Continuation de la lutte entre le patriciat et la plèbe. — La domination patricienne s'appesantissait de plus en plus sur l'ordre plébéien. On a pu dire avec raison que les deux ordres de Rome formaient comme des peuples distincts, séparés par un gouffre plus profond que les nations entre lesquelles il n'y a que la distance[1]. Non-seulement les patriciens et les plébéiens étaient régis par des lois distinctes, mais il leur était défendu de s'allier entre eux par mariage et d'aliéner leurs propriétés. Chaque ordre était emprisonné par la loi et la tradition dans un cercle infranchissable. L'aristocratie, exploitant la guerre contre les Èques, venait encore d'aggraver le sort des plébéiens en remplaçant le pouvoir presque oublié de la dictature par des pouvoirs extraordinaires, qui permettaient aux consuls d'abandonner la marche ordinaire de la constitution et de prendre des mesures exceptionnelles, tandis que la puissance dictatoriale ne pouvait pas recourir à de telles mesures et n'avait de force que par la suppression de l'appel au peuple et du protectorat tribunitien[2]. Ce fut alors, en 292 de Rome, que Caïus Terentilius Arsa,
tribun du peuple, résolut de briser l'orgueil patricien et de renfermer dans
des limites précises l'autorité consulaire. Le nom
des consuls, disait-il aux plébéiens, était,
moins odieux, mais leur pouvoir plus révoltant que le despotisme des rois. Ce
sont deux maîtres au lieu d'un, tous les deux armés d'une puissance
arbitraire et illimitée, qui, les laissant eux-mêmes sans règle et sans
frein, réserve pour le peuple seul toutes les menaces de la loi et toute la
rigueur des supplices. Pour mettre un terme à cette nouvelle tyrannie,
le tribun annonçait qu'il proposerait une loi tendant à autoriser cinq
commissaires à circonscrire le pouvoir consulaire par des règles invariables
; le peuple donnerait aux consuls les lois que les consuls feraient exécuter
; ils n'érigeraient plus eux-mêmes en lois leurs capricieuses et arbitraires
décisions[3].
En réalité, les chefs de la plèbe demandaient une grande réforme politique et
sociale, et ils voulaient accomplir cette réforme en posant des règles fixes
au pouvoir consulaire, en unissant les deux ordres qui devaient être mis
autant que possible sur un pied d'égalité, en établissant enfin pour tous les
Romains, sans distinction, un droit civil commun[4].
En 293, Aulus Virginius et les autres tribuns, ses collègues, renouvelèrent
la proposition de Terentilius. Cette persistance porta au comble
l'exaspération des patriciens. Ils eurent recours à la violence pour empêcher
les plébéiens de voter. Répandus par bandes dans le forum, ils en chassaient
les tribuns et les citoyens qui les appuyaient. Parmi ces oppresseurs de la
plèbe, se distinguait Céson Quinctius, jeune homme fier de la noblesse de son
origine, de sa taille, de sa force. Quiconque tombait sous sa main s'en
allait le corps meurtri. Tandis que le parti populaire semblait comme
terrassé, le tribun A. Virginius ne craignit pas de citer Céson devant les
comices par tribus. Le patricien, obligé de céder, descendit aux plus humbles
supplications. Il vint au forum, suivi de ses parents et des principaux
personnages de la ville. On remarquait au milieu d'eux le père de l'accusé, L. Quinctius, surnommé Cincinnatus, un des plus
illustres citoyens de Rome. Mais ce fut en vain qu'il demanda grâce pour les
erreurs et la jeunesse de son fils. Un ancien tribun du peuple porta contre
Céson une accusation capitale ; il l'accusa d'avoir occasionné par des
violences la mort de son frère. Les tribuns ordonnèrent que le coupable
serait cité, et qu'une caution pécuniaire répondrait au peuple de sa
comparution. Dix répondants s'engagèrent chacun pour trois mille as. Alors
Céson se déroba au jugement dont il était menacé, en se retirant, dès la nuit
suivante, chez les Étrusques. Prise du Capitole par une troupe de bannis. — Intimidés par la condamnation de Céson, les patriciens laissèrent réélire les tribuns pour l'année suivante (294). Ils mettaient tout en œuvre pour calmer le peuple et éluder la loi Terentilia. Mais les tribuns n'étaient pas dupes de la feinte modération des vieux sénateurs, ni des avances faites au peuple par les jeunes patriciens. Il annoncèrent qu'il se tramait une conjuration ; que Céson était dans Rome ; qu'on avait formé le projet de tuer les tribuns, de massacrer le peuple ; que la politique des vieux .sénateurs voulait, à l'aide de la jeunesse patricienne, abolir le tribunat. L'orage annoncé par les tribuns ne tarda point à éclater. Une nuit, les citoyens furent réveillés par le son des trompettes et les cris de guerre qui retentissaient au Capitole. La forteresse et le temple de Jupiter venaient de tomber au pouvoir d'une troupe de bannis romains, conduits peut-être par Céson, d'esclaves fugitifs et de clients d'un puissant Sabin nommé Appius Herdonius. Au nombre de quatre mille cinq cents, ils avaient descendu le Tibre sur des canots, et, après avoir débarqué sur le rivage solitaire, ils étaient entrés dans Rome par la porte Carmentale, tenue constamment ouverte par suite d'une superstition ; traversant ensuite le Viens Jugarius, ils étaient montés au Capitole, égorgeant tous ceux qui refusaient de se joindre à eux et de prendre les armes. La trahison était flagrante ; car ceux qui devaient veiller à la défense de Rome ne pouvaient ignorer qu'à quelques milles de la ville il se formait une réunion de bannis[5]. Au point du jour, tandis que du haut du capitole Herdonius invite les esclaves à se joindre à lui, les consuls C. Claudius et P. Valerius se rendent au forum et, sous les yeux de l'ennemi, appellent aux armes tous les citoyens obligés au service. Mais les tribuns s'opposent à l'enrôlement du peuple, en soutenant que la prise du Capitole n'était qu'une intrigue des patriciens pour empêcher le vote de la loi Terentilia. Ils engagent le peuple à ne pas laisser détourner son attention de celte loi et à la voter. Alors le consul P. Valerius, petit-fils de Publicola, adresse lui-même la parole au peuple : Ne dirait-on pas que la nation est frappée de démente ? Des milliers d'ennemis sont dans nos murs, que dis-je ? ils sont dans la citadelle, au-dessus du forum et du sénat : au forum, cependant, on tient les comices ; au sénat, on délibère ; comme au sein de la paix, le sénateur donne son avis, le peuple donne son suffrage. Pour moi, continue-t-il, je prends les armes et appelle aux armes tous les Romains ; si quelqu'un s'y oppose, je méconnaitrai, pour le poursuivre, et l'autorité consulaire, et la puissance tribunitienne, et les lois les plus sacrées. Quel que soit l'opposant, partout, au Capitole et au forum, je le tiendrai pour un ennemi. La nuit amortit la lutte qui semblait inévitable entre les consuls et les tribuns. Au point du jour, arrive au forum une légion que les Tusculans envoyaient au secours de Rome. De son côté, P. Valerius, obligé de céder aux tribuns, prend l'engagement d'employer le pouvoir de sa charge, après la délivrance du Capitole, pour que le peuple puisse voter paisiblement sur la loi de Terentilius, après avoir écouté les objections des consuls. Il promit aussi que si la rogation était votée par le peuple, elle serait confirmée par les curies et convertie en loi. Alors les plébéiens prêtèrent serment et, sous les ordres de Valerius, gravirent la pente du Capitole. La forteresse et le temple de Jupiter furent recouvrés après un combat sanglant, dans lequel périt le consul. Quinctius Cincinnatus. — Quand le Capitole eut été délivré, les tribuns pressèrent C. Claudius d'accomplir la promesse de son collègue. Mais celui-ci, défenseur énergique des droits du patricial, répondit qu'il fallait d'abord remplacer Valerius, et, au lieu de convoquer les centuries, il fit nommer consul par les curies L. Quinctius Cincinnatus, père de Céson. Irrité contre ce qu'il appelait les ennemis du forum, Quinctius ne se borna point à empêcher la présentation de la loi Terentilia. Pour affaiblir la puissance tribunitienne, il fit décréter par le sénat que ce serait une atteinte à la république que de réélire deux ans de suite les mêmes consuls et les mêmes tribuns. Mais ceux-ci, devinant le piège qu'on leur tendait, se firent renommer malgré les réclamations des consuls[6]. Deux ans après, L. Quinctius fut nommé dictateur pour s'opposer aux Èques et aux Sabins qui étaient venus jusque sous les murs de Rome porter le fer et le ravage. L. Quinctius cultivait de l'autre côté du Tibre un champ de quatre arpents. C'est là que les députés de Rome le trouvèrent, occupé d'un travail champêtre. Quinctius accepta la dictature et vainquit les Èques ; mais il ne réussit point à entraver la marche de la liberté populaire. Loi Icilia. — En l'année 297 depuis la fondation de Rome, le nombre des tribuns fut porté à dix, et ils durent s'engager à protéger tout plébéien non-seulement contre l'oppression de l'autorité, mais encore personnellement contre toute vexation exercée par des individus. En outre, ils se promirent de rester unis jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu la législation nouvelle. Grâce à cet accord, le sénat ratifia l'année suivante la loi Icilia sur le partage du mont Aventin. Par cette loi, les plébéiens, qui avaient déjà un établissement sur le mont Aventin, obtinrent le reste de cette colline, qui était encore possédé comme domaine par des particuliers patriciens, et dont les maisons étaient sans doute louées à des plébéiens. Les possesseurs de bonne foi furent indemnisés du prix des bâtiments. Le partage se fit en tout autant de demeures qu'il y avait de pères de familles. Ce ne fut point une propriété indivise, mais chaque famille eut tout un étage en propriété, avec faculté d'aliéner par vente ou succession ; bien entendu que les patriciens ne pourraient devenir propriétaires sur cette colline. On voulait garantir l'indépendance des plébéiens, en empêchant que le premier ordre ne pût leur prescrire des votes à raison de leur gêne comme locataires ; on voulait aussi, dans la prévision d'un conflit, que la commune possédât séparément ce territoire. L'Aventin était très fortifié ; du côté de la ville, il n'avait, avant l'établissement du Clivus Publicius, d'autre accès que par des sentiers. Il possédait sa citadelle particulière, et il était placé en dehors du pomœrium, pour que le terrain fût affranchi des auspices de la ville[7]. Le patriciat consent à la révision de la législation. — L'année suivante (300), les plébéiens obtinrent une nouvelle concession par la loi des consuls Sp. Turpejus et A. Aternius, loi qui avait pour but de mettre des bornes à l'arbitraire des amendes. Elle en fixa le maximum à deux moutons et trente bœufs. Encore ne pouvait-il être prononcé d'une seule fois : le consul commençait par condamner à payer un mouton ; pour le prolétaire, c'était déjà une peine ; pour le riche, c'était un avertissement. On n'élevait l'amende que par degrés jusqu'au maximum, en augmentant toujours d'une tête de bétail, et cela seulement de jour en jour, en exceptant les néfastes. De la sorte on ne pouvait ruiner un citoyen par des amendes immodérées, à moins qu'il n'y eût obstination de sa part. Si la décision du consul était injuste, les tribuns étaient là pour protéger le condamné[8]. Le sénat et les curies consentirent en même temps à
l'amélioration ou révision des lois. Neuf ans s'étaient alors écoulés depuis
que Terentilius avait porté sa rogation devant la commune. Les tribuns
avaient supplié les patriciens de mettre un terme à leurs dissensions. Si les lois plébéiennes leur déplaisaient si fort,
disaient-ils, ils n'avaient qu'à autoriser la
création en commun de commissaires choisis parmi le peuple et parmi les
patriciens, pour rédiger des règlements dans l'intérêt des deux ordres, et
assurer à tous une égale liberté. Les patriciens étaient loin de
rejeter ces offres ; mais nul, répondaient-ils, n'était appelé à donner des
lois, s'il ne sortait du premier ordre. Pour tromper la patience du peuple,
le sénat résolut d'envoyer trois de ses membres dans la Grèce avec laquelle
Rome entretenait des relations commerciales. Ils devaient prendre connaissance
des institutions qui avaient élevé si haut la liberté et la splendeur
d'Athènes, alors dans tout l'éclat du siècle de Périclès. Au retour de ces
députés, les tribuns et tout le peuple mirent plus d'insistance que jamais à
demander la révision des lois. L'obstination des patriciens fut vaincue ; ils
cédèrent, mais à la condition que les nouveaux législateurs seraient choisis
exclusivement dans leur ordre, s'engageant de leur côté à maintenir la loi
Icilia et les autres lois sacrées. Le premier décemvirat. — Il fut résolu (301 depuis la fondation de Rome) que le consulat serait suspendu et que dans l'intervalle une décurie de sénateurs, investie du pouvoir consulaire et du pouvoir législatif, gouvernerait par forme d'interrègne. Le pouvoir souverain alternait entre ces dix magistrats que l'on nomma décemvirs. Tous les dix jours chaque décemvir rendait au peuple la justice ; durant cette présidence, il avait les licteurs, et, en sa qualité de gouverneur — custos urbis —, il était à la tête du sénat et de toute la république. L'autorité décemvirale était sans appel. Elle se montra d'abord impartiale, inflexible pour les grands comme pour les petits : Complétant le code national et le divisant en dix lois, les décemvirs exposèrent leur travail aux regards des citoyens sur autant de tables, en invitant tous ceux qui auraient des amendements à proposer à les leur faire connaitre. Dans l'antiquité, on ne votait jamais sur des articles d'une loi ; l'on ne votait pas non plus sur des changements proposés par d'autres que les rédacteurs ; on adoptait ou l'on rejetait l'ensemble dans sa forme primitive[9]. Après que le travail des décemvirs eut été approuvé par le sénat, ils le portèrent devant les centuries ; puis les curies, sous la présidence du collège des prêtres, et sous l'autorité des plus heureux auspices, confirmèrent l'acceptation qu'en avaient faite les centuries. Les lois furent alors gravées sur dix tables d'airain, et on les plaça dans le comitium pour que tout le monde pût les lire. Lois des X Tables. — Dans l'ancienne Rome, telle qu'elle exista jusqu'aux décemvirs, le Palatin et l'Aventin, régis par des lois différentes, coexistaient l'un à côté de l'autre comme des cités ennemies. On se proposa de les réconcilier et de les réunir en élevant, par une législation uniforme, les plébéiens au niveau des patriciens. L'unité, l'égalité dans l'État, voilà le problème que les premiers décemvirs voulurent résoudre. D'une part, ils mirent tous les patriciens sur la même ligne par la suppression des majores et des minores gentes ; et, d'autre part, ils transférèrent la souveraineté dans une assemblée réellement nationale, parce qu'elle comprenait tous les citoyens. Indiquons succinctement les garanties accordées aux plébéiens par les dix premières tables : Les lois faites par le peuple assemblé en tribus deviennent obligatoires même pour les patriciens. Plus de privilèges. La loi est désormais générale. Les peines sont les mêmes pour tous, excepté pour l'esclave, qui ne participe point aux droits civiques. La liberté provisoire est garantie aux citoyens. On met par là un terme aux entreprises que les puissants peuvent former contre les faibles. Les curies étaient naguère investies du droit suprême de prononcer sur la vie ou la mort d'un citoyen. Ce droit est transféré aux comices centuriates. Les clients et les ærarii sont inscrits dans les tribus. Les patriciens eux-mêmes rentrent dans les comices par tribus. Ainsi s'opère la fusion des deux ordres. Les plébéiens obtiennent le commercium plein et entier. La propriété n'est plus immobilisée dans les curies. La loi l'émancipe en ces ternies : Ce que le père décide sur son bien, sur la tutelle de sa chose, sera le droit. Ces tables, qui demeurèrent jusqu'aux empereurs la base de la législation de Rouie, établissaient donc l'égalité entre les citoyens quant aux droits civils. Aussi le décemvirat avait-il mérité par son impartialité la reconnaissance et la faveur des plébéiens. Il fut question de le maintenir sous prétexte qu'il existait encore deux tables dont la réunion aux autres compléterait le corps du droit romain. Les sénateurs se trouvèrent d'accord avec le peuple ; celui-ci avait pris en haine le nom de consul, et le patricial cherchait à renverser la puissance tribunitienne. Le second (à :mincirai. — L'élection des nouveaux décemvirs se fit sous l'influence d'Appius Claudius, qui dominait ses collègues sortants par l'ascendant que Mi donnait la passion avec laquelle il feignait de condescendre aux caprices populaires. Le plus fier des aristocrates était devenu le plus souple des courtisans du peuple. Le nouveau décemvirat nommé pour un an fut composé de sept patriciens et de trois plébéiens ; tous avaient été désignés aux suffrages du peuple par Appius. On ne fut pas longtemps sans s'apercevoir de la différence qui existait entre le premier et le second décemvirat. On croit que les réunions par tribus furent alors suspendues, tandis que celles par curies subsistèrent. Ce qui est certain, c'est que l'appel au peuple devint illusoire. Les décemvirs plébéiens avaient bien le droit d'intervenir auprès de leurs collègues en faveur de ceux de leur ordre ; mais ce droit avait été annulé par le serment que les dix nouveaux magistrats avaient fait de ne pas se contrarier les uns les autres et de se perpétuer dans le pouvoir dont ils étaient revêtus. Ils montrèrent à tous que leur puissance était souveraine et sans appel lorsqu'ils parurent dans le forum, précédés, chacun, de douze faisceaux auxquels étaient attachées des haches. Pendant quelque temps, une égale terreur régna sur toutes les classes ; mais peu à peu elle s'appesantit tout entière sur les plébéiens. Appius avait jeté le masque ; il s'était abandonné à son caractère indomptable, à sa haine héréditaire contre la plèbe, et il avait façonné ses nouveaux collègues à ses manières orgueilleuses. Dès lors on ménagea les patriciens, et ce fut au bas peuple que s'attaquèrent le caprice et la cruauté. Dans toutes les causes portées à leur tribunal, les décemvirs ne considérèrent que la qualité des personnes, et la force usurpa tous les droits de l'équité. Le peuple opprimé jetait autour de lui ses regards ; il les portait sur les patriciens, épiant un souffle de liberté du côté d'où naguère ses soupçons n'attendaient que la servitude. Les chefs du sénat détestaient les décemvirs, mais ils détestaient aussi le peuple ; et s'ils désapprouvaient la tyrannie d'Appius, c'était avec la pensée que ces violences avaient été méritées. Ils voulaient laisser les griefs s'accumuler pour que le dégoût du présent fit du retour des consuls et de l'ancien état de choses un objet de désir. Aux dix premières tables, les décemvirs venaient d'en ajouter deux autres qui dénotaient le caractère de leur tyrannie. Les deux dernières tables. — Autant les premiers décemvirs s'étaient montrés impartiaux et généreux, autant les autres se montrèrent hostiles à la plèbe. Les deux dernières tables eurent pour but de maintenir certaines barrières infranchissables entre les deux ordres. La coutume prohibait les mariages entre les familles patriciennes et plébéiennes. Cette défense fut sanctionnée par une loi écrite. Les plébéiens demeurèrent exclus de la jouissance des propriétés domaniales. Ils continuèrent à être frappés exclusivement par l'horrible législation sur la servitude pour dettes. Quelques adoucissements furent néanmoins apportés à la condition de l'addictus. Le créancier, qui exerçait autrefois sur l'addictus un pouvoir arbitraire, dut se conformer à la loi. Elle prescrivait que les chaînes ou les entraves ne pèseraient pas plus de quinze livres ; elle permit à l'addictus de pourvoir lui-même à sa subsistance, et, s'il ne le pouvait pas, le créancier devait lui donner une livre de froment par jour. De plus, elle condamna celui qui violerait les dispositions sur l'usure à restituer au quadruple. Les dernières tables prononcèrent aussi la peine de mort contre les attroupements nocturnes. Appius Claudius et Virginius. — Lorsque les nouvelles lois eurent été promulguées (449 avant notre ère), on s'attendait à l'abdication des décemvirs, dont la mission était remplie. Mais ils étaient résolus à perpétuer leur tyrannie avec l'aide de la jeune noblesse qu'ils avaient corrompue en lui livrant les dépouilles des plébéiens injustement frappés des verges ou de la hache. Loin de s'opposer à l'usurpation, les jeunes patriciens préféraient ouvertement à la liberté de tous la licence qui leur était garantie. Une attaque simultanée des Sabins et des Èques oblige enfin les décemvirs à recourir au sénat, dont ils négligeaient depuis longtemps de prendre l'avis. C'était le sénat qui devait leur donner le droit d'enrôler le peuple. Deux citoyens courageux, L. Valerius et M. Horatius, bravent les menaces des décemvirs, protestent contre leur usurpation et élèvent la voix en faveur de la république. Mais la majorité refuse de les appuyer et sanctionne par son silence la tyrannie décemvirale. Les consulaires eux-mêmes et les plus vieux sénateurs, par un fonds de haine pour la puissance tribunitienne, dont le peuple, à leur avis, désirait bien plus ardemment le retour que celui des consuls, aimaient mieux attendre que les décemvirs sortissent volontairement de charge que de voir le peuple, en haine des décemvirs, se soulever de nouveau. Les décemvirs se partagèrent le commandement des armées et la défense de la ville. Appius commanda dans Rome. Asservie au dedans, la république fut également malheureuse au dehors. Pour empêcher qu'aucun succès n'eût lieu sous les auspices et la conduite des décemvirs, les soldats se laissèrent vaincre, achetant, au prix de leur déshonneur, le déshonneur de leurs chefs. Ceux-ci deviennent alors par leur audace criminelle les instruments de leur propre ruine. Au camp, ils font lâchement assassiner le plus vaillant des plébéiens, Siccius Dentatus, qui regrettait ouvertement la puissance tribunitienne. A Rome, Appius Claudius, marchant sur les traces des Tarquins, essaye de déshonorer une jeune plébéienne. Le père de Virginie, L. Virginius, un des premiers centurions à l'armée de l'Algide, était l'exemple des citoyens, l'exemple des soldats. Il avait promis sa fille à L. Icilius, ancien tribun. N'ayant pu séduire Virginie par les présents et les promesses, Appius eut recours aux voies cruelles et odieuses de la violence. M. Claudius, son clienl, fut chargé de réclamer la jeune fille comme son esclave, sans écouter les demandes de liberté provisoire. L'absence du pire semblait favoriser cette criminelle tentative. Virginie se rendait au forum, où se tenaient les écoles des lettres, lorsque l'affidé du décemvir mit sur elle les mains en s'écriant que, fille de son esclave, esclave elle-même, elle doit le suivre. La jeune fille demeure interdite, et aux cris de sa nourrice qui invoque le secours des Romains, on se réunit en foule. Claudius alors s'écrie qu'il est inutile d'ameuter la multitude, qu'il veut recourir à la justice et non à la violence. On arrive au tribunal d'Appius, et le demandeur débite sa fable devant ce juge qui lui-même en était l'auteur ; il raconte que la jeune fille, née dans sa maison, puis introduite furtivement dans celle de Virginius, a été présentée à celui-ci comme son enfant ; il ajoute qu'il produira des preuves à l'appui de ses assertions, et les soumettra à Virginius lui-même, plus lésé que nul autre par cette supercherie. Les défenseurs de Virginie répondent que Virginius était absent pour le service de la république ; qu'il arriverait dans deux jours s'il était prévenu, et qu'en son absence il serait injuste de décider du sort de son enfant. Ils demandent en conséquence au décemvir que l'affaire soit renvoyée dans son entier jusqu'à l'arrivée du père. Le décemvir, pour tromper le peuple, répondit que cela était juste, mais que jusque-là Virginie serait dans la maison du demandeur Cette proscription de l'innocence venait d'ètre prononcée, lorsque Icilius, fiancé de Virginie, et Numitorius, son oncle, paraissent dans le forum et par leur présence relèvent le courage du peuple. Dissimulant son dépit, méditant sa vengeance, Appius dit alors, pour apaiser par une feinte concession la fermentation de la foule, que provisoirement Virginie serait cautionnée par ceux qui se disaient ses parents, et qu'il serait sursis jusqu'au lendemain au choix de celui qui aurait à fournir la caution légale et définitive ; il annonça que peu lui importait que le père comparût ou non ; qu'il n'en ferait pas moins respecter les lois et sa dignité, et qu'il prononcerait sans crainte ce que voulait la loi[10]. Tandis que deux amis de Virginius courent en toute hâte le chercher au camp, Appius écrit à ses collègues de n'accorder aucun congé au centurion et de s'assurer de sa personne. Mais cet avis perfide arriva trop tard. Le lendemain, au point du jour, Virginius parut dans le forum, conduisant sa fille, les habits en lambeaux, et accompagnée de quelques femmes âgées et d'une foule de défenseurs. Il fait le tour de la place et sollicite l'appui de ses concitoyens. Appius monte à son tribunal, entouré de ses licteurs et d'une troupe de ces jeunes patriciens qui étaient devenus les séides de la tyrannie. Bravant les dispositions menaçantes du peuple, et sans donner à Virginius le temps de réfuter la fable de Claudius, le décemvir décrète que Virginie est adjugée en qualité d'esclave. Cette sentence audacieuse frappe d'abord le peuple de terreur. Mais lorsque Claudius s'avance au milieu des femmes pour s'emparer de Virginie, il est repoussé par les parents et les défenseurs de la jeune vierge. Alors le décemvir, dans la démence de la passion, s'écrie que ce n'est pas seulement par les injures d'Icilius, ni par la violence de Virginius, dont le peuple romain vient d'être témoin, mais encore par des avis certains qu'il est convaincu de l'existence de conciliabules secrets tenus toute la nuit dans la ville pour exciter une sédition ; que, préparé à une lutte à laquelle il s'attendait, il est descendu au forum avec des hommes armés, non pour tourmenter de paisibles citoyens, mais pour réprimer, d'une manière digne de la majesté de son pouvoir, ceux qui troubleraient la tranquillité de Rome. Va, licteur, dit-il ensuite, écarte cette foule ; ouvre au maitre un chemin pour saisir son esclave. Au ton courroucé dont le décemvir prononce ces paroles, la multitude s'écarte d'elle-même, et la jeune fille demeure en proie à ses ravisseurs. Alors, Virginius, n'espérant plus de secours : Appius, dit-il, je t'en supplie, pardonne avant tout à la douleur d'un père l'amertume de mes reproches ; permets ensuite qu'ici, devant la jeune fille, je demande à sa nourrice toute la vérité. Cette faveur obtenue, il tire à l'écart sa fille et sa nourrice près du temple de Cloacine, et là, saisissant le couteau d'un boucher : Mon enfant, s'écrie-t-il, c'est le seul moyen qui me reste de te conserver libre. Et il lui perce le cœur. Levant ensuite les yeux vers le tribunal du décemvir : Appius, s'écrie-t-il, par ce sang, je dévoue ta tête aux dieux infernaux. Au cri qui s'élève, à la vue de cette action horrible, le décemvir ordonne qu'on se saisisse de Virginius ; mais celui-ci, avec le fer qu'il tient encore à la main, s'ouvre partout un passage, et, protégé par la multitude qui le suit, gagne enfin la porte de la ville. Le peuple, ému par l'action de Virginius, s'anime dans l'espoir que cet événement terrible lui fournira l'occasion de recouvrer sa liberté. La lutte s'engage aussitôt. Le décemvir cite Icilius, et, sur son refus de comparaître, ordonne qu'on l'arrête. Mais Icilius est protégé contre les appariteurs et les séides d'Appius par la multitude et par les chefs de la multitude, L. Valerius et M. Horatius. Ceux-ci proclament qu'ils ne reconnaissent pas l'autorité décemvirale, parce qu'elle est usurpée ; qu'ils ne voient dans Appius qu'un homme privé. Le licteur décemviral veut alors porter la main sur Valerius et Horatius ; le peuple brise les faisceaux. Du haut du Vulcanal, Appius harangua les patriciens réunis dans le comitium, les encourageant à le seconder, à saisir, à tuer les chefs de la sédition ; mais une sorte de terreur régnait de ce côté. On se pressait vers Valerius, qui haranguait à la manière des tribuns au templum. Appius, abandonné, s'enveloppe la tête de sa robe et se réfugie dans sa maison, voisine du forum. Le sénat semble la dernière ressource des décemvirs déjà vaincus. Il est convoqué par Sp. Oppius, collègue d'Appius. II émet l'avis qu'il ne faut point irriter le peuple, et qu'on doit surtout empêcher que l'arrivée de Virginius à l'armée n'excite quelques mouvements. Mais déjà il était trop tard. Soulevés et entraînés par l'infortuné centurion, les corps campés sur le mont Vecilius marchent en ordre vers la ville et vont occuper l'Aventin. Ils y sont rejoints par un autre corps qui avait suivi Icilius et Numitorius[11]. Chute des décemvirs. — Dix tribuns militaires avaient été créés par chaque corps ; les vingt tribuns se réunissent et nomment deux d'entre eux, M. Oppius et Sex. Manilius, à la direction des affaires. Le sénat, craignant pour l'avenir de la république, voulait charger Valerius et Horatius de se rendre sur l'Aventin ; mais ils exigeaient préalablement l'abdication des décemvirs. Comme ceux-ci s'y refusaient, le peuple, d'après les conseils de M. Duilius, ancien tribun, se retire de l'Aventin sur le mont Sacré. Les patriciens, de leur côté, étaient réunis au Capitole et dans les forts des autres quartiers. Les décemvirs s'étant enfin remis à la discrétion du sénat, il donne mission à Valerius et Horatius de se rendre sur le mont Sacré et de faire au peuple, pour obtenir son retour, les conditions qu'ils jugeront convenables, mais aussi de préserver les décemvirs de la haine de la multitude. Icilius, exprimant les vœux populaires, exigea le rétablissement de la puissance tribunitienne et de l'appel au peuple, ainsi qu'une amnistie générale pour tous ceux qui avaient engagé les soldats ou le peuple à se retirer pour recouvrer leur liberté ; mais il demandait que les décemvirs lui fussent livrés, menaçant de les brûler vifs. Les délégués du sénat, acceptant les autres conditions, engagèrent le peuple à se désister de cette dernière demande dans l'intérêt de la république, qui devait avoir pour base la concorde entre les deux ordres. Le peuple y consentit. Les décemvirs ayant prononcé leur abdication au forum, le peuple se rendit du mont Sacré sur l'Aventin, où le grand pontife devait tenir exceptionnellement les comices pour l'élection des tribuns. En tête des nouveaux tribuns, élus sur l'Aventin, se trouvèrent L. Virginius, L. Icilius, P. Numitorius, auteurs de l'insurrection. Un plébiscite confirma le sénatus-consulte qui décrétait l'amnistie pour toute révolte contre les décemvirs ; un autre rétablit les consuls avec appel au peuple. L. Valerius et M. Horatius, nommés consuls par un interroi, entrèrent immédiatement en charge pour compléter par des mesures décisives le triomphe de la cause plébéienne. Jusqu'alors, les patriciens ne se croyaient pas légalement soumis aux plébiscites. Les consuls portèrent dans les comices par centuries une loi déclarant que les décisions du peuple assemblé par tribus lieraient tous les citoyens. Une autre loi, émanée de la puis sauce consulaire, rétablit l'appel au peuple en mettant ce droit hors d'atteinte pour l'avenir. Une disposition nouvelle fit défense de créer aucune magistrature sans appel, déclarant juste et légitime devant Dieu et devant les hommes le meurtre de l'infracteur, et à l'abri de toute recherche celui qui le commettrait. Enfin, dans l'intérêt du tribunat, une autre loi disposa que tout agresseur des tribuns du peuple, des édiles, des juges décemvirs[12], verrait sa tête dévouée aux dieux infernaux, et ses biens confisqués au profit du temple de Cérès, de Liber et de Libera. Cette loi dévouait l'auteur de toute attaque contre ces magistrats ; mais elle n'assurait pas leur inviolabilité légale ; ainsi l'édile pouvait toujours être saisi et traîné en prison par ordre d'un magistrat supérieur. Les tribuns seuls étaient réellement inviolables, en vertu de l'antique serment du peuple, lors de la création de cette puissance[13]. L. Valerius et M. Horatius ordonnèrent aussi qu'on remît dans le temple de Cérès, à la garde des édiles plébéiens, les sénatus-consultes que les consuls supprimaient jadis ou altéraient à leur gré. Sur la proposition du tribun Duilius, l'assemblée populaire décida encore : Que laisser le peuple sans tribuns et créer des magistrats sans appel serait un crime puni des verges et de la hache. Les questeurs — quœstores classici —, spécialement chargés de la répartition du butin fait à la guerre, étaient jusqu'alors nommés par les consuls et soumis uniquement à la surveillance du sénat. On porta une loi en vertu de laquelle les questeurs, pour jouir de la confiance du peuple, devaient être nommés par le peuple. Élus dans les comices généraux des tribus, ils seraient confirmés par les curies. Les chefs des plébéiens s'étaient contentés de raffermir la puissance tribunitienne et la liberté du peuple, sans inquiéter personne. Cette modération rendait plus pénible la terreur qui pesait sur les patriciens compromis. Les tribuns résolurent enfin d'attaquer les plus exécrés des décemvirs. Virginius ayant assigné Appius, celui-ci se présente dans le forum, escorté de jeunes patriciens, et fait revivre le souvenir de son infime pouvoir par sa présence et celle de ses satellites. — Appius Claudius, lui dit le père de Virginie, je te fais grâce de tous les forfaits qu'au mépris des dieux et des lois tu as accumulés l'un sur l'autre pendant deux ans. Pour un crime seul, celui d'avoir refusé la liberté provisoire à une personne libre, je te ferai, si tu ne choisis un juge, conduire dans les fers. Appius ne mettait son espoir ni dans l'appui des tribuns, ni dans le jugement du peuple ; cependant, il s'adresse aux tribuns : aucun ne se présente ; déjà le viateur a la main sur lui. J'en appelle, s'écrie-t-il. Ce mot, garantie suffisante de la liberté provisoire, sorti d'une bouche qui avait prononcé provisoirement l'esclavage, retentit dans le silence. Appius fut conduit en prison et le tribun remit son assignation à un autre jour. L'accusé, perdant tout espoir, n'attendit pas le jugement et se donna la mort. Il fut imité par Sp. Oppius, qui avait été également jeté dans les fers. Les autres décemvirs se condamnèrent à l'exil, et leurs biens furent confisqués. Là se bornèrent les représailles des tribuns. |
[1] NIEBUHR, III.
[2] De la lutte entre le patriciat et la plèbe, chap. III.
[3] TITE-LIVE, liv. III.
[4] NIEBUHR, III, p. 370.
[5] C'est l'opinion de Niebuhr. Mais il se peut, ajoute-t-il, qu'au moment de l'exécution plusieurs des complices se soient retirés du complot parce qu'ils prévoyaient un pillage effréné. Non-seulement Niebuhr pense que c'était une trahison patricienne, mats il n'est guère permis de douter, suivant lui, que Céson n'ait pris part à ce coup de main et n'ait péri deus cette occasion.
[6] Chaque homme du peuple n'avait pas l'esprit qui devait animer un tribun, et le peuple n'était ni assez uni ni assez énergique pour eider les incapables : au contraire, les patriciens, à peu d'exceptions près, étaient inébranlablement guidés par leur esprit de caste, et lors même qu'il y avait un consul disposé aux concessions, le sénat, sous l'autorité duquel il se trouvait, savait très-bien suppléer aux défauts de son caractère. Les patriciens ne pouvaient donc que gagner au changement annuel des magistrats. (De la lutte entre le patriciat et la plèbe, chap. IV.)
[7] NIEBUHR, III, p. 399.
[8] NIEBUHR, III, p. 401.
[9] NIEBUHR, IV, p. 7.
[10] Quand l'enfant d'une esclave avait été mal à propos traité comme libre, il n'y avait point de prescription à opposer à la réclamation du maitre : aussi arrivait-il souvent qu'un prétendu citoyen perdit la liberté. Jusqu'au jugement, celui dont on contestait l'état conservait ses droits ; toutefois il fallait qu'il donnât caution de comparaître en justice. Cette disposition était répétée dans les XII tables. Ce n'était pas un droit nouveau ; il devait exister partout où régnait l'esclavage, et il appartient au jus gentium. Cette garantie devait être observée saintement, surtout quand on contestait la liberté d'une femme ; car celle qui partageait le sort des esclaves était exposée à des outrages. Ce fut précisément la raison pour laquelle Appius prononça d'abord contre sa propre loi. (NIEBUHR, IV.)
[11] Nous avons taché de résumer l'admirable récit de Tite Live, en tirant parti des éclaircissements fournis par Niebuhr.
[12] Ces juges décemvirs étaient d'une importance singulière pour le peuple, puisqu'ils étaient chargés de rendre la justice d'après les cinquante lois plébéiennes de Servius Tullius, abolies par les aristocrates depuis l'an 450, et maintenant inscrites dans les XII Tables. De la lutte entre les patriciens et la plèbe, chap. III.
[13] NIEBUHR, t. IV.