PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

DEUXIÈME ÉPOQUE. — RÉPUBLIQUE ROMAINE

Depuis la création des consuls jusqu'aux guerres meuves (de 509 à 264 avant l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE IV. — PRISE DE VÉÏES PAR LES ROMAINS.

 

 

Loi sur les mariages entre patriciens et plébéiens. — La chute des décemvirs et la restauration de la puissance tribunitienne devaient naturellement encourager et enhardir les chefs de la plèbe. Ils ne tardèrent point à mettre en avant de nouvelles prétentions. Compléter l'égalité civile entre les patriciens et les plébéiens, élever ces derniers à l'égalité politique : tel fut le but que les tribuns poursuivirent dès lors avec ténacité. Ils proposèrent simultanément deux projets de loi : l'un autorisait les mariages entre patriciens et plébéiens ; l'autre devait permettre au peuple de choisir, à son gré, les consuls dans les deux ordres. Les patriciens, comme on devait s'y attendre, s'élevèrent avec fureur contre ces propositions. Vaincus cependant par l'opiniâtreté du tribun Canuleius, ils consentirent, en l'an 340 depuis la fondation de Rome, à la présentation de la loi sur les mariages mixtes ; mais, après avoir, suivant leur expression, mêlé les rangs[1], ils refusèrent de laisser envahir le consulat par la plèbe. Mourons plutôt mille fois, s'écriaient-ils, que de souffrir cette profanation. Les plébéiens ne se laissèrent pas intimider par les menaces du patriciat, et une guerre civile paraissait imminente lorsque les principaux du sénat et les tribuns conclurent enfin une transaction en 311.

Tribuns consulaires. — Les patriciens accordèrent la création de tribuns militaires revêtus des pouvoirs du consulat, et pris indifféremment dans les deux ordres. Mais rien ne fut changé dans l'élection des consuls. Il appartenait au sénat de décider, à chaque renouvellement, s'il fallait élire des consuls ou des tribuns consulaires. Ceux-ci étaient nommés dans les comices centuriates et confirmés par les curies.

Institution de la censure. — Pour contrebalancer l'effet de cette concession, les patriciens détachèrent du consulat le cens ou dénombrement et le confièrent à deux nouveaux magistrats curules qui furent nommés censeurs. Les tribuns, ne voyant dans cette charge que ce qu'elle offrait alors, c'est-à-dire des attributions qui avaient plus d'utilité que d'éclat, s'abstinrent de toute opposition. Ils ne se doutaient point que la censure prendrait par la suite un tel développement qu'elle aurait entre ses mains la direction des mœurs et de la discipline ; qu'elle prononcerait souverainement sur l'honneur des sénateurs et des chevaliers ; qu'elle remplirait les places vacantes au sénat ; qu'elle aurait dans ses attributions l'inspection des lieux publics et particuliers, ainsi que l'administration des revenus du peuple romain[2].

Malgré les concessions successives du patricial, l'agitation fut pendant longtemps l'état normal de Rome. Cette agitation, qu'il ne faut pas confondre avec l'anarchie, était le stimulant des grands caractères ; elle empêchait les vertus civiques de s'affaiblir ; elle éveillait le génie ; elle enflammait l'ardeur des défenseurs de la plèbe, mais elle mûrissait aussi la sagesse du sénat ; elle fut, enfin, la véritable source de la grandeur de la république. Si la république eût été plus tranquille, il en serait résulté nécessairement qu'elle eût été plus faible et qu'elle eût perdu, avec son ressort, la faculté d'arriver à ce haut point de grandeur où elle est parvenue ; en sorte que, enlever à Rome les semences de troubles, c'était aussi lui ravir les germes de sa puissance[3].

Établissement de la solde. — La puissance romaine allait déjà se manifester par une dernière guerre contre Véïes, cette opulente cité d'Étrurie qui, située à dix lieues de Rome, la surpassait en grandeur et en beauté[4]. Une mesure, qui fut la principale source des conquêtes des Romains, précéda cette guerre : ce fut l'établissement de la solde. Jusqu'alors le légionnaire avait été obligé de faire la guerre à ses frais ; de là tant de murmures sortis de ces masses plébéiennes qui, au retour d'une expédition, trouvaient leurs champs incultes et se voyaient contraintes de faire des emprunts ruineux. D'un autre côté, l'ancien système rendait impossibles les expéditions qui devaient retenir plus de quelques semaines les légions en campagne. Le sénat, résolu à faire le siège de Véïes, décréta que les soldats recevraient une solde prise sur le trésor public. Les patriciens furent les premiers à contribuer, et comme il n'y avait pas encore d'argent monnayé, plusieurs trainèrent au trésor, sur des chariots, de lourdes charges de cuivre, ce qui donnait un nouvel appareil à leur démarche. Jamais, suivant Tite-Live, faveur ne fut accueillie du peuple avec autant de joie. On se réjouissait de penser que le patrimoine, du moins, reposerait en sûreté pendant que le corps travaillerait au service de la république ; et ce qui redoublait l'enthousiasme et ajoutait un nouveau prix à la faveur, c'est qu'elle était volontaire, spontanée, c'est qu'elle n'avait été provoquée ni par les plaintes des tribuns, ni par un seul mot du peuple.

Prise de Véïes (395 avant notre ère). — Les légionnaires, rassurés sur le sort de leur famille, se rendirent avec allégresse sur le territoire des Véïens, et, pour la première fois, restèrent pendant l'hiver hors des frontières de leur pays. Le siège de la grande ville étrusque dura dix ans, suivant les historiens latins. Cette longue résistance, si elle pouvait être attestée par des témoignages authentiques, ferait honneur à une cité qui était abandonnée à ses seules forces. En effet, le conseil des peuples d'Étrurie, réuni plusieurs fois dans le temple de Voltumna, ne put se décider à faire agir toute la confédération en faveur des Véïens. Leur ville, la plus opulente du nom étrusque, fut enfin prise d'assaut par le dictateur M. Furius Camille, qui peu après se rendit également maître de Falérie, autre cité de l'Étrurie.

Condamnation de Furius Camille. — Cependant les soldats étaient revenus à Rome, mécontents de leur général. D'abord il n'avait point voulu leur partager, avec le butin, le produit de la vente îles biens îles Véïens, aimant mieux le réserver pour le trésor publie. En second lieu, quand il était entré dans Rome en triomphe, il avait fait traîner son char par quatre chevaux blancs, ce qui lui attira le reproche d'avoir cherché par orgueil à s'égaler au soleil. Enfin le vœu qu'il avait fait de consacrer à Apollon la dixième partie du butin pris sur les Véïens l'avait contraint, pour ne pas manquer à cet engagement sacré, à l'arracher en quelque sorte des mains des soldats qui s'en étaient déjà emparés[5]. Cité en jugement par le tribun du peuple L. Appuleius, pour rendre compte du butin de Véïes[6], Camille convoqua chez lui ses tributaires et ses clients, presque tous plébéiens, et leur demanda leur intention. Ceux-ci lui répondirent : Qu'ils payeraient quelle que fût l'amende qu'on lui imposât, mais qu'ils ne pouvaient l'absoudre. Alors il partit en exil, priant les dieux, s'il était innocent, s'il n'avait point mérité cet outrage, de forcer au plus tôt son ingrate patrie à le regretter. En son absence il fut condamné à payer quinze mille livres pesant de cuivre ; mais son vœu coupable devait être bientôt exaucé.

 

 

 



[1] TITE-LIVE, liv. IV, c. 2.

[2] TITE-LIVE, liv. IV, c. 8. — M. Champagny, dans son ouvrage sur les Césars, décrit en ces termes les attributions des censeurs : Assis au champ de Mars, dans la villa publica, entourés de leurs scribes, les censeurs faisaient, tous les cinq ans, comparaître Rome devant eux avec ses ordres, ses tribuns, ses gentes. Le peuple, rangé par classes et par centuries, était appelé par la voix du héraut à cet immense dénombrement ; chacun devait compte de sa fortune, compte de ses mœurs. Les censeurs remaniaient alors toute la république, selon les besoins de l'État, selon les variations des fortunes ; changeaient la division financière du peuple, selon les mérites de l'un ou les torts de l'autre ; les faisaient descendre ou monter d'une tribu ; les expulsaient même de toute classe, de toute tribu, de toute centurie. Le peuple passait devant eux, puis le collège des chevaliers à pied, tenant leurs chevaux par la bride, et soumettant à leur censure les hommes les plus opulents et les plus illustres : celui qu'ils avaient mal noté, relui même (souvenir de la simplicité antique) qui manquait de soins pour son cheval, ils les en dépouillaient, et par là les punissaient dans leur honneur. Au sénat même ils apparaissaient juges redoutables, parce qu'ils pouvaient expulser ceux dont la réputation avait souffert.

[3] MACHIAVEL, Discours sur Tite-Live, liv. I, chap. VI.

[4] Un dénombrement fait quelque temps avant l'établissement du décemvirat élevait déjà à 132.409 le nombre des citoyens de Rome.

[5] MACHIAVEL, liv. III, chap. XXIII.

[6] TITE-LIVE, liv. V, c. 32.