CATON L’ANCIEN, ÉTUDE BIOGRAPHIQUE

 

CHAPITRE II. — L’ÉDILITÉ, LA PRÉTURE ET LE CONSULAT.

 

 

Pendant que de nouvelles guerres tenaient les esprits en suspens, que le roi Philippe de Macédoine, ancien allié d’Annibal, bravait depuis deux ans les armées romaines, et que déjà la voix publique désignait pour le consulat le futur vainqueur de Cynocéphales, T. Quinctius Flamininus, Caton s’avançait à pas lents mais sûrs dans le chemin des honneurs. En 199, il parvenait à l’édilité plébéienne avec C. Helvius[1]. On ne sait rien de leur magistrature, sinon qu’ils présidèrent aux jeux plébéiens et qu’ils donnèrent le banquet en l’honneur de Jupiter, comme c’était l’usage, pendant que de leur côté les édiles curules faisaient célébrer les jeux romains.

Pour un édile quelque peu ambitieux, c’était une excellente occasion d’acquérir la bienveillance du peuple en l’amusant, et, parmi les édiles curules surtout, plus d’un s’appauvrit pour plaire à la foule, dans l’espoir d’en être récompensé l’année d’après par la préture ou par le consulat. Caton, il faut lui rendre cette justice, n’a jamais cherché à parvenir en flattant les intérêts ou les passions du peuple. D’ailleurs, apportant dans la vie publique toute l’austérité des vieux Romains, il devait se préoccuper, par dessus tout, des soins matériels et des intérêts moraux qui lui étaient confiés. Au fond, l’édilité curule ou plébéienne n’était que la censure en petit, à tel point que pendant les trois ans et demi qui s’écoulaient entre chaque nomination de censeurs, les édiles les remplaçaient. Ce fut précisément le cas pour l’année 199, à l’expiration de laquelle seulement furent Pointues les nouveaux censeurs, Scipion l’Africain et P. Ælius Pætus. L’activité de Caton trouva donc une ample carrière dans lus nombreuses attributions de sa magistrature. Entretenir la propreté et le pavage des rues, exercer la surveillance dans les tavernes, dans les théâtres, dans les bains et autres lieux de réunion, prohiber tout ce qui pouvait nuire à la religion et à la morale, empêcher les fraudes, les rixes, les contestations entre vendeurs et acheteurs, au besoin même, faire vider dans le Tibre les paniers remplis de marchandises avariées[2], n’était-ce pas là un emploi à souhait pour un esprit aussi minutieux que celui de Caton ? Il y a tout lieu de penser qu’il s’en acquitta à merveille. Quel plaisir, dit Sénèque, que d’entrer dans les bains d’alors, quelque mal que les murs en fussent crépis, lorsqu’on les savait surveillés par un Caton, par un Fabius Maximus, ou par un des Cornelius ! Car ces édiles dignes d’éloge ne manquaient pas d’entrer dans tous les lieux où se réunissait le peuple et d’y faire entretenir la propreté et la température convenables[3].

On n’a du reste, je le répète, nulle donnée positive sur cette année de la vie de Caton. Recommanda-t-il alors la loi de tribus Porcius Læca sur l’appel au peuple ? La recommanda-t-il et la fit-il passer lui même, comme certains le croient, en s’appuyant sur le fragment fort incertain où il se vante l’avoir beaucoup fait pour les épaules de ses concitoyens ? Aucun des écrivains qui parlent de la loi Porcia ne la lui attribue, ni expressément, ni même par une simple allusion ; et comment supposer qu’aucun d’eux n’eût songé à la rattacher à un des noms les plus illustres de la république ? Comment croire surtout que Cicéron n’en eût rien dit, lui qui nous apprend beaucoup de détails moins intéressants sur son héros favori. Il semble donc bien difficile d’admettre que Caton soit l’auteur de la loi Porcia[4]. D’autre part, comme elle a été votée de son temps, en 199 selon toute apparence, il n’est pu radins difficile de croire que le père ou le patron de tant de lois démocratiques n’ait pas soutenu une de celles qui devaient lui tenir le plus au cœur, et le fragment conservé par Festus défend même absolument de le penser[5]. On est donc en droit de supposer que Caton a pris la parole pour soutenir la loi du tribun Porcius[6].

A peine eut-il déposé l’édilité, que le peuple lui conférait une dignité nouvelle, la préture (198). C’était l’année que T. Quinctius Flamininus, consul avant trente ans et porté comme Scipion par la faveur populaire, partait pour la Macédoine où l’on attendait de lui le dénouement d’une lutte assez mal soutenue pendant deux ans Le collègue de Flamininus, P. Ælius Pætus, obtenait pour province l’Italie ; Lentulus, consul de l’année précédente, se voyait prorogé dans sa province d’Espagne toujours en ébullition. Les trois autres préteurs étaient Cornelius Merula, M. Claudius Marcellus et C. Helvius, qui sortait de l’édilité avec Caton. Le sort assigna au premier la province urbaine, au second la Sicile, à Helvius la Gaule, et la Sardaigne à Caton[7]. L’année était difficile ; la paix était bien loin encore de régner dans les provinces conquises ; aussi les préteurs durent-ils lever des troupes nouvelles, avec mission de congédier les anciennes dès qu’ils seraient arrivés dans leurs gouvernements. Caton emmena 3.000 fantassins et 200 cavaliers recrutés parmi les alliés du nom latin, lesquels étaient déjà plus nombreux dans les armées que les citoyens romains[8].

La mission qu’il allait remplir n’était guère faite pour lui procurer une gloire éclatante : il ne s’agissait, ni de grands combats à livrer, ni de grands dangers à conjurer. La Sardaigne était une des provinces les plus décriées à Rome, et ses habitants y étaient l’objet d’un universel mépris[9]. L’île elle-même était malsaine, et certains endroits d’une insalubrité proverbiale ; une chaîne de montagnes y portait le nom d’Insani Montes. La plus grande partie du pays était déserte et stérile ; pourtant, les plaines donnaient d’abondantes récoltes de blé, qui servaient à alimenter Rome et ses armées[10], et qui formaient les plus importants arrivages après ceux de Sicile et d’Afrique.

Somme toute, la possession de cette province aurait été peu enviable, si sa proximité de l’Italie ne lui avait donné une grande importance stratégique, à cause de la facilité qu’elle présentait à Carthage pour une descente dans le Latium. Le traité de paix qui mit fin à la première guerre punique avait laissé la Sardaigne à la République phénicienne, mais peu après, Rame, profitant des embarras que la guerre des mercenaires créait à sa rivale, s’en empara par une indigne violation de la foi jurée[11]. Pendant la guerre d’Annibal, Carthage fit plusieurs tentatives pour la reprendre, mais toutes échouèrent, quoiqu’elle fût parvenue à armer contre Rome tous les naturels de l’île, sous les chefs Hampsicora et Hiostus. Après leur mort, l’île retomba définitivement sous le joug des Romains.

Le gouvernement de Caton devait donc être purement administratif[12] ; cependant, même dans ce cercle restreint, il trouva encore matière aux occupations les plus assidues. On sait ce qu’était un préteur dans sa province ; une espèce de souverain absolu, responsable seulement devant le peuple romain, qui intervenait bien rarement entre lui et ses sujets, et le plus souvent en sa faveur. Comme il n’y avait pas de traitement attaché aux fonctions publiques, il était naturel qu’un gouverneur de province fût entretenu aux frais du pays qu’il administrait ; il était naturel aussi que la plupart abusassent de leur autorité pour se faire livrer, non seulement le nécessaire, mais encore le superflu. Les descendants des laboureurs de la Sabine, arrivés dans leurs provinces, y vivaient en satrapes : tapis, lits moelleux, tentes richement ornées, vêtements de luxe, suite princière, repas somptueux, ils ne se refusaient rien : la province payait tout, heureuse quand on ne lui demandait pas davantage[13]. Puis venaient les dons gratuits, que le gouverneur arrachait par voie d’intimidation aux provinciaux ; puis les fêtes que l’on donnait à son occasion, la réception aux portes des villes, le vin d’honneur qu’on lui offrait partout. Caton, dès le premier jour de son administration, montra qu’il était d’une autre trempe : il fit respecter le gouvernement romain là même oit l’on n’avait appris qu’à le haïr et à le mépriser. Il supprima la plupart des frais que s’imposait la province pour chaque magistrat nouveau ; ceux qu’il ne put entièrement faire disparaître, il en rogna du moins une bonne partie[14]. Il resta aussi simple de manières qu’il l’avait été dans sa terre de Tusculum ou sous sa tente de soldat. C’est toujours à pied qu’il voyageait d’une ville à l’autre ; il était suivi d’un seul esclave, qui lui portait sa robe et la coupe du sacrifice[15]. Le vin d’honneur, vieil usage qui peut-être remontait dans l’île jusqu’à l’époque des Carthaginois[16], Caton se vante de ne l’avoir jamais accepté, pas même lorsqu’il était particulier, et que cette démarche ne semblait inspirée par aucun sentiment d’intérêt ou de peur[17]. Plein de bienveillance et de bonté pour les provinciaux, il était inflexible sur la justice, et nul prévaricateur ne trouvait grâce devant lui[18]. Envers les usuriers surtout, il se montrait implacable : il leur porta toute sa vie une haine cordiale. On lui demandait un jour : Qu’est-ce que faire l’usure ?Qu’est-ce qu’assassiner ? répondit-il[19]. Souvent, dit-il encore dans la préface de son ouvrage sur la Vie des Champs, on peut faire fortune par le commerce, mais c’est trop dangereux ; par l’usure, mais c’est trop malhonnête. Telle était l’opinion de nos ancêtres, et ils ont établi dans leurs lois que le voleur serait condamné au double, l’usurier au quadruple. On voit par là combien on mettait l’usurier au dessous du voleur[20]. Aussi Tite-Live lui fait-il le reproche assez singulier d’avoir été trop sévère dans la répression de l’usure : il chassa de l’île tous ceux qui se livraient à cette odieuse pratique[21]. Il y avait d’autant plus de courage A prendre cette mesure que les coupables appartenaient à la classe riche et influente des chevaliers, et que c’était la première fois qu’un gouverneur de province agissait d’une manière si énergique. Mais il était dans la nature de Caton d’aller droit au but, sans se soucier des obstacles auxquels il se heurtait. Bref, pendant toute l’année que dura sa magistrature, il se rendit également cher aux provinciaux et redoutable aux usuriers romains.

Aussi, lorsqu’il l’expiration de sa charge il revint à Rome, il était sans doute connu, et des nobles qui lui en voulaient à cause de son austérité, et da peuple, qui lui en était reconnaissant. Tel qu’il s’était montré en Sardaigne, tel il allait se montrer à Rome ; les usuriers chassés par lui devaient le retrouver dans la capitale et trembler de nouveau devant lui. Quelques-uns veulent que pendant cette même année il ait recommandé une loi de sumptibus provincialibus, fixent pour l’avenir ce que les gouverneurs seraient en droit d’exiger de leurs provinces[22]. Cela serait parfaitement d’accord avec les antécédents administratifs de Caton ; mais, devant le silence des historiens, on n’oserait rien affirmer à ce sujet. D’autres prétendent aussi que l’augmentation du nombre des préteurs, qui de quatre fut porté à six en 197, fut également due aux efforts de Caton et de Valerius, qui auraient voulu assurer à l’État le moyen de mieux contenir dans le devoir les provinces occidentales[23]. Il est certain que Caton dut formuler plus d’une fois ses principes dans les délibérations du Sénat, mais il serait téméraire de vouloir deviner le vote qu’il a pu émettre dans chaque occasion.

Connu des nobles sous un jour désavantageux, et déjà l’objet de leur animadversion, comment ce plébéien allait-il sortir de la lutte qu’il avait engagée ? Une classe toute puissante parviendrait-elle à le maintenir dans un rang inférieur, et à l’exclure des honneurs dont il était digne, ou bien ses rares talents le feraient-ils triompher de toutes les cabales ? A coup sûr, la lutte ne se serait pas terminée sitôt par le triomphe de Caton, s’il avait été réduit à ses propres forces pour vaincre la redoutable résistance de la noblesse. Mais, comme on le sait, depuis que l’aristocratie de naissance s’était vue remplacée par l’aristocratie d’argent, lé vieux patriciat désormais incapable de lutter seul s’était divisé en deux camps : la plus nombreuse partie des anciennes familles s’était ralliée simplement à la noblesse, et, acceptant le fait accompli, veillait seulement à ce que le nombre des maisons régnantes ne s’augmentât plus. Ces vieilles familles étaient même alors, au sein de ce parti nouveau, les plus considérées et les plus puissantes, comme les Scipions, les Flamininus, les Postumius et autres. Mais quelques unes, les plus fières et les plus opiniâtres, refusèrent obstinément tout compromis avec les parvenus qui venaient bouleverser l’ancien gouvernement : elles tendirent la main, par dessus la noblesse, à cette même plèbe d’où la noblesse était sortie pour méconnaître bientôt son origine et ses principes. Comme cela s’est vu tant de fois dans l’histoire, les deux partis extrêmes s’unirent pour renverser l’ennemi commun, trop fort pour chacun des deux. Fabius, le dictateur, fut l’énergique représentant de ces vieilles familles en qui s’incarnaient les principes conservateurs ; Lucius Valerius appartenait au même parti. C’est lui qui avait poussé Caton à la questure ; il allait encore lui frayer le chemin du consulat. Car l’homme nouveau, le paysan parvenu, si odieux aux riches usuriers, n’aspirait à rien moins qu’au premier poste de la république. Il est indubitable que, défendant les mêmes idées, les deux vieux amis formèrent une coalition pour le triomphe de leurs intérêts mutuels ; Valerius, en effet, était aussi sur les rangs pour le consulat de 195, après avoir passé par l’édilité curule en 201, et par la préture en 199[24]. Les trois années qui venaient de s’écouler avaient été marquées par des événements considérables. Flamininus avait battu Philippe à Cynocéphales et affranchi la Grèce ; une prise d’armes des Gaulois de la Cisalpine avait été domptée par Marcellus, fils du vainqueur de Clastidium ; les Celtibères d’Espagne s’étaient de nouveau soulevés et avaient massacré le préteur C. Sempronius Tuditanus avec son armée ; enfin, Annibal, accusé par ses propres compatriotes de conspirer contre Rome, s’était réfugié à la cour d’Antiochus, n’emportant dans sa fuite précipitée que son génie toujours actif et sa haine implacable du nom romain. Caton, sans doute, passa la meilleure partie de ce temps dans son domaine de Tusculum, travaillant le jour à ses champs, et le soir soupant chez Valerius Flaccus, où il s’entretenait des affaires publiques et se préparait à y jouer bientôt un rôle important.

Il est probable que sa candidature rencontra une forte opposition. Quoiqu’il n’en soit resté nulle trace dans les historiens, cela ressort suffisamment de la situation des partis et de leurs forces respectives. Depuis longtemps, la noblesse avait accaparé les hautes magistratures, qui étaient rigoureusement interdites à quiconque n’était pas des siens ; et, si au besoin la classe dominante avait pu admettre un homme nouveau, ce n’aurait été dans tous les cas qu’un personnage dévoué à ses doctrines, non un homme qui en était la contradiction vivante, comme Caton. Mais celui-ci se trouvait heureusement sous le patronage de Valerius, et Valerius disposait d’une grande influence : tout récemment encore il venait d’être créé pontife. Grâce à lui, Caton surmonta tous les obstacles : ils furent tous les deux proclamés consuls pour l’an 195[25]. Leur premier acte fut de convoquer le sénat dès le jour de leur entrée en fonctions, et de le consulter sur la distribution des provinces. Les graves événements qui s’étaient passés en Espagne Citérieure nécessitaient dans ce pays la présence d’une armée consulaire : le sénat décida donc que l’un des consuls s’y rendrait avec deux légions, 15.000 alliés du nom latin, 800 cavaliers et 20 navires longs ; l’autre consul aurait l’Italie, et il lui suffirait de deux légions pour contenir les Insubres et les Boïens récemment écrasés. On laissait aux consuls le choix de se partager les provinces à l’amiable ou de les tirer au sort : c’est à cette dernière voie qu’ils eurent recours, et Caton fut désigné comme gouverneur de l’Espagne. Les préteurs ensuite tirèrent également au sort leurs provinces ; parmi eux Appius Claudius obtint l’Espagne Ultérieure, avec la permission de lever 2.000 fantassins et 200 chevaux, et de conserver les troupes qui se trouvaient déjà sous son prédécesseur Q. Fabius Buteo. P. Manlius, préteur, fut adjoint à Caton dans la Citérieure ; il put lever le même nombre d’hommes qu’Appius, et comme lui garder la légion qui se trouvait dans la Citérieure, sous le commandement de Minucius Thermus.

Ces arrangements terminés, les consuls, avant de partir, durent présider à l’exécution du printemps sacré, qui avait été promis 21 ans auparavant, sous la dictature de Fabius[26]. On voudrait savoir au juste en quoi consistaient ces cérémonies ; malheureusement les anciens nous laissent dans une ignorance presque complète à cet égard, et Tite-Live ne cite que ce seul exemple d’un printemps sacré. Toujours est-il que, l’année suivante, P. Licinius Crassus, grand pontife et alors consul, déclara en vertu de sa compétence que la solennité n’avait pas eu lieu d’après les rites, et qu’il fallait la recommencer[27]. Peut-être y avait-il eu réellement une irrégularité dans les cérémonies ; on sait combien peu il fallait aux superstitieux Romains pour recommencer jusqu’à huit fois la même solennité ! Si pourtant l’on réfléchit que c’est le parti de Scipion qui fait refaire le printemps sacré, — car Scipion était consul en 194, et son collègue le pontife Licinius Crassus lui était entièrement dévoué — qui sait si l’on ne trouvera pas ici un indice des tracasseries que ce parti suscita à Caton pour entraver sa carrière et se venger de ses attaques ?

Les consuls étaient sur le point de partir pour leurs provinces, lorsqu’une autre affaire bien plus sérieuse les retint encore quelques jours à Rome. M. Fundanius et L. Valerius, tribuns de la plèbe, se faisant l’écho de l’opinion publique, proposèrent au peuple réuni en comices tributes l’abolition de la loi Oppia. Cette loi avait été portée en 215 par le tribun du peuple M. Oppius, et disait : Aucune femme n’aura plus d’une demi-once d’or ; elle ne portera pas de robe de deux couleurs, elle ne se fera pas traîner par un attelage à deux chevaux, ni à Rome, ni dans le rayon d’un mille autour de la ville, ni dans aucune colonie romaine[28], si ce n’est pour accomplir un devoir religieux[29]. C’était alors après Cannes ; Annibal tenait Tarente, Arpi, Capoue, il était aux portes de Rome ; les alliés trahissaient ; la république n’avait ni soldats ni argent, et armait des esclaves. L’austérité des mœurs et la simplicité des costumes n’étaient-elles pas de rigueur dans de pareilles circonstances ? Aussi la loi avait-elle été unanimement approuvée, quoique, comme toute loi somptuaire, elle fût loin d’être strictement observée[30]. Il est facile de comprendre qu’à peine le danger conjuré, on chercha à se débarrasser de cette entrave incommode ; après tout, il était assez juste que la loi disparût avec les causes qui l’avaient fait naître. Ce qui chagrinait le plus les dames romaines, c’était de voir les Latines, leurs inférieures, affranchies de toute contrainte et déployer le plus grand luxe, tandis qu’on leur défendait à elles l’emploi de la pourpre et de l’or ! Leurs maris cependant n’épargnaient pas la pourpre sur leurs robes de magistrats ; leurs enfants portaient au cou la bulle d’or, les chevaux mêmes avaient des housses de pourpre[31]. Pourquoi dès lors une exception si outrageante pour des mères de famille qui avaient assez souvent fait preuve de leur dévouement envers la république, et qui, bien avant la loi Oppia, avaient su se dépouiller spontanément de leurs bijoux pour sauver la patrie ? Si l’on craignait les débordements du luxe, chaque père de famille n’avait-il pas sur sa femme et sur ses filles assez d’autorité pour les réprimer ? Tout cela était juste. Pourtant, deux tribuns de la plèbe, M. et P. Junius Brutus, déclarèrent qu’ils ne souffriraient pas que la loi fût rapportée, et Caton les appuya de toute l’autorité de son nom et de son éloquence. Sans doute, tous les trois craignaient qu’à la faveur d’une liberté absolue, le luxe ne devint bientôt effréné, et qu’il n’entraînât l’État à sa perte. J’imagine que ni Caton ni les Brutus ne se faisaient illusion sur le succès de leurs efforts ; en effet, ils ne devaient pas ignorer que Rome, à une époque où elle était bien moins opulente que de leur temps, avait toujours permis aux femmes l’usage de la pourpre et de l’or ; la loi Oppia n’avait fait que suspendre cet usage pour un temps de crise[32]. N’eût-il pas été insensé de vouloir, malgré une opposition unanime, changer en loi définitive une mesure dictée par une situation exceptionnelle, si leur grand but n’avait été, en cette occurrence, que d’affirmer solennellement leurs principes ?

On se figurerait difficilement l’agitation que répandirent dans la ville les premiers débats sur la loi Oppia. Des réunions publiques eurent lieu au Capitole et ailleurs ; partisans et adversaires de la loi prenaient tour à tour la parole ; les femmes s’enhardirent à paraître en public pour la défense de leurs intérêts ; on les vit, oubliant la retenue de leur sexe, remplir les rues et les abords des places publiques, pour supplier les citoyens qui s’y rendaient de ne pas s’opposer à l’abrogation d’une loi détestable ; bientôt elles assiégèrent les maisons des consuls, des préteurs et des autres magistrats, demandant aux uns leur appui, aux autres leur neutralité. Tous les jours leur nombre augmentait ; il en venait même des villes voisines pour soutenir la manifestation par leur présence, et plus d’un partisan déterminé de la loi, vaincu par leurs prières et leurs supplications, leur rendit les armes. Caton, lui, se montra inflexible.

Il n’avait d’ailleurs pas fort bonne opinion des femmes. S’il n’y avait pas de femmes au monde, disait-il un jour, nous serions encore en communication avec les dieux[33]. Une des trois choses dont il se repentait à la fin de sa vie, c’était d’avoir confié un secret à une femme[34]. Il disait aussi, (peut-être même ce fut à cette occasion) en parodiant le mot de Thémistocle : Tous les hommes gouvernent leurs femmes, et nous, qui gouvernons tous les hommes, nous nous laissons gouverner par les nôtres[35]. Toutes les séductions féminines devaient échouer contre un tel personnage. Malheureusement son discours ne nous a pas été conservé ; il n’a peut-être jamais été écrit ; dans tous les cas, Tite-Live ne l’a pas connu, puisqu’il s’est donné la peine d’en composer un autre qu’il lui attribue : et ce consciencieux écrivain se serait bien gardé de le faire, si le discours authentique de Caton avait subsisté de son temps[36]. Dans cette harangue, il y a bien plus de plaintes et de récriminations contre la trop grande influence des femmes, que d’arguments en faveur de la loi ; et nous sommes en droit de supposer que Caton lui-même n’aura guère trouvé de meilleures raisons. Il s’étend longuement sur le scandale que donnent les femmes en se passionnant pour ce débat public, mais c’est là un point accessoire, et L. Valerius, l’un des auteurs de la rogation, dut avoir beau jeu à réfuter les raisonnements du consul. Cette joute oratoire absorba tout le premier jour de la discussion ; les deux Brutus y avaient pris part en parlant après Caton, et il fallut remettre le vote au lendemain. Les femmes en profitèrent pour se répandre plus nombreuses encore dans la ville, et elles firent si bien qu’à force d’instances elles arrachèrent un désistement à ceux-là mêmes qui venaient de prendre la parole pour la loi, aux deux Brutus. Dès lors, la cause était gagnée. Le lendemain, toutes les tribus abrogèrent la loi, et Caton, que rien ne retenait plus à Rome, partit immédiatement pour sa province. Il se rendit tout droit au port de Luna (aujourd’hui la Spezzia) avec 25 vaisseaux longs, dont cinq appartenaient aux alliés[37]. Il n’emmenait avec lui que trois esclaves ; mais, arrivé à la villa publica, il réfléchit que c’était trop peu pour les services nombreux qu’ils devaient remplir, et il en fit acheter deux autres en ville[38]. C’est avec de petit cortége qu’il arriva à Luna, où il avait donné rendez-vous à son armée. Là, il envoya sur toute la côte un édit ordonnant de rassembler le plus grand nombre possible de bateaux de transport. En peu de temps, tous les préparatifs se trouvèrent faits, et l’armée prête à partir. On me loue beaucoup de ma célérité, dit Caton, qui aimait à se rendre justice à lui-même. Tant de vaisseaux, tant de troupes, tant de vivres, jamais on n’aurait cru qu’un homme pourrait les rassembler, et cependant je les avais réunis en très peu de temps. L’ordre du départ fut donné immédiatement ; l’armée devait suivre le consul au Portus Pyrenæus. Il nous reste, dans les fragments d’un discours de Caton, des détails fort intéressants sur ce voyage : c’est là que Tite-Live lui-même a puisé les renseignements qu’il nous fournit. On longea d’abord les montagnes de Ligurie, puis le golfe de Gaule, où l’on passa en vue de Marseille[39]. , dit Caton, toute notre flotte fut poussée par une brise légère ; on pouvait voir la mer fleurie de voiles[40]. Nous doublons la côte extrême de la Gaule, nous arrivons à Illiberis et à Ruscino[41]. De là nous partons la nuit suivante. On toucha enfin à l’extrémité des Pyrénées, à l’endroit où se trouve le cap Creus, non loin duquel était situé le Portus Pyrenæus. Lorsque le général eut été rejoint au rendez-vous par toute la flotte, il partit immédiatement pour Rhoda (Rosas). Ce château fut emporté de vive force sur une troupe d’Espagnols qui le défendait ; ensuite on gagna Emporiæ (Ampurias)[42]. Là, toutes les troupes furent mises à terre, sauf les matelots des alliés (socii navales) qui restèrent chargés de surveiller la flotte[43].

Emporiæ était une colonie bâtie par les Marseillais sur le bord de la mer, et parmi des peuplades hostiles, A l’époque où Caton y débarqua, on y voyait deux villes : la colonie grecque, le long du rivage, était petite, et avait à peine 400 pas de circonférence ; mais elle était bien retranchée, et formait comme une enclave au milieu de la cité espagnole, qui avait près de 3.000 pas de pourtour. Les Grecs, on le comprend, étaient là les nouveaux venus ; ils avaient repoussé du rivage les anciens habitants, ils avaient pris pour eux la mer, et s’étaient ensuite fortifiés soigneusement contre les étrangers qu’ils venaient de dépouiller. Ceux-ci, jaloux, plus nombreux, les entouraient, et n’épiaient que les occasions de leur nuire. Les Grecs devaient donc toujours être sur le qui-vive ; une discipline sévère pouvait seule les sauver. Du côté de la ville espagnole, ils n’avaient qu’une porte, laquelle était toujours gardée par un de leurs principaux magistrats. Chaque nuit, le tiers des citoyens montait la garde sur les remparts. Jamais aucun Espagnol n’était admis dans leur ville ; eux-mêmes n’en sortaient qu’avec les plus grandes précautions, en très grand nombre toujours, bien armés, et seulement lorsque leurs affaires commerciales l’exigeaient. Ils allaient vendre aux Espagnols les marchandises que leur apportaient les vaisseaux, et acheter du blé et des fruits. Là, Grecs et Barbares payaient d’une main, tenant l’autre sur leur épée et prêts à invoquer le fer comme dernière raison.

La colonie grecque était, on ne sait depuis quand, sous le patronage de Rome, sous l’ombre de l’amitié romaine, comme dit majestueusement Tite-Live (34, 9). Caton et son armée y reçurent naturellement l’hospitalité la plus cordiale ; ils venaient là en libérateurs ; la population se porta au devant d’eux au moment de leur débarquement[44]. On s’y arrêta quelques jours pour prendre des renseignements sur le nombre et la position des Espagnols. Le prudent général ne voulait pas se jeter à la légère dans une entreprise contre des ennemis, qui, l’année précédente, avaient vaincu un commandant romain ; procéda avec une sage lenteur qui trompa d’abord les insurgés. Ils crurent qu’il avait peur et qu’il ne possédait pas assez de troupes[45] : il les laissa dans cette erreur. Cependant comme il ne perdait pas un moment, il profita de ce temps de relâche pour exercer les soldats, et les préparer aux luttes prochaines. Je mettais à l’épreuve les turmes, les cohortes, les manipules, pour voir ce qu’ils pouvaient faire ; dans des escarmouches, je me rendais compte de leurs aptitudes ; celui qui s’était bien conduit, je le récompensais honorablement pour stimuler les autres, et, devant ses frères d’armes rassemblés, je le comblais d’éloges[46]. Spurius Ligustinus, qui avait fait la campagne d’Ibérie avec Caton, en qualité de volontaire, et y était devenu premier hastat de la première centurie, déclara plus tard, dans une assemblée du peuple à Rome, que de tous les généraux de son temps, il n’y en avait’ pas un qui sût mieux discerner et apprécier le mérite. Tous ceux, disait-il, qui ont servi sous lui et sous d’autres généraux peuvent l’attester avec moi[47]. Tandis que le brillant Publius l’Africain éblouissait l’imagination da ses soldats, Caton se faisait craindre et respecter des siens : dans sa gravité, dans son austérité ils retrouvaient le souvenir vivant des aïeux. Je connais peu de paroles aussi justes et en même temps aussi originales qu’un fragment d’une harangue qu’il prononça près de Numance devant les chevaliers de’ son armée. Ce corps, composé de jeunes nobles très riches, en était venu à se croire au dessus du reste des troupes ; il y régnait un grand luxe, et souvent une grande indiscipline. Déjà en 252, on avait vu en Sicile les chevaliers refuser d’obéir au consul Aurelius Cotta, qui leur ordonnait de travailler aux retranchements avec les autres soldats. Caton eut sans doute aussi à se plaindre d’eux ; il les rappela gravement au devoir par ces paroles solennelles : Réfléchissez-y en vous-mêmes ; si vous avez fait quelque chose de bien qui vous ait coûté de la peine, la peine s’en ira bientôt, et le bien ne vous quittera plus tant que vous vivrez. Si au contraire, vous avez fait quelque chose de mal qui vous ait procuré du plaisir, le plaisir aussi s’en ira bientôt, et le mal vous restera toujours[48]. Il excellait à rappeler ainsi les troupes au devoir, par une plaisanterie mordante qui ne manquait jamais son effet. Je n’ai que faire, disait-il, d’un soldat qui agite les mains pendant la marche, et les pieds pendant le combat, et qui sait mieux ronfler que pousser le cri de guerre[49]. Quand un soldat avait manqué au devoir, il devait trembler : le général connaissait aussi peu l’indulgence que l’injustice, et le coupable savait qu’il n’y avait point de grâce à espérer. Si nous en croyons Frontin, il faisait couper les mains aux voleurs, ou, quand le délit était léger, il leur faisait tirer du sang[50]. Les bons soldats, au contraire, pouvaient tout attendre de lui ; il aimait à les récompenser ; il se départait parfois avec eux de sa sévérité habituelle, il les encourageait et trouvait souvent le mot pour rire, ce qui produisait un excellent effet moral sur toute l’armée. Un jour un soldat vint lui annoncer avec les marques du plus grand effroi qu’il avait trouvé ses souliers rongés par les souris : mauvais présage ! Ce serait bien plus étonnant encore, répondit-il, si c’étaient tes souliers qui eussent mangé les souris[51]. Du reste, il était aussi bon soldat qu’excellent général ; infatigable, ne se dérobant jamais à aucune corvée, quelque pénible qu’elle fût, il portait lui-même ses armes pendant la marche, et ne se faisait suivre que d’un esclave, qu’il aidait souvent dans ses travaux de cuisine et autres[52]. Quand il montait à cheval, il se contentait de la moitié de la bête ; des deux côtés de la selle pendaient de lourdes valises qui contenaient ses bagages, et le premier magistrat de la République ne rougissait pas d’un attirail si simple, qui, de son temps déjà, faisait sourire les raffinés[53]. Il ne grondait jamais ses serviteurs pour la manière dont ils avaient préparé ses repas ; pour toute boisson, il se, contentait d’eau, ou d’un petit vin ressemblant plutôt à du vinaigre. Lui-même se vante d’avoir employé dans la traversée d’Italie en Espagne le même vin et la même huile que les matelots[54], et tout son voyage ne lui coûta pas plus de 500 as[55]. Son vêtement n’excédait jamais le prix de 100 drachmes, ni son dîner, acheté au forum, celui de 100 as. Trois médimnes attiques de blé par mois, c’était tout ce qu’il lui fallait, de même qu’aux soldats[56]. Il était d’ailleurs d’une bravoure consommée ; dans toutes les campagnes où il avait pris part, on l’avait vu, dit Plutarque, ferme de pied, fort de main, terrible de visage[57]. Il avait pour système d’effrayer l’ennemi par ses menaces et ses cris[58]. Tite-Live, en quelques lignes, trace de lui un portrait accompli. Le consul, dit-il, avait tant d’énergie et de talent, qu’il surveillait et faisait lui-même toutes les choses, grandes et petites ; non seulement il réfléchissait et donnait tous les ordres nécessaires, mais le plus souvent il mettait la main à l’œuvre ; contre personne, il ne déployait plus de rigueur et de sévérité que contre lui-même ; il rivalisait de privations, de veilles, de fatigues avec les plus simples soldats, et il n’avait d’autre privilège dans son armée que son autorité, et le respect qu’on lui portait[59].

Tel était l’homme que la république avait envoyé dans la Péninsule pour y raffermir son empire, et ce n’était pas trop de toute son énergie dans les circonstances où se trouvait alors l’Espagne. Cette province n’avait jamais été soumise empiétement aux Romains. Les deux Scipions avaient dû leurs rapides progrès, moins peut-être à leurs exploits militaires qu’à la haine des populations pour le joug carthaginois ; elles attendaient un libérateur, et elles crurent l’avoir trouvé dans ce brillant Africain, qui avait l’art de captiver toutes les âmes. Mais torque la victoire de Zama eut fait disparaître jusqu’à la crainte d’un retour des Carthaginois, les Espagnols s’aperçurent bientôt qu’ils n’avaient fait que changer de maîtres, et de nouveau ils coururent aux armes. Pendant que la République était occupée par les guerres de Macédoine et de Gaule, presque toute la Péninsule se souleva[60]. On se souvient de la fin tragique de Sempronius Tuditanus, gouverneur de la Citérieure ; dans l’Ultérieure, M. Helvius avait la plus grande peine à soutenir la lutte. En 196, ces deux préteurs avaient été remplacés, le premier par Q. Minucius Thermus, et le second par Q. Fabius Buteo ; mais la gravité des affaires décida le sénat à envoyer, l’année suivante, une armée consulaire. Caton, en arrivant dans la Citérieure, trouva toute la province embrasée par le feu de la révolte ; partout on se levait avec la résolution d’en finir avec les étrangers. Il y avait là de quoi donner de sérieuses inquiétudes. Rome avait appris à connaître l’indomptable courage des Celtibères ; l’héroïque résistance de Sagonte et d’Astapa avaient montré ce que pouvaient des âmes qui préféraient la mort à l’esclavage. Mais, d’un autre côté, on savait aussi que la discorde était la plaie de ce peuple, et qu’elle devait le livrer tôt ou tard au conquérant assez patient pour attendre la défection ou la guerre civile. C’est ce qui fait que l’Espagne a été conquise tant de fois, sans pouvoir jamais être soumise.

Le consul, dès les premiers jours de son arrivée, procéda avec prudence et courage à la fois[61]. Fidèle à sa haine contre les usuriers et les spéculateurs, il défendit aux fournisseurs de l’armée d’acheter du blé, et les renvoya tous à Rome. La guerre, dit-il, nourrira la guerre[62]. On sut bientôt ce que cela voulait dire. C’était l’époque où l’on bat le blé ; à la tête de ses troupes, il parcourut tous les villages autour d’Emporiæ, pillant et brûlant, et répandant partout l’épouvante. On partait la nuit, on faisait de longues étapes à la faveur des ténèbres, on tombait à l’improviste sur des ennemis sans défense ; le soir, l’armée revenait, richement chargée de vivres qui n’avaient rien coûté à l’État. Bientôt les ennemis furent tellement intimidés par ces attaques réitérées, qu’ils n’osèrent plus quitter leurs châteaux forts, attendant qu’ils eussent réuni toutes leurs troupes pour commencer la guerre. Le reste de la mauvaise saison s’écoula ainsi ; lorsque vinrent les beaux jours, il fallut s’attendre à une lutte plus sérieuse. Caton était campé à trois milles d’Emporiæ ; les Espagnols se réunissaient dans les environs et se préparaient à livrer un grand combat. C’est dans cette position expectante que le consul vit arriver dans son camp trois envoyés de Bilistage, roi de la petite tribu des Ilergètes, restée fidèle à Rome. Parmi eux se trouvait le propre fils du monarque. Ils suppliaient Caton de leur envoyer un secours de 3.000 hommes pour dégager leurs forts, attaqués par les rebelles. Comme le consul hésitait, n’osant affaiblir son armée dans la situation critique où il était lui-même, ils se jetèrent en pleurant à ses genoux : Ils auraient pu se mettre en sécurité en pactisant avec les révoltés ; ils s’y étaient refusés par fidélité pour Rome, et si Rome les abandonnait, ils n’avaient plus qu’à se livrer aux ennemis pour ne pas éprouver un sort analogue à celui des Sagontins. Frappé de ces paroles, et ne sachant que faire, le consul ajourna les députés au lendemain, et, en réfléchissant la nuit au parti à prendre, il s’arrêta à une résolution qui caractérise bien le génie pratique et subtil de celui qu’en plus d’une occasion on pourrait appeler l’Ulysse romain. Il fit venir les députés le jour suivant, et leur déclara que, tout bien considéré, il aimait mieux courir lui-même un grand danger que de les abandonner dans le leur ; qu’il allait donc envoyer au secours de leur roi le tiers de son armée. Aussitôt les ordres sont donnés, les provisions sont portées sur les navires, et la flotte reçoit l’ordre de se tenir prête au départ dans trois jours. Les envoyés de Bilistage, en quittant le camp, purent voir les soldats rembarquer ; pleins de confiance, ils allèrent annoncer aux leurs que les secours étaient en route[63]. Mais Caton avait eu la précaution de retenir dans son camp le fils du roi, qu’il comblait de caresses et de présents ; c’était un étage bon à garder pour toute éventualité. A peine les députés se furent-ils éloignés, qu’il fit descendre les troupes à terre ; le tour était joué, et le rusé Romain comptait bien qu’il réussirait, ce qui arriva en effet, car la seule nouvelle de son arrivée avait suffi pour relever le courage des Ilergètes, en même temps que pour déconcerter les ennemis[64].

Ce n’était pas sans raison que le consul tenait à concentrer toutes ses troupes : Appien ne porte pas à moins de 40.000 le nombre de ceux qui se préparaient à l’attaquer. On prétend même que Caton enrôla une troupe de Celtibères au prix de 200 talents, et, comme il y en avait qui trouvaient indigne du peuple romain d’acheter les bras de ces mercenaires étrangers[65], il répondit qu’on n’eût pas à s’inquiéter : Car, ou bien nous serons vainqueurs, et alors c’est sur les dépouilles des ennemis que nous les payerons, ou nous serons vaincus, et alors il n’y aura plus personne, ni pour réclamer, ni pour payer[66]. Si le récit est vrai — et peut être ne repose-t-il tout entier que sur une confusion historique — Caton aura agi de la sorte plutôt pour affaiblir les forces des ennemis que pour augmenter les siennes ; dans tous les cas, l’événement prouva que ces secours ne lui étaient pas indispensables. Voyant que, par suite d’un plan prémédité, ou bien par peur, les Espagnols ne se décidaient pas À engager une action générale, il résolut de les prévenir, et de les forcer à en venir aux mains. Un soir, il convoque son armée, et, après l’avoir haranguée dans cet énergique et vigoureux langage qu’il parlait si bien, il prend les auspices[67], et se dirige contre le camp ennemi situé à quelques lieues de distance, probablement entre Emporiæ et Tarracone[68]. Avec une hardiesse qui dans un autre aurait été de la témérité, il dépasse même le camp, se fermant ainsi le chemin du,retour en cas de défaite, et ne laissant rigoureusement à ses soldats d’autre alternative que la victoire ou la mort[69]. Au point du jour, il fit avancer trois cohortes contre les ennemis. qui, surpris de se voir attaqués par derrière, courent aux armes. Le consul expose aux siens toute la situation : plus de salut que dans leur courage ! Puis il fait retirer les trois cohortes : les barbares, s’imaginant qu’elles fuient, fondent impétueusement sur elles ; en un instant toute la plaine est remplie d’hommes. Caton fait avancer contre cette foule confuse son armée rangée en bon ordre, et soutenue aux deux ailes par la cavalerie. Mais, à droite, celle-ci fut repoussée, et l’infanterie même allait plier, lorsque le consul détacha deux cohortes délite qui tournèrent l’ennemi, tandis que lui-même se jetait au milieu de la mêlée, épouvantant l’ennemi par ses cris[70], prenant par la main les fuyards et les indécis, et les ramenant à l’attaque. Bientôt les traits furent épuisés, et l’on se battit à l’arme blanche. Les Romains étaient toujours pressés à l’aile droite, mais à la gauche et au centre les barbares soutenaient difficilement le choc. Enfin, Caton fait avancer ses réserves ; elles pénètrent comme un coin dans les rangs des Espagnols, et alors commença parmi eux un sauve-qui-peut général. Lui-même, se mettant à la tête de la deuxième légion, marcha tout droit sur le camp ennemi. Déjà on en faisait l’assaut[71], qui était énergiquement soutenu ‘par les barbares. Caton, arrivant avec ses troupes fraîches, les jette sur la porte qui était la moins bien défendue ; elles pénètrent dans l’intérieur des retranchements. Là commença une tuerie affreuse. Les barbares ne pouvaient plus se défendre ; ils jetaient armes et étendards ; on les massacrait à la sortie des portes, où ils se pressaient étouffés par leur propre nombre. Puis on fit le pillage du camp. Caton a raconté tous ces faits d’une manière succincte dans ses Origines, et avec plus de détails dans un discours qu’il composa quelques années après pour sa défense ; mais il a omis de dire le nombre des ennemis qui périrent dans cette journée. Valerius Antias, toujours mieux informé que tout le monde, le porte à 40.000 avec son exagération ordinaire[72].

Les soldats gorgés de butin rentrèrent dans le camp, en félicitant le général qui seul était l’auteur de cette brillante victoire[73]. Ils obtinrent quelques heures de repos, puis ils furent de nouveau menés au pillage des campagnes d’alentour. Cet éclatant succès hâta la soumission de la ville espagnole d’Emporiæ ; elle se livra. Les habitants et les nombreux citoyens d’autres villes, qui s’y étaient réfugiés, furent traités avec mansuétude ; le général voulait vaincre par la clémence tout autant que par les armes. Immédiatement il leva le camp ; partout où il venait, accouraient au devant de lui les députés des villes qui lui offraient leur soumission ; quand il arriva à Tarragone, toute l’Espagne en deçà de l’Èbre était réduite. On lui rendit les prisonniers romains que le sort des armes avait fait tomber dans les mains des barbares, et il se fit livrer de nouveaux (Mages pour s’assurer de leur fidélité[74]. C’était une mesure de précaution indispensable avec des natures aussi mobiles et changeantes, et encore ne suffit-elle pas. Sur la fausse nouvelle qu’il avait été faire une expédition dans les montagnes, sept châteaux de la tribu des Bergistains se soulevèrent. Caton courut les dompter et revint à Tarragone ; mais à peine y était-il, que ces opiniâtres barbares levèrent de nouveau l’étendard de la révolte. Cette fois-ci, à bout de patience, le général romain fit vendre sous la couronne tous les insurgés[75]. Ensuite il convoque une assemblée des notables de toutes les villes, les invitant â travailler avec lui à l’œuvre de la pacification, leur demandant même de l’aider, dans leur intérêt et dans celui de leur pays. Mais ces fiers lutteurs, trahis par le sort, dédaignèrent de répondre à des offres si injurieuses pour leur courage. A deux séances où ils furent convoqués, ils gardèrent un sombre silence, et le consul s’aperçut bien qu’il ne tirerait aucune concession de ces hommes indomptables. Alors il imagina un nouveau stratagème[76]. Il envoya à toutes les villes des courriers chargés de dépêches scellées, qu’ils devaient tous remettre le même jour : il avait eu soin de fixer une date à laquelle tous seraient à destination, même ceux qui partaient pour les villes les plus éloignées. Les dépêches contenaient pour chacune l’ordre de renverser ses murailles immédiatement, sinon il irait la réduire en esclavage. Ignorant si la chose les concernait seules, ou toutes à la fois, n’ayant pas le temps de s’informer[77], les villes voulurent avoir au moins le mérite de la promptitude dans l’obéissance : en un jour, toutes celles qui étaient en deçà de l’Ebre se trouvèrent désarmées et à la merci des Romains[78]. Il y en eut bien quelques-unes qui voulurent différer ; mais l’arrivée du consul, qui venait en personne s’assurer de l’exécution de ses ordres, les décida à obéir. La seule ville de Ségestica, qui était forte et opulente, opposa une résistance ouverte, mais elle fut prise d’assaut, et ses remparts furent rasés également[79].

Si toute la province en deçà de l’Èbre était désormais soumise, il n’en était pas de même du reste de l’Espagne. Là, le feu de la guerre brillait avec plus d’ardeur que jamais. P. Manlius, le lieutenant de Caton, avait fort à faire contre les Turdules et les Turdétains ; ces derniers avaient pris à leur solde un corps de 10.000 Celtibères. Le consul fut obligé d’aller lui-même au secours de son préteur[80]. Les Turdétains l’inquiétaient peu ; ils étaient réputés les plus mauvais guerriers de l’Espagne, et, après quelques escarmouches qui furent toujours favorables aux Romains, on eut bientôt cessé de les craindre et même de s’occuper d’eux. Il n’en était pas de même des belliqueux Celtibères : le consul ne dédaigna pas d’ouvrir des négociations avec ces rudes lutteurs. Il leur proposa une triple alternative : ou bien d’entrer dans son armée avec une solde double de celle que leur payaient les Turdétains[81], ou bien de faire la paix avec lui et de retourner dans leurs foyers, ou bien enfin de lui fixer le jour et le lieu du combat, s’ils voulaient se mesurer avec l’armée romaine. Il parait que les offres de Caton ne restèrent pas sans influence sur plusieurs d’entre eux : ils demandèrent du temps pour délibérer, mais ils ne purent s’entendre. Pendant plusieurs jours, on demeura ainsi en présence, jouissant des deux côtés d’une espèce de trêve tacite ; mais à la fin, Caton, voyant que les Celtibères ne se décidaient pas à prendre un parti, envoya au pillage plusieurs détachements. Comme ils ne bougeaient pas encore, il fit une fausse marche sur Seguntia, où ils avaient leurs bagages. Mais il ne réussit pas à les arracher à leur irrésolution. Comprenant alors qu’il n’y avait rien à faire pour le moment, il laissa toute l’armée dans le camp de P. Manlius, après lui avoir payé sa solde, et il repartit pour l’autre bord de l’Èbre, n’emmenant avec lui que sept cohortes. En chemin, il prit encore plusieurs villes, les unes d’assaut, les autres par capitulation. L’une d’elles se trouvait éloignée de quatre journées de marche ; en deux jours il franchit la distance avec ses soldats, et se présenta devant la ville, qui, surprise sans défense, se rendit. Nous avons vaincu, dit-il aux siens, parce qu’en deux jours nous avons fait un chemin de quatre[82]. Sur sa route il reçut la soumission des Suessétans, des Sédétans et des Ausétans ; quant aux Lacétans, peuple sauvage et agreste, qui avaient profité du départ du consul pour attaquer et piller les alliés de Rome, ils en avaient trop fait pour espérer leur pardon. Caton mit le siége devant leur ville, et se vit aidé dans son entreprise par les peuplades qui avaient le plus souffert de leurs déprédations. Ce fut un stratagème, encore une fois, qui le rendit maître de la place. Il la fit tourner par une partie de ses forces, pendant que les Suessétans, qui en voulaient le plus aux assiégés, attaquaient la ville par devant. Les Lacétans fondirent avec impétuosité sur des ennemis qu’ils étaient habitués à voir fuir devant eux ; de nouveau ils les mirent en déroute et, les poursuivirent en désordre. Le consul s’était attendu à cela ; il se jeta avec ses troupes sur la ville abandonnée, et elle était prise tout entière avant que les Lacétans eussent pu s’en apercevoir. Il ne leur resta plus qu’à se rendre[83]. Toujours vainqueur, Caton tourna alors ses armes contre le fort de Vergium ; c’était un repaire de brigands et de pillards qui, du haut de leur montagne, faisaient trembler tout le pays. Comme il approchait des murs, il vit venir à lui un des principaux citoyens de la ville, qui, prévoyant l’événement, cherchait à fléchir d’avance sa rigueur. Il lui représenta que le peuple de l’endroit était véritablement opprimé par les brigands, et qu’il attendait les Romains comme des libérateurs. Caton le renvoya en lui recommandant de s’emparer du fort, lui et ses amis, dès qu’ils verraient les brigands aux prises avec ses soldats. C’est ce qui fut fait ; la ville fut prise, et tous les habitants qui avaient coopéré à la victoire de Caton, furent épargnés. Les autres se virent vendus comme esclaves ; quant aux brigands, ils périrent du dernier supplice. Six cents transfuges romains, que l’on retrouva dans la ville, furent également mis à mort[84].

Telle fut la fin de cette campagne si accidentée, pendant laquelle, dit Plutarque, Caton se vanta d’avoir pris plus de villes en Espagne qu’il n’y était resté de jours ; et en effet, ajoute le biographe, il y en avait 400 ; mais, en admettant que ce nombre ne soit pas exagéré, il faut sans doute y comprendre tous les châteaux forts (oppida). Les soldats retirèrent de cette entreprise un riche butin, mais le général ne voulut rien prendre pour lui, résolu à ne causer à l’État d’autre dépense que celle de sa nourriture. Ce n’est pas qu’il prétendit blâmer ceux qui cherchaient à s’enrichir à la guerre : Mais pour ma part, disait-il, j’aime mieux lutter de vertu avec les vertueux, que de richesse avec les riches, ou de cupidité avec les cupides. Et, pour qu’on ne pût pas même le soupçonner, il fit défense aux siens de s’approprier la moindre partie des dépouilles. L’un d’eux pourtant, nommé Paccus, se permit, malgré cette défense formelle, d’acheter trois jeunes prisonniers ; mais, lorsque Caton l’apprit, le malheureux esclave se pendit plutôt que d’affronter sa colère. Qu’était-ce donc qu’un maître dont on avait plus peur que de la mort même ? Caton fit revendre les trois jeunes gens, et versa les produits de la vente dans le trésor[85].

Cette sévérité pour lui-même et pour les siens se combinait avec une grande sollicitude pour le bien public. Si les documents ne faisaient ici défaut, il serait intéressant de suivre l’administrateur succédant au général, et apportant au gouvernement de sa province la même entente, les mêmes soins qu’à la culture de son champ paternel. On sait seulement qu’il pressa activement l’exploitation des mines de fer et d’argent qui abondaient alors en Espagne[86], et qu’il en fit une riche source de revenus pour l’État. Les provinciaux purent respirer sous lui ; il n’était pas homme à commettre une injustice inutile, et l’intérêt de Rome exigeait qu’on froissât le moins possible les ardentes natures de ces hommes si peu soumis encore. Les Espagnols surent apprécier l’intégrité de leur gouverneur ; mais la courte durée de son administration ne lui laissa pas le temps de consolider parmi eux l’autorité de la république. Oh aurait dû proroger Caton dans son gouvernement, comme on avait l’habitude de le faire depuis longtemps, et souvent dans des cas beaucoup moins graves ; s’il avait pu rester une année de plus dans le pays, il eût prévenu bien des révoltes qui y éclatèrent plus tard, grâce à l’incapacité ou au despotisme des gouverneurs romains. Mais on ne se défiait pas assez â Rome de l’indomptable génie des Celtibères : on crut tout dompté parce que tout était vaincu.

Peut-être une autre cause contribua-t-elle à hâter le retour de Caton. Les consuls élus pour 194 étaient P. Licinius Crassus et P. Scipion l’Africain ; on sait s’ils lui étaient favorables. Déjà on a vu qu’ils firent recommencer le printemps sacré sous prétexte que tous les rites n’y avaient pas été observés ; il est bien probable qu’ils intervinrent cette fois aussi pour lui faire quitter sa province. C’est encore une erreur de Plutarque qui peut nous mettre sur la voie. Selon cet écrivain, Scipion, jaloux des belles actions de Caton, et voulant lui en ravir la gloire, se fit nommer son successeur, et partit en toute hâte pour l’Espagne ; mais il ne put arriver assez à temps pour l’empêcher de soumettre encore les Lacétans, et, comme il se plaignait que le Tusculan eût dépassé l’année de sa magistrature, celui-ci lui aurait répondu ironiquement que cette émulation de courage et de grands faits militaires était précisément ce qui ferait la prospérité de la république. Au demeurant, ajoute Plutarque, le Sénat ayant décidé qu’il ne serait rien changé aux actes de Caton, Scipion passa toute son année dans une inaction dont sa gloire eut à souffrir[87]. On ne sait où Plutarque a pu puiser ce renseignement[88], mais il est certain qu’il ne faut pas le rejeter tout à fait. A coup sûr, Scipion ne demanda pas la province d’Espagne, puisque l’on voit par Tite-Live qu’il chercha à se faire donner la Macédoine, qu’il ne put l’obtenir, et qu’il dut se contenter de l’Italie[89]. Pourtant il faut bien qu’il ait travaillé contre Cation pour que cette historiette ait pu prendre naissance : toute erreur historique repose sur un fait vrai qu’elle dénature[90].

L’année était écoulée, lorsqu’arriva le successeur de Caton : l’expédition contre Vergium tombe déjà en 194[91]. Les troupes furent licenciées en vertu d’un décret du Sénat, et le préteur Sextus Digitius prit possession du gouvernement[92]. Général incapable ; il se fit battre plusieurs fois par les Espagnols révoltés après le départ de Caton, et ses mauvais succès anéantirent presque tous les bons résultats obtenus par son prédécesseur[93]. C’était une condamnation éclatante de la partialité ou de l’imprudence du Sénat, qui n’avait pas su laisser un homme de mérite dans un poste où il était nécessaire.

Après avoir pris congé des Espagnols, et vendu son cheval de bataille pour n’en pas faire payer les frais d’entretien à l’État[94], Caton revint à Rome, couvert d’une gloire méritée. La nouvelle de ses succès l’avait déjà précédé[95], et, en l’honneur de ses victoires, le Sénat décréta trois jours de prières publiques (supplicationes) pour remercier les dieux[96]. Il reçut les honneurs du triomphe : 25.000 livres d’argent brut, 123.000 en monnaie d’Osca[97], 14.000 d’or, voilà les dépouilles qui figurèrent dans son cortège et furent offertes à l’admiration de ses concitoyens. Chaque soldat, après le triomphe, obtint pour sa part 270 as, et chaque cavalier le triple[98].

On sait que les triomphateurs avaient l’habitude de raconter leur campagne au peuple, dans une harangue solennelle[99]. Caton se conforma à cet usage ; il prononça son discours de triumpho ad populum, dont il ne nous est resté que le titre avec un fragment insignifiant. Deux ans après, il dédiait la chapelle de la Victoire Vierge, que, selon une pieuse habitude des généraux en campagne, il avait promise pendant la guerre[100]. Cette chapelle fut édifiée près du grand temple de la Victoire, sur le Palatin[101].

Par le nom de Victoire Vierge, dit Ampère[102], il voulait désigner la pureté de la sienne, que nul gain honteux du général n’avait déshonorée, et faire allusion aux victoires de Scipion, qu’il accusait de trop de mollesse, ou de Fulvius Nobilior.

Son ami et collègue Valerius ne s’était pas moins bien acquitté de ses fonctions. Envoyé dans la Cisalpine, il avait détruit une grande armée de Gaulois Boïens, près de la forêt Litana. L’année suivante, il fut prorogé dans ses fonctions, et de nouveau remporta un grand succès sur les Insubres et les Boïens réunis, qu’il battit près du P6, en leur tuant 10.000 hommes. Digne émule de Caton, Valerius ne chercha pas seulement à se distinguer comme guerrier ; il profita des instants de paix que lui donnaient ses victoires, pour réparer les ruines faites par les barbares dans leurs nombreuses incursions[103]. C’est ainsi que, dans des régions différentes, les deux amis marchaient dans la même voie et se rendaient également utiles à la patrie.

 

 

 



[1] Tite-Live, 52, 7. Cornelius Nepos, 1. Quelques éditeurs de Tite-Live, portent C. Ælius au lieu de C. Helvius, et Magius lit le même nom dans Cornelius.

[2] Cet ingénieux trait de couleur locale appartient à Jäger, qui le tire de Plaute, Rudens, 272 : FastidiosusÆdilis : si quæ improbæ sunt merces, jactat omnes.

[3] Sénèque, ep. 86.

[4] Il y a eu trois lois Porcia, faits par trois Porcius différents. Mais à la première seule Caton peut avoir coopéré ; les deux autres s’écartent de ses tendances politiques. Lange, Römische Alterthümer, II, p. 179.

[5] Si em (eum) percussi, sæpe incolumis abii. Præterea pro scapulis atque ærario multum rei publicæ profui. Caton, or. 40 frg. 7.

[6] P. Porcius Læca, tribun de la plèbe en 199. (Tite-Live, 34, 7.)

[7] Tite-Live, 32, 7 et 8. Corn. Nepos, 1. Plutarque, 8.

[8] V. Mommsen, I, p. 776.

[9] Cicéron, ad fam., 7, 2, 4 ; p. Scaur., 9, 15, 42.

[10] Tite-Live, 36, 2 ; 37, 2 et 50. V. aussi Smith, Dict. of Gr. and R. Geogr., art. Sardinia.

[11] Tite-Live, 21, 1. Polybe, 1, 88.

[12] Aurelius Victor, 1, 47, dit que pendant sa préture il soumit la Sardaigne ; mais ce n’est là qu’une des nombreuses erreurs de cet écrivain peu soigneux.

[13] Plutarque, Caton, 6.

[14] Tite-Live, 32, 27.

[15] Plutarque, 6.

[16] Mommsen, I, p. 781.

[17] De Innocent. sua, frg. 2.

[18] Plutarque, l. l. Aurelius Victor, l. l.

[19] Cicéron, de off., 2, 25.

[20] De Re Rust., proœm.

[21] Tite-Live, 32, 27 : Sanctus et innocens, asperior tamen in fœnore cœrcendo habitus.

[22] Meyer, Fragm. Orat. Rom.

[23] Lange, R. A., II, p. 180.

[24] Tite-Live, 31, 4 et 49 ; 32, 1.

[25] Tite-Live, 33, 42. Plutarque, 10. Corn. Nepos, 2.

[26] Tite-Live, 22, 9 et 10, où est donnée la formule du vœu.

[27] Tite-Live, 31, 41, avec les notes de Weissenborn.

[28] La défense n’existait pas pour les colonies latines, que la juridiction de Rome ne concernait pas. Tite-Live, 34, 7.

[29] Tite-Live, 34, 1. Zonaras, 9, 17. Valère Maxime, 9, 3, 1. Orose, 4, 20.

[30] Il y en a une preuve positive Tite-Live, 26, 36. Cf. Lange, R. A., II, p. 152.

[31] Tite-Live, 31, 7.

[32] Valère Maxime, 2, 1, 5 : Indulgentibus maritis et auro abundanti et multa purpura usæ sunt, et quo formam suam concinniorem efficerent, summa cum diligentia capillos cinere rutilarunt. Ce renseignement me parait emprunté à Caton lui-même. (V. Origg., VII, 9. Cf. fragm. inc. lib. 14, p. 86 Jord.)

[33] S. Augustin, Serm. 194, 6.

[34] Plutarque, 9. — Cf. Jäger, p. 124.

[35] Plutarque, 8. Schlosser est parvenu à tirer de ce passage de Plutarque le plus incroyable des contresens. Confondant le mot de Thémistocle avec celui de Caton, il fait dire à ce dernier que les Grecs lui obéissent, mais que lui-même obéit à sa femme, etc. (p 203). Qui eût jamais cru qu’on pourrait arracher un tel aveu à Caton ?

[36] Il suffit de connaître un peu Tite-Live et ses procédés littéraires pour être convaincu de cette assertion, qu’il serait d’ailleurs facile de démontrer. Je m’étonne qu’on ait soutenu le contraire, comme le fait en dernier lieu Jäger. V. Jordan, proleg., p. LXIV, et Lachmann, de font. liv., 11, 18 sq. Il est encore bien plus erroné de vouloir retrouver un fragment authentique de Caton dans les quelques paroles que lui prête Zonaras.

[37] Tite-Live, 34, 1-8.

[38] Apul. de Mag., 17, p. 485 Hildebrand.

[39] Pour se rendre dans leurs provinces, les généraux avaient un itinéraire tracé d’avance, dont il ne leur était pas permis de s’écarter : cela ressort d’un passage de Cicéron, in Vatin., 5, 12. Ainsi pour aller de Rome en Afrique on passait par la Sardaigne. De même pour aller de Rome en Espagne on longeait les côtes ; c’est ce que fait Caton ; c’est ce qu’avait fait aussi Cn. Scipion, qui débarqua comme lui à Emporiæ (Polybe, 3, 76), ainsi que Scipion l’Africain, dont Tite-Live nous décrit l’itinéraire (26, 49).

[40] Un seul mot dans ce passage donne un éclat tout poétique à cette description faite par un général victorieux, Demarteau, p. 71.

[41] C’étaient deux villes situées chacune sur un fleuve du même nom (aujourd’hui le Tech et le Tet).

[42] Les historiens grecs appellent cette ville Έμπόριον (Polybe, 3, 39. Appien, Hisp., 40).

[43] Cato dierum dictarum de consulatu suo. Tite-Live, 35, 8.

[44] Caton, dier. dict. frg. 10 : mihi atque classi obviam fiunt. Tite-Live, l. l. Appien, Hisp., 40.

[45] Caton, dier. dict. frg. 11 et 12.

[46] Caton, dier. dict. frg. 13.

[47] Tite-Live, 42, 34. C’est Jäger qui a eu le premier l’idée de profiter de ce passage pour caractériser les talents militaires de Caton.

[48] Oratio quam haluit Numantiæ apud equites frg. 1.

[49] Plutarque, 9 et Apophth., p. 198 E. Cæcil. Balb., éd. Wöllfl. 43.

[50] Frontin, Strat., 4, 1, 16 : M. Cato memoriæ tradidit in furto comprehensis inter commilitones dextras esse præcisas, aut, si levius animadvertere voluissent, in principiis sanguinem esse missum. Je cite textuellement ce passage parce que je ne suis pas tout à fait sûr de mon interprétation, et qu’on pourrait tout aussi bien y voir une habitude reçue dans les années romaines de ce temps, qu’un usage particulier à Caton. Jordan attribue le fragment au livre de Re Militari, tandis que Peter, avec plus de raison peut-être, le rapporte au livre IV des Origines, où la sévère discipline des armées romaines est opposée à l’insubordination des Carthaginois.

[51] S. Augustin, de doctr. christ., 2, 20.

[52] Plutarque, 1.

[53] Sénèque, ep. 87, 9, sqq.

[54] Orat. de sumptu suo (d’après la restitution d’Ursinus) frg. 2. Cf. Plutarque, 4. Pline, H. N., præf. 13. Valère Maxime, 4, 3, 11 ; Frontin, 4, 3, 1.

[55] Valère Maxime, l. l.

[56] Plutarque, l. l.

[57] Plutarque, 1.

[58] Plutarque, l. l. ; Apophth., p. 199 B et Coriolan, 8.

[59] Tite-Live, 34, 18. Cf. Plutarque, 8.

[60] Zonaras, 9, 17.

[61] S’il fallait en croire Appien, Hisp., 40, Caton aurait renvoyé sa flotte à Marseille, pour que son armée, n’ayant plus le moyen de fuir, ne cherchât de salut que dans son courage. Cela semblerait confirmé par un passage de Tite-Live, 31, 16 (procul navibus suis..... prælium commisit) mais ce passage, outre qu’il n’est guère explicite, ne parait pas même authentique.

[62] Tite-Live, 34, 9.

[63] Cela dément l’historiette d’Appien, d’après laquelle Caton aurait renvoyé la flotte à Marseille dès son arrivée en Espagne.

[64] Caton, dier. dict. frg. 14 ; Tite-Live, 34, 11 et 12 ; Frontin, Strat., 4, 7, 31.

[65] Cela s’était déjà fait pourtant. Les deux Scipions en Espagne avaient aussi pris des Celtibères à leur solde, et Tite-Live (24, 49) assure même que ce fut alors la première fois que des mercenaires servirent dans les armées romaines.

[66] Plutarque, 10. Frontin, 4, 7, 35.

[67] Caton, dier. dict. frg. 15.

[68] Drumann.

[69] C’est peut être ce qui a donné naissance à la fable du renvoi de la flotte dans Appien, et ce serait l’explication du procul navibus de Tite-Live.

[70] Appien, Hisp., 40.

[71] Caton, dier. dict. frg. 17.

[72] Caton, dier. dict. frg. 15-17. Tite-Live, 34, 13-16 a raconté cette bataille ; Appien, Hisp., 40, introduit quelques variantes dont je n’ai pas tenu compte.

[73] Appien, Hisp., 40.

[74] Appien, Hisp., 41.

[75] Tite-Live, 34, 17. Cet écrivain ajoute qu’après cela il fit désarmer tous les Espagnols d’en deçà de l’Èbre, et que beaucoup se tuèrent de désespoir. Mais est-il bien croyable qu’ils se fussent laissé enlever leurs armes ? Ce qui prouve le contraire, c’est le stratagème auquel dut avoir recours Caton pour leur faire renverser leurs murailles, et cependant c’était là un sacrifice bien moins grand pour les barbares. Il y a certes connexion entre ces deux récits, mais ils me paraissent aussi douteux l’un que l’autre.

[76] Tout cela est des plus embrouillés, et il n’y a pas le moindre enchaînement dans la succession des faits. J’ai cherché à rendre au récit une certaine couleur de vraisemblance en en rejetant ce qui m’y paraissait le plus fabuleux ; mais ce que j’ai laissé subsister ne me satisfait pas, davantage. En somme, toute cette histoire de la guerre d’Espagne est semée d’anecdotes légendaires et de récits invraisemblables, que les .historiens ont pris je ne sais où. Est-ce dans les Origines ? Mais Caton n’était pas homme à débiter des mensonges, et je préférerais croire qu’on n’a fait que broder sur ses récits.

[77] Et aussi, dit Appien, craignant les soldats qui accompagnaient les messagers. Ce n’est là qu’un membre de phrase pour arrondir la période. Selon Polyen, 295, 17, ces messagers n’étaient autres que les propres étages de ces villes, que Caton avait ainsi la gracieuseté de leur renvoyer — sans rançon !

[78] Appien, Hisp., 41. Polyen, l. l. Frontin 1, 1. Aurelius Victor, 47. Zonaras, 9, 17. Tite-Live, 34, 17. Plutarque, 10, qui a copié le fait dans Polybe, 19. On voudra bien remarquer que ces derniers historiens n’entrent dans aucun détail, et que par conséquent, comme je l’ai dit plus haut, l’histoire n’aura reçu que plus tard les enjolivements qu’elle a dans Appien et les autres.

[79] Tite-Live, l. l.

[80] Caton, dier dict. frg. 18 et 19.

[81] Il offre aux Celtibères de les prendre à sa solde. N’est-ce pas en dénaturant ce fait, établi par Tite-Live, que Plutarque et Frontin racontent qu’il engagea réellement des mercenaires de cette nation ?

[82] Frontin, 3, 1. Cela ressemble assez au mot du fameux maréchal de Saxe : Tout le secret de la guerre est dans les jambes. On peut comparer Cicéron, p. Flacc., 29, 71 : Catonis est dictum pedibus compensari pecuniam. Ce mot est reproduit dans Jul. Rufinian., 23, p. 213 Ruhnken.

[83] Tite-Live, 34, 20 ; Frontin, 3, 10, 1.

[84] Tite-Live, 34, 21 ; Plutarque, 10. C’était le sort que l’on réservait toujours à ces malheureux. Scipion l’Africain, après la bataille de Zama, fit crucifier ou décapiter tous les transfuges ; Paul-Émile, après celle de Pydna, les fit fouler aux pieds des éléphants, et Scipion Emilien, après la prise de Carthage, les livra aux bêtes dans l’amphithéâtre. — Peut-être l’unique fragment de la harangue de triumpho ad populum (asperrimo atque arduissimo aditu) fait-il allusion à la prise du fort de Vergium.

[85] Plutarque, 10.

[86] Il a parlé de ces mines dans les Origg., VII, frg. 5

[87] Plutarque, 11.

[88] Peut être dans Cornelius Nepos mal compris. (Caton, 2). P. Scipio Africanus, consul iterum, ..... voluit eum de provincia depellere. Neque hoc per senatum efficere potuit ..... Qua ex re iratus senatui, consulatu peracto, privatus in urbe mansit.

[89] Tite-Live, 34, 43.

[90] Je ne serais pas étonné si les efforts de Scipion pour obtenir la Macédoine avaient donné lieu à la fable de ses tentatives pour obtenir l’Espagne, de même que son consulat si peu remarquable de 194 en Italie sera devenu, par la confusion des historiens, une inaction forcée en Espagne.

[91] C’est là ce qui, dans le récit moitié vrai moitié faux de Plutarque, fait l’objet des plaintes de Scipion. Nous voyons d’ailleurs dans Tite-Live, 34, 19, que Caton, au moment de quitter P. Manlius, paie toutes les troupes, ce qui semble indiquer une fin de campagne.

[92] Tite-Live, 34, 43.

[93] Tite-Live, 35, 1 et 2.

[94] Plutarque, 5.

[95] Cela se voit par Tite-Live, 34, 43, où le Sénat, délibérant sur la distribution des provinces pour 194, décrète que les consuls resteront en Italie, attendu que l’Espagne est pacifiée.

[96] Tite-Live, 31, 21 et 42. Caton avait écrit au Sénat pour lui annoncer sa victoire.

[97] Aujourd’hui Huesca en Aragon. Cette monnaie, qui portait des caractères ibériens, était faite d’ailleurs à l’imitation des plus anciens deniers romains. V. Mommsen, I, p. 654.

[98] Tite-Live, 34, 46. Corn. Nepos, 2. Plutarque, 10. Ce dernier dit que le consul donna à chaque soldat pour sa part une livre d’argent, disant qu’il valait mieux de l’argent à tous que de l’or à quelques uns. Mais il se trompe certainement quand il raconte que le partage eut lieu en Espagne même. Il est vrai que chaque soldat pouvait avoir fait son petit pécule pendant l’entreprise, mais tout ce que l’armée avait pris dans des expéditions communes devait d’abord figurer au cortège triomphal avant de recevoir une autre destination.

[99] Ce discours était-il prononcé avant ou après le triomphe ? On n’a pas encore bien résolu cette question. Il faut d’abord distinguer la harangue du triomphateur au peuple, de la demande qu’il fait au Sénat pour obtenir le triomphe. On sait que le Sénat recevait le général vainqueur dans le temple d’Apollon ou de Bellone, au dehors de la ville, écoutait son rapport et ensuite statuait sur sa demande (V. Bekker und Marquardt, II, 2, p. 79). Quant à la harangue triomphale, Drumann veut qu’on la prononçât aussi avant le triomphe, et s’appuie sur Velleius Paterculus, 1, 10, 4, d’après lequel Paul Emile harangue le peuple avant de triompher ; mais nous savons par Tite-Live, 45, 11 ; Plutarque, Paul Æmilius, 36, et Apophth., p. 198 C ; Appien, Maced., 17 ; Valère Maxime, 5, 10, 2, que cette harangue fut faite après le triomphe. D’un autre côté, il semblerait que c’est avant le triomphe que Scipion l’Asiatique et Q. Metellus Numidicus ont parlé au peuple. (Tite-Live, 37, 58 ; Aulu-Gelle, 12, 9). Il ressortirait de là que la harangue triomphale était prononcée d’ordinaire après le triomphe, mais que parfois, par exemple lors d’un triomphe contesté, comme celui de Metellus, le général la prononçait avant, à la fois pour réfuter les attaques dont il était l’objet, et pour peser sur le vote du Sénat par l’influence de la foule, qu’il espérait se concilier.

[100] Tite-Live, 35, 9.

[101] Tite-Live, 29, 14.

[102] Hist. Rom. à Rome, IV, p. 266.

[103] Tite-Live, 34, 22 et 46.