Tarente ; causes de la guerre contre les Romains (281). — Sur la côte méridionale de l'Italie, parmi les villes de la Grande-Grèce, s'élevait une colonie de Sparte, Tarente, capitale de la Calabre, de l'Apulie et de toute la Lucanie. République commerçante, située à l'entrée même de la mer Adriatique, elle était renommée pour ses richesses. Au-dessus du port, et en vue de la mer, s'élevait un vaste théâtre. Les Tarentins y célébraient par hasard des jeux lorsqu'ils aperçurent neuf galères romaines qui, après avoir franchi le promontoire de Lacinium, malgré les stipulations formelles d'un traité, ramaient vers le rivage. Les Tarentins prirent les armes, attaquèrent la flotte et refusèrent ensuite de donner satisfaction aux Romains ; ils implorèrent le secours du célèbre Pyrrhus, roi d'Épice. Pyrrhus se fait précéder à Tarente de trois mille Épirotes commandés par Milon ; celui-ci occupe l'acropole jusqu'à l'arrivée du roi. Pyrrhus débarque enfin lui-même avec trois mille cavaliers, vingt mille fantassins, deux mille archers, cinq cents frondeurs et vingt éléphants. Il s'empare d'un pouvoir dictatorial, enrôle les Tarentins jusqu'alors habitués à combattre avec l'épée de leurs mercenaires, interdit les repas communs et ferme le théâtre. Pyrrhus, roi d'Épire. — Instruit à l'école des généraux d'Alexandre le Grand, Pyrrhus allait opposer à la tactique romaine la tactique macédonienne, non moins redoutable. Il rencontra les légions, sous le consul Levinius, près d'Héraclée, ville de la Lucanie. Le prince grec remporta la victoire avec l'aide de ses éléphants, encore inconnus aux Romains. L'aspect de ces monstrueux animaux, chargés de tours remplies de combattants, jeta l'effroi parmi les légions ; les chevaux effarouchés se renversèrent sur leurs cavaliers et causèrent par leur fuite une vaste et sanglante déroute. Toutefois la résistance fut telle que Pyrrhus, reconnaissant la valeur romaine et désespérant dès lors d'en triompher par les armes, recourut à la ruse. Il traita les prisonniers avec bonté, et les rendit sans rançon ; puis il envoya Cinéas le Thessalien, le plus sage de ses conseillers, à Rome pour conclure un traité. Les conditions étaient celles d'un vainqueur : la paix serait conclue avec Pyrrhus et avec Tarente ; les Grecs d'Italie seraient libres ; Rome rendrait aux Samnites, aux Lucains, aux Bruttiens, aux Apuliens, ce qu'elle leur avait pris. Le sénat rendit le décret suivant : Pyrrhus n'obtiendra la paix que quand il aura évacué l'Italie, eût-il battu mille Levinus. C'était déjà une loi fondamentale de l'État de ne rien accorder par force à un ennemi armé. Cinéas, obligé de quitter la ville, vint dire à Pyrrhus : Rome est un temple, et le sénat une assemblée de rois. Athènes, que Cinéas avait vue dans sa splendeur, éclipsait sans doute Rome par sa magnificence ; ici le marbre ne brillait encore nulle part, mais les aqueducs, les quais, les remparts, les routes égalaient les plus grands ouvrages de Thémistocle et de Périclès ; il y avait aussi de beaux bronzes, ouvrages de statuaires étrusques, et d'innombrables trophées décoraient les temples et les colonnades[1]. Le sénat forma deux nouvelles légions pour l'armée de Levi-nus, non par la voie de recrutement ordinaire, mais au moyen d'enrôlements volontaires. Le héraut appelait ceux qui étaient en état de porter les armes, ceux qui étaient prêts à sacrifier corps et biens pour la patrie, et l'on se pressait pour se faire inscrire, comme s'agissait de prendre part à une distribution. Après avoir dévasté les plaines de la Campanie et les champs de Falerne, habités par de nombreux colons romains, Pyrrhus refusa la bataille que lui offrit l'adversaire qu'il avait vaincu près d'Héraclée. Dans la campagne suivante, tandis qu'il assiégeait Asculum, en Apulie, il fut attaqué par les consuls P. Sulpicius et P. Decius. L'épouvante occasionnée par les éléphants s'était dissipée ; un hastaire, en coupant la trompe de l'un d'eux, avait montré que ces animaux n'étaient pas invulnérables. La nuit sépara les combattants, et Pyrrhus lui-même, blessé à l'épaule, et porté par ses gardes sur un bouclier, fut le dernier à quitter le champ de bataille. Pyrrhus, défait à Bénévent, quitte l'Italie (276). — Tandis que les consuls Q. Papys et C. Fabricius campaient l'année suivante vis-à-vis des positions des Épirotes, le médecin de Pyrrhus leur offrit, dit-on, d'empoisonner ce prince ; mais, repoussant cette proposition avec horreur, Fabricius avertit le roi d'Épire. Ce bruit, vrai ou faux, servit de prétexte pour renouer des négociations et conclure un armistice. Cinéas, ramenant avec lui tous les prisonniers bien habillés et chargés de présents, vint remercier les Romains d'avoir sauvé la vie du roi. Il fut conclu une trêve, sous la garantie de laquelle Pyrrhus passa dans la Sicile qu'il voulait arracher à la domination des Carthaginois. Il demeura trois ans dans l'île. Pendant ce temps, les Romains achevèrent la soumission du Samnium et s'emparèrent de Crotone, la capitale du Brutium, et de Locres, le chef-lieu de la Lucanie. Pyrrhus, imploré par les Lucains et les Brutiens, revint de la Sicile ; sa flotte fut battue par les Carthaginois ; arrivé avec douze bâtiments de guerre entre Locres et Rhégium, il marcha sur la première de ces villes et la reprit. Il se rendit ensuite à Tarente pour y rallier les débris de sa flotte et réorganiser son armée. Les vétérans d'Épire étaient morts, et ceux qui les remplaçaient, Grecs vagabonds ou barbares levés en Sicile, ne se distinguaient pas par leur esprit militaire Une armée romaine, commandée par le consul Curius, entra dans le Samnium ; une autre, commandée par Lentulus, se disposait à le rejoindre. Pyrrhus, voulant prévenir leur jonction, attaqua Curius à Bénévent et essuya une défaite complète. Le camp du roi fut pris, et Pyrrhus n'arriva à Tarente qu'avec quelques cavaliers. Sa position devenait critique. Il allait se trouver entre les Romains qui marchaient sur Tarente, et les Carthaginois qui pouvaient lui fermer la mer. Pyrrhus voulut échapper à la flotte punique ; abandonnant ses projets sur l'Italie, il ramena en Épire huit mille fantassins et cinq cents cavaliers. Rome domine sur l'Italie. — C'est ainsi que Rome consomma la conquête de l'Italie continentale. La guerre contre Pyrrhus fut suivie de la prise d'Asculum, capitale des Picentins ; les Sallentins, établis sur la côte orientale, dans la Messapie, reconnurent aussi la suprématie des Romains qui s'emparèrent encore de Volsinies, une des douze lucumonies étrusques. Les historiens romains prétendent que les nobles de Volsinies avaient mis à l'affranchissement de leurs esclaves la condition que ces derniers feraient la guerre pour eux ; que les esclaves tournèrent ensuite contre leurs maîtres la liberté qu'ils en avaient reçue et les poussèrent, par leur tyrannie, à implorer le secours de Rome. Peut-être la haine de caste a-t-elle défiguré cet événement ; d'un autre côté, les historiens romains auront voulu sans doute présenter aussi sous des couleurs hideuses ceux pour l'anéantissement desquels Rome avait pris les armes[2]. Le résultat de toutes ces guerres fut la consolidation de la domination romaine sur la péninsule. L'Italie, dit Florus, était domptée et soumise ; le peuple romain, qui comptait près de cinq cents ans de durée, avait réellement atteint l'adolescence. Fort et jeune alors, il réalisait toutes les idées de force et de jeunesse, et pouvait désormais égaler l'univers. Ainsi, par une étonnante et incroyable destinée, ce peuple, qui avait lutté, sur son propre sol, pendant près de cinq siècles — tant il était difficile de donner un chef à l'Italie —, n'employa que les deux cents années qui suivent pour promener dans l'Afrique, dans l'Europe, dans l'Asie, enfin dans le monde entier, ses guerres et ses victoires. Régime municipal ; colonisation. — Rome dominait dès lors sur toute la péninsule, depuis le Rubicon jusqu'au détroit de Messine. Quelle sorte de gouvernement la métropole imposa-t-elle aux nations vaincues ? Toute la population de l'Italie appartint à l'une des quatre catégories suivantes : les citoyens romains, les alliés — socii —, les citoyens du nom latin et les sujets des préfectures. Tous les citoyens qui habitaient au nord et au sud du Tibre n'avaient pas les mêmes droits. Les uns jouissaient du suffrage politique ; les autres participaient uniquement aux libertés civiles. Tels étaient les ærarii, qui n'étaient inscrits dans aucune des trente-trois tribus, et les habitants des villes étrangères, qui, en compensation de la perte de leur indépendance, avaient été incorporés dans la république romaine, mais sur le même pied que les ærarii. Les citoyens admis à voter dans le forum romain étaient tous ceux qui se trouvaient inscrits par les censeurs dans l'une des tribus, qu'ils habitassent la cité proprement dite ou les municipes voisins, investis du droit de suffrage[3]. Ceux-ci possédaient réellement une part de la puissance souveraine. Venaient ensuite les municipes sans droit de suffrage et les colonies du nom romain établies comme des garnisons permanentes au milieu des provinces conquises. Ces colonies étaient régies par les lois de la métropole, avaient le droit de cité, niais sans le privilège qui lui donnait de la valeur, le droit de suffrage[4]. Les colonies du nom lutin se trouvaient dans une situation particulière à l'égard de la cité dominante. Tandis que les milices des colonies du nom romain faisaient partie des légions, celles des colonies du nom latin ne composaient, ainsi que les alliés, que le corps des auxiliaires. Les Latins, assimilés sous ce rapport aux alliés, étaient exclus du droit de mariage avec les citoyens de Rome et du droit d'acquérir des propriétés sur le territoire romain. Cependant les Latins jouissaient de deux privilèges particuliers qui leur donnaient une supériorité incontestable sur les alliés. Ils avaient l'avantage de devenir citoyens romains en laissant des enfants pour les représenter dans leur ville natale et en y remplissant les plus liantes magistratures. Les villes alliées de droit italique étaient disséminées dans l'Étrurie, l'Ombrie, le Samnium, la Campanie, l'Apulie, la Lucanie, la Messapie et le Brutium. Les villes italiennes conservaient leurs lois et leurs magistrats, mais elles n'avaient pas le droit de cité, encore moins celui de suffrage. Elles étaient comme des fiefs de Rome. Sans l'autorisation de la métropole, les alliés ne pouvaient prendre les armes, même pour leur défense, et tous les différends qui s'élevaient entre eux étaient décidés par l'arbitrage des Romains. Les préfectures, comme villes sujettes, n'avaient ni droit ni magistratures propres : elles étaient gouvernées par un préfet annuel que leur envoyait la métropole[5]. |
[1] NIEBUHR, t. VI.
[2] NIEBUHR, t. I.
[3] Ces municipes étaient les villes des Sabins, et Tusculum, Lanuvium, Pedum, Nomentum, Acerres, Cumes, Priverne, auxquelles on joignit, en 188, celles de Fundi, Formies et Arpinum. (MICHELET, liv. III, chap. I.)
[4] MICHELET, liv. III
[5] Telle était la condition de Capoue, Fundi, Anagnia, Venafrum, etc.