CATON L’ANCIEN, ÉTUDE BIOGRAPHIQUE

 

CHAPITRE V. — LA CHUTE DES SCIPIONS.

 

 

Rome, depuis longtemps, se voyait lancée sur la pente fatale des conquêtes sans pouvoir s’y arrêter. Son destin s’était décidé le jour où, pour la première fois, sa flotte traversa le détroit de Sicile : il fut manifeste alors qu’elle allait devenir une puissance conquérante. De toutes les luttes qui ensanglantèrent la dernière moitié du 3e et la première moitié du 2e siècle, un esprit perspicace eût pu voir se dégager de plus en plus impérieuse cette nécessité suprême : ou bien périr, ou bien s’assurer l’empire du monde. Pas de milieu désormais. Rome accepta vaillamment ce défi du destin : cent ans ne s’étaient pas écoulés depuis Appius Claudius, qu’elle était devenue la reine de l’Orient et de l’Occident. Un changement si prodigieux devait nécessairement en amener d’autres. Auparavant, deux consuls avaient suffi à toutes les affaires du dehors et du dedans ; aujourd’hui, il fallait en outre six préteurs et plusieurs proconsuls polir gouverner les provinces soumises et pour dompter les provinces rebelles. Ils étaient choisis parmi cette noblesse qui depuis longtemps détenait tous les emplois publics et en fermait l’accès aux hommes nouveaux : à peine si pendant toute cette époque on voit percer deux ou trois noms qui n’appartiennent pas à la classe régnante. C’est ainsi qu’une aristocratie d’argent (la noblesse), s’était substituée à une aristocratie de naissance (le patriciat), dont elle avait d’ailleurs emprunté servilement tous les préjugés et toutes les passions. Sauf de rares exceptions, les vieux patriciens s’étaient ralliés à elle : l’État languissait ainsi sous le joug d’une parti puissant, dont l’influence était d’autant plus pernicieuse qu’elle n’avait pas de contrepoids. L’avènement de la noblesse au pouvoir coïncidait d’une façon remarquable avec celui du luxe et de l’opulence dans la société : et quoi de plus naturel ? Là où c’est la richesse qui donne le pouvoir, les ambitieux aspirent d’abord à s’enrichir. De plus, le goût des jouissances, la soif de l’or, l’attrait pour le faste, avaient été notablement développés par les conquêtes et les dépouilles étrangères, surtout par celles de l’Asie[1]. La dépravation orientale s’introduisit dans Rome à la suite des cortéges triomphaux qui y rapportaient le butin d’Antiochus : ce fut la vengeance des vaincus. Mœurs, coutumes, traditions, goûts, croyances, principes, tout s’altéra avec une rapidité effrayante. Et malheureusement Rome n’adopta des nations étrangères que les vices. Ce ne fut pas uniquement sa faute : à l’époque où elle fit connaissance avec la Grèce, celle-ci descendait rapidement la pente de la décadence, et Rome n’y trouva guère que de mauvais exemples à suivre. Aussi l’influence de l’esprit grec fut-elle des plus fâcheuses, et l’hellénisme fut-il justement suspecté des hommes qui voulaient conserver les vieilles mœurs et les vieilles vertus.

Ils étaient peu nombreux. Les personnages considérables du temps pensaient à tout autre chose qu’à la conservation de l’esprit national et au salut de la patrie. Tâcher d’attirer sur eux-mêmes et sur leur famille le plus d’honneurs et de dignités possible, tel était le grand but au prix duquel tout le reste paraissait peu de chose. Il n’y avait plus pour les nobles d’autres questions politiques importantes que celles où étaient engagés les intérêts de leur maison. Et même les deux partis principaux qui, comme nous l’avons déjà vu, tenaient la noblesse divisée, celui des Scipions et celui des Flamininus, ne poursuivaient pas de but plus relevé. Ce qui témoigne de leur peu de valeur politique, c’est que nulle part on ne remarque qu’ils aient eu des aspirations ou des principes différents. Non : tous deux désiraient le maintien de l’ordre établi, si favorable à leur ambition ; ils étaient d’accord et unis contre les démocrates sur tous les points qui concernaient la vie publique, sauf sur le choix des candidats. Là était la lutte. Chacun prétendait mettre ses hommes à lui sur les siéges curules. Le favoritisme et le népotisme fleurissaient dans la cité ; le grand Scipion ne dédaignait jamais de jeter dans la balance électorale, au profit des siens, le poids de son nom, et cet étroit et mesquin esprit de famille était encore plus vivace, si possible, dans la maison des Flamininus.

En face de ces hommes sans conviction et de ces politiques sans principes se montrait Caton, l’homme d’État le plus logique et le logicien le plus rigide qu’il y eût, faisant plier toutes les autres considérations devant celle de l’intérêt public, aussi indépendant de la noblesse que de la plèbe, poursuivant à travers toua les obstacles un but fixe et immuable, et étendant la haine des doctrines opposées jusqu’aux personnes qui les défendaient[2]. Voilà ce qui explique son antipathie contre Scipion mieux peut-être que toutes les autres causes accessoires. Il voyait en lui l’antithèse vivante de ses idées : il n’eut pas de repos qu’il ne l’eût abattu.

Pourtant, Scipion était bien puissant encore. Il est vrai, son parti ne jouissait plus à Rome de cette prépondérance absolue qu’il avait avant l’avènement de Flamininus ; il est vrai qu’il avait subi dans les luttes électorales plusieurs échecs pénibles ; il est vrai enfin que, même aux yeux de la foule, son crédit avait baissé par suite de l’appui qu’il prêta à la loi impopulaire sur les siéges sénatoriaux dans les jeux publics. Mais ce que rien ne pouvait faire oublier, c’était sa prodigieuse gloire militaire qu’il avait rajeunie encore dans la récente campagne d’Asie, dirigée par lui seul. Quelques griefs qu’on pût avoir contre lui, on sentait que cet homme était comme un membre de la patrie, et qu’attaquer son nom eût été pour ainsi dire insulter la république elle-même. Et puis, qui aurait pu résistera la séduction personnelle du plus aimable des Romains ? Une urbanité exquise, fruit de son heureux naturel non moins que de son éducation grecque, une grâce particulière qui respirait dans toute sa personne et dans chacun de ses actes, une générosité sans bornes qui s’étendait à tous les citoyens, je ne sais quoi de mystérieux dans ses manières d’être, tout contribuait à rehausser l’éclat de cet homme extraordinaire. Du roi il ne lui manquait que le titre ; il l’avait plusieurs fois refusé ; il n’avait pas même accepté les honneurs suprêmes et l’autorité absolue que le peuple lui offrait après Zama[3] ; il aimait mieux devoir son prestige à sa propre personne qu’à la puissance souveraine. C’était de l’orgueil, si l’on veut, mais du moins c’était l’orgueil sous sa forme la plus noble et la plus sympathique. On pouvait facilement pardonner à cette grande âme de se sentir supérieure aux hommes qui l’entouraient, moins encore par son génie et par ses succès que par sa générosité et par l’élévation de ses sentiments. Qu’il était beau, au vainqueur de Zama, de prendre dans la Curie le parti d’Annibal accusé par ses propres compatriotes, et de conseiller l’abstention au nom de la dignité du peuple romain[4] ! On ne peut assez admirer en lui des traits pareils, si rares dans le vieux monde romain. Scipion faisait mieux encore que de vaincre l’ennemi par les armes ; il l’écrasait par la noblesse de sa conduite. C’est ainsi qu’il avait renvoyé sains et saufs des espions d’Annibal surpris dans son camp, après qu’il le leur avait fait voir tout entrer ; c’est ainsi que malgré l’indignation de ses soldats, il avait respecté des Carthaginois tombés entre ses mains, immédiatement après que Carthage avait violé le droit des gens de la manière la plus manifeste à propos des ambassadeurs romains[5]. La vue de Syphax qu’on lui amenait chargé de chaînes lui avait arraché des larmes sincères. Enfin, une piété presque mystique achevait de le caractériser, et de rendre, irrésistible la fascination qu’il exerçait sur toutes les âmes douées d’enthousiasme. D’autres avaient des courtisans et des flatteurs ; Scipion eut des admirateurs fervents et presque fanatiques, et les clameurs de l’envie soulevées sur son passage ne faisaient que compléter le concert de ses louanges.

Et Caton ? Qu’était-il pour s’attaquer à une personnalité comme celle-là ? Contre l’aimable et poétique descendant de tant d’hommes illustres, que voulait faire ce roux aux yeux glauques, ce paysan sans aïeux ? Il était désagréable de manières ; rien en lui qui charmât, rien surtout qui commandât l’admiration. Il ne cherchait pas à éblouir ; esprit pratique, ayant toujours en vue un but précis, il s’inquiétait peu des grandes phrases. Doué d’une volonté inflexible, il attaquait de front les obstacles. Tandis que Scipion prenait la défense de ses propres ennemis, Caton accusait ses anciens généraux, et rien ne saurait mieux montrer la différence de ces deux natures qu’Annibal défendu par Scipion et Acilius accusé par Caton. Au type idéal de l’homme tel que le concevait l’âme exaltée de l’Africain, Caton en avait aussi un à opposer : Celui-là, disait-il, est un homme presque divin, qui en mourant laisse plus qu’il n’a reçu de son père. Mais, si les brillantes qualités de Scipion peuvent séduire un instant, il ne faut pas pour cela être injuste envers Caton, et méconnaître son incontestable supériorité comme homme d’État. Rien de plus déplorable que la politique de Scipion ; elle est tout intéressée et égoïste ; elle ne voit dans Rome qu’une famille, la sienne, et dans cette famille qu’un seul homme, lui. Ses frères et ses cousins gravitent autour de lui et reçoivent de lui la lumière. Lucius l’Asiatique semble n’avoir existé que pour rehausser encore, par le contraste de sa nullité, l’éclat de son glorieux frère. Il ne fut que l’instrument et le prête-nom de Publius dans la campagne d’Asie : l’Africain avait assez de gloire pour en laisser une partie à sa famille : ce fut lui qui fit confier l’expédition à son frère, en promettant qu’il servirait sous ses ordres comme lieutenant, et il l’arracha de cette manière à Lælius qui était cependant son ami intime. Mais la famille de Scipion passait avant tout[6] ! Il ne descendait jamais de son piédestal pour prendre part aux luttes quotidiennes de la vie politique, sinon pour assurer ou défendre la prépondérance de ses proches ; les autres intérêts publics n’étaient pas dignes de son attention. Tantôt, c’est sur le peuple qu’il s’appuie pour imposer ses volontés au Sénat, comme lors de la guerre d’Afrique ; tantôt c’est la noblesse qu’il flatte en lui faisant réserver des siéges particuliers au théâtre, ce qui blesse profondément l’amour-propre populaire. En dehors de cette politique de famille, on chercherait vainement, dans tous les historiens, quel a été le parti au service duquel Scipion a mis son vaste crédit et ses talents incontestables. Caton était un tout autre homme. En face de la coupable indifférence des Scipions pour tout ce qui ne les touche pas, quoi de plus admirable que l’ardeur et l’entrain juvénile avec lesquels, jusque dans sa vieillesse, il combattit sans relâche pour ce qu’il croyait être le bien de la république ! Rien de ce qui tient à l’État ne lui est étranger ; les intérêts publics lui font même oublier parfois les siens propres, qui lui sont si chers pourtant comme à tout Romain et à tout paysan. Qu’il y ait une délibération de quelque importance au Sénat, aussitôt il abandonne son travail des champs ; il se lève de grand matin[7] et accourt de Tusculum pour prendre sa part du combat et payer de sa personne. Qu’il s’agisse d’un prévaricateur à accuser, d’un innocent à défendre, d’une loi à attaquer ou à justifier, de l’établissement d’une colonie à décréter ; que ce soit une affaire d’intérêt général ou une question privée, que le débat ait lieu au Sénat ou au Forum, toujours il est là, le pied ferme, l’œil vif, le geste prompt, la langue infatigable[8]. Qu’importe si son horizon politique est borné, si ses vues manquent souvent de largeur, s’il n’a pas compris tous les besoins et deviné tous les dangers ? Il combat selon ses forces, pro virili parte, et pour une idée ; que n’en peut-on dire autant de ses adversaires ? Il a une conviction : c’est que Rome est menacée des périls les plus graves si elle perd son esprit national, et qu’il est indispensable de le lui conserver. Qu’il se soit souvent trompé sur l’emploi des moyens, rien de plus vrai ; mais il est une chose qu’il a fort bien vue. C’est que les Scipions, par leur faste, par leur orgueil monarchique, par leur insouciance du bien général, par leur égoïsme, par le talent avec lequel ils exploitent la multitude crédule, sont les corrupteurs des mœurs et le fléau de la république, et que, pour sauver l’antique vertu, c’est à eux qu’il faut s’attaquer.

Jusqu’à présent, la lutte entreprise par le plébéien isolé contre la puissante famille n’avait été guère importante. Questeur de l’Africain, Caton avait cherché à lui faire du mal sans trop y réussir. Il continua, pendant les années qui suivirent, son rôle d’opposition, le plus souvent stérile, à l’influence des Scipions, et se fit remarquer de ses adversaires. Publius, devenu consul après lui, lui fit l’honneur de l’attaquer. Plutarque, il est vrai, se trompe en prétendant qu’il voulut remplacer Caton dans sa province, mais c’est, encore une fois, une de ces erreurs qui nous sont précieuses, parce qu’elles nous éclairent sur l’opinion des anciens eux-mêmes. Ce que nous savons de positif, c’est que Publius, grâce à l’autorité de son ami et collègue le pontife G. Crassus, fit refaire le printemps sacré offert par Caton : mortification bien sensible à un homme qui se piquait de tant d’attachement aux anciens usages, et qui en avait d’ailleurs une connaissance profonde. Plus tard, ce fut un Scipion, Lucius, le frère de l’Africain, qui lui disputa l’honneur d’annoncer le premier à Rome la victoire des Thermopyles ; le sort favorisa Caton, mais il ne put jamais pardonner ni à Lucius ni à Glabrion d’avoir voulu le frustrer de cette gloire. Ce fut encore un Scipion, P. Nasica, qui peu après rivalisa avec lui pour la censure. Toutes ces circonstances et beaucoup d’autres sans doute que nous ne connaissons pas entretinrent la haine vivace qui existait entre cet homme et cette famille : mais ce n’étaient là que des escarmouches précédant la bataille. L’action décisive allait s’engager.

D’abord, ce furent des attaques indirectes, des allusions blessantes dans les assemblées du Sénat. On examinait la conduite des Scipions clans la récente guerre d’Asie ; on rappelait les bons rapports que Publius avait eus avec le roi Antiochus, qui lui avait même renvoyé son fils sans rançon ; on insinuait que l’or du roi pouvait bien avoir eu quelque influence sur les dispositions qu’il avait rencontrées chez ses vainqueurs. Scipion releva fièrement le gant, et soutint la lutte avec sa grande et noble manière. Un jour, au Sénat, un de ses adversaires eut la hardiesse de lui demander ses comptes. Qu’étaient devenus 3.000 talents que Publius avait reçus d’Antiochus avant le traité, pour la paie des soldats ? Scipion répondit dédaigneusement qu’il avait par devers lui tous les registres en bon ordre, mais qu’il ne lui convenait pas de rendre compte à qui que ce fût. Comme pourtant son adversaire insistait, et que peut-être une partie du Sénat manifestait son mécontentement de cette attitude, il pria enfin son frère Lucius de faire apporter le registre. On obéit. Publius le prend et le met en morceaux : Cherchez là dedans vos comptes, dit-il avec mépris à l’accusateur. Puis, se tournant vers les autres membres de l’assemblée : Pourquoi, dit-il, me demande-t-on compte de la manière dont j’ai dépensé 3.000 talents, et ne s’informe-t-on pas comment j’en ai fait entrer dans le trésor 15.000 qui ont été payés par Antiochus ? Pourquoi ne me demande-t-on pas compte de la soumission de l’Espagne, de l’Afrique et de l’Asie ? Tout le Sénat fut frappé de cette réponse ; l’accusateur lui-même ne trouva plus rien à répliquer[9]. Mais Caton n’était pas homme à se contenter de ces justifications théâtrales, ni à se laisser éblouir par ce qu’il pouvait y avoir de beau dans un pareil rôle. Battu au Sénat, il lui restait le peuple[10].

Ce fut donc devant les comices que les ennemis de Scipion l’accusèrent ; mais, plus prudents cette fois, ils laissèrent de côté l’accusation de détournement de fonds, lui reprochant seulement d’avoir reçu de l’argent pour adoucir les conditions de la paix. Deux tribuns de la plèbe, les Petillius, étaient les auteurs de l’accusation, qui avait été pour ainsi dire dictée par Caton. L’affaire souleva une émotion extraordinaire. Amis et ennemis de Scipion, tout le monde s’intéressait à ce procès où l’on voyait comparaître devant ses juges, chargé d’une accusation flétrissante, celui qui avait sauvé la ville de Rome, vaincu Annibal et tenu dans ses mains les destinées de Carthage. Scipion était si grand que son procès eut bientôt pris les proportions d’un débat politique ; tous les citoyens s’en occupaient, ceux-là s’indignant d’un tel outrage et d’une telle ingratitude contre le plus grand citoyen de Rome, ceux-ci se félicitant que ni gloire ni puissance ne pussent soustraire un coupable à la justice et à l’égalité des lois. Enfin arriva le jour solennel où allait s’engager la grande lutte en présence du peuple. Jamais, dit Tite-Live, ni pendant ses consulats, ni pendant sa censure, Scipion ne se vit entouré d’un aussi nombreux cortége que ce jour-là, tant, il se trouva d’hommes qui voulurent donner au glorieux vainqueur un témoignage de leur sympathie et de leur admiration, en le conduisant en pompe de sa maison jusqu’à la place publique. On eût dit une procession triomphale, et c’était un accusé qui se rendait devant ses juges ! Scipion avait cru indigne de lui dé se revêtir du costume de deuil que portaient les accusés en signe d’affliction et de détresse ; son âme était trop fière pour se laisser ébranler ; il voulait montrer au contraire, par des marques extérieures, la tranquillité dédaigneuse de son cœur et la sérénité de sa conscience[11]. En face de cette foule immense, le grand homme écouta avec calme les détracteurs qui cherchaient à souiller sa gloire, à traîner dans la fange la robe triomphale du vainqueur d’Annibal et d’Antiochus. Sur quoi s’appuyait l’accusation ? On l’ignore, mais Tite-Live nous apprend que, ne pouvant trouver des preuves, on apporta des conjectures, et qu’on chercha dans la vie de Scipion les moindres traits qui pouvaient plaider contre lui[12]. On alla jusqu’à rappeler le scandale de Pleminius à Locres, vieille histoire sur laquelle le verdict populaire avait été depuis longtemps rendu ; on insista sur la manière dictatoriale dont Scipion s’était conduit dans la campagne d’Asie, où il avait eu simplement pour but de se faire admirer des nations, et de paraître la pierre angulaire, la colonne, le soutien de l’empire romain. C’est avec lui qu’Antiochus avait toujours traité ; ne lui avait-il pas rendu son fils sans rançon ? ne l’avait-il pas comblé des prévenances les plus délicates ? Il est probable aussi que dans l’acte d’accusation les 3.000 talents que Scipion disait avoir reçus pour la solde de l’armée étaient présentés comme le prix des services rendus à Antiochus, et, comme Scipion avait, dans un accès d’indignation, lacéré ses registres, les accusateurs avaient beau jeu : il était difficile à leur ennemi de justifier de l’emploi de l’argent reçu. Mais, quels que fussent les efforts des tribuns, Scipion leur échappait toujours ; quand ils croyaient le tenir enchaîné dans les liens d’une accusation pressante et catégorique, il les avait déjà brisés. Il n’entreprit donc pas de se disculper ; il n’effleura pas même les chefs d’accusation. Ses ennemis avaient raconté sa vie pour la flétrir : il la raconta à son tour. Simplement, sans phrase, on peut le croire ; les faits parlaient assez haut d’eux-mêmes. Il redit ses premiers exploits, ses succès inespérés en Espagne, sa campagne d’Afrique commencée malgré tant d’oppositions, ses prodigieuses victoires sur Annibal, l’abaissement de Carthage, le triomphe final qui avait fait de Rome la souveraine du monde. Il parlait, et les auditeurs suspendus à ses lèvres ne savaient quelle grâce respiraient ses paroles ; la justice et la vérité de ces éloges que l’orateur se décernait à lui-même éclataient à leurs yeux[13] ; ils se retrouvaient sous le charme magique de cet homme étonnant qui les avait tant de fois fascinés ; ils se reprenaient à croire, comme jadis, qu’il devait y avoir quelque chose de divin dans ce génie et dans cette éloquence, et Scipion, plaidant sa cause du haut des Rostres, ne leur parut pas moins grand que le jour où il gravit le Capitole sur son char triomphal, chargé des dépouilles de Syphax et de Carthage.

Les débats durèrent tout ce jour ; il fallut renvoyer le vote au lendemain. Dès l’aurore, les tribuns avaient occupé le Forum ; Scipion arriva, suivi du long cortége de ses clients et de ses amis. Au milieu d’un profond silence, il monta à la tribune, et laissa tomber ces paroles solennelles sur la foule recueillie :

Citoyens, je vous rappelle qu’à pareil jour j’ai vaincu le Carthaginois Annibal, votre plus acharné ennemi, dans un grand combat sur la terre d’Afrique, et que je vous ai conquis, avec la victoire, une paix inespérée. Ne soyons donc pas ingrats envers les dieux immortels, mais, si vous m’en croyez, laissons là ce misérable accusateur, et allons de ce pas rendre grâce à Jupiter très bon, très grand[14]. Il dit, descend de la tribune et se rend au Capitole. Son cortége le suit ; tout le peuple entraîné sur ses pas quitte la place publique et l’accompagne au temple où il va offrir un sacrifice. Les tribuns restèrent complètement seuls sur la place déserte, abandonnés de leur secrétaire et de leurs appariteurs eux-mêmes ; ils ne gardaient avec eux que le héraut et leurs esclaves. A travers toute la ville, de temple en temple, Scipion promena la foule immense qui le suivait, rendant aux dieux de solennelles actions de grâce pour les victoires dont, par lui, ils avaient daigné combler le peuple romain. Il fut ramené ensuite par le même cortége jusque dans sa maison, où, rassasié de gloire et de joie, il rentrait plus brillant et plus superbe que jamais.

Ce fut là, dit Tite-Live, le dernier beau jour de Publius. Ce triomphe ne l’avait pas aveuglé : c’était la foule, c’était sa fidèle plèbe qui le lui avait décerné, mais lui-même s’était aperçu que jamais il ne redeviendrait le maître de l’opinion publique dans une ville où il comptait des adversaires si acharnés. Plutôt que d’exposer sa gloire à subir des attaques dégradantes, il se retira complètement de la vie publique. Il partait avec ce dégoût profond qu’emporte de la scène du monde l’homme qui a gardé ses illusions assez longtemps, et qui les voit s’évanouir tout d’un coup, comme s’il s’éveillait d’un rêve enchanteur : alors il ne reste plus rien qui le rattache à l’existence ; et il sent le besoin de la retraite et de la solitude, ces silencieux avant-coureurs de l’éternel repos. Il se retira dans sa maison de campagne à Literne, dévoré d’indignation contre une patrie pour laquelle il avait tant fait, et qui l’outrageait si cruellement aujourd’hui. C’était un affront que son âme sensible ne pouvait endurer. Tous les jours sa pensée se reportait des éclatants triomphes de sa carrière militaire, à l’ignominieuse accusation qui était venue souiller tant de gloire, et il se sentait mourir. Il avait décidé de ne pas se représenter au Forum, lorsque ses ennemis reprendraient l’accusation. Aussi, lorsqu’il fut assigné de nouveau, il ne comparut pas. Son frère Lucius l’excusa devant l’assemblée du peuple en disant qu’il était malade : il est probable qu’en effet il languissait déjà du mal qui devait l’emporter. Les accusateurs poussèrent les hauts cris et ne voulurent pas accepter cette excuse ; déjà les tribuns de la plèbe allaient rédiger un décret en vertu duquel ils remettaient l’accusation à un jour ultérieur, lorsque l’un d’eux, Ti. Sempronius Gracchus, ennemi personnel de Publius, intervint pour déclarer qu’il se contentait de la raison apportée par Lucius, qu’il ne souffrirait pas qu’on attaquât son frère avant son retour à Rome, et qu’alors même il prêterait sa protection au vainqueur d’Annibal, s’il la demandait pour soutenir son procès.

L’accusation de cet homme, disait-il, sera une flétrissure bien plus grande pour la république que pour lui-même. Et qui ne rougirait de cette victoire remportée sur le vainqueur de Zama ? Devant cette intercession courageuse, les accusateurs eux-mêmes se désistèrent et laissèrent tomber l’affaire. Pour l’honneur du peuple romain, Scipion put mourir en paix dans l’exil volontaire où il s’était retiré avec son incurable mélancolie[15]. Le silence se fit sur ses derniers jours, et il expira tristement à Literne, emportant dans la tombe son ressentiment amer contre ses concitoyens. Il voulut être enseveli dans le village, afin que ses cendres mêmes fussent dérobées aux Romains. Ingrate patrie ! tu n’as pas même mes ossements ! Tel fut le testament du grand homme, qu’il voulut qu’on gravât sur sa tombe ; ce fut aussi sa seule oraison funèbre, et celui qui de son vivant avait été comblé d’honneurs presque divins n’eut pas même, après sa mort, cet honneur suprême d’une louange publique, que la piété des Romains ne refusait jamais aux mânes.

Ainsi finit cet homme extraordinaire, en qui se résument toutes les gloires de la république au sixième siècle. A peine à la moitié de sa carrière, il avait vidé la coupe des félicités humaines ; il ne lui en était resté que le fiel, qu’il savoura longuement pendant les dernières années de sa vieillesse. Du moins put-il se dire en mourant que la fortune ne lui avait épargné aucune joie comme aucune douleur ; il n’avait plus rien à éprouver quand vint la mort, ayant assisté en personne à l’écroulement de la plus prodigieuse destinée qui eût frappé les yeux des contemporains.

Le parti de Caton poussa un cri de triomphe à la nouvelle de sa mort. Désormais, rien n’arracherait plus à sa vengeance les membres de cette famille que couvrait naguère l’inviolable patronage de son illustre chef. On se remit à l’œuvre : les cendres de l’Africain étaient à peine refroidies dans sa tombe que son frère Lucius se vit accuser par les Petillius de détournement de fonds. Caton était encore l’âme de toute l’intrigue ; Tite-Live le dit expressément. On porta devant les comices une rogation dont le texte nous a été conservé : elle demandait en substance au peuple que le préteur urbain, Servius Sulpicius, fit son rapport au Sénat sur la partie du butin d’Antiochus qui n’avait pas été déposée au trésor, et que le sort désignât alors un des préteurs de l’année pour juger l’affaire. Les tribuns de la plèbe Q. et L. Mummius s’opposèrent à cette rogation : ils voulurent qu’on laissât le Sénat juger seul, comme c’était l’habitude ; sans doute ils espéraient que de cette manière l’affaire serait assoupie, grâce au crédit que les Scipions possédaient encore dans cette assemblée. Mais les Petillius devinèrent très bien toute cette tactique, et c’est précisément pour cette raison qu’ils refusèrent de suivre la voie ordinaire. Il y eut de longs débats ; L. Scipion prit lui-même la parole ; il se plaignit qu’on eût attendu la mort de son frère pour soulever une accusation qui les flétrissait tous les deux, et qui devait causer tant de joie à Carthage. Mais ses efforts intéressés ne prévalurent pas contre l’infatigable énergie de Caton. Celui-ci prononça un discours pour appuyer la rogation, et il eut assez de crédit sur les deux Mummius pour les faire renoncer à leur opposition. Aussitôt la rogation passa dans toutes les tribus. Le préteur Serv. Sulpicius fit son rapport au Sénat. Ici on voit bien toute l’influence qu’avaient encore les Scipions ; car cette compagnie désigna, pour présider le procès, un homme qui leur était attaché par les liens de la plus étroite reconnaissance : le préteur Q. Terentius Culleo. C’est lui qui, prisonnier des Carthaginois, avait été délivré après Zama, et avait précédé le char de triomphe de Scipion, le bonnet d’affranchi sur la tète. On traduisit devant son tribunal L. Scipion avec ses deux légats, A. et L. Hostilius Caton, son questeur C. Furius Aculeo, ses deux secrétaires et son accensus. On avait cherché à donner à cette affaire des proportions colossales, pour la rendre plus scandaleuse ; mais dès le commencement des débats on mit hors de cause L. Hostilius Caton, avec l’accensus et les deux secrétaires ; quant à Aulus et à C. Furius Aculeo, ils furent condamnés avec leur général. La sentence portait que, pour faire obtenir à Antiochus des conditions de paix plus favorables, ils avaient reçu de l’argent. Lucius persista dans sa déclaration, qu’il avait versé dans le trésor tout ce qu’il avait reçu, et qu’il ne pouvait payer l’amende dont il était frappé. On allait le saisir pour le conduire en prison, et le préteur, malgré qu’il en eût, déclarait qu’il ne pouvait que faire exécuter la loi et le jugement rendu. P. Scipion Nasica avait en vain adressé aux tribuns les adjurations les plus pathétiques ; il n’avait réussi qu’à leur faire rendre un décret qui laissait toute liberté d’action au préteur. Alors, intervenant de nouveau, Ti. Gracchus déclara qu’il ne souffrirait pas que celui qui avait conquis tant de provinces et porté si loin la gloire des armes romaines fût traîné dans cette même prison où il avait fait jeter les ennemis de la république. Le peuple applaudit à cette générosité et en montra une grande joie. Scipion échappa ainsi à la honte d’un emprisonnement ; on prit l’amende sur ses biens, mais sans y pouvoir trouver aucune trace des présents du roi. Ses parents, ses amis et ses clients se cotisèrent pour lui rendre l’équivalent de l’amende ; il refusa de l’accepter, se contentant de faire racheter par ses plus proches ce qui lui était absolument nécessaire pour vivre. Il était d’ailleurs absous par l’opinion publique : ce qui le prouve, c’est la faveur marquée avec laquelle le peuple, un instant prévenu contre lui, accueillit l’intercession de Ti. Gracchus.

Le but de Caton n’était donc pas atteint. A la vérité, il avait réussi à empoisonner les derniers jours de l’Africain, et à l’écarter pour toujours de la scène politique ; il venait d’imprimer sur sa mémoire et sur le nom de son frère une tache indélébile, il leur avait enfin fait tout le mal possible. Au point de vue de ses rancunes personnelles, et en ne cherchant dans ce procès que la satisfaction de sa haine contre des individus, il avait pleinement réussi ; mais, s’il voulait dans les Scipions briser l’aristocratie, humilier l’esprit nouveau et faire reculer l’hellénisme envahissant, l’échec était complet. Il y eut un homme de moins dans le parti qu’il haïssait, voilà tout. Les doctrines nouvelles ne ‘reculèrent pas même d’un pas devant leur ardent adversaire. Pour les combattre avec fruit, pour en triompher, il fallait autre chose que des procès et des querelles de personnes ; il fallait autre chose surtout que de les dénigrer sans rien leur opposer de meilleur, sinon le fantôme des vieilles mœurs qu’aucun effort ne pouvait plus rappeler à la vie. C’est ce que Caton semble n’avoir pas compris : l’histoire de sa censure va nous en fournir la preuve la plus éclatante.

 

 

 



[1] Tite-Live, 39, 6. Pline, H. N., 34, 3. Dion Cassius, frg. 227 (Gros.)

[2] C’est par là aussi qu’il est essentiellement païen. La tolérance, ce principe éminemment chrétien, a été enseignée pour la première fois par le Christ. Je ne hais par le pécheur, dit-il, mais le péché.

[3] Tite-Live, 38, 56. Valère Maxime, 4, 1, 6.

[4] Tite-Live, 33, 47. Valère Maxime, l. l.

[5] Diodore de Sicile, 27, 12.

[6] Tite-Live, 37, 1. Valère Maxime, 5, 5, 1. Ce dernier est tout prêt à pleurer de tendresse à ce beau trait d’amitié fraternelle : cela donne la mesure de sa perspicacité.

[7] Plutarque, Caton, 8.

[8] Cicéron, de Sen., 5, 14 : magna voce et bonis lateribus.

[9] Cet épisode est raconté d’une manière identique par Polybe, 24, 9 ; Tite-Live, 38, 55 ; Valère Maxime, 3, 7, 9 et Diodore, 29, 21, qui a copié Polybe. Tous s’accordent à placer ce fait au Sénat, avant le procès. Le seul Aulu-Gelle, 4, 18, semble intervertir les dates ; mais, à ce qu’il parait, il a en grande partie suivi des documents apocryphes, tels qu’un prétendu discours de Scipion dont il sera parlé plus loin.

Il est d’ailleurs inutile, je pense, de répéter ici ce que Mommsen a démontré d’une manière irréfragable : que Scipion n’était nullement obligé, de par la loi, à rendre compte de la quantité du butin.

[10] Il ne m’appartenait pas de chercher à résoudre ici la difficile question du procès des Scipions. Je me suis conformé pour la plus grande partie au récit de Tite-Live 38, 50-60 (cf. 39, 52) qui me semble le mieux renseigné et le plus vraisemblable. V. aussi Aulu-Gelle, l. l. et 12, 8 ; Plutarque, Caton, 15, et Apophth. reg. et imp., p. 196 F ; Appien, Syr., 40 ; Aurelius Victor, V, 1, 49 ; Orose, 4, 20 ; Zonaras, 9, 20.— On peut consulter avec fruit une bonne dissertation de Heerwagen, De Scipionum accusatione (Bayreuth 1836), que Gerlach, dans ses Historische Studien, vol. I, p. 190 sqq. (note) a vainement essayé de réfuter. Je citerai encore l’excellent travail de Mommsen, Die Scipionenprocesse (Hermès, t. I) dont j’ai cependant cru devoir m’écarter en quelques endroits.

[11] Appien, l. l.

[12] Suspicionibus magis quam argumentis pecuniæ captæ reum accusarunt.

[13] Tite-Live, 38, 50 : Aurium fastidium aberat, quia pro periculo, non in gloriam, referebantur.

[14] C’est le texte cité par Aulu-Gelle, 4, 18, et qui se trouve paraphrasé dans Tite-Live, Il est loin d’être authentique ; pourtant, comme il doit avoir été fait d’après la tradition orale, et peut-être par un contemporain, il serait téméraire de ne lui reconnaître aucun caractère historique.

[15] Sine desiderio urbis, Tite-Live.