Conjuration de Catilina (63 avant l'ère vulgaire). — La république romaine était profondément ébranlée. Tout attestait alors combien avait été vaine la réaction violemment introduite par Sylla. Chaque jour avait détruit une partie de son œuvre, chaque jour l'anarchie minait plus dangereusement les fondements mêmes de l'ancienne Rome. Aux vertus, qui faisaient naguère la force et la gloire de la république, avait succédé une corruption effrayante. L'impudicité, la débauche, tous les vices s'étaient déchainés en même temps. La frugalité des anciens Romains était remplacée par le luxe désordonné des généraux et des publicains, gorgés des dépouilles des provinces et du butin des guerres civiles. Les confiscations autorisées par Sylla avaient amené dans toute l'Italie un désordre immense : la spoliation et l'extinction des anciens propriétaires, le remplacement de cultivateurs libres par des esclaves, la transformation de terres fertiles en simples pâturages ou en déserts, enfin la concentration de toute la richesse territoriale dans les mains de quelques riches qui s'en servaient pour acheter les suffrages de la populace de Rome[1]. Au milieu de cette effroyable anarchie, tandis que les armées romaines combattaient Mithridate, éclate la conjuration du sénateur Lucius Catilina, né d'une famille noble, doué d'une grande force d'âme et de corps, mais dépravé et brûlant du désir de refaire sa fortune obérée[2]. Quel était l'objet de cette conspiration ? Faut-il croire les écrivains qui attribuent à Catilina les projets les plus horribles, comme celui d'assassiner les sénateurs et de mettre le feu aux quatre coins de Rome ? Il est très-probable que ce chef de parti a été calomnié. Ce qu'il voulait apparemment, c'était d'abattre l'oligarchie financière des chevaliers. Depuis que la république est devenue la proie de quelques hommes puissants, disait-il à ses complices, ce n'est que pour eux que les rois et les tétrarques sont tributaires, que les peuples et les nations payent des impôts ; nous tous, citoyens courageux et honnêtes, nobles ou plébéiens, nous sommes le vulgaire dédaigné, sans autorité, sans crédit, à la merci de ceux que nous ferions trembler si la république était libre. Le prix de la victoire devait être l'abolition des dettes et la proscription des riches, c'est-à-dire des publicains[3]. Quels que fussent les projets de Catilina, c'était par les voies légales, par son avènement au consulat, qu'il voulut d'abord assurer le triomphe de son parti. Il importe de remarquer que ce parti n'était pas seulement composé d'une tourbe de débauchés il comptait des hommes très-considérables, tels que le préteur Lentulus, Pison, qui commandait dans l'Espagne citérieure, et P. Sitius Nucerinus, qui se trouvait à la tête d'une armée dans la Mauritanie. Plusieurs sénateurs, parmi lesquels il faut distinguer Caïus Julius César, alors préteur après avoir exercé la charge de grand pontife, penchaient aussi pour l'adversaire de Pompée et de Cicéron[4]. Celui-ci fit échouer la candidature de Catilina, et fut lui-même nommé consul conjointement avec M. Antoninus, ami particulier du chef de la conjuration. Pour neutraliser les dispositions équivoques de son collègue, Cicéron lui céda le gouvernement de la Macédoine, qui lui était échu en partage. Patient et inébranlable, Catilina se contenta d'abord de briguer le consulat pour l'année suivante. Mais cette dernière ressource lui fut encore enlevée par Cicéron, au moyeu d'une loi qui ajoutait un exil de dix ans aux peines portées contre la brigue. Accusé par le consul en plein sénat, Catilina ne garda plus aucune mesure. Puisque mes ennemis m'environnent et me poussent vers l'abîme, dit-il, l'incendie qu'on me prépare, je l'éteindrai sous des ruines. Il alla joindre l'armée que son partisan Manlius levait dans l'Étrurie, au milieu d'un peuple exproprié sous la tyrannie de Sylla et des colons militaires auxquels le luxe et la débauche n'avaient rien laissé de leurs immenses rapines[5]. Déjà le sénat avait confié aux consuls un pouvoir suprême eu leur ordonnant de pourvoir à ce que la république ne souffrit aucun dommage. Le préteur Lentulus augmenta le danger en essayant d'obtenir l'appui des Allobroges[6], qui avaient envoyé des députés à Rome pour se plaindre des exactions dont ils étaient victimes. Mais ceux-ci, croyant qu'ils gagneraient davantage en restant fidèles au sénat, révélèrent le complot. Les principaux complices de Catilina sont alors arrêtés, et le sénat délibère sur leur sort. César conseille la clémence, eu égard à leur dignité ; Caton, la rigueur, à cause de leur crime. Cet avis réunit toutes les voix, et les conspirateurs sont étranglés dans leur prison. Il fallait encore atteindre Catilina, déclaré ennemi public. En apprenant la découverte de la conjuration à Rome et le supplice de ses amis, Catilina, poursuivi par l'armée consulaire, essaya de gagner la Gaule cisalpine. Mais il fut cerné et obligé de combattre. Il se comporta en héros. Pas un seul homme libre de son armée ne fut fait prisonnier : la plupart des soldats couvraient de leur corps la place même où ils avaient combattu, et leur chef fut trouvé loin des siens, sur un monceau d'ennemis. Si, dans un premier combat, la victoire s'était déclarée pour Catilina, ou fût restée indécise, il n'en faut pas douter, dit Salluste, les plus grands malheurs eussent accablé la république ; les vainqueurs eux-mêmes n'auraient pas longtemps joui de leur triomphe ; dans leur fatigue et leur épuisement, un ennemi plus puissant leur eût ravi l'empire et la liberté. Cet ennemi, c'était la multitude excitée par les tribuns, c'était la populace avide de changements, c'était la foule des hommes pauvres et corrompus qui affluaient à Rome comme dans une sorte d'égout public. Premier triumvirat ; lutte de Jules César et de Pompée (de 65 à 46). — Le retour de Pompée ouvrit une scène nouvelle. Pour faire valider les actes de son proconsulat, qui rencontraient une vive opposition dans le parti aristocratique[7], il se rapprocha de Jules César. Ce dernier, devenu consul, donna sa fille en mariage à Pompée, et en même temps il le réconcilia avec M. Crassus. Ainsi fut constitué le premier triumvirat ; les trois personnages les plus puissants de la république se promirent qu'il ne se ferait rien dans l'État de ce qui déplairait à l'un d'eux. Uni par les liens du sang à C. Marius, et gendre de Cinna, César n'avait pas seulement bravé dans sa jeunesse la puissance terrible de Sylla, mais il était encore demeuré fidèle à la mémoire du vainqueur des Cimbres. Pendant son édilité, il avait rétabli, malgré la résistance des nobles, les trophées de C. Marius, et fait rendre aux enfants des proscrits le droit de prétendre aux charges de l'État. Consul, il augmenta sa popularité parmi les Italiens en proposant, pour rendre à la culture une multitude oisive et affamée, de partager les terres publiques à ceux qui avaient trois enfants ou davantage, et, comme les terres publiques ne suffisaient pas, de fonder d'autres colonies en achetant, avec l'argent rapporté par Pompée, des terres patrimoniales au prix où elles étaient estimées par le cens. Cette loi ayant été repoussée par le sénat, César la fit sanctionner par le peuple, employant les moyens les plus violents pour briser la résistance de ses adversaires. Le consul Bibulus fut chassé du forum à main armée ; Caton, traîné hors du sénat par un licteur et conduit en prison. Lorsque le partage des terres dans la Campanie eut été décrété, vingt mille citoyens passèrent à Capoue, et cette ville recouvra le droit de cité qu'elle avait perdu lors de sa réduction en préfecture, à l'époque de la seconde guerre punique[8]. C'est ainsi que César préludait aux vastes entreprises qui devaient l'immortaliser : nul homme n'avait des desseins plus hardis et un génie plus capable de les exécuter. La haute magistrature, qu'il venait d'exercer, ne fut pour lui qu'un moyen de se perpétuer au pouvoir. Au sortir de son consulat, il se lit décerner pour cinq années le gouvernement de l'Illyrie et des deux Gaules, la Cisalpine qui appartenait aux Romains, et la Transalpine qu'il fallait conquérir. Ce n'est pas ici le lieu de raconter comment il réussit, après neuf campagnes, à dompter toute la Gaule comprise entre les Pyrénées, les Alpes, les Cévennes, le Rhône et le Rhin ; comment il franchit le Rhin et attaqua les Germains au delà de ce fleuve ; comment, enfin, il passa dans l'île de Bretagne et exigea des habitants des contributions et des otages. En résumé, la guerre des Gaules dura huit ans, de l'année 58 à l'année 51 avant l'ère vulgaire. Si César avait consenti à s'exiler si longtemps, c'était, comme on l'a dit avec raison, pour revenir maître. Il ne se contenta point d'imposer au pays conquis un tribut annuel de quarante millions de sesterces ; il mit les Gaules au pillage pour acheter Rome et l'empire[9]. En prenant le commandement des Gaules, il avait dit hautement qu'il marcherait un jour sur les têtes de ses ennemis ; il tint parole. L'influence qu'il exerça par le bruit de ses exploits, et surtout par l'or qu'il faisait répandre dans Rome, lui avait valu la continuation de son commandement pour cinq ans. Pour ne pas rester en arrière, ses deux rivaux, Pompée et Crassus, se partagèrent le reste de l'empire : le premier se fit donner l'Espagne, le second l'Asie, pour cinq ans aussi. Crassus, ayant passé l'Euphrate, fut enveloppé par les Parthes, et périt avec la plus grande partie de ses troupes. D'un autre côté, la mort de Julie, fille de César et femme de Pompée, rompit l'alliance que ce mariage avait cimentée entre le gendre et le beau-père. Leur jalousie éclata tout à coup. Pompée, consul pour la troisième fois, fut nommé sans collègue et considéré par son parti comme le seul maitre de la république. Mais déjà César s'était précautionné contre cette éventualité. Il s'entendit avec les tribuns pour qu'ils lui fissent obtenir du peuple la permission de briguer, quoique absent, son second consulat, lorsque le temps de son commandement serait près d'expirer. Ce privilège lui ayant été accordé, il ne négligea rien pour se faire des partisans : il gagna le peuple en lui promettant, en mémoire de sa fille, des spectacles et un festin ; il gagna ses soldats en doublant leur solde. Cependant Pompée et le sénat ne se contentèrent point d'abroger le plébiscite rendu en faveur de César ; il fut enjoint au vainqueur des Gaules d'abdiquer le commandement, de licencier ses légions et de rentrer dans la condition privée. César promit d'obéir si Pompée lui donnait l'exemple. Le sénat passa outre, nomma un successeur à César, et décréta qu'il serait regardé comme ennemi public si, à un jour donné, il ne licenciait ses légions. Les tribuns Curion et Antoine, qui soutenaient sa cause, furent chassés du sénat, eu dépit de leur inviolabilité. C'était fournir à César un prétexte légal de commencer la guerre. Campé dans la Gaule citérieure, il accueille les tribuns et se décide à franchir le Rubicon, limite de son gouvernement (50 ans avant l'ère vulgaire). Pompée ne s'attendait pas à cette attaque soudaine : les faibles garnisons mises dans les places fortes ne pouvaient arrêter la marche de César. Après avoir occupé le Picenum, l'Ombrie et l'Etrurie, César s'avance sur Brundusium — Brindes —, où Pompée s'était retiré avec les sénateurs. Si César avait pu prendre son rival, la guerre était terminée sans effusion de sang. Mais Pompée réussit à s'embarquer pour l'Épire avec ses principaux partisans (50). Alors César entre dans nome, se fait consul, brise les portes du trésor sacré, donne le droit de cité à tous les Gaulois entre les Alpes et le Pô, conquiert enfin l'Italie dans l'espace de soixante jours, sans répandre une goutte de sang. Ses lieutenants se hâtèrent aussi d'occuper la Sicile et la Sardaigne, pour assurer les subsistances. Comme les principales forces des Pompéiens étaient en Espagne, César passa lui-même dans cette contrée. Je vais, disait-il, combattre une armée sans général pour combattre ensuite un général sans armée. Toutefois les lieutenants de Pompée, Petreius et Afranius, lui opposèrent une vive résistance dans l'Espagne citérieure, c'est-à-dire le pays au nord de l'Ebre ; mais l'Espagne ultérieure fut soumise avec plus de rapidité. Il s'agit ensuite d'abattre Pompée lui-même. César passa en Grèce, où la victoire de Pharsale, en Thessalie, lui donna l'empire du monde. Avec vingt-deux mille légionnaires et mille hommes de cavalerie, il vainquit les quarante-cinq mille fantassins et les sept mille cavaliers qui formaient l'armée de son rival[10]. Pompée, dit Florus, survécut à sa puissance pour fuir honteusement à cheval à travers les vallées de la Thessalie, pour aborder à Lesbos sur un chétif navire, pour être jeté à Syèdre, rocher désert de la Cilicie, pour délibérer s'il porterait ses pas fugitifs chez les Parthes, en Afrique, ou en Égypte, et mourir enfin assassiné aux yeux de sa femme[11] et de ses enfants, sur le rivage de Péluse (Égypte), par l'ordre du plus misérable des rois, par le conseil de vils eunuques, et, pour comble d'infortune, par le glaive de Septimius, déserteur de son armée. Lorsque César eut débarqué en Égypte, le roi Ptolémée lui fit présenter la tète de Pompée. Mais le vainqueur détourna ses yeux humides, prit ouvertement les Pompéiens sous sa protection, et résolut de soutenir les droits de Cléopâtre, sœur de Ptolémée, laquelle réclamait sa part du royaume d'Égypte. Alors il se vit assiégé dans le palais d'Alexandrie par les assassins mêmes de Pompée ; bien qu'il n'eût qu'une poignée de soldats, il y soutint les efforts d'une nombreuse armée, se sauva dans la presqu'île du Phare, gagna sa flotte à la nage, et tira enfin une vengeance éclatante des assaillants. Le corps du roi lui-même fut trouvé enseveli sous la vase. César laissa le royaume d'Égypte à Cléopâtre et au plus jeune de ses frères ; le moment ne lui paraissait pas venu de réduire ce pays au rang de province romaine. D'Alexandrie il passa dans le Pont, où quatre heures de combat lui suffirent, le cinquième jour de son arrivée, pour détruire la puissance de Pharnace, fils du grand Mithridate. Les Pompéiens étaient encore maîtres de la côte d'Afrique ; là commandaient Metellus Scipion et Caton, qui avaient entraîné dans leur parti Juba, roi de Mauritanie. César remporta à Thapsus une victoire qui surpassait celle de Pharsale. Fuyant sur un vaisseau et près de tomber entre les mains de ses ennemis, Scipion se passa son épée au travers du corps. Juba se fit tuer par Petreius, compagnon de sa fuite, qui se perça ensuite lui-même. Caton n'avait point assisté à la bataille de Thapsus. Il campait près du Bagradas, pour garder Utique, qui était comme la seconde clef de l'Afrique. Mais dès qu'il eut appris la défaite de son parti, il n'hésita pas non plus à appeler la mort à son secours. Après avoir lu le livre où Platon enseigne l'immortalité de l'âme, il se découvrit la poitrine et se frappa de deux coups d'épée. L'antiquité païenne pouvait admirer tant de stoïcisme ; mais une religion plus pure, une philosophie plus élevée condamne le suicide, qui n'est qu'une défaillance de l'âme. Vainqueur des Gaules, de l'Asie et de l'Afrique, César revint à Rome, où, à l'occasion de ses triomphes, les fêtes les plus splendides furent données au peuple. Jamais on n'avait vu tant de magnificence et jamais non plus le peuple n'avait été traité si libéralement. Le jour où César triompha de la Gaule, il monta au Capitole à la lueur des flambeaux, que portaient dans des lustres quarante éléphants rangés à droite et à gauche. Jeux scéniques, festins publics, combats de gladiateurs, combats de bêtes féroces, naumachies, batailles rangées, tout ce que l'imagination des Romains pouvait désirer, le triomphateur le réalisait. Il distribua au peuple dix boisseaux de blé par tête et autant de livres d'huile avec trois cent sesterces (58 fr. 10 c.) qu'il avait promis autrefois et auxquels il en ajouta cent autres pour compenser le retard. Il remit les loyers d'un an dans Rome, jusqu'à la concurrence de deux mille sesterces (387 fr. 50 c.), et dans le reste de l'Italie, jusqu'à celle de cinq cents. César traita plus généreusement encore ses vétérans : au commencement de la guerre civile, il avait fait compter à chaque fantassin deux grands sesterces (387 fr. 50 c.) : il y en ajouta vingt mille ordinaires (3.875 fr.) et leur assigna des terres, mais non contiguës, afin de ne point dépouiller les possesseurs[12]. Cependant César n'était point au terme de la guerre civile. Après avoir obtenu la dictature pour dix années et séjourné quatre mois à Rome, il se rendit avec la plus grande célérité en Espagne, où les fils de Pompée avaient réorganisé un parti formidable, qui se grossissait chaque jour d'une foule d'auxiliaires. La fortune de César le suivit au delà des Pyrénées, mais jamais il n'eut à livrer de bataille plus sanglante et plus périlleuse que celle de Munda (46). A l'attaque de cette ville, les soldats de César formèrent un retranchement d'un amas de cadavres joints ensemble par les dards et les javelots qui les avaient traversés. Les Pompéiens se reconnurent enfin vaincus. Cnæus Pompée, échappé du combat, blessé à la cuisse et gagnant des lieux déserts et écartés, fut atteint et tué. Plus heureux, son frère Sextus se réfugia dans la Celtibérie, où il échappa au fer des vainqueurs. La bataille de Munda termina la guerre civile et assura la domination de César[13]. Dictature et mort de Jules César (45 avant l'ère vulgaire). — Quand César eut ramené ses légions en Italie et qu'il fut monté pour la cinquième fois au Capitole pour célébrer la victoire de Munda, il fondait réellement l'empire romain. Il avait été déclaré consul à vie, dictateur perpétuel, censeur, imperator, père de la patrie. Il compléta et avilit le sénat en y faisant entrer des Gaulois à demi barbares ; il partagea avec le peuple le droit d'élection dans les comices ; il restreignit le pouvoir judiciaire à deux sortes de juges, aux sénateurs et aux chevaliers, et supprima les tribuns du trésor qui formaient la troisième juridiction. Non content de dominer, il voulut aussi pacifier le monde romain. Il accorda la plus large amnistie à ses ennemis, leur permit de briguer les magistratures, admit également aux honneurs les enfants des proscrits, releva les statues de Sylla et de Pompée que le peuple avait abattues. Il faisait ainsi le plus noble usage de la puissance suprême. Tous ses efforts tendaient non-seulement à fortifier son pouvoir, mais encore à rétablir l'ordre, la concorde, la paix, la prospérité. Quatre-vingt mille citoyens furent répartis dans les colonies d'outre-mer, et, comme conséquence de cette mesure, le nombre de ceux à qui l'État fournissait du blé fut réduit de trois cent vingt mille à cent cinquante mille. On attendait de César l'abolition des dettes ; mais il n'en anéantit que le quart, en décrétant que les débiteurs satisferaient leurs créanciers suivant l'estimation de leurs propriétés, et conformément au prix de ces biens avant la guerre civile. Il déploya dans la distribution de la justice la plus grande sévérité et la plus grande impartialité ; il veilla surtout à l'observation des lois somptuaires destinées à modérer le luxe dans les festins. Si la mort ne l'eût surpris, il aurait coordonné les lois civiles, formé une bibliothèque publique, élevé à Rome des monuments gigantesques, desséché les marais Pontins, percé l'isthme de Corinthe, réprimé les Daces et porté la guerre chez les Parthes. Voilà quels étaient les vastes projets du fondateur de l'empire. La république, disait-il, est un nom sans réalité, sans valeur ; et Sylla ignorait jusqu'aux principes du gouvernement, lui qui avait déposé la dictature. C'est donc la dictature que César voulait conserver ; et il est douteux, improbable même qu'un esprit aussi sagace eût désiré le vain titre de roi. N'avait-il pas dit lui-même au peuple : Je suis César, et non pas roi ? N'avait-il pas repoussé le diadème que le consul Antoine avait essayé à plusieurs reprises de placer sur sa tête ? César, dictateur perpétuel, n'avait plus rien à désirer. Du reste, il se montrait digne de sa haute fortune par sa clémence, son équité, la puissance et l'éclat de son génie. Rien de commun entre le despotisme conciliant du vainqueur de Pompée et la sanglante tyrannie du vainqueur de Marius. A ceux qui lui conseillaient de se maintenir par les armes, César répondait qu'il aimait mieux mourir que de se faire craindre. Cependant il voyait s'élever contre lui des ennemis implacables parmi les patriciens ; ceux-ci regrettaient les désordres des guerres civiles, ceux-là les privilèges que le dictateur avait enlevés à l'aristocratie et qu'ils auraient voulu rétablir sous prétexte de relever les institutions républicaines. Le tort de César fut de ne pas se mettre en garde contre les excès de l'adulation, de blesser la fierté des derniers Romains, en souffrant qu'on lui décernât des honneurs qui dépassaient la mesure des grandeurs humaines. Non content d'accepter un siège d'or au sénat et dans son tribunal au forum, non content encore de donner son nom à un mois de l'année (le mois de juillet), il eut, comme les dieux, des temples, des autels et des prêtres. Enfin, ce qui attira sur lui la haine la plus violente et la plus implacable, ce fut le dédain qu'il témoigna en plusieurs circonstances au sénat, dont il connaissait l'avilissement. La liberté était depuis longtemps sacrifiée dans le sang et la pourriture ; ceux qui se déclarèrent ses vengeurs immolèrent César à l'orgueil patricien. Cassius, le promoteur de la conjuration, était un ambitieux corrompu et sanguinaire ; furieux contre le dictateur parce que celui-ci avait refusé de le porter au consulat, il eut l'adresse d'associer à ses rancunes le gendre vertueux de Caton d'Utique, Marcus Brutus, esprit honnête, mais étroit et faible. Disciple des stoïciens et fanatique du nom qu'il portait, Brutus se persuada que cet honneur lui imposait le devoir terrible de (aire périr un autre Tarquin. César ne pouvait se défier d'un homme qu'il considérait non sans motif comme son propre fils, à qui il avait confié le gouvernement de la Gaule cisalpine, et qu'il allait élever au consulat. Marcus Brutus se roidit contre son propre cœur ; avec Decimus Brutus, son parent, et soixante autres conjurés, il se livra à l'impulsion de Cassius. Une réunion du sénat ayant été indiquée pour les ides de mars (13 mars de l'an 45 avant J.-C.), les conjurés s'accordèrent à saisir cette occasion. Malgré de funestes présages et des avis venus de divers côtés, César, accompagné de Decimus Brutus, se rendit vetos onze heures du matin dans la salle de Pompée. Lorsqu'il s'assit, les conjurés l'entourèrent, sous prétexte de lui rendre leurs devoirs. Tout à coup, Cimber Tillius, qui s'était chargé de commencer l'entreprise, s'approcha comme pour lui demander une faveur ; et César se refusant à l'entendre et lui faisant signe de remettre sa demande à un autre temps, il le saisit, par la toge, aux deux épaules. C'est là de la violence, s'écrie César ; et, dans le moment même, l'un des Casca, auquel il tournait le dos, le blesse un peu au-dessous de la gorge. César, saisissant le bras qui l'a frappé, le perce de son poinçon, puis il veut s'élancer ; mais une autre blessure l'arrête, et il voit bientôt des poignards levés sur lui de tous côtés. Alors il s'enveloppe la tête de sa toge, et, de la main gauche, il en abaisse en même temps un des pans sur ses jambes, afin de tomber plus décemment, la partie inférieure de son corps étant ainsi couverte. Il fut percé de vingt-trois coups : au premier, il poussa un seul gémissement, sans dire une parole. Toutefois, quelques écrivains rapportent que, voyant s'avancer contre lui M. Brutus, il dit en grec : Et toi aussi, mon fils ! Quand il fut mort, tout le monde s'enfuit, et il resta quelque temps étendu par terre. Enfin, trois esclaves le rapportèrent chez lui sur une litière, d'où pendait un de ses bras. L'intention des conjurés était de traîner son cadavre dans le Tibre, d'adjuger ses biens à l'État, et d'annuler ses actes ; mais la crainte qu'ils eurent du consul M. Antoine, et de Lépide, maitre de la cavalerie, les fit renoncer à ce dessein[14]. Par sa dictature, César avait seul maintenu la paix du monde en empêchant les partis de s'entre-déchirer de nouveau ; sa mort replongea la république dans une effroyable anarchie. |
[1] Voir, sur la situation de la république à cette époque, le Catilina de Salluste, c. X à XV. — M. Michelet a parfaitement caractérise (liv. III, c. 5) les résultats des mutations successives de la propriété : Les anciennes races italiennes du midi, depuis longtemps expropriées, voit par la populace de Rome envoyée en colonies, soit par les usuriers, chevaliers et publicains, avaient été presque anéanties par Sylla. L'usure usait exproprié à leur tour et les anciens colons romains, et les soldats de Sylla établis par lui dans l'Étrurie... Par toute l'Italie flottait une masse formidable d'anciens propriétaires dépossédés à des époques différentes : d'abord les Italiens, et surtout les Étrusques, expropriés par Sylla, puis les soldats de Sylla eux-mêmes, souvent encore le noble romain qui se ruinait après les avoir ruinés : tous égaux dans une même misère.
[2] Catilina, c. V.
[3] Catilina, c. XX et XXI.
[4] Parmi ses complices, dit Florus, on distinguait les ornements du sénat, les Curius, les Porcius, les Sylla, les Céthégus, les Autronius, les Vargunteius, les Longinus.
[5] Catilina, c. XXVIII.
[6] La république des Allobroges, rattachée à la province romaine dans les Gaules, comprenait une partie de l'ancien Dauphiné et de la Savoie.
[7] Il s'agissait, suivant Velléius, des promesses qu'il avait faites aux villes, et de la distribution des récompenses qu'il voulait accorder aux services rendus.
[8] VELLÉIUS, liv. II, c. 11.
[9] Dans la Gaule, il pilla les chapelles particulières et les temples des dieux, tout remplis de riches offrandes, et il détruisit certaine ! villes plutôt dans un intérêt sordide qu'en punition de quelque tort. Ce brigandage lui procura beaucoup d'or, qu'il th vendre en Italie et dans les provinces, sur le pied de truie mille sesterces la livre (381 fr. 25 c.). Pendant son premier consulat, il vola dans le Capitole trois mille livres pesant d'or, et il y balistites une pareille quantité de cuivre doré Il vendit l'alliance des Romains ; il vendit jusqu'Il des royaumes : il tire ainsi du seul Ptolémée, en son nom et en celui de Pompée, prés de six mille talents (27.900.000 fr.) Plus tard encore, ce ne fut qu'a force de sacrilèges et d'audacieuses rapines qu'il put subvenir aux frais énormes de la guerre civile, de ses triomphes et de ses spectacles. (SUÉTONE, C. J. Cæsar, c. LIV.)
[10] Indépendamment des troupes tirées de l'Asie et de l'Afrique, Pompée avait réuni neuf légions de citoyens romains, dont cinq amenées d'Italie.
[11] Cornélie, fille de Metellus Scipion.
[12] SUÉTONE, c XXXVIII.
[13] La lutte de César et des Pompéiens avait duré dix ans ; elle n'avait pas été concentrée dans nome ni dans l'Italie, conclue la lutte de Darius et de Sylla, mais elle avait enveloppé toute l'étendue de l'empile. Aussi Florus disait-il que c'était quelque chose de plus qu'une guerre (plus quam bellum). Du côté de César, on avait vu les levées de la Gaule et de la Germanie, de l'autre, les forces réunies de la Thrace et de la Cappadoce, de la Cilicie, de la Macédoine, de la Grèce, de l'Étolie, en un mot de l'Orient tout entier. L'Italie, ajoute Florus, fut d'abord le théâtre de cette guerre ; de là, elle se détourna contre la Gaule et l'Espagne puis, revenant de l'Occident, elle accabla de tout son poids l'Epire et la Thessalie, d'où elle s'élança tout à coup sur l'Égypte ; puis, après avoir menacé l'Asie, elle s'acharna sur l'Attique ; enfin, elle se replia sur l'Espagne et y expira.
[14] SUÉTONE, c. LXXXII.