PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

QUATRIÈME ÉPOQUE. — EMPIRE ROMAIN

Depuis la bataille d'Actium jusqu'au règne de Constantin le Grand (de l'an 31 avant J.-C. jusqu'à l'an 337 de l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE II. — LES CÉSARS.

 

 

Auguste (de l'an 50 avant l'ère vulgaire à l'an 14 de J. C.). — Le pouvoir d'Auguste, successivement prorogé par le sénat, embrassa une période de quarante-quatre ans. Après les terribles agitations du triumvirat, on put avec raison comparer le règne modéré et paisible du premier empereur romain au calme qui suit les tempêtes. Au dedans tout était tranquille, dit Tacite ; les magistrats conservaient les mêmes noms ; la jeunesse romaine était née depuis la bataille d'Actium, la plupart des vieillards au milieu des guerres civiles : combien peu en restait-il qui eussent vu la république ! L'ambition d'Auguste paraissait satisfaite et de l'immense popularité dont il jouissait dans les provinces et de la grandeur de l'Empire. Au lieu de songer à de nouvelles conquêtes, il se proposait de réunir tant de populations différentes dans une vaste communauté et de consolider le pouvoir dont il était investi. Aussi se consacra-t-il presque entièrement aux soins du gouvernement civil, fixant sa résidence habituelle en Italie, mais sans négliger pourtant les provinces ; souvent il passait plusieurs mois dans l'une ou l'autre. Malgré cette politique pacifique, il fut obligé de tirer plus d'une fois l'épée dans le but surtout de protéger les frontières du Rhin contre les invasions des tribus de la Germanie[1].

Dans la première et la plus glorieuse partie de son règne ; Auguste s'appuya principalement sur Cilnius Mécène et Marcus Vipsanius Agrippa, qui lui avaient tous deux rendu des services signalés pendant sa lutte avec Antoine. Mécène, protecteur de Virgile et d'Horace, n'ambitionna ni les offices politiques ni les charges militaires. D'une constitution maladive et presque efféminé dans ses habitudes, ami des lettres et sectateur d'Épicure, il ne voulut point s'élever au-dessus du rang de chevalier romain, bien qu'il jouit de toute l'amitié de l'Empereur et qu'Auguste fit le plus grand cas de ses conseils, dictés par un jugement sûr et par une sagacité remarquable. Tout autre était Agrippa : d'une origine obscure, il s'était lié de bonne heure avec Auguste et l'avait suivi dans toutes les vicissitudes de sa fortune, montrant à son service des talents militaires et politiques d'un ordre supérieur. Après sa victoire, Auguste ne se contenta point de combler Agrippa des marques signalées de sa faveur, il l'associa à la puissance tribunitienne, nom qu'il avait imaginé pour la suprême domination afin d'éviter de prendre celui de roi ou de dictateur[2].

Auguste n'avait eu d'enfants mâles ni de Scribonia, sa première femme, ni de Livie ; il lui restait toutefois de la première une fille unique nommée Julie, qui devint l'épouse d'Agrippa, après qu'elle eut perdu prématurément Marcellus, son premier mari, qu'Auguste avait adopté et qui était à la fois sou neveu et son gendre. Du second mariage de Julie provinrent trois fils et deux filles, dont les deux premiers, Caïus et Lucius César, furent également adoptés et élevés par Auguste.

Après la mort d'Agrippa et de Mécène, Auguste, qui était destiné à leur survivre pendant vingt ans encore, dut s'appuyer sur ses beaux-fils Drusus et Tibère, issus du premier mariage de Livie avec Tiberius Claudius Néron. Tous deux passaient, Agrippa n'étant plus, pour les meilleurs généraux de l'Empire. Tibère, dont les vices malheureusement avaient été aussi prématurés que l'esprit[3], venait de se signaler dans l'Arménie, lorsqu'il fut envoyé sur la frontière du Rhin avec son frère Drusus récemment élevé au consulat. Drusus mourut au milieu de ses victoires sur les Germains[4]. Il avait eu pour femme la fille d'Octavie et de Marc-Antoine ; trois enfants lui survécurent, parmi lesquels Germanicus devint célèbre. Ces trois enfants, doublement alliés à Auguste comme les petits-fils de sa sœur Octavie et de sa femme Livie, partagèrent son affection avec ses propres petits-fils, les descendants d'Agrippa et de Julie. On ignorait cependant, depuis la mort d'Agrippa, lequel des membres de sa famille Auguste choisirait comme son successeur désigné. Julie ayant été forcée d'épouser Tibère en troisièmes noces, cette faveur paraissait néanmoins l'indice d'une préférence pour ce dernier. Mais Tibère lui-même feignait de n'envisager qu'avec répugnance une position aussi élevée ; il s'éloigna même de Rome et se retira dans l'île de Rhodes[5]. Enfin la honte de Julie devint trop notoire pour être plus longtemps ignorée, même de son père. Il fut enjoint à son mande la répudier ; en outre, Auguste assigna à sa fille un lieu d'exil où il lui interdit l'usage du sin et de tous mets délicats, prenant en même temps la résolution de ne jamais la revoir et de bannir ses cendres du tombeau des Césars. Alors Tibère, après huit ans d'éloignement, revint de Rhodes à Rome, et, comme Caïus et Lucius César ne survécurent pas longtemps à cette réconciliation, il fut adopté par Auguste conjointement avec Agrippa Posthumus, le troisième fils de Julie et d'Agrippa. L'élévation de Tibère fut subordonnée à la condition qu'il adopterait lui-même son neveu Germanicus, bien qu'il eût d'un premier mariage un fils nommé Drusus. Agrippa Posthumus, ayant encouru par les intrigues de Livie la disgrâce de son aïeul, fut relégué dans l'île de Planacie et, durant les dix dernières années du règne d'Auguste, Tibère fut considéré comme le seul héritier du pouvoir impérial. Du reste, Auguste l'avait associé à la puissance tribunitienne afin de ne pas laisser d'incertitude sur son successeur[6]. Pendant la plus grande partie de ces dix années, Tibère fut activement employé à réprimer de formidables insurrections dans l'Illyrie et la Pannonie. Il entreprit aussi de venger la défaite de Varus qui, avec vingt-quatre mille hommes, était tombé sous les coups des Germains entre le Rhin et l'Elbe. Tibère avait laissé le commandement de la Gaule à Germanicus et se trouvait en Illyrie lorsque des lettres pressantes de sa mère le rappelèrent à Nole en Campanie, où l'Empereur malade s'était fait transporter. On ne sait s'il y trouva Auguste encore en vie ou déjà mort, car Livie avait distribué autour du palais des gardes qui en fermaient avec soin toutes les avenues. Lorsque enfin on eut pris toutes les mesures que les circonstances exigeaient, le même instant apporta la nouvelle qu'Auguste était mort et que Tibère succédait à son pouvoir[7]. Auguste avait cessé de vivre dans sa soixante et seizième année, le 19 août de l'année 767 de Rome et de l'ère vulgaire la 14e.

Tibère (depuis l'an 14 de J. C. jusqu'à 37). — Tibère — Tiberius Cæsar — était dans la cinquante-cinquième année de son âge lorsqu'il commença ce règne qui fait encore frémir aujourd'hui. Jusqu'alors il avait dissimulé ses vices et sa cruauté. Le premier acte du nouveau principat fut le meurtre d'Agrippa Posthumus ; il reçut la mort dans sa prison par les mains d'un centurion que Tibère avait instigué, mais qu'il désavoua après l'accomplissement du crime. Aussitôt après le décès d'Auguste, il avait donné l'ordre, comme imperator, aux cohortes prétoriennes ; il avait pris des gardes et tout l'appareil de la dignité impériale. Mais, dans l'édit même par lequel il convoqua le sénat, il ne s'autorisa que de la puissance tribunitienne. Encore se lit-il supplier d'accepter l'Empire, et lorsqu'il céda enfin aux arguments et aux larmes des sénateurs, il y mit pour condition que sa vieillesse serait déchargée de ce fardeau. Tibère s'était ménagé cette irrésolution pour démêler, selon la remarque de Tacite, les dispositions des grands ; épiant les discours, les visages, il marquait au fond de son cœur ses ennemis. Consuls, sénateurs, chevaliers se précipitaient d'ailleurs à l'envi dans la servitude. On avait décerné à Auguste mort un temple et des honneurs divins ; on salua en Tibère l'héritier de sa puissance et le dépositaire de ses derniers conseils. Les consuls, le sénat, les légions, le peuple, tout le monde lui prêta le serment d'obéissance absolue. Il est vrai qu'il mettait les consuls en tête de tous les actes, comme dans l'ancienne république, et comme s'il eût encore douté d'être empereur[8]. Mais en échange de sa modération apparente et de ses vaines concessions, il tarda peu à détruire la dernière forme de la liberté populaire par la suppression des comices, qui passèrent alors du Champ de Mars au sénat. Le peuple, dépouillé de son droit, dit Tacite, ne marqua son mécontentement que par de vains murmures ; et le sénat, dispensé d'acheter ou de mendier bassement les voix, se réjouit de cette innovation ; du reste, Tibère se borna à ne jamais recommander que quatre candidats, qui devaient être élus sans opposition, sans avoir besoin de sollicitations[9].

Jusqu'alors la popularité dont jouissait Germanicus servait encore de frein aux vices et à la cruauté de Tibère. En apprenant la mort d'Auguste, les légions de Germanie s'étaient soulevées et avaient offert l'empire à leur général ; la conduite pleine de loyauté du jeune prince, sa fidélité, ses victoires, rien ne put conjurer la haine secrète que Tibère lui avait vouée. Pour satisfaire sa jalousie, il commença par l'éloigner des provinces voisines de l'Italie et l'envoya commander en Orient. Germanicus y trouva la mort après une courte maladie. Cette fin soudaine dissimulait mal un empoisonnement. Les amis de Germanicus attribuèrent ce nouveau crime à Pison, gouverneur de Syrie ; mais il parait vraisemblable que Pison n'avait été que l'exécuteur des ordres secrets de Tibère, car celui-ci ne put jamais pardonner à Germanicus l'amour que lui témoignaient les Romains. Il compta même au nombre de ses prospérités la mort de ce jeune prince, et il le poursuivit jusque dans sa veuve Agrippine et dans ses enfants.

Après la mort de Germanicus, le gouvernement de Tibère devint chaque jour plus tyrannique et plus cruel. Son ministre principal était L. Ælius Séjan, qu'il avait nommé préfet des gardes du prétoire (23). Jusqu'alors la préfecture n'avait donné qu'un pouvoir médiocre ; Séjan l'étendit en obtenant de Tibère que les cohortes prétoriennes encore dispersées seraient réunies dans un seul camp fortifié sous prétexte de délivrer les villes d'Italie de la charge des quartiers militaires et d'introduire parmi les gardes une discipline plus rigoureuse. Le camp des prétoriens, établi sur le sommet des monts Quirinal et Viminal, domina sur Rome et la tint asservie pour jamais[10]. Tibère, retiré en Campanie, donnait du fond de sa retraite des ordres que le sénat, descendu au dernier degré de l'avilissement, s'empressait d'exagérer encore. Il n'y avait pas un citoyen, riche ou pauvre, illustre ou obscur, qui ne fût exposé à être dénoncé et puni du dernier supplice comme coupable de lèse-majesté[11]. L'éclat des services, la richesse, la pauvreté supportée avec dignité, un geste, une parole équivoque, le silence même, tout pouvait être interprété comme une offense contre le prince en qui l'État se personnifiait. Le sénat, par crainte d'abord, puis par habitude, condamnait tous ceux qui lui étaient dénoncés. Tibère protégeait ouvertement les délateurs, et Séjan dirigeait, par ses clients, toutes les accusations de lèse-majesté[12]. Mais non content du pouvoir immense qu'il exerçait, Séjan avait voulu arriver à l'empire même. Drusus, associé par son père à la puissance tribunitienne, gênait cette ambition perverse : Séjan séduisit la femme du jeune prince et le fit périr secrètement par le poison. Toutefois ce crime fut rendu inutile par la détermination que prit alors Tibère de désigner les deux fils aînés de Germanicus comme ses héritiers. Mais Séjan ne perdit pas toute espérance ; il dénonça au tyran la joie secrète des Romains et leur attachement à la postérité de Germanicus. Ce fut assez pour réveiller toutes les haines de Tibère. Les anciens amis de Germanicus devinrent la proie désignée aux délateurs, sa famille même fut menacée. Voulant la frapper avec plus de sûreté, Tibère abandonna définitivement Rome et chercha dans Pile de Caprée un asile solitaire pour y cacher sa cruauté et son effroyable dissolution. Peut-être aussi voulait-il dérober aux yeux du peuple les difformités de sa vieillesse, son grand corps grêle et voûté, sa tête chauve, et surtout son visage couvert d'ulcères et souvent d'emplâtres. Nerva, sénateur consulaire et habile jurisconsulte, Atticus, chevalier romain, et Séjan composèrent toute sa suite, avec des littérateurs, grecs pour la plupart, dont l'entretien l'amusait[13]. Du fond de ce repaire de débauche, dit un écrivain moderne, la tyrannie pesait sur Rome, et de Rome sur l'univers. Tandis que le tyran désignait chaque jour de nouvelles victimes, choisies de préférence parmi ceux qui restaient fidèles à la mémoire de Germanicus, le sénat dressait des autels à la Clémence et à l'Amitié, et les entourait des images de Tibère et de Séjan !

Mais à cette époque même s'accomplit le plus grand événement de l'histoire. Le Christ se laissa crucifier à Jérusalem pour la rédemption de ce monde où la cruauté et la corruption avaient atteint les dernières limites. Cependant le christianisme, opprimé devait parvenir bientôt jusqu'au centre de l'empire, croître dans les catacombes malgré les persécutions, et triompher peu à peu des faux dieux et des institutions injustes du paganisme[14].

La mort de Livie parut être un nouveau stimulant pour le caractère hypocrite et cruel de Tibère. Il s'empressa d'accuser, dans une lettre au sénat, la veuve de Germanicus et rainé de ses fils ; mais l'indignation du peuple triompha cette fois de la 'acheté et de la bassesse des sénateurs. Cependant Tibère revint à la charge et obtint un décret qui déclarait Agrippine et Néron coupables, sans désigner leur crime. L'infortuné Néron, relégué dans l'île de Ponie, y périt de faim ou se donna la mort pour échapper aux tortures étalées devant lui. Drusus, son frère, fut ensuite dénoncé devant le sénat et enfermé dans la prison du Capitole. Quant à leur mère, elle avait été d'abord confinée dans une maison de campagne près d'Herculanum, sous la garde d'un centurion féroce qui la frappait et lui avait même arraché un œil par ses horribles outrages ; elle fut ensuite conduite dans l'île de Panda taire, où Julie avait autrefois expié ses débauches[15].

Déjà Tibère avait aussi préparé la chute de Séjan, dont l'ambition lui était devenue suspecte. Pour le perdre, il s'appuya sur un nouveau confident, Macron, officier du prétoire. Macron s'assura de la fidélité ou de l'inaction des cohortes prétoriennes dévouées à Séjan, tandis que celui-ci s'était rendu au sénat où, disait-on, devait être lue une lettre de l'Empereur qui l'associerait à la puissance tribunitienne. Mais cette lettre contenait l'ordre d'arrêter Séjan comme un conspirateur. Cet ordre est immédiatement exécuté. Séjan, qui la veille encore se trouvait au faite de la puissance, condamné à l'unanimité, meurt étranglé dans sa prison. Ses enfants périssent après lui. Une foule de citoyens, dénoncés comme les complices de l'ancien ministre, sont également frappés ; enfin, le sénat lui-même, pour faire oublier qu'il avait rampé aux pieds du favori, tâche de se réhabiliter en se décimant par des délations et des supplices (31). Le règne de l'ibère n'est plus dès lors, selon les expressions de Tacite, qu'un débordement général de crimes et d'infamies. Le jeune Drusus, enfermé dans la prison du Capitole, mourut de faim en dévorant la bourre de son matelas. L'illustre Agrippine ayant été condamnée au même supplice, Tibère se vanta de ce que sa bru n'avait été ni étranglée, ni condamnée aux gémonies ! Et le sénat remercia publiquement de sa clémence cet abominable despote qui avait rempli de meurtres toute sa maison, qui était l'assassin de sa bru, de son neveu et de ses petits-fils !

De toute la descendance male de Germanicus, Tibère n'avait épargné que Caïus, surnommé Caligula par les soldats[16]. Caïus avait mérité l'amitié du tyran par ses instincts de cruauté, sa bassesse et sa profonde indifférence sur le sort des siens. Il fut donc l'héritier désigné du vieil empereur conjointement avec Gemellus, fils de Drusus, qui était à peine sorti de l'enfance. On peut néanmoins douter que Caïus eût échappé aux soupçons de Tibère s'il n'avait prévenu le sort qui l'attendait. L'Empereur, alors âgé de soixante et dix-huit ans, avait momentanément quitté son île et se trouvait dans une maison de campagne près de Misène. Un jour qu'il était tombé dans une défaillance qu'on prit pour la mort, Caïus sortit avec un grand appareil pour se montrer au peuple ; mais tout à coup Tibère se ranime, et cette espèce de résurrection du tyran porte la terreur parmi tous ceux qui l'entouraient. Macron seul conserve son sang-froid et met un terme aux frayeurs de Caïus en faisant étouffer le vieil empereur sous un amas de couvertures. Le monde fut délivré de ce monstre le 16 mars de l'an 37 de notre ère.

Caligula (37 à 41). — A Tibère succéda Caligula — Caïus Cæsar Caligula —, c'est-à-dire la démence après la perversité. L'insanité d'esprit peut seule expliquer les actes inouïs du troisième César. Tibère semblait l'avoir conservé pour faire regretter les forfaits dont il s'était lui-même souillé. Je laisse vivre Caïus, disait-il, pour son malheur et pour celui de tous. Il avait vingt-cinq ans lorsque, après la mort de Tibère, qu'il se vantait d'avoir hâtée[17], il entra dans Rome où, du consentement unanime du sénat et du peuple, on le reconnut seul arbitre et seul maitre de l'État.

Les premiers jours de son règne furent paisibles et heureux. Avide de popularité, il réhabilita pieusement la mémoire de sa mère et de ses frères, rappela les bannis et arrêta toutes les poursuites antérieures à son avènement. Il donna aux magistrats une juridiction libre ; il essaya même de rétablir les comices et de rendre au peuple le droit de suffrage. Mais ce qui lui concilia surtout son affection, ce furent les spectacles qu'il prodigua et qu'il accompagnait de distributions de toute sorte, vêtements, viande, pain, argent. Du reste, il s'était fait appeler le pieux, l'enfant des camps, le père des années, le très-bon et très-grand César. Comme première preuve de cette bonté, il envoya un tribun des soldats tuer à l'improviste son cousin Gemellus, que le testament de Tibère lui avait donné pour cohéritier. Il continua ensuite à se signaler par des actions horribles et si monstrueuses qu'il est même impossible de les rapporter ici. Au milieu d'un repas splendide, il se mit tout à coup à rire aux éclats ; les consuls, assis à ses côtés, lui demandèrent d'un ton flatteur ce qui excitait sa gaieté : C'est que je songe, dit-il, que je puis d'un signe vous faire étrangler tous les deux. Tous les ordres de l'État étaient victimes de sa démence ou de sa férocité. Il forçait les sénateurs les plus illustres à courir, à pied et en toge, derrière son char ; il en fit tuer quelques-uns secrètement, et il ne laissa pas de les mander au palais comme s'ils eussent encore vécu. Un citoyen avait-il été mécontent d'un de ses spectacles ou avait-il négligé de jurer par son génie, l'Empereur ne balançait qu'entre le genre de supplice qui lui serait infligé : ou il était livré aux bêtes de l'amphithéâtre, ou bien il était enfermé dans une cage, ou bien encore scié par le milieu du corps. Il forçait même les pères d'assister aux supplices de leurs enfants. Furieux de voir la foule favoriser, au cirque, une faction à laquelle il était contraire : Plût au ciel, s'écria-t-il, que le peuple romain n'eût qu'une tête ! Ses profusions et ses extravagances eurent épuisé en moins d'un an les immenses trésors de l'empereur Tibère. Pour les remplacer, il eut recours à la rapine ou à des impôts nouveaux et jusqu'alors inconnus ; les portefaix même furent taxés au huitième de leur gain journalier.

Cette effroyable tyrannie pesa plus de trois années sur l'Empire romain. Des tribuns des cohortes prétoriennes, que Caligula avait menacés, résolurent enfin de l'immoler pour sauver leur propre vie. Il mourut criblé de coups de poignard.

Le peuple refusa d'abord de croire à la nouvelle de ce meurtre. On soupçonnait Caïus d'en avoir semé le bruit pour surprendre, à la faveur de cet artifice, les sentiments où l'on était à son égard. De fait, les conjurés ne destinaient l'empire à personne. Le sénat, convoqué au Capitole, délibéra même s'il ne rétablirait point la liberté en abolissant jusqu'à la mémoire des Césars. Mais tandis que les sénateurs discutaient cette grave question, les prétoriens avaient déjà fait un nouvel empereur d'un personnage sur le retour et renommé jusqu'alors pour sa gloutonnerie et son imbécillité. C'était Claude — T. Claudius Cæsar —, fils de Drusus et neveu de Tibère. En parcourant le palais après le meurtre de Caligula, un simple soldat l'avait trouvé blotti derrière des tapisseries. Claude, qui n'avait cessé de servir de jouet dans le palais des Césars, se jeta aux genoux du garde et lui demanda la vie ; le prétorien se hâta de le saluer empereur et le mena vers ses camarades encore indécis et frémissants de colère depuis qu'ils connaissaient le sort de Caligula. Claude, porté au camp des cohortes prétoriennes, promit à chaque soldat une gratification de quinze mille sesterces (2,906 fr.)[18] et fut proclamé le successeur de Caligula. Le sénat lui-même, pressé d'ailleurs par les clameurs de la foule qui demandait mi seul chef, dut ratifier l'élection accomplie dans le camp du prétoire[19].

Claude (41 à 54). — Étonné de sa prodigieuse fortune, Claude, nonobstant la volonté brutale des prétoriens et les acclamations du peuple, parut se glisser au pouvoir suprême. Il s'abstint de porter le titre d'empereur et accorda une amnistie à ceux qui voulaient naguère proscrire la mémoire des Césars. En toutes choses, il se montrait plein de déférence pour le sénat ; ce fut comme une faveur qu'il demanda l'autorisation d'amener avec lui dans la curie le préfet du prétoire et les tribuns militaires, ainsi que la ratification des sentences rendues par ses délégués dans les affaires judiciaires. Quoiqu'il fût loin d'être dépourvu de talents, on abusait, dans le public comme dans sa famille, de sa bonhomie et de la faiblesse de son esprit ; on tournait en ridicule le bégayement dont il était affligé avec un continuel tremblement de tête, qui redoublait encore pour peu qu'il s'occupât de la moindre affaire. Il aimait, qu'il fie consul ou non, à rendre publiquement la justice ; mais ses forces souvent trahissaient sa patience. Cependant il ne descendait point quand il le voulait de son tribunal ; les plaideurs continuaient à l'assourdir de leurs clameurs et le retenaient qui par le pan de sa toge, qui par le pied. Il fut exposé à des injures plus graves. Un plaideur grec osa lui dire : Et toi aussi, tu es vieux et imbécile. Une autre fois, un chevalier romain, qui se défendait contre une fausse accusation, lui lança au visage le poinçon et les tablettes qu'il tenait à la main. Il avait donné toute sa confiance à deux de ses affranchis, Narcisse, son secrétaire, et Pallas, son intendant ; et ceux-ci se servaient de leur influence pour se créer des fortunes colossales. Claude se plaignait un jour de n'avoir rien dans son trésor ; on lui répondit assez plaisamment que ses caisses regorgeraient si ses deux affranchis voulaient l'admettre dans leur société. Telle était néanmoins la puissance de Pallas que l'on grava publiquement sur l'airain un sénatus-consulte où l'on exaltait, dans cet intendant, le mérite d'un désintéressement antique[20] ! Non content de s'être placé sous la tutelle de ses affranchis, Claude exécutait encore toutes les volontés, tous les caprices des deux femmes qu'il eut pendant son règne, l'impudique Messaline et la hautaine Agrippine, qui ne l'emportait d'ailleurs sur la première que par l'hypocrisie. Dignités, commandements, supplices, le crédule Claude prodigua tout, suivant leurs affections ou leur caprice, et le plus souvent à son insu. Il fit périr ainsi deux de ses gendres, sans parler d'autres membres de sa propre famille. Il signa l'arrêt de mort de trente-cinq sénateurs et de plus de trois cents chevaliers romains avec tant de légèreté qu'un centurion, chargé de tuer un consulaire, étant venu lui annoncer que ses ordres étaient exécutés, il répondit qu'il n'en avait donné aucun. Du reste, ce despote imbécile se signalait lui-même, dans les petites choses comme dans les grandes, par des preuves d'un naturel féroce et sanguinaire ; c'est ainsi qu'il voulait toujours être témoin du supplice des criminels et qu'il aimait à voir couler dans l'arène le sang des gladiateurs[21].

De même que ses prédécesseurs, il s'efforçait d'ailleurs de conserver sa popularité en faisant des largesses fréquentes à la populace et en la conviant à toutes sortes de spectacles. Il voulut même marcher sur les traces du premier César en conduisant une expédition dans l'ile de Bretagne. Bien qu'il n'eût eu besoin de livrer aucune bataille pour ériger en province romaine la partie de l'ile au sud de la Tamise, il se lit néanmoins décerner à Rome les honneurs du triomphe. Tous ses actes cependant n'étaient pas dignes de mépris ; le premier, il promulgua des règlements pour garantir les esclaves contre l'ingratitude et la brutalité de leurs mitres en enlevant à ceux-ci le droit de les tuer. Effrayé des crimes qui décimaient les familles, il rétablit aussi l'ancien supplice des parricides ; il les fit jeter à la mer liés dans un sac avec une poule, une vipère et un singe. Alors on observa qu'en cinq ans il y eut un plus grand nombre de pareils supplices qu'il n'y en avait eu depuis des siècles. Le temps vint ensuite où l'on vit plus de sacs que de croix, c'est-à-dire plus de parricides que d'assassins. Telle était enfin la corruption des mœurs, qu'en une seule fois, pour simuler un combat naval sur le lac Fichu, Claude trouva dix-neuf mille condamnés à mort[22] !

La famille impériale donnait, au surplus, l'exemple de tous les forfaits. Messaline osa répudier l'Empereur absent et se marier publiquement à C. Silius. Quand on eut obtenu, non sans peine, la mort de la coupable, Claude épousa sa propre nièce, Agrippine, tille de Germanicus et sœur de Caligula. Encore ne se borna-t-il point à cet acte que les vieux Romains qualifiaient d'inceste ; il parut même vouloir déshériter son propre fils Britannicus, en faisant entrer dans sa famille, par l'adoption, Domitius Néron, issu d'un premier mariage d'Agrippine. Dès ce moment, tous les efforts de cette femme et de Pallas, dont l'influence lui avait valu le rang qu'elle occupait, tendirent à assurer l'Empire à Néron. Narcisse, au contraire, protégeait Britannicus. Cette lutte ne pouvait se prolonger longtemps. Déjà Claude, informé des déportements d'Agrippine, avait pressé Britannicus dans ses bras en s'écriant : Qui a fait la blessure la guérira. Agrippine, effrayée, se résolut à un coup de hardiesse. Une vile empoisonneuse, Locuste, que l'on considérait comme un instrument nécessaire à ces gouvernements corrompus et féroces, fut chargée, pour cacher le crime déjà prémédité, de préparer quelque chose de recherché en fait de poison, qui devait troubler la raison et n'éteindre que lentement la vie. Un eunuque fit prendre ce poison à Claude dans un champignon qu'il savoura avec délices ; mais comme il ne succombait pas encore, le danger enhardit Agrippine, et elle se servit d'un médecin de l'Empereur, nommé Xénophon, pour porter le dernier coup[23].

Le sénat, qui ne pouvait ignorer les circonstances de cet effroyable crime, n'en rechercha ni les auteurs ni les complices. Il se borna à exalter outre mesure la mémoire du despote qui avait tant fait rire pendant sa vie : le vieux, l'imbécile Claude fut placé par un sénatus-consulte au nombre des dieux

Néron (54 à 68). — Agrippine avait fait élever son fils par Burrhus, préfet du prétoire, soldat d'un caractère à la fois flexible et sévère, et par Sénèque le philosophe, dont le stoïcisme ne dédaignait ni la faveur ni les richesses. Néron était dans sa dix-huitième année lorsqu'il succéda à Claude. Son avènement s'accomplit sans difficulté dans le camp des prétoriens. Néron s'étant montré sur le seuil du palais avec Burrhus, la cohorte qui était de garde, sur un signe du préfet, le reçut avec acclamation. Quelques soldats seulement demandèrent où était Britannicus ; mais, ne se voyant point appuyés, ils suivirent bientôt l'impulsion générale. Arrivé au camp, Néron, après un discours et des promesses de gratification conformes aux circonstances, fut proclamé empereur par les prétoriens. Il se rendit ensuite au sénat et annonça qu'il voulait régner suivant les principes d'Auguste ; il promit qu'il séparerait sa maison de l'État, qu'il rendrait au sénat ses anciennes fonctions, l'Italie et les provinces du peuple romain au tribunal des consuls. Lui, l'empereur, se réservait les armées, c'est-à-dire l'essence même du pouvoir tel qu'il existait alors, tout en ne renonçant point à exercer le consulat ni à en revêtir ceux qu'il lui plairait de désigner. Ce fantôme de république, que Néron daignait conserver, satisfit le sénat. Il combla le nouveau prince d'honneurs excessifs ; il voulut même lui décerner le titre de Père de la patrie ; mais Néron le refusa, en alléguant son âge. Les sénateurs n'oublièrent point non plus Agrippine, qui régnait sous le nom de son fils : ils lui votèrent deux licteurs avec le titre infâme de prêtresse de Claude ! Du reste, tout était mis en œuvre pour fonder la popularité de Néron. Il fit distribuer au peuple quatre cents sesterces par tête (77 fr. 40 c.). Il assura aux sénateurs de grande naissance, mais sans fortune, un traitement annuel qu'il éleva pour quelques-uns jusqu'à cinq cent mille sesterces (96.875 fr.), Il fonda, pour les cohortes prétoriennes, des distributions de blé mensuelles et gratuites. Un jour enfin qu'on lui demandait, selon l'usage, de signer l'arrêt de mort d'un condamné : Je voudrais, dit-il, ne savoir pas écrire[24].

Néron cependant devait réaliser la terrible prédiction de son père Domitius Ænobarbus, dont la vie, d'ailleurs, avait été de tout point abominable. A la naissance de son fils, Domitius, interrompant les félicitations qui lui étaient adressées, s'écria : D'Agrippine et de moi, il ne peut naître qu'un monstre fatal au monde[25]. En effet, le fils de Domitius Ænobarbus et d'Agrippine, après avoir d'abord caché ses funestes dispositions, devint peu à peu, par des crimes successifs, un monstre de férocité et de luxure. Sa vie ne fut plus qu'une suite d'assassinats et de forfaits qui surpassèrent même les caprices horribles de Caligula.

Narcisse, qui protégeait l'adolescence et les droits de Britannicus, fut une des premières victimes de Néron : il reçut l'ordre de mettre fin à ses jours. Britannicus ne devait pas lui survivre longtemps : les poisons de Locuste délivrèrent le prince d'un rival qui le faisait trembler sur le trône. Agrippine elle-même fut également vouée à la mort dès que son fils, s'étant soustrait à son orgueilleuse tutelle, parut craindre les ressentiments de son ambition blessée. Après avoir vainement essayé de faire noyer sa mère dans le golfe de Naples, Néron, pour en finir, envoya auprès d'elle des prétoriens qui l'assassinèrent. Néron, revenant ensuite comme en triomphe de Naples à Rome, rencontra le sénat qui s'était porté en habits de fête à sa rencontre pour le féliciter. Cependant, s'il faut en croire un historien romain, le parricide ne trouva point l'impunité. Malgré les félicitations de l'armée, du sénat et du peuple, il ne put échapper à sa conscience : le supplice, aussitôt commencé, ne finit plus, dit Suétone ; et il avoua souvent que l'image de sa mère le poursuivait partout, et que les Furies agitaient devant lui leurs fouets vengeurs et leurs torches ardentes. Mais ces tourments mêmes semblèrent aiguillonner sa férocité. Il fit encore périr Domitia, sa tante, et Octavie, fille de Claude, qu'il avait répudiée et reléguée dans l'île de Pandataria. Cette jeune femme, renommée pour ses vertus, eut les quatre veines ouvertes. Le vil sénat, rampant alors plus bassement encore aux pieds du tyran, décréta des actions de grâce aux dieux ! Il est vrai, selon la remarque de Tacite, que tous les exils, que tous les assassinats commandés par le prince étaient suivis d'autant d'actions de grâce, et qu'alors ce qui jadis annonçait à Rome des prospérités devint la marque infaillible de nouvelles calamités publiques.

Néron avait sacrifié la vertueuse Octavie à l'ambition et à la jalousie de sa nouvelle épouse, Poppéa Sabine, que Tacite appelle une courtisane impériale ; mais quoique celle-ci fût tendrement aimée, elle ne put se soustraire à la destinée commune : Néron la tua d'un coup de pied. Il faut enfin rappeler que les deux hommes qui, avec Agrippine, avaient assuré l'empire à Néron, eurent également un sort funeste : Burrhus fut empoisonné, et Sénèque, enveloppé à tort ou à raison dans la conspiration tramée par Pison, reçut l'ordre de se faire mourir.

Nonobstant ses crimes, Néron conservait un véritable prestige sur les citoyens en haillons auxquels il prodiguait les spectacles et qu'il conviait aux distributions gratuites de blé, de vin et de viande. Il ne s'était point borné à donner à chaque citoyen pauvre quatre cents sesterces. Pendant plusieurs jours il fit jeter à la populace des milliers de billets, loterie grandiose, dit un écrivain moderne, où tout le monde gagnait, l'un de riches étoffes, l'autre des tableaux, un cheval, un esclave ; où les gros lots gagnaient des perles, des pierres précieuses, des lingots, jusqu'à des navires, des maisons ou des terres, et où les moins heureux avaient pour consolation du blé, des oiseaux rares, des plats recherchés[26]. Les sommes que Néron dissipa en dons furent évaluées plus tard à vingt-deux milliards de sesterces. Il eut recours aussi à d'autres moyens pour capter la faveur d'un peuple dégradé. Il força des sénateurs et des femmes du premier rang à s'associer aux luttes des gladiateurs. Lui-même, au surplus, leur donnait l'exemple. Doué d'un certain goût pour la poésie et d'une aptitude réelle pour la musique, il voulut faire jouir le peuple de ses talents. Lui, l'empereur, descendit au rôle d'histrion et chanta publiquement sur les théâtres de Rome, de Naples et de la Grèce. Quel triomphe pour les citoyens quand ce personnage flasque et mal proportionné, au cou épais, à la peau tachetée, au ventre proéminent, aux yeux vert de mer, louches, clignotants et hagards, mais l'empereur au demeurant ; quelle ivresse quand Néron mettait un genou en terre et, la main respectueusement tendue vers son auditoire, mendiait des applaudissements[27] ! Cependant cette populace ne devait point se faire d'illusion ; elle aurait eu tort de se croire encore le peuple souverain ; car Néron redevenait bientôt lui-même. C'est ainsi que, voulant se donner la représentation de l'embrasement de Troie, il fit mettre le feu à Rome, monta sur une tour et chanta les vers d'Homère. L'incendie, allumé pour amuser l'oisiveté de l'empereur, ayant duré six jours et sept nuits, on peut facilement se rendre compte de ses ravages et des souffrances qu'il occasionna aux habitants. Il fallut rebâtir la cité-reine, et Néron profita de cette occasion pour se faire édifier un palais d'or au moyen des souscriptions forcées de l'Italie et des provinces[28].

Sur les ruines de Rome, le peuple avait pourtant fini par murmurer contre son prince, qu'il soupçonnait d'être l'auteur de l'embrasement. Pour détruire ces bruits, Néron chercha et inventa des coupables : ce furent cette fois les ennemis du polythéisme romain, les sectateurs de la religion nouvelle, les chrétiens enfin, comme les appellent dès lors les historiens, tout en ne possédant que les notions les plus fausses sur les pures et sublimes doctrines du Christ[29]. On commença, dit Tacite, par se saisir de ceux qui s'avouaient chrétiens, et ensuite, sur leur déposition, d'une multitude immense, qui fut moins convaincue d'avoir incendié Rome que de haïr le genre humain. A leur supplice on ajoutait la dérision ; on les enveloppait de peaux de bêtes, pour les faire dévorer par des chiens ; on les attachait en croix, ou l'on enduisait leurs corps de résine, et l'on s'en servait la nuit comme de flambeaux pour s'éclairer. Néron avait cédé ses propres jardins pour ce spectacle, et, dans le même temps, il donnait des jeux au cirque, se mêlant parmi le peuple, en habit de cocher, ou conduisant des chars. Aussi, quoique coupables et dignes des derniers supplices, on se sentit ému de compassion pour ces victimes, qui semblaient immolées moins au bien public qu'au passe-temps d'un barbare.

Cependant un certain nombre de citoyens, à la tête desquels se trouvait Pison, avaient résolu de délivrer le monde de cette effroyable tyrannie qui se personnifiait dans un homme chargé de tous les crimes et souillé de tous les vices, assassin de sa mère et de sa femme, incendiaire, histrion[30]. Mais cette conspiration, ayant été découverte (65), ne servit qu'à faire multiplier les supplices. La fidélité des prétoriens semblait encore assurer le pouvoir de Néron. Mais tout à coup arrivent les nouvelles les plus alarmantes. Julius Vindex, qui commandait dans les Gaules en qualité de propréteur, avait, disait-on, secoué l'autorité du prince. En Espagne le mal était plus grave encore : Sulpicius Galba y avait été proclamé empereur par les légions placées sous ses ordres, et déjà elles s'avançaient contre Rome. Néron toutefois ne fut renversé ni par Vindex ni par Galba. L'auteur de sa chute fut Nymphidius, qui avait été nommé préfet du prétoire pour avoir aidé à la découverte de la conspiration de Pison. C'était un personnage ignoble, qui se disait bâtard de Caligula et d'une courtisane. Il résolut de terminer une lutte dont l'issue eût été douteuse tant que Néron aurait pu compter sur la fidélité des prétoriens. Mais cette fidélité était ébranlée depuis que Néron avait annoncé l'intention de se retirer en Égypte et de s'y faire couronner roi. Nymphidius persuada aux soldats que Néron était déjà parti, se fit de son chef le mandataire de Galba, promit en son nom trente mille sesterces à chaque prétorien et cinq mille à chaque légionnaire, ce qui, au compte de dix mille prétoriens et de cent vingt mille légionnaires seulement, faisait une somme de cent quatre-vingt millions de francs, promesse impossible à tenir et que d'ailleurs Galba n'avait pas faite. Les prétoriens, séduits par cette offre, délaissèrent leur maître[31]. Proscrit bientôt après par le sénat et poursuivi par des soldats chargés d'exécuter le décret, Néron, après avoir longtemps balancé, se résigna enfin à se donner la mort dans fa villa de son affranchi Phaon, où il s'était caché.

Ainsi finit la dynastie des Césars qui appartenaient par l'adoption à la famille d'Auguste. Tous eurent une fin malheureuse. Depuis le coup de poignard de Brutus jusqu'au larmoyant suicide de Néron, nul, dit leur biographe moderne, ne mourut sans un crime, et Auguste même, selon bien des opinions, rut empoisonné par Livie. De ces six princes, après des mariages nombreux et féconds, trois seulement laissèrent une postérité, toujours promptement et misérablement éteinte ; aucun n'eut son fils pour successeur.

 

 

 



[1] Voir sur les guerres d'Auguste un excellent chapitre de l'Histoire universelle de Cantu (liv. V, chap. XXI). — Les accroissements du territoire de l'Empire sous Auguste, dit Heeren, furent de la plus grande importance, et la plupart avaient pour motif la nécessité de maintenir la tranquillité dans l'intérieur et de protéger les frontières. La soumission complète de l'Espagne septentrionale et de la Gaule occidentale, était utile pour le premier but ; l'expédition projetée contre les Parthes, quoique non exécutée, et celle que l'on fit réellement en Arménie (an 2 de J.-C.) atteignirent le second but ; mais la conquête la plus importante fut celle des contrées au sud du Danube : la Rhétie, la Vindélicie et la Noricie, ajoutées à la Pannonie déjà conquise, et à la Mœsie. D'un autre cité, l'expédition contre l'Arabie 'Heureuse échoua complètement ; et celle qu'on tenta contre l'Éthiopie n'eut d'autre résultat que de mettre les frontières à couvert. Au reste, toutes ces conquêtes réunies ne coûtèrent pas tant à Rome que la tentative qu'on fit pour subjuguer la Germanie, et qui manqua entièrement...

[2] TACITE, Annales, liv. III, c. 56.

[3] Un Grec savant, qui lui servait de précepteur, avait coutume de dire que c'était de la boue détrempée avec du sang.

[4] Drusus mourut inopinément sur les bords de l'Ems, non sans de graves soupçons d'un crime. On répétait tout bas en effet que, républicain ardent, il avait mal dissimulé son désir de rétablir l'ancien ordre de choses, et même engagé l'ibère à le seconder ; que celui-ci, pour se débarrasser d'un compétiteur à l'empire, avait tout découvert à Auguste, qui aurait ordonné sa mort. Ce jeune homme, orné de toutes les qualités que la nature peul donner et que l'éducation fait acquérir, fut universellement regretté. CANTU, oper. cit., liv. V, chapitre XXI.

[5] Ses motifs, mal connus il y a dix-huit siècles, dit un écrivain moderne, ne seront guère devinés aujourd'hui. Etait-ce répugnance pour sa femme Julie, dont les débauches devenaient la fable de Rome, et qui, fille de l'Empereur, ne pouvait être aisément répudiée ? Etait-ce un calcul pour se rendre nécessaire en s'éloignant ? Etait-ce enfin désespoir d'arriver à l'empire, en voyant les deux fils d'Agrippa, qu'Auguste avait adoptés, grandir et occuper la seconde place ?

[6] TACITE, Annales, liv. III, c. 56.

[7] TACITE, Annales, liv. Ier, c. 5. — Sentant sa fin approcher, Auguste demanda un miroir, fit faire sa toilette, puis se tourna vers ses amis en leur disant : Ai-je bien joué ma comédie ? et sans attendre leur réponse, il ajouta : Applaudissez... Toute son existence n'avait été en effet qu'une comédie dans laquelle il avait plus tâché à paraître être. Sans caractère propre, il s'était réglé sur les circonstances, indifférent au vice et à la vertu, prêt à proscrire Cicéron comme à pardonner à Cinna. Il faut convenir, en effet, qu'il joua bien son rôle, si, après les proscriptions, il put se faire passer pour humain ; pour brave, après tant de fuites et de frayeurs ; pour nécessaire, quand toutes les institutions avaient péri ; pour le restaurateur de la république, qu'il démolissait ; pour le conservateur des mœurs, qu'il foulait aux pieds ; pour faire enfin que quelques-uns de ses successeurs pussent se plaire, sans y voir une ironie, à s'entendre appeler Auguste. CANTU, oper. cit., liv. V, c. XXII.

[8] TACITE, Annales, liv. Ier, c. 7 et 11.

[9] TACITE, Annales, liv. Ier, c. 15.

[10] TACITE, Annales, liv. IV, chap. 2 ; et GIBBON, chap. 5. Sous Vitellius, le corps des prétoriens fut porté à seize mille, et sous l'empereur Septime Sévère à cinquante mille hommes.

[11] Il y avait une loi de majesté coutre ceux qui commettraient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de celte lui, et l'appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n'étaient pas seulement les actions qui tombaient dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes et des pensées même ; car ce qui se dit dans ces épanchements de cœur que la conversation produit entre deux amis ne peut être regardé que comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves ; la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant partout, l'amitié fut regardée comme un écueil ; l'ingénuité comme une imprudence ; la vertu comme une affection qui pouvait rappeler dans l'esprit des peuples le bonheur des temps précédents. MONTESQUIEU, Grandeur et décadence des Romains, chap. XIV.

[12] Voir les exemples cités par TACITE, Annales, liv. Ier, chap. 73 et suivantes. Nous avons également mis à profit l'excellente biographie de Tibère insérée par M. VILLEMAIN dans ses Mélanges philosophiques, historiques et littéraires, t. III. — Les accusations de lèse-majesté, que l'indétermination des délits rendit bientôt si redoutables, dit HEEREN, avaient déjà pris naissance sous Auguste par la loi Julia de majestate et par l'établissement des cognitiones extraordinariœ, ou commissions chargées de connaître de certains délits ; mais elles devinrent terribles par l'abus qu'en tirent Tibère et ses successeurs.

[13] TACITE, Annales, liv. IV, chap. 57 et 58.

[14] La chronologie la plus digne de foi place le martyre du divin législateur en l'année 784 de Rome, c'est-à-dire soixante ans après l'établissement de l'Empire et dix-sept après l'avènement de Tibère. — Si l'on ne peut inférer d'un passage de Tacite que, dès le règne de Tibère, la nouvelle doctrine avait trouvé des sectateurs en Italie, il en résulte du moins que le paganisme romain réagissait alors contre les cultes de la Judée et de l'Égypte. On s'occupa, dit TACITE, de purger l'Italie des superstitions égyptiennes et judaïques. Quatre mille hommes, de race d'affranchis, imbus de ces pratiques étrangères et en lige de servir, furent envoyés par un décret du sénat en Sardaigne, pour y être employés contre les brigands de file, et, si l'insalubrité de l'air venait à les faire périr, on était consolé d'avance. On fixa aux autres un terme pour quitter l'Italie ou leurs rites profanes. Annales, liv. II, c. 85.

[15] Biographie de Tibère, par VILLEMAIN.

[16] Ce surnom lui venait d'une chaussure militaire garnie de clous (caliga) qu'il avait portée dans son enfance an milieu des camps. SUÉTONE, Caligula, chap. IX.

[17] Selon SUÉTONE (chap. XII), ce fut Caïus lui-même qui fit jeter sur son aïeul un matelas, s'il ne l'étrangla pas de sa main.

[18] Les distributions faites au soldat s'appelaient donatirum : les libéralités dont profitait le peuple portaient le nom de congiarium.

[19] SUÉTONE, Caligula, passim ; Claude, chap. X.

[20] SUÉTONE, in Claud., passim, et TACITE, Annales, liv. XII, chap. 53. Suivant M. DE CHAMPAGNY, la fortune de Pallas pouvait être évaluée 58.125.000 francs.

[21] SUÉTONE, in Claud., chap. 34.

[22] Les Césars, par M. DE CHAMPAGNY. Biographie de Claude.

[23] Les Césars, par M. DE CHAMPAGNY. Biographie de Claude.

[24] TACITE, Annales, liv. XII c. 69, et liv. XIII, passim. — SUÉTONE, in Ner., passim.

[25] SUÉTONE, in Ner., c. 5 et 6.

[26] Les Césars, par FR. DE CHAMPAGNY (biographie de Néron). — Voilà ce qui explique la popularité dont Néron jouit incontestablement parmi les Romains nécessiteux qu'il nourrissait et qu'il égayait : les époques de tyrannie, selon la remarque fort juste de Heeren, étaient assez ordinairement l'âge d'or de la populace.

[27] TACITE, Annales, liv. XV, chap. 52, et liv. XVI, chap. 4. — TACITE démontre ailleurs (Hist., liv. Ier, chap. 4) que Néron s'appuyait presque exclusivement sur la vile populace, qui ne cossait que les cirques et les théâtres, tous les esclaves pervers et ceux qui, ayant dissipé leur fortune, ne subsistaient que de l'opprobre de l'Empereur.

[28] La description de ce palais, que nous empruntons à M. de Champagny, donnera une idée des Césars et de leurs ruineux caprices :

Avec une promptitude incroyable, sur le mont Palatin, sur l'Esquilin, et dans la vallée qui les sépare, vers le lieu on est située aujourd'hui Sainte-Marie-Majeure, la maison dorée s'élève. En avant de la maison dorée, un lac ; autour du lac, des édifice' épars lui semblent une ville ; entre la façade et le rivage du lac, le vestibule ou le mettre de la maison fait attendre ses clients, c'est-à-dire où Néron fait attendre tous les peuples du monde ; et au milieu, le colosse de Néron, haut de cent vingt pieds, d'argent et d'or ; plus loin, des portiques longs d'un mille, à triple rang de colonnes. A l'intérieur, tout se couvre de dorures, tout se revêt de pierres précieuses, de coquilles, de perles. Dans les bains, un robinet amène de l'eau de mer, un autre des eaux sulfureuses d'Albula. Le temple de la Fortune, construit avec une pierre nouvellement découverte, blanche et diaphane, semble, les portes fermées, s'illuminer d'un jour intérieur. Les salles de festins, si multipliées et si particulièrement fastueuses dans les maisons romaines, ont des voûtes lambrissées qui changent à chaque service, des plafonds d'ivoire d'où tombent des fleurs, des tuyaux d'ivoire qui jettent des parfums ; d'autres, plus belles encore, tournent sur elles-mêmes jour et nuit, comme le monde. Mais ce seront les moindres grandeurs du palais de Néron. Voici des lacs, de vastes plaines, des vignes, des prairies, puis les ténèbres et la solitude des forêts, des vues magnifiques ; au sein de Rome et du palais, des daims bondissent, des troupeaux vont au pâturage... Aussi Néron est-il presque content cette fois. Je vais enfin, dit-il, être logé comme un homme. Sa maison pourtant ne dura guère plus que lui. Il l'avait laissée inachevée, et Othon dépensa cinquante millions de sesterces seulement pour la finir ; l'incendie ne tarda pas à restituer à Rome ce que l'incendie lui avait ôté. Sur la place, et avec les débris du palais, s'élevèrent l'amphithéâtre de Vespasien, les thermes de Titus, plus lard la basilique de Constantin. Une partie de son lac devint le Colisée...

[29] Voir SUÉTONE, in Ner., c. 16, et TACITE, Annales, liv. XV, c. 44.

[30] Voir dans les Annales de TACITE, liv. XV, c. 67, les paroles adressées Néron par un tribun des cohortes prétoriennes.

[31] Les Césars, par M. DE CHAMPAGNY. Biographie de Néron.