.
[33] Cicéron, de Rep., 3, 6.
[34] Roulez, Commentatio de Carneade Cyrenaico philosopho academico, Gand, 1825. — Verburg, Specimen literarium inaugurale de Carneade Romam legato, Amsterdam, 1827.
[35] Plutarque, 22. Aulu-Gelle, 7, 14. Le même écrivain, 17, 21, se trompe fort en plaçant leur arrivée avant la mort d’Ennius (169). Plusieurs, par une erreur grave, ont confondu ce C. Acilius avec M’. Acilius Glabrio, mort en 180 comme nous l’avons déjà vu.
[36] Aulu-Gelle, 7, 14 : Violenta et rapida Carneades dicebat, scita et teretia Critolaus, modesta Diogenes et sobria. Cela répond à la distinction que Gellius a fait des trois genres d’éloquence : άδρον (uberem) ίσχνόν (gracilem) μέσον (mediocrem). — Cicéron, de Orat. 2, 37 : Carneadis vis inaudibilis illa dicendi. Plutarque, 22, vante surtout la χάρις et la δύναμις de Carnéade.
[37] V. dans les Nuées comment le grand satyrique représente le άδικος λόγος ; c’est aussi le personnage qui sait transformer à son gré la justice et l’injustice.
[38] Plutarque, 22. Cicéron, de Rep., 3, 6.
[39] Quintilien, 12, 1, 35.
[40] Quintilien, 12, 1, 35.
[41] Lisez Aristophane, Nub., v. 876 sqq. (Bethe).
[42] Cicéron, de Rep., 2, 43 sqq.
[43] Pline, 7, 30.
[44] Plutarque, 22.
[45] Le discours de Caton étant intitulé simplement contra Thermum de Ptolemæo minore, beaucoup ont cru qu’ils s’agissait encore une fois de Quintus ; mais ils oublient que ce dernier avait été tué en Thrace, en 188 (Tite-Live, 38, 41). Il ne peut donc être question ici que de Lucius, dont il est parlé dans Tite-Live, 41, 8 comme ayant été lieutenant du consul Manlius en Istrie.
[46] Drumann, p. 129.
[47] V. le discours en question, fragm. 4, et peut-être aussi fragm. 1.
[48] Plutarque, Caton, 9 et Apophth., p. 199 E, se sert de l’expression γερουτίων Γραικών ; il traduisait sans doute le mot Græculus, qui devait être déjà en circulation alors et qui peut-être fut inventé par Caton lui-même.
[49] Plutarque, ll. ll. Polybe, 35, 6. Aulu-Gelle, 2, 6. Macrobe, Sat. 6, 7.
[50] Plutarque, 9 ; Tite-Live, épit. 50 ; Polybe, 37, 1 h, p. 449 Mai ; Diodore, 32, 6 ; Appien, Mithr., 6.
[51] Mommsen, II, p. 67 sqq.
[52] En 134, Scipion Émilien obtint une deuxième fois le consulat.
[53] Plutarque, 8. Id., Apophth., p. 199 A. — Il y a encore un autre discours de Caton intitulé Ne imperium sit veteri ubi novas venerit. Jordan ne sait qu’en faire ; Meyer ne propose qu’une conjecture invraisemblable. Ne serait-il pas permis de croire que c’est, sous un titre différent et sans doute falsifié, le même discours que le Ne quis iterum consul flat ?
[54] V. Mommsen, I, p. 764 et 795.
[55] La question était controversée. V. Bekker und Marquardt, II, 2, p. 294 sqq.
[56] De là les discours intitulés : de auguribus ; de indigitibus ; ne spolia figerentur nisi de baste capta ; Uti præda in publicum referatur ; de præda militibus dividenda.
[57] Tite-Live, épit. 49.
[58] Cicéron, de Orat. 2, 63, 256, où sont cités encore d’autres jeux de mots de Caton : Idem, quum cuidam dixisset camus deanandatum, et ille : Quid opus fuit de ? — Immo vero, inquit, quid opus fuit te ? Aut ejusdem responsio illa : Si tu et adversus et aversus impudicus es.
[59] Plutarque, 15.
[60] Pline, 7, 100 et Aurelius Victor, 47. Plutarque, 15, moins exact, dit environ 50 fois.
[61] Pline, 7, 100. Valère Maxime, 3, 7, 17.
[62] Valère Maxime, 3, 7, 17. Il est le seul qui rapporte ce fait, aussi convient-il de ne l’enregistrer que sous toutes réserves ; on a pu se convaincre si ce compilateur brille par l’exactitude. La chose en elle-même n’a pourtant rien d’invraisemblable. Ti. Sempronius Gracchus avait été, lui aussi, un grand adversaire de Scipion, et professait les principes politiques de Caton, double raison qui devait en faire un ami plutôt qu’un ennemi du censeur. Mais il est probable que leur inimitié éclata après la généreuse intervention de Gracchus dans le procès de Scipion, où Caton déploya un si grand acharnement.
[63] Qui est ce Cœlius ? Est-ce un tribun ? Est-ce un sénateur ? Quel fut l’objet du procès ? Le titre seul du discours est déjà une énigme : In Cælium si se appellasset. Ces paroles, avec ou sans variante, retournées dans tous les sens, ne m’ont rien appris jusqu’à présent.
[64] Plutarque, 1. On n’a pas de portrait authentique de Caton. Bosius ad Corn. Nepos, Caton, parle de deux effigies de lui, mais elles sont, dit Ampère (IV, p. 267) l’une fausse, l’autre grotesque.
[65] Servius ad Virgile, Æn., 7, 259 : Secundum priscam consuetudinem locuturus de publica utilitate... facit ante deorum commemorationem, sicut etiam in omnibus Catonis orationibus legimus. Dans les quelques exordes qui nous ont été conservés parmi les fragments des discours de Caton, cette prière ne se trouve pas. Cela ne prouve pas du tout, comme certains le croient, que Servius se trompe, mais plutôt que la formule était tellement connue qu’on ne l’écrivait pas.
[66] Video hac tempestate commisse omnes adversarios (In Cn. Pisonem). Atque ita evenit, Quirites, uti in hac contumelia, quæ mihi per hujusce petulantiam factum itur, rei quoique publicæ medius fidius miserear, Quirites. (Pro se contra C. Cassium.) Magno quondam cura assensu omnium dixi, miseram esse senectutem quæ se oratione defenderet (Cicéron, de Sen., 18, 62). Χαλεπόν έστιν έν άλλοις βεβιωκότα άνθρώποις έν άλλοις άπολογεΐσθαι (Plutarque, Caton, 15). Remarquons pourtant que Valère Maxime, 3, 7, 8 attribue ce dernier mot à M. Æmilius Scaurus. O. Ribbeck, qui ne veut révoquer en doute l’autorité ni de Plutarque ni de Valère Maxime, suppose que Scaurus peut fort bien avoir eu une réminiscence de Caton, on encore tomber tout naturellement sur la même idée que lui. Je croirais plus volontiers à une confusion de Valère Maxime ; on sait qu’il est coutumier du fait.
[67] Plutarque, 8.
[68] Plutarque, 9.
[69] Plutarque, 9.
[70] Tite-Live, Plutarque, et Valère Maxime, disent à tort 86 ans. Voir au chap. I.
[71] Plutarque, 1. Cette épigramme reposait peut-être sur un proverbe populaire, analogue à l’expression allemande : Dem Teufel zu schlecht (J. Paluster).