Alliance arec les Latins. — Les consuls Spurius
Cassius et Posthumus Cominius étaient entrés en charge. Pendant leur consulat,
Rome, vers l'an 260 depuis sa fondation, jura une éternelle alliance avec les
Latins, et admit les trente cantons fédérés du Latium à une égalité parfaite.
Il y aura, disait le traité, paix entre les Romains
et les Latins tant que le ciel et la terre seront à leur place. Nul des deux
peuples ne fera d'invasion chez l'autre ; nul n'appellera l'étranger ni ne
lui accordera passage pour attaquer son allié. Si l'un des deux peuples est
frappé d'une calamité ou souffre un dommage, l'autre lui donnera fidèlement
protection, secours, assistance. Ils partageront également le butin et ce
qu'ils auront conquis en commun. Quant à ce qui concerne les plaintes des
particuliers, elles seront jugées dans les dix jours et dans le pays où
l'affaire aura été conclue. Il ne doit rien être ajouté il ce traité, il n'en
doit rien être retranché que du consentement commun des Romains et des Latins[1]. Cependant les terres étant demeurées incultes pendant la retraite de la plèbe sur le mont Sacré, les grains renchérirent et il s'ensuivit une famine. Tandis que le peuple gémissait, les adversaires de l'aristocratie insinuèrent que la cherté des vivres n'était causée que par le ressentiment des riches, qui voulaient profiter d'un moment de gène pour réduire les plébéiens et leur reprendre les droits qu'ils avaient conquis. Coriolan. — Lorsque, l'année suivante (263 de Rome), une grande quantité de blé fut arrivée de Sicile ; on délibéra dans le sénat sur le prix auquel on le livrerait à la plèbe. Plusieurs sénateurs émirent effectivement l'avis que l'occasion était venue de l'abaisser et de ressaisir les droits qu'elle avait arrachés aux patriciens par sa retraite et par la violence. A leur tête se trouvait Cnœus Martius, surnommé Coriolan, ennemi déclare de la puissance tribunitienne, défenseur ardent et intrépide du patricial auquel il avait donné un nouveau lustre par ses exploits dans la guerre des Volsques. On prétend que Coriolan proposa de retenir les provisions de Sicile si le peuple ne renonçait point à ses tribuns. Ceux-ci, qui n'étaient séparés de la salle du sénat que par le vestibule, s'élancèrent immédiatement au milieu de la place publique pour dénoncer aux plébéiens l'audacieuse proposition de Coriolan. La multitude, dans sa colère, se serait jetée sur ce fier patricien à sa sortie du sénat si les tribuns ne l'eussent, fort à propos, cité à comparaître devant le peuple assemblé par tribus. Cette mesure calma la fureur des plébéiens : car ils devenaient ainsi les juges et les arbitres de la mort et de la vie de leur ennemi. D'abord Martius n'écouta qu'avec mépris les menaces des tribuns. Leur autorité, disait-il, se bornait à protéger et ne s'étendait pas à punir ; ils étaient tribuns du peuple et non pas du sénat[2]. Mais la plèbe soulevée montrait des dispositions si hostiles que les patriciens se voyaient réduits à sacrifier un des membres les plus considérables de leur ordre. Cependant ils s'efforcèrent encore, mais en vain, de lutter contre ce débordement de haine, employant, suivant l'occurrence, leur crédit personnel et l'influence de l'ordre entier. Quant à Coriolan, il n'abaissa point sa fierté devant la plèbe ; il refusa de comparaître devant les tribus au jour prescrit. Neuf tribus l'amnistièrent, douze prononcèrent sa condamnation à l'exil. Coriolan se retira chez les Volsques à Antium, pour y vivre comme municeps. Il ne respirait que vengeance. Il offrit son épée contre les Romains, et les Volsques le placèrent à leur tête comme général d'armée. Après s'être emparé des villes du Latium, qui formaient les boulevards de Rome, il vint camper à cinq milles de la porte Capena. Il avait incendié impitoyablement les fermes des plébéiens et ménagé celles du patricial dont il ne se déclarait point l'ennemi. Rome tremblait. Le sénat décréta la réintégration de Coriolan dans sa qualité de citoyen romain, et ce décret fut approuvé aussi bien par la commune que par les curies. Cinq ambassadeurs allèrent porter à Coriolan l'acte qui le réhabilitait. Il mit sa retraite à un plus haut prix : il exigea la réintégration de tous les bannis qui l'avaient suivi, indépendamment de la restitution du territoire enlevé aux Volsques. Ces dures conditions portèrent au comble l'effroi de Rome. Pouvait-ou consentir au retour victorieux de tous ces bannis ulcérés contre ceux qui les avaient privés de leurs droits ? Pouvait-on mettre Rome sous la domination de bandits[3] ? En vain les principaux sénateurs et les collèges des prêtres étaient-ils venus tour à tour supplier Coriolan de renoncer à cette condition inacceptable. Déjà il se disposait à marcher en avant contre la ville sans défense, lorsqu'une dernière ambassade arriva dans son camp ; elle était composée de la vieille mère, de la femme et des jeunes enfants de l'orgueilleux patricien. Il se laissa enfin attendrir par leurs larmes. Mère, s'écria-t-il, tu as choisi entre Rome et ton propre fils ; tu ne me reverras jamais. Puissent-ils en être reconnaissants ! Il leva son camp et retourna dans le pays des Volsques, où il vécut jusque dans un âge avancé. Ceux-ci lui devaient une paix glorieuse, car ils restèrent en possession de Circeïes, de Lavici, de Préneste, de Padoue et de Trébie. Loi agraire de Cassius. — Pour réparer les malheurs causés par l'agression de Coriolan, le consul Spurius Cassius résolut d'admettre les Herniques dans l'alliance de Rome, sous condition qu'ils abandonneraient deux tiers de leur territoire. Un tiers devait être occupé par les Latins qu'il importait à la république de s'attacher plus étroitement ; l'autre tiers devait être abandonné aux citoyens pauvres. Le consul proposait d'ajouter à cette donation une certaine étendue de terrain qu'il accusait les patriciens d'avoir usurpée sur le domaine de l'État. Telles sont les dispositions auxquelles on donna pour la première fois le nom de loi agraire. Rien ne ressemblait moins au principe de communauté qui formait une des bases fondamentales des constitutions de la Crête et de Lacédémone. Le droit de propriété en lui-même ne fut jamais attaqué dans les agitations du forum romain. Ce ne fut point pour abolir ce droit sacré que s'insurgèrent plus d'une fois les prolétaires de Rome, mais bien pour y participer. Ils protestaient contre l'usurpation des terres domaniales par le patricial, et réclamaient leur part de ces dépouilles conquises sur l'ennemi au prix du sang plébéien. Depuis Cassius jusqu'aux Gracques, ce fut là le but réel des lois agraires[4]. Les propositions .de Cassius devaient immanquablement alarmer et irriter les détenteurs des biens domaniaux. Les patriciens se voyaient menacés dans leurs intérêts et dans leurs possessions. D'un autre côté, le sénat tout entier, ce protecteur naturel du patricial, feignit de trembler pour la république, sous prétexte que le consul voulait se ménager, par ses largesses, un crédit dangereux pour la liberté. Proculus Virginius, collègue de Cassius, se mit à la tête des opposants. Il était soutenu par le patriciat et n'avait pas contre lui tout le peuple, dont une partie répugnait à entrer en partage avec les Latins. Pour flatter la jalousie du peuple contre les alliés, Virginius déclarait qu'il était tout disposé à consentir au partage des terres, pourvu qu'on n'en disposât qu'en faveur des citoyens romains. Les tribuns eux-mêmes inclinaient pour l'aristocratie, soit qu'ils fussent jaloux de l'initiative généreuse prise par Cassius, soit qu'ils doutassent de son désintéressement. La position de Cassius devenait difficile. Pour se rattacher les esprits, il octroya à la plèbe un nouveau bienfait en exigeant qu'on lui fit remise de l'argent qu'elle avait payé pour le blé de Sicile. La plèbe, dit-on, rejeta dédaigneusement ce don, parce qu'elle y voyait le prix de la royauté à laquelle Cassius était accusé d'aspirer. Coupable ou non, Cassius, au sortir de charge, ne put se dérober à la vengeance de son ordre. Sous le consulat de Serv. Cornelius et de Q. Fabius, il fut accusé de haute trahison par les questeurs — questores parricidii — Cæson Fabius et L. Valerius, traduit devant le malus et condamné. Trois fois consul, illustré par trois triomphes et par trois traités, l'importance de ses services ne put fléchir le patricial irrité. Il fut décapité. On détruisit ensuite sa maison, et l'emplacement qu'elle occupait vis-à-vis du temple de la Terre fut maudit et demeura vide. Les Fabius. — Les plébéiens, témoins du supplice infligé à Cassius par le patriciat, ne tardèrent point à vénérer sa mémoire. Ils crurent qu'il était mort pour eux, car son immolation avait augmenté l'orgueil et la tyrannie de l'aristocratie. Naguère un décret du sénat avait donné force de loi à la proposition de Cassius sur le partage des terres ; non-seulement ce décret ne fut pas exécuté, mais les nouveaux consuls frustrèrent encore le soldat de la part du butin à laquelle il avait droit, après une victoire remportée sur les Volsques et les Èques. Tout ce qu'on avait pris sur l'ennemi fut vendu par le consul Fabius, et le prix en fut porté au trésor public. Les patriciens continuèrent à braver le peuple en faisant décerner le consulat à deux de ses plus violents ennemis, Cœson Fabius et L. Æmilius. Alors les Volsques et les Èques, encouragés par les troubles civils, recommencèrent leurs attaques ; mais l'approche des ennemis eut pour effet de suspendre toutes les dissensions entre les patriciens et les plébéiens ; d'un mouvement unanime, ils marchèrent contre les agresseurs, et, sous les ordres du consul Æmilius, remportèrent une grande victoire. Puis la lutte recommença plus ardente entre les deux ordres (270 de Rome). Pendant longtemps l'avantage devait rester au patricial, qui réussit même à maintenir la puissance consulaire dans la maison des Fabius. Les plébéiens, tramés dans des guerres continuelles où ils épuisaient leurs ressources, prirent le parti de ne plus seconder les patriciens : sur le champ de bataille, l'infanterie plébéienne, par son inaction volontaire, empêcha la cavalerie patricienne de vaincre l'ennemi. Cette conduite fit réfléchir les Fabius ; ils se dégoûtèrent de leur impopularité, ils rougirent des excès de leur propre parti, et mirent tout en œuvre pour regagner la confiance des plébéiens. Cæson Fabius, naguère implacable accusateur de Cassius, voulut devancer et surpasser les tribuns en générosité. Il proposa au sénat de partager au peuple, le plus également qu'il se pourrait, les terres prises sur l'ennemi. Il est juste, disait-il, que ceux-là les possèdent qui les ont acquises par leurs sueurs et par leur sang[5]. Mais les sénateurs rejetèrent cet avis avec dédain, el, dès ce moment, les Fabius eux-mêmes devinrent également suspects au patriciat. Pour se soustraire en même temps à la haine de l'aristocratie et aux exigences de la plèbe, Cæson prend la résolution d'accomplir un projet héroïque. Les Fabius seuls soutiendront la guerre contre la puissante cité des Veïens. Casson se met à la tête de tous les guerriers de sa maison, au nombre de trois cent six, et, suivi par ses clients, au nombre de quatre mille, il abandonne pour jamais Rome. Il se dirige vers les rives du Crémère et y construit un fort. Après avoir d'abord remporté des avantages sur l'ennemi, les Fabius furent enfin enveloppés par des forces supérieures, et succombèrent tous presque sous les yeux de Menenius qui commandait l'armée consulaire envoyée à leur secours (276). De toute cette gens héroïque, il n'était resté à Rome qu'un adolescent ; il devint la souche de l'illustre famille à laquelle Rome dut plus tard son salut. Assassinat du tribun Genucius. — La catastrophe des Fabius eut un immense retentissement à Rome. Les Étrusques étaient venus camper jusque dans le fort du Janicule. Il fallait punir la trahison ou l'impéritie du consul T. Menenius. Dès qu'il fut sorti de charge, il fut accusé par les tribuns et condamné par les curies à une amende de deux mille as. En se montrant sévères, beaucoup de patriciens avaient voulu faire oublier leur complicité dans l'abandon des Fabius. Cette condamnation était une victoire pour les tribuns. Aussi, lorsqu'une trêve de quarante ans eut été conclue avec Veïes, continuèrent-ils avec plus d'audace leurs accusations contre les consulaires dont l'administration avait mécontenté la plèbe. En 281, C. Genucius traduisit, non plus devant les curies, mais devant la commune, L. Furius et Cn. Manlius, parce que, pendant leur consulat, ils s'étaient refusés à mettre à exécution la loi agraire. Les nobles accusés, ayant des habits de deuil, cherchèrent à enflammer eu leur faveur les jeunes patriciens. Ceux-ci, méditant leur vengeance, tinrent en secret des assemblées où ils n'admirent qu'un petit nombre d'amis. Le jour du jugement arrivé, le peuple, qui s'agitait dans le forum, s'étonne de ne pas voir le tribun. On se plaint qu'il ait abandonné et trahi la cause publique. Tout à coup ceux qui se trouvaient devant le vestibule du tribun viennent annoncer qu'on l'a trouvé mort chez lui. Le peuple, terrifié par cette nouvelle, se disperse, tandis que les patriciens se réjouissent de l'assassinat de Genucius, disant hautement qu'il n'y avait que la violence qui pût dompter la puissance tribunitienne. Lois de P. Voléron. — Dans ce moment même, les consuls
— L. Æmilius et Opiter Virginius — font paraître l'édit qui ordonne les
enrôlements. Les tribuns épouvantés ne font aucune opposition, et les consuls
procèdent librement à la levée des troupes. Le peuple alors s'irrite plus
encore du silence des tribuns que de la rigueur des consuls. Un licteur
s'avance pour saisir Publilius Voléron, homme du peuple qui, ayant été
centurion, refusait de servir comme soldat. Voléron en appelle aux tribuns ;
aucun d'eux ne venant à son secours, les consuls ordonnent qu'on le dépouille
de ses vêtements et qu'on prépare les verges. J'en appelle
au peuple, s'écrie Voléron, puisque les
tribuns aiment mieux voir un citoyen romain frappé de verges sous leurs yeux que
de s'exposer à être égorgés par vous dans leur lit. Plus ses cris
étaient violents, plus le licteur mettait d'acharnement à déchirer ses habits
et à le dépouiller. Alors Voléron, soutenu par ses partisans, repousse le
licteur, et, se retirant au plus épais de la foule, là où les citoyens
indignés faisaient entendre les clameurs les plus violentes en sa faveur : J'en appelle au peuple, s'écrie-t-il, j'implore son appui ! A moi, citoyens ! à moi, camarades !
vous n'avez rien à attendre des tribuns qui, eux-mêmes, ont besoin de votre secours. La multitude excitée
ne craint plus de braver la majesté du pouvoir consulaire. On maltraite les
licteurs, on brise leurs faisceaux, et les consuls sont repoussés du forum
dans la curie. La majorité du sénat eut la sagesse de calmer l'irritation
populaire. L'édit d'enrôlement fut suspendu. La plèbe donna toute sa faveur à Publilius Voléron. Il fut nommé tribun pour l'année suivante (282). Assez sage pour oublier sa propre querelle, il usa de la puissance tribunitienne pour faire accorder aux plébéiens des avantages durables. Il proposa de nommer dorénavant les tribuns dans les comices par tribus, sauf toujours la confirmation des curies. Les patriciens ne pourraient plus dès lors appeler au tribunat les hommes qu'ils avaient désignés à leurs clients admis à voter dans les comices centuriates. On devait s'attendre à une opposition violente de la part des patriciens. En effet, ils employèrent d'abord tous les moyens qui étaient en leur pouvoir pour empêcher le vote des tribus[6]. Cependant Voléron fut réélu tribun pour l'année 283, et on lui donna pour collègue Lœtorius, l'homme le plus intrépide de son siècle. A ces défenseurs si énergiques des droits de la plèbe, le patriciat opposa le plus inflexible de ses membres, Appius Claudius, fils de cet Appius qui avait laissé un nom si impopulaire ; il eut pour collègue T. Quinctius. Lœtorius, fatigué des obstacles que lui oppose le patriciat, a résolu de vaincre la résistance par un acte décisif. Romains, a-t-il dit, puisque je parle moins facilement que je ne sais agir, trouvez-vous ici demain : je mourrai sous vos yeux ou j'emporterai la loi. Le lendemain, au matin, la plèbe envahit le forum et les tribuns s'emparent de la tribune aux harangues ; mais, de leur côté, les patriciens, accompagnés de leurs clients, s'étaient placés en groupes épars au milieu des plébéiens pour s'opposer au vote. Lœtorius commande à ses appariteurs d'écarter tous ceux qui n'ont pas droit de voter ; les patriciens repoussent avec insolence les messagers du tribun. Appius Claudius, qui se trouvait là, prend fait et cause pour les patriciens. Il prétend que le tribun n'a de droit que sur les plébéiens, qu'il est le magistrat non du peuple, mais de la plèbe ; que lui-même, consul, ne pouvait, en vertu de son autorité, faire retirer un citoyen ; que cela était contraire aux usages antiques, puisque la formule était ainsi conçue : Retirez-vous, citoyens, s'il vous plaît[7]. Transporté de colère, Lœtorius ordonne à son viateur de saisir le consul lui-même, et Appius, à son licteur, de s'emparer du tribun. La personne du tribun n'eût pas été respectée si toute l'assemblée ne se fût soulevée avec violence contre le consul en faveur de Lœtorius, et si en même temps une foule de citoyens, accourant de tous les quartiers de la ville, ne se fût précipitée dans le forum. Appius bravait cette tempête avec l'opiniâtreté de son caractère, et il y aurait eu du sang répandu si Quinctius, son collègue, n'eût chargé les consulaires d'employer la force, à défaut de tout autre moyen, pour enlever Appius du forum. Le lendemain, la plèbe s'étant emparée du Capitole, le sénat céda et la loi fut sanctionnée, malgré les imprécations d'Appius. Cette loi, applicable aux tribuns et aux édiles, déléguait leur nomination aux comices par tribus dont les patriciens étaient exclus. Pendant ces dissensions, les Volsques et les Èques avaient attaqué les alliés de Rome. Il était impossible d'abandonner ces derniers. Les tribuns furent donc obligés de permettre qu'Appius levât et commandât l'armée qui fut envoyée contre les Volsques ; une seconde armée, commandée par le consul Quinctius, fut dirigée contre les Èques. Celle-ci, confiante dans la modération du consul, montra la plus grande docilité ; un grand butin fut pris sur les Èques, et Quinctius le fit partager entre ses soldats. Quant à l'armée d'Appius, poussée au désespoir par la dureté de ce consul, elle voulut être vaincue. Les fantassins reculèrent volontairement devant les Volsques ; puis, dans la persuasion que le général s'entendait avec les ennemis pour les faire massacrer, ils jetèrent les armes et les enseignes. Cependant Appius, avec le concours des alliés, eut raison des fuyards : les soldats furent décimés ; les centurions ou leurs lieutenants, qui avaient abandonné les drapeaux, battus do verges et frappés de la hache. Appius Claudius. — Les représailles des tribuns ne se firent pas attendre (284). Les patriciens avaient fait porter au consulat Tib. Æmilius et L. Valerius, un des juges de Cassius. C'était provoquer le renouvellement des contestations sur la loi agraire. Dans cette nouvelle lutte, Appius Claudius se signala encore par la violence avec laquelle il défendait la cause des détenteurs de terres conquises. Les tribuns M. Duilius et C. Sicinius le citèrent devant les tribus, l'accusant d'avoir porté atteinte à l'inviolabilité d'un tribun, excité le sénat contre la plèbe, semé des troubles dans le sein de la république. Ni les menaces de la multitude, ni les prières du sénat ne purent déterminer Appius à changer de vêtement, à recourir aux supplications, pas même à tempérer, à adoucir, quand il plaiderait devant le peuple, l'âpreté ordinaire de son langage. Ce fut toujours la même contenance orgueilleuse, la même expression de fierté sur son visage. Il prit une seule fois la parole pour se défendre, et avec ce ton accusateur qu'il avait en toutes circonstances ; sa fermeté frappa les tribuns et le peuple d'une telle stupeur qu'ils lui accordèrent d'eux-mêmes un sursis, et laissèrent ensuite traîner l'affaire. Ce ne fut pas pour longtemps ; car avant le jour fixé pour le jugement, Appius avait cessé d'exister[8]. La lutte continua entre les deux ordres. En vain, pour apaiser la plèbe, le patricial sanctionna-t-il le projet de fonder une colonie plébéienne à Antium. Cette concession ne satisfit qu'une infime minorité. Ce que la puissance tribunitienne ne cessait de demander, c'était l'exécution de la loi de Cassius. |
[1] NIEBUHR, III, p. 54.
[2] TITE-LIVE, liv. II, c. 35.
[3] NIEBUHR, III.
[4]
Histoire du communisme, par ALFRED SUDRE,
chap. IV.
[5] TITE-LIVE, liv. II.
[6] Niebuhr a indiqué ces moyens : Les magistrats et chaque sénateur, peut-être nième tous les patriciens, avaient le droit de contredire une malien qui intéressait toute la république, et voilà pourquoi les tribuns parlaient tournés vers le comitium. Il se pouvait bien que sans ruse, sans retard combiné, le soleil se couchât pendant ces débats : c'était le moment de cesser tous les travaux du jour ; l'assemblée se séparait alors sans avoir rien fait. Souvent aussi on amenait à dessein ce résultat, et quand on avait lieu de croire que le tribun ferait rapidement tourner la délibération, les opposants se disposaient à la violence. Du lieu de leur propre réunion, le comitium, les patriciens se répandaient dans le forum, qui était assigné aux plébéiens, et où déjà les clients étaient mêlés à ceux-ci. Avant l'émission des votes, il fallait que tous ceux qui n'appartenaient pas à la commune se retirassent du forum, afin que chaque tribu prêt se réunir dans une enceinte entourée de cordes. Mais dans ces occasions ils ne cédaient pas, et les patriciens, auxquels on demandait seulement de passer de l'autre côté des rostres, restaient. Voulait-on employer la violence, le tumulte qui en résultait mettait lin pour la journée à toute affaire légale. Sans doute, ils s'emparaient aussi des tablettes sur lesquelles on devait voter, en sorte qu'il devenait impossible de recueillir Ira suffrages. Il semble que les tribuns auraient dei reprendre l'affaire interrompue au prochain jour de comices, et les jours de comices occupaient plus de la moitié de l'année ; souvent ils se succédaient en grand nombre : il est évident qu'après quelques orages, les défenseurs de la commune eussent enfin atteint leur but, ou que la guerre civile eût éclaté. Puisqu'il n'en fut pas ainsi, on se demande pourquoi tout ce bruit ? Mais les jours d'affaires de la plebs et du populus étaient différents, comme les lieux de leurs réunions, leurs tètes, comme tontes chues et chacune. Les nundines étaient pour le peuple, c'était le jour où le campagnard venait au marché ; alors ils s'entendaient sur leurs affaires et tenaient conseil, selon leur usage héréditaire ou d'après l'invitation du sénat. Cela était consacré par la constitution primitive de Servius, et c'est pour cela que la postérité offrait ces jours-là des sacrifices funèbres pour son âme. D'un autre côté, il était défendu de rien traiter devant le populi, ces jours-là ou de tenir des comices. Ainsi les jours fériés ou néfastes du populus étaient pour les plébéiens des jours d'affaires. Les plébéiens n'avaient que ces jours-là, et non ceux du populus. C'est aux nundines, c'est-à-dire à un jour sur huit, que les affaires à traiter par les tribuns se trouvaient restreintes, et il fallait qu'elles bissent terminées dans un jour ; c'est-h-dire que si, par une circonstance quelconque, on ne parvenait pas à une décision, la rogation était perdue... Les tribuns devaient publier de nouveau leur proposition pour en délibérer à la troisième nundine. On décidera difficilement si cela pouvait se faire sur-le-champ, ou s'il fallait attendre le marché suivant ; enfin, si la troisième nundine commençait la troisième semaine, ou n'arrivait qu'après trois semaines accomplies. Plus les délais étaient éloignés, plus on tirait parti du trouble qui faisait échouer une rogation, afin d'empêcher de sien décider. Les guerres étaient aussi un sujet d'interruption ; car pendant que les soldats étaient sous les drapeaux, il ne pouvait pas y avoir beaucoup de plébéiens au forum. Les clients, an contraire, restaient chez eux ; aidés de ceux-ci, les patriciens devaient bue de beaucoup supérieurs en nombre aux membres du second ordre. Ces obstacles arrêtèrent pendant un an entier l'acceptation de la proposition Publilia.
[7]
Si vobis videtur, discedite, Quirites. (TITE-LIVE, liv. II, c. 87.)
[8] TITE-LIVE (liv. II, c. 61) dit qu'il mourut de maladie, morbo moritur ; mais d'après une tradition recueillie par Denys, Appius se serait dérobé par le suicide à la vengeance populaire... La religion des Romains, dit Niebuhr, condamnait le suicide, elle lui refusait l'inhumation et les cérémonies funèbres ; c'est pour cela que la postérité n'avoua pas qu'Appius s'était ôté la vie, mais les Grecs n'en faisaient pas de doute. Si une mort subite et naturelle ne l'a délivré, on a pu cacher l'acte par lequel il mit fin à sa vie, car son corps fut inhumé avec les honneurs accoutumés, sana que l'oraison funèbre fût aucunement troublée.