Le consul avait bien trop fait son devoir pour ne pas s’être rendu odieux â tous les mauvais citoyens, et en particulier aux capitalistes et aux financiers. Entre eux et lui, il y avait comme une haine native : il les poursuit partout où il les rencontre, en Sardaigne, en Espagne, au Forum, au Sénat. Aussi, et malgré le silence des historiens, je n’hésite pas à lui attribuer une large part dans les débats qui eurent lieu à cette époque sur différentes questions financières. Bravant toute la sévérité des lois, les usuriers continuaient à exploiter les citoyens pauvres de Rome ; pour se dérober aux peines qui frappaient leur honteux métier, ils avaient imaginé de recourir à des Latins, qui leur servaient d’intermédiaires avec les emprunteurs, et qui, soustraits à la juridiction romaine, faisaient impunément l’usure, en leur propre nom, mais au profit de ceux qui les employaient. Cet abus devint si criant que bientôt la loi Genucia contre l’usure (339) ne fut plus qu’une arme sans valeur aux mains de l’autorité ; tous les usuriers de Rome avaient des prête-nom latins, et se livraient avec plus d’acharnement que jamais à leur trafic. Il fallait à ce mal un remède énergique. M. Sempronius, tribun de la plèbe, fit accepter une loi en vertu de laquelle tous les Latins qui prêtaient à des citoyens romains étaient soumis à la juridiction romaine sur l’usure (193)[1]. Ce fut là du moins un palliatif : dès l’année suivante, un grand nombre d’usuriers étaient frappés en vertu de cette loi, par les édiles curules P. Junius Brutus et M. Tuccius[2]. Le premier était un grand partisan de Caton ; c’est lui et son frère Marcus qui, en 195, combattaient à côté du consul pour la défense de la loi Oppia, et c’est assurément sous l’influence du parti estonien que la loi Sempronia fut votée. Est-ce à la même époque que Caton prit la parole dans la discussion d’une certaine loi Junia sur l’usure, et prononça un discours dont il nous est resté quelques fragments, mais dont aucun historien n’a parlé Si, comme c’est probable, elle eut pour auteur un des deux Junius Brutus, on peut la placer vers ce temps, avec d’autant plus de vraisemblance que l’on s’occupa alors de l’usure ; mais quel rôle Caton joua-t-il dans le débat[3] ? Quel était le but de la loi ? C’est ce qu’on ignore complètement. Du reste, on perd de vue Caton pendant les quatre premières années qui suivirent son consulat. On devine ses occupations ordinaires : les travaux des champs et les séances du Sénat se partageaient ses instants, quand il n’était pas absorbé par un de ces nombreux procès qu’il soutint en sa vie, tantôt comme accusateur, tantôt comme accusé. Il ne semble pas qu’il ait pris part aux guerres qui se livrèrent à cette époque au Nord de l’Italie, contre les Ligures, les Gaulois et autres barbares. Plutarque veut qu’en 194 il ait servi comme lieutenant sous le consul Ti. Sempronius dans la guerre de Thrace[4], mais c’est la une assertion qui n’est confirmée par aucun historien et qui se contredit d’ailleurs elle-même : ce consul ne quitta point, où il avait à lutter contre les Gaulois de la Cisalpine[5]. Mais c’est une lutte bien plus importante qui allait rappeler sous les armes le vainqueur de l’Espagne. Depuis sa grande victoire sur Carthage, il semblerait que Rome eût pu espérer une paix durable jamais, au contraire, elle ne fut plus tenue en éveil ; jamais elle n’eut à soutenir plus de luttes à la fois que dans les vingt années qui suivirent Zama. La guerre appelait la guerre[6]. Il fallut d’abord lutter contre Philippe de Macédoine, l’ancien allié d’Annibal, et à peine en avait-on fini avec lui, qu’apparaissait un nouvel ennemi : Antiochus, roi de Syrie. Appelé par les Étoliens irrités contre Rome, qui ne leur avait pas permis de se faire, après Philippe, les tyrans de la Grèce, indisposé depuis longtemps contre la république à cause de son immixtion dans les affaires d’Orient, Antiochus fit de grands préparatifs pour passer en Europe. Rome trembla : jamais aucun ennemi, même Annibal, ne lui avait inspiré une terreur si profonde[7]. Ce fut comme un coup de foudre lorsqu’on apprit que la lutte contre lui était devenue inévitable. Quelles transes surtout, quand on sut qu’Annibal s’était enfui de Carthage pour aller le rejoindre ! Peu s’en fallut qu’on ne crût tout perdu. Et, en effet, si le roi avait eu le bon esprit de charger Annibal de la direction de la guerre, qui sait si Rome n’aurait pas succombé dans une lutte où cet implacable ennemi cherchait à liguer contre elle Carthage, la Macédoine, la Grèce, l’Orient, les barbares eux-mêmes ? Mais Antiochus n’était pas même digne de servir d’instrument à Annibal ; il se laissa circonvenir par des flatteurs qui lui persuadèrent que ce grand homme n’était qu’un ambitieux, recherchant dans la guerre un intérêt personnel. Il ne sut se faire aucun allié, sauf les Étoliens qui l’avaient appelé, et qui lui débitaient les plus grossiers mensonges sur l’état de leurs forces et sur les dispositions des Grecs ; lui-même, après leur avoir fait les plus pompeuses promesses, il descendit en Grèce avec un corps de 10.000 hommes seulement pour commencer la guerre (192). Les Romains, de leur côté, avaient commis des fautes graves ; au point de vue politique, il était impardonnable d’avoir abandonné à la merci du premier conquérant venu la Grèce incapable de se défendre elle-même. Antiochus, en agissant avec énergie et promptitude, en se conciliant les villes, en faisant venir des renforts au plus tôt, aurait pu rendre le retour en Grèce presque impossible aux Romains. Il ne sut tirer parti d’aucune des circonstances favorables que lui offrait la fortune, et, après s’être emparé de File d’Eubée, il passa tout l’hiver à Chalcis, où le retenaient les charmes d’une belle Grecque qu’il épousa, et avec laquelle il perdit le temps en réjouissances et en festins[8]. Mais, au printemps de 191, les Romains poussèrent les opérations avec une vigueur extraordinaire. On avait chargé de la guerre le consul M’. Acilius Glabrio, homme nouveau, qui devait son élévation à la famille des Scipions et qui lui était sincèrement attaché. Ses troupes, en comptant les renforts qu’il reçut, s’élevaient à environ 40.000 hommes[9]. Mais ce qui était bien plus précieux pour lui, c’était la présence de Caton dans son armée. En effet, après son consulat, celui-ci ne s’était pas encore cru déchargé. de ses principaux devoirs de citoyen ; laissant là ses champs, il était rentré au service en qualité de lieutenant du général (legatus), avec le grade de tribun militaire[10], en même temps que son amis Valerius Flaccus. Est-ce qu’il aurait éprouvé le besoin de voir de près cette Grèce qu’il devait combattre toute sa vie, et dont l’influence était dès lors si profonde à Rome[11] ? Serait-ce plutôt qu’on voulait lui faire contrôler les actes de Glabrio, ce partisan des Scipions[12] ? Il semblerait plus naturel qu’il fût parti par goût, par amour de la lutte. Ce titre de légat ne conférait, il est vrai, aucune autorité officielle à ceux qui en étaient revêtus, mais ils devaient jouir d’une grande autorité morale auprès du chef d’armée, qui les consultait dans les cas graves, et en faisait comme son conseil de guerre. C’est Caton, à ce qu’il parait, qui fut chargé de diriger le débarquement des troupes en Grèce[13]. Le consul se porta ensuite avec la cavalerie vers Limnæa, où l’attendait la roi Philippe, allié des Romains dans cette guerre ; des tribuns militaires, pendant ce temps, conduisaient l’infanterie à Larissa[14]. Caton fut peut-être un de ceux à qui le consul confia ce soin ; il reçut également une autre mission bien plus délicate encore : parcourir les villes grecques pour prévenir contre Antiochus celles qui hésitaient, et pour ramener s’il était possible celles qui voulaient se jeter dans ses bras. Plusieurs députés partirent en même temps, chargés de missions analogues. Caton, pour sa part, visita, s’il en faut croire Plutarque, les villes de Patras[15] et d’Ægium, qu’il confirma sans doute dans l’alliance romaine ; il s’arrêta surtout à Athènes[16]. Là, il harangua le peuple, et, quoique dès lors il sût parfaitement le grec, ce n’est pas dans cette langue qu’il s’adressa aux habitants : il leur parla en latin par l’intermédiaire d’un interprète. Il obéissait en cela à un antique usage romain, qui défendait aux magistrats d’employer une autre langue que la leur dans les rapports avec les nations étrangères[17]. L’usage, d’ailleurs, n’eût-il pas existé, Caton était homme à l’inventer : et ce devait être pour lui une satisfaction que de faire retentir à son tour les rudes accents de son idiome national sur la place publique de ce peuple, qui avait déjà envahi Rome avec sa langue, sa littérature et sa corruption. Les Athéniens, à ce qu’il prétend, furent frappés de la concision de son langage et de la prolixité avec laquelle l’interprète le traduisait : ils restèrent convaincus, dit-il, qu’aux Grecs les paroles partent des lèvres, aux Romains de l’âme[18]. Il serait certes du plus grand intérêt de posséder ce discours caractéristique, et de voir ce qu’un laboureur latin pouvait dire aux élégants lettrés d’Athènes. Malheureusement, il n’existe plus, et, de son temps déjà, Plutarque signalait comme apocryphe une harangue grecque qui courait sous le nom de M. Porcius, et dans laquelle on lui faisait dire qu’il professait une grande admiration pour les vertus des anciens Athéniens, et qu’il avait beaucoup désiré voir leur belle et vaste cité. Une seule phrase nous est restée du discours authentique, mais elle suffit pour indiquer le ton du reste. Le roi Antiochus, disait-il, fait la guerre par correspondance ; il combat à coups de plume et d’encrier[19]. Au reste, Caton semble avoir été peu enchanté d’Athènes. Déjà fort prévenu contre le monde grec, il trouva cette ville en pleine décadence, et ce qu’il put y voir ne fit que le confirmer dans son antipathie pour l’hellénisme. Nous le retrouvons dans l’armée au moment où va s’engager l’action définitive contre Antiochus. Acilius, après une marche victorieuse à travers la Thessalie, était venu attaquer le roi posté dans le défilé des Thermopyles, où il s’était retranché, ajoutant mur et fossé aux défenses naturelles du lieu. Le superbe monarque, après tant de promesses et d’espérances, en était réduit à se tenir sur la défensive dès le commencement de la campagne, lui qui était entré en Grèce comme un triomphateur ! Dix mille hommes et 500 chevaux, voilà tout ce que ce prétendu conquérant pouvait opposer à la belle armée romaine. Les Étoliens, qui devaient lui envoyer de si nombreux secours, lui avaient fourni en tout 4.000 hommes, lesquels se trouvaient alors à Héraclée pour la protéger contre une attaque éventuelle. Voyant que le consul passait dédaigneusement à côté d’eux sans les honorer d’un assaut, Antiochus leur envoya dire à la hale d’occuper les sommets qui dominaient le défilé des Thermopyles, de peur qu’il ne fût tourné par les Romains comme le fut jadis Léonidas par les Perses. Mais l’indiscipline des Étoliens était digne de l’ineptie du roi : 2.000 seulement se décidèrent à obéir au généralissime choisi par eux-mêmes, et, pendant que les autres restaient à Héraclée dans l’attente des événements, ils vinrent occuper les trois sommités principales de l’Œta, connues sous le nom de Callidromos, de Thichious et de Rhodontion[20]. Arrivé devant le défilé, Acilius commença immédiatement ses préparatifs d’attaque. Pendant la nuit, il chargea ses deux lieutenants, Caton et Valerius, d’aller s’emparer, l’un du Callidromos, l’autre de Thichious et de Rhodontion, et d’en expulser les Étoliens : chacun d’eux prit avec lui 1.000 hommes d’élite[21]. Lui même devait attaquer le lendemain dès le point du jour, et son plan était fait de manière que les deux lieutenants pussent, s’ils réussissaient dans leur entreprise, venir à son aide au fort de l’action, et prendre Antiochus à dos. C’était pendant une nuit sans lune : dans ces chemins montagneux et hérissés de difficultés, les ténèbres devaient rendre la route presque impraticable. Pourtant, on gravit hardiment les flancs escarpés de l’Œta, et déjà une bonne partie du chemin était faite, lorsque soudain le guide déclara qu’il ne retrouvait plus sa voie, et qu’on était égaré. Grande fut la terreur des soldats. Qu’allaient-ils devenir dans ces montagnes désertes, où peut-être l’aurore les montrerait à des ennemis supérieurs par le nombre et par la position ? Caton fait arrêter les troupes et part seul avec Lucius Manlius, homme habitué aux montagnes. De cime en cime, ils grimpèrent par dessus les rochers couverts d’oliviers sauvages, et, après avoir affronté plus d’un précipice, ils débouchèrent enfin sur un sentier qui devait, à ce qu’il leur sembla, conduire au camp ennemi. Ils étaient arrivés au sommet du Callidromos, la pointe ‘extrême de l’Oeta. Ils y allumèrent quelques feux ; puis, retournant aux soldats, ils les y ramonèrent, guidés cette fois par la clarté des signaux. Mais à peine se fut-on remis en marche, qu’on se vit arrêté de nouveau : un précipice coupait brusquement le sentier où l’armée était engagée. Nouvelle hésitation, nouvelle terreur. Le jour commençait à poindre : à travers les brumes qui se dissipaient, on entendait des voix, et, en regardant au fond du précipice, on entrevoyait vaguement la disposition d’un camp. De nouveau Caton fait faire halte, et s’en va à l’écart avec la cohorte des Firmains, dont la fidélité et la bravoure lui inspiraient la plus grande confiance[22]. Ces braves soldats l’entouraient, attendant ses ordres : Il me faut, leur dit-il, un ennemi vivant, afin que nous sachions ce que c’est que ce poste, quelle en est la force, et quelles sont les principales dispositions de nos ennemis. Pour cela, la promptitude et l’audace sont nécessaires. Aussitôt ils s’élancent par tous les chemins possibles sur le poste ennemi, et, profitant du désordre où cette attaque imprévue a jeté les Étoliens, ils s’emparent d’un de leurs soldats, qu’ils amènent à Caton. Celui-ci apprend du prisonnier qu’il n’a devant lui qu’un corps de 600 hommes, et que le reste de l’armée est dans le défilé. Cela lui suffit. Aussitôt il fait donner par la trompette le signal de l’attaque, et, après avoir, selon sa manière, ordonné aux soldats de pousser de grands cris, il se précipite le premier, l’épée nue, sur les Étoliens. Ceux-ci ne soutinrent pas même le choc ; voyant au-dessus de leurs têtes les Romains qui fondaient sur eux avec une sauvage impétuosité, ils fuirent précipitamment et se réfugièrent auprès du gros de l’armée. Que se passait-il cependant au fond du défilé ? Manius, dès la pointe du jour, après avoir harangué son armée, l’avait rangée en bataille sur une ligne étroite et profonde, comme l’exigeait la nature des lieux, puis il l’avait menée à l’attaque de l’ennemi. Ce n’était pas chose facile. Trois siècles auparavant, dans ce même défilé, trois cents Spartiates avaient tenu tête à l’innombrable armée des Perses : il est vrai que Manius n’était pas un Xerxès, ni Antiochus un Léonidas. Le roi pourtant se prépara à recevoir de son mieux l’attaque des Romains. Sur le front de son armée, en avant des retranchements, il jeta les hommes armés à la légère ; derrière eux était placée la pesante infanterie de sarissophores[23], qui formaient la phalange. A leur gauche, au pied de la montagne, étaient les archers et les frondeurs qui devaient accabler les ennemis et leur rendre l’accès pénible[24]. A leur droite, c’est-à-dire entre le camp et la mer, se trouvaient les éléphants, puis la cavalerie, et enfin, derrière elle, la seconde ligne de l’infanterie. Le premier assaut des Romains fut bravement reçu : de toutes les hauteurs à la fois tomba sur eux une pluie de traits. Cependant ils remportèrent à la fin un léger succès ; la phalange dut se retirer derrière les retranchements, qui d’ailleurs étaient fort bas, et de là elle continua la lutte, croisant les armes et présentant une muraille de fer aux ennemis. Là périrent un grand nombre de Romains, qui, se jetant impétueusement sur les longues sarisses des phalangites, étaient tués à distance avant d’avoir pu engager le combat. La lutte était arrivée à sa phase décisive : peut-être les Romains, dans l’impossibilité de forcer les lignes ennemies, allaient-ils devoir se retirer, lorsque soudain, sur les hauteurs qui dominaient le camp, on entendit de grands cris, et l’on vit des soldats armés se précipiter dans la vallée. Un instant, Antiochus put croire que c’étaient les Étoliens qui, ayant appris le combat, quittaient leur poste pour venir à son secours ; mais il fut bientôt détrompé. C’étaient des Étoliens en effet qui accouraient, mais pressés l’épée dans les reins par Caton et par les Romains, qui les poursuivaient avec la plus grande vigueur. Ce fut là le dénouement. L’armée syrienne, perdant tout courage, jeta ses armes et se débanda ; Antiochus lui-même donna le signal de la fuite[25]. Les vainqueurs se mirent à la poursuite des fuyards, dont un/ grand nombre furent tués ou pris. Cinq cents hommes à peine se sauvèrent avec le roi jusqu’à Élatée[26]. Antiochus, ne se sentant pas encore en sûreté, regagna promptement l’Eubée, d’où il s’enfuit avec sa jeune femme : nouveau Xerxès, il s’en allait cacher sa honte au fond de son palais. Les Romains n’avaient pas perdu plus du 200 hommes, dont 50 avaient péri dans une attaque que les Étoliens d’Héraclée tentèrent sur leur camp, pendant que le reste de l’armée était à la poursuite de l’ennemi. Tous les honneurs de la journée furent pour Caton. Lui-même s’est fait ici, comme en toute occasion, le héraut de ses propres exploits. Après la victoire, à ce qu’il nous apprend, le consul l’embrassa, et le tint longtemps serré dans ses bras, s’écriant avec transport que ni lui ni la république ne pourraient dignement récompenser Caton. Ceux qui m’ont vu dans le combat, dit-il encore, avouaient que Caton devait moins à la république, que la république à Caton[27]. Il est vrai que c’est à lui qu’on était en grande partie redevable de la victoire, il l’a dit et répété trop souvent pour qu’on puisse l’ignorer. Après ce brillant fait d’armes, il demanda son congé et partit. Il s’embarqua à Créuse, emporium thespien au fond du golfe de Corinthe ; de là il gagna Patras en Achaïe, puis, longeant les côtes de l’Étolie et de l’Acarnanie, il arriva à Corcyre, puis à Hydronte (Otrante) en Italie. D’Hydronte il partit à pied pour Rome, où il arriva après cinq jours de marches forcées[28]. L’aube commençait à poindre lorsqu’il touchait aux portes de la ville. Tout poudreux encore, et sans s’arrêter un seul instant, il se rend chez le préteur M. Junius et lui annonce la grande nouvelle. Aussitôt le préteur convoque le Sénat ; celui-ci se réunit dès la pointe du jour ; on y introduit Caton, et là, encore tout essoufflé de sa route, il recommence devant une assemblée ivre de joie le récit des événements. Pendant qu’on l’écoute avec admiration, entre soudain L. Cornelius Scipion. Il avait quitté le camp de Glabrio quelques jours avant Caton, et il avait bien compté apporter à Rome le premier message de la victoire. Il ne put plus que confirmer le récit de son heureux rival. Tous deux furent ensuite entendus par le peuple dans une concio, que le Sénat fit convoquer immédiatement[29]. La foule enthousiaste porta aux nues le mérite de Caton, et le Sénat décréta des prières de trois jours, ainsi que des sacrifices extraordinaires pour remercier les dieux de l’éclatante victoire des Thermopyles[30]. Cette campagne termina d’une manière brillante la carrière militaire de Caton. Il rentra ensuite dans la vie civile, où l’attendaient des luttes plus ardues, et où il devait conquérir une renommée plus glorieuse encore. |
[1] Tite-Live, 35, 7. Nous n’avons pas à apprécier cette loi ; on peut voir dans Lange, R. A., II, p. 194 en quoi elle était profondément injuste envers les Latins, qui participaient ainsi à toutes les charges des citoyens romains, tandis qu’on leur en refusait les avantages.
[2] Tite-Live, 35, 44.
[3] Jordan intitule le discours de Caton de feneratione. Legis Juliæ dissuasio, et il pense que Caton aurait combattu la loi. Il me faudrait une preuve pour croire à un dissentiment entre deux anciens frères d’armes, et Jordan n’en donne pas. Dans Festus le discours est nommé de feneratione legis Juliæ, et dans Nonius dissuasio de feneratione. Tout cela est bien obscur et ne peut rien nous apprendre.
[4] Plutarque, 12.
[5] Tite-Live, 34, 46-48.
[6] Polybe le dit excellemment, 3, 33.
[7] Tite-Live est tout rempli du récit des terreurs superstitieuses et des vaines préoccupations que causait au Sénat chacun des mouvements d’Antiochus, V, 33, 13 et 44 ; 35, 21 et 41 ; 36, 2 et 3 ; 37, 48. V. aussi Plutarque, 12 ; Appien, Syr., 15 ; Polybe, 18, 22 ; Dion Cassius, frg. 222, éd. Gros.
[8] Plutarque, Flamininus, 15. Tite-Live, 36, 11. Dion Cassius, frg. 224 (Gros.)
[9] Tite-Live, 36, 14.
[10] Il est nommé trib. mil. par Cicéron, de Sen., 10, 32 ; Appien, Syr., 18 ; Plutarque, 12. Aurelius Victor, 1, 47. Frontin, 2, 4, 4. Le seul Tite-Live l’appelle legatus (36, 17) et Zonaras ύπεστρατήγον (9, 19). Il n’y a là aucune contradiction. Tout magistrat curule qui rentrait dans l’armée y prenait le titre honorifique de légat, et obtenait un grade qui était le plus souvent le tribunat militaire. Cf. Tite-Live, 36, 21 ; 42, 49 ; 43, 5 ; 44, 1.
[11] Jäger, p. 165.
[12] Lange, R. A., II, p. 197.
[13] Lui même s’en vante dans le fragment de son discours contre Acilius : Postquam navitas ex navibus eduxi, non ex militibus atque nautis piscatores penatores feci, sed arma dedi. Un passage plus explicite se trouve dans Frontin, 2, 7, 14. Je laisse de côté les erreurs historiques que ce passage peut renfermer ; il suffit de constater la part prise par Caton dans les travaux du débarquement. Un autre passage du même Frontin est tout à fait inintelligible.
[14] Tite-Live, 36, 14.
[15] Plutarque se trompe au moins pour Patras : le nom de cette ville se trouve dans l’itinéraire du retour du Caton, tracé par Tite-Live, 36, 21, et le distrait biographe aura confondu les deux voyages. Cf. Jordan, prolegom., p. 71.
[16] Caton, præcept. ad fil., frg. 1. Plutarque, 12.
[17] Plutarque, 12. — Cf. Valère Maxime, 2, 2, 2. Dans d’autres cas on était moins sévère ; ainsi après Pydna Paul Emile parla en grec à Persée qu’on lui amenait prisonnier (Tite-Live, 45, 8).
[18] Plutarque, 12. Caton se vante là bien à tort, comme cela lui arrive souvent ; il est immanquable que l’interprète qui doit traduire ex tempore les paroles d’un autre soit beaucoup plus long que lui.
[19] Antiochus epistolis bellum gerit, calamo et atramento militat. Drumann et après lui plusieurs autres veulent que cette visite de Caton aux villes grecques ait eu lieu après la bataille des Thermopyles. Il est probable qu’ils ont été amenés à cette opinion par le fait que Patras, nommé par Plutarque parmi les villes visitées avant la bataille, est indiqué par Tite-Live parmi celles que Caton traversa en retournant en Italie. Mais je crois avoir expliqué la chose d’une manière plus vraisemblable. D’ailleurs, si l’on veut tout à fait rejeter le témoignage de Plutarque, on se heurte à d’insurmontables difficultés. 1°) Quel besoin y aurait-il eu pour Rome de se concilier les villes grecques après la bataille des Thermopyles, lorsque sa victoire, la fuite d’Antiochus et la peur devaient suffire pour y ramener le calme ? Avant la bataille, au contraire, elle avait des raisons sérieuses pour ménager et se concilier les Grecs, qui pouvaient alors être très dangereux ou très utiles. 2°) Le fragment même du discours de Caton ne montre-t-il pas qu’il a été prononcé à un moment où le roi était encore en Grèce, et où, pouvant agir efficacement, il se contentait de stériles promesses ? 3°) Si Caton s’était arrêté dans plusieurs villes pour y faire des harangues, aurait-il pu, comme on le verra plus loin, gagner de vitesse L. Scipion, qui avait déjà plusieurs jours d’avance sur lui ? — Je constate avec plaisir que Jordan, qui dans ses Quæst. Caton, p. 68 suivait l’opinion de Drumann, commence dans ses prolégomènes p. 71 à deviner le vrai.
[20] Tite-Live, 36, 15 et 16.
[21] Selon Tite-Live, Valerius échoua dans son entreprise, ayant trouvé les postes ennemis mieux gardés. Jäger (p. 165) pense que Valerius ne devait faire qu’une fausse attaque ; et en effet cela parait assez croyable si l’on réfléchit qu’il reçut seulement le même nombre d’hommes que Caton, pour attaquer des ennemis deux fois plus nombreux.
[22] C’était le contingent fourni par Firmum, colonie romaine fondée dans le Picentin pendant la 1re guerre punique, et qui resta fidèle à Rome pendant la lutte contre Annibal (Tite-Live, 27, 10. Velleius Paterculus, 1, 14, 8 ; Pline, H. N., 3, 13). Plutarque les appelle Φιργίανοι, mais c’est Firmani qui est le vrai nom latin.
[23] Polybe, 18, 12 donne les détails les plus curieux sur l’organisation de la phalange et en particulier sur la sarisse, cette arme redoutable qui avait 14 coudées de long et qu’on tenait à deux mains : la sarisse des hommes placés au cinquième rang dépassait encore de deux coudées ceux du premier, de sorte que l’ennemi se heurtait contre une quintuple barrière de fer.
[24] Appien s’écarte peu de Tite-Live, dans la description de la bataille ; pourtant il se trompe en plaçant ici les archers à droite de la phalange, au pied de la montagne. Cela est impossible, car c’est du Nord que vient Manius, et l’armée d’Antiochus, tournée vers lui, a donc la mer à droite et la montagne à gauche.
[25] Il fut blessé à la bouche, dit Plutarque, d’un coup de fronde qui lui cassa plusieurs dents. Ici encore une fois, la mémoire a trahi le bon biographe, car Polybe, à qui il emprunte ce détail, dit qu’Antiochus reçut cette blessure dans une bataille livrée précédemment au rebelle Euthydème, en Bactriane. Polybe, 10, 49.
[26] V. pour le récit de cette bataille Tite-Live, 36, 15 sqq. ; Plutarque, 14 ; Appien, Syr., 17 sqq. ; Cicéron, Senect., 10, 32 ; p. Mur., 14, 32 ; Aurelius Victor, I, 47, et Not. de Ant. Reg. Syr. ; Eutrope, 4, 3, 2 ; Zonaras, 9, 19 ; Frontin. 2, 4, 4. Orose 4, 20, place l’invasion d’Antiochus en Grèce, sous le consulat de Caton et de Valerius Flaccus !
[27] Plutarque, 14. Voici ce que Schlosser p. 191 est parvenu à faire de cette phrase si simple. Selon lui, Plutarque raconte que Caton, en poursuivant l’ennemi, s’arrêtait souvent pour crier à ceux qui étaient là : Le peuple romain doit plus à Caton que Caton au peuple romain ! Schlosser trouve cela ridicule, et je suis de son avis.
[28] Tite-Live, 36, 21. Plutarque, 14. Ce dernier fait débarquer Caton à Brindes, et passer par Tarente, mais cet itinéraire est beaucoup moins vraisemblable.
[29] On peut saisir ici l’origine historique du discours des triomphateurs adressé au peuple. Il s’agissait simplement de mettre la foule au courant des événements heureux qui s’étaient passés ; le discours était l’équivalent de nos bulletins d’aujourd’hui. De plus, nous voyons que, le chef de l’armée étant absent, c’est un de ses lieutenants et un témoin oculaire qui a l’honneur de raconter la victoire au peuple. Dans tout cela il n’y a absolument rien d’officiel ; c’est une simple habitude, tandis que le rapport au Sénat était chose indispensable pour le triomphe.
[30] Tite-Live, 36, 21. Plutarque, 14.