PRÉCIS DE L'HISTOIRE ROMAINE

DEUXIÈME ÉPOQUE. — RÉPUBLIQUE ROMAINE

Depuis la création des consuls jusqu'aux guerres meuves (de 509 à 264 avant l'ère vulgaire)

 

CHAPITRE PREMIER. — LA DICTATURE ET LE TRIBUNAT DU PEUPLE.

 

 

Brutus consolide la république. — Tarquin, expulsé de Rome, avait trouvé des défenseurs parmi les Véïens, un des plus puissants peuples de l'Étrurie. lis envoyèrent à Rome des ambassadeurs, qui vinrent demander au sénat, sinon le rétablissement de Tarquin, du moins la restitution de ses propriétés ; les familles qui avaient suivi le roi devaient également recouvrer leurs biens. Les curies se montraient disposées à rendre ces domaines, lorsque les ambassadeurs étrusques ourdirent en faveur du roi déchu une conspiration dans laquelle entrèrent notamment les deux fils de Brutus avec les Aquilins, parents de Collatin. Cette conspiration fut découverte et dénoncée par un esclave. Brutus, usant de la puissance paternelle, prononça lui-même la condamnation de ses fils ; les autres conjurés furent également condamnés au dernier supplice. Les consuls vinrent s'asseoir sur leurs chaises curules, et ordonnèrent aux licteurs de commencer l'exécution. Aussitôt ceux-ci dépouillèrent les coupables de leurs vêtements, les frappèrent de verges, et leur tranchèrent la tête. Pendant tout ce temps, les regards des spectateurs étaient fixés sur Brutus ; on observait le mouvement de ses traits, l'expression de son visage, et l'on put voir percer les sentiments paternels au milieu de l'accomplissement de la vengeance publique[1]. Les domaines royaux, au lieu d'être restitués à Tarquin, furent partagés en lots de sept jugères de terres labourables et distribués entre les plébéiens ; on consacra toutefois à Mars, père de Rome, les champs qui s'étendaient de la ville au fleuve. Toute la gens des Tarquins fut bannie ; on n'excepta même pas Collatin, le collègue de Brutus. Il fut remplacé par P. Valerius.

Les Tarquins conduisirent alors contre Rome une armée de Véïens. Les Romains, ayant à leur tête les consuls, marchèrent à la rencontre des Étrusques. Aruns Tarquin, commandant de la cavalerie ennemie, et Brutus, qui conduisait la cavalerie romaine, se précipitèrent en avant des légions et s'attaquèrent avec un tel acharnement que tous deux succombèrent. L'armée consulaire rentra cependant triomphante à Rome.

Lois de P. Valerius. — On prétend qu'après la mort de Brutus, P. Valerius voulut occuper seul pendant quelque temps le consulat, afin de pouvoir achever sans obstacle l'organisation de la république. Il se proposait de mettre des limites fixes à la puissance des consuls et d'attacher par des concessions l'ordre plébéien au nouvel état de choses, sans ébranler néanmoins la prépondérance du patriciat.

Le droit d'appel fut le témoignage solennel de sympathie donné par le patriciat à la plèbe. — Les consuls tenaient leur dignité — potestus — des centuries et leur autorité — imperium — des curies. Avec l'imperium, les curies conféraient la faculté de punir de mort, de peines corporelles, de fers et d'amendes la désobéissance au pouvoir souverain, sans exception pour leurs membres ; mais les patriciens avaient le droit d'en appeler de la condamnation à leur grand conseil — concilium populi. La loi publiée par Valerius concéda aux plébéiens le même droit, celui d'en appeler à leurs pairs, à la commune, aux tribus. Mais ce droit ne s'étendait pas au delà d'un mille de distance de Rome : là commençait l'imperium illimité qui frappait les patriciens comme tout autre Quirite[2].

Une autre loi, votée par les comices centuriates, dévouait aux dieux, avec tous ses biens, celui qui s'attribuerait le pouvoir royal, ou, selon d'autres, celui qui exercerait la souveraineté sans en avoir été investi par les patriciens — populus. C'était une mise hors la loi ; chacun avait le droit de tuer impunément le coupable.

Une troisième loi prescrivit aux consuls de faire incliner les faisceaux désarmés devant l'assemblée des centuries, comme un hommage rendu à leur suprématie. C'est ce décret qui valut à Valerius le surnom de Publicola.

Une quatrième loi enleva aux consuls l'administration du trésor public. Il fut déposé dans le temple de Saturne et confié à la gestion des questeurs, que les consuls choisissaient exclusivement parmi les patriciens. Les questeurs étaient déclarés responsables et devaient rendre compte de leur gestion.

La même loi conférait à tous les patriciens, sénateurs ou non, la faculté de demander le consulat. Ainsi était supprimée la disposition qui ne permettait aux comices d'aller aux voix que sur les candidats proposés par le sénat. Peut-être avait-on voulu offrir une apparente indemnité aux plébéiens en leur concédant la liberté de choix en retour de la part qu'on leur enlevait à la souveraine dignité[3].

D'autres concessions furent octroyées aux plébéiens, dont l'appui était encore indispensable au patriciat pour consolider sa propre domination en empêchant la restauration des Tarquins. On assura le bas prix des subsistances par la suppression des douanes ; on abolit le système de taxation arbitraire introduit sous le dernier roi ; enfin, les corporations furent rétablies, et on remit en vigueur les lois de Servius qui interdisaient, pour garantir la sécurité personnelle et l'honneur des débiteurs, de mettre les personnes en gage.

Guerre contre Porsenna. — Cependant Rome, après avoir d'abord résisté victorieusement aux Véïens, fut moins heureuse dans la nouvelle guerre qu'elle eut à soutenir contre Porsenna, roi ou lucumon de Clusium, autre cité de l'Étrurie. Tarquin ne remonta pas sur sou trône ; mais Porsenna dicta des lois à la république[4]. Rome dut lui faire hommage comme à son suzerain ; les habitants furent même obligés de livrer leurs armes, et il fut interdit à la population vaincue d'employer le fer à un autre usage qu'à l'agriculture. Quoiqu'il soit presque impossible de percer la profonde obscurité qui enveloppe les événements de cette époque, on a pu croire avec raison que Rome, après avoir été humiliée sous la domination étrusque, ressaisit son indépendance par une nouvelle insurrection.

Le succès de cette insurrection coïncida sans doute avec la mort de Tarquin. Ce qui est certain, c'est que les représentants du patriciat, n'ayant plus à craindre la restauration du roi, changèrent de conduite. Après s'être montrés d'abord bienveillants envers la commune plébéienne, ils la traitèrent en ennemie. Les guerres avaient accru les richesses du patriciat, tandis qu'elles précipitaient la plèbe dans un abîme de misères. Les dominateurs l'avaient expulsée du domaine public, exclue du partage des terres conquises, forcée de contracter des dettes qui la mettaient à la merci du premier ordre[5]. Les plébéiens descendaient graduellement au rang d'esclaves. Le patricial résolut de consommer la dégradation de la plèbe, en lui enlevant les droits contenu dans les lois de Valerius Publicola.

Institution de la dictature. — La dictature fut instituée pour atteindre ce but. Eu créant un pouvoir supérieur au pouvoir consulaire, le patriciat voulut rétablir l'imperium sur les plébéiens, suspendre le droit d'appel, et briser par la terreur toutes les résistances qui auraient pu surgir.

Cette nouvelle magistrature, d'origine latine, fut introduite après l'arrivée à Rome d'une nouvelle gens, la gens Claudia, dont le chef était. un Sabin puissant, Appius Claudius. Il ne faut pas oublier ce nom, qui reparaît dans l'histoire de Rome chaque fois que l'aristocratie veut étendre son pouvoir ou comprimer les tentatives plébéiennes.

Le dictateur était nommé par les curies, sur la proposition du sénat ; l'élection pouvait aussi être faite par le sénat ou par les consuls. D'ordinaire celui des consuls qui avait l'imperium, ou celui d'entre eux que le sort avait désigné, choisissait le candidat agréable au sénat. Il ne pouvait être nommé qu'au dedans de l'ager romanus, et il devait avoir occupé la dignité consulaire. Son élection se faisait sous les grands auspices. Aux curies appartenait le droit de confirmer l'imperium du dictateur, qui nommait lui-même son maître de cavalerie. Le dictateur exerçait temporairement la pleine puissance, sans responsabilité, sans appel au 'peuple, et avec une entière indépendance des décrets du sénat[6]. Dès que le dictateur était nommé, les consuls déposaient leurs pouvoirs, et les vingt-quatre licteurs venaient se ranger autour du magistrat suprême.

L'élection du premier dictateur consterna les plébéiens. Quand on vit les haches portées devant lui, une grande terreur s'empara du peuple el le disposa à plus d'obéissance[7]. Mais l'excès des maux accumulés sur la plèbe lui rendit bientôt cette énergie que l'on avait voulu comprimer. Écrasée par l'usure, poussée au désespoir, la commune résolut de secouer un joug devenu intolérable.

Retraite de la plèbe sur le mont Sacré ; création des tribuns du peuple. — En l'an 259 depuis la fondation de Rome, sous le consulat d'Appius Claudius et de P. Servilius, on vit un jour un vieillard échappé de la prison de son créancier se précipiter dans le forum en implorant l'assistance des Quirites ; sous ses haillons, on découvrait sa poitrine couverte de nobles cicatrices. C'était un brave centurion, dont la triste destinée résumait en quelque sorte la destinée de la plèbe tout entière. Pendant qu'il servait contre les Sabins, dit-il au peuple attentif, sa récolte avait été détruite par les dévastations de l'ennemi ; bien plus, sa ferme avait été brûlée, ses effets pillés, ses troupeaux enlevés. Obligé de payer l'impôt dans une détresse aussi grande, il s'était vu contraint d'emprunter ; ses dettes, grossies par les intérêts, l'avaient dépouillé d'abord du champ qu'il tenait de son père et de son aïeul, puis de tout ce qu'il possédait, encore : bientôt, s'étendant comme un mal rongeur, elles avaient atteint sa personne elle-même. Saisi par son créancier, il avait trouvé en lui non un maitre, mais un geôlier et un bourreau[8]. Pour prouver la vérité de son récit, le malheureux montre ses épaules toutes meurtries des coups qu'il vient de recevoir. A cette vue, la plèbe pousse des cris de douleur et de rage ; le tumulte se propage dans toute la ville ; des maisons patriciennes s'élancent une foule de débiteurs esclaves qui, en agitant leurs chaines, implorent aussi l'appui de leurs concitoyens. Les patriciens qui se trouvaient au forum sont menacés par cette multitude irritée. Les consuls convoquent le sénat. Appius, ennemi juré de la plèbe, voulait faire agir l'autorité consulaire et contenir la sédition par la terreur ; Servilius, au contraire, pensait qu'il était plus sûr et plus facile d'adoucir que d'abattre des esprits irrités. Tout à coup le bruit se répand que les Volsques marchent contre Rome. On propose de former les légions pour les repousser. Cette nouvelle affecte différemment les patriciens et la plèbe. Celle-ci, dans l'exaltation de sa joie, s'écriait que les dieux allaient tirer vengeance de l'insolence patricienne. Les citoyens s'exhortaient les uns les autres à ne point se faire inscrire. C'était aux patriciens, disaient-ils, de se charger du service militaire ; c'était aux patriciens de prendre les armes ; les dangers seraient alors pour ceux qui en recueillaient tout le fruit. Le sénat engage le consul Servilius à user de son ascendant pour ramener le peuple à des sentiments plus patriotiques. Servilius apaise la multitude par des concessions. Il public un édit qui défend de retenir dans les fers ou en prison aucun citoyen romain, et de l'empêcher ainsi de se faire inscrire devant les consuls ; de saisir ou de vendre les biens d'un soldat tant qu'il serait à l'armée ; enfin, d'arrêter ses enfants ou ses petits-enfants. Dès que cet édit eut été promulgué, Ions les détenus qui étaient présents s'enrôlent, et quant aux autres, comme leurs créanciers n'ont plus de droit sur eux, ils s'échappent des maisons où ils étaient gardés et accourent en foule de toutes les parties de la ville au forum, pour prêter aussi le serment militaire. Quelques jours suffirent au consul pour vaincre les Volsques, les Aurunces et les Sabins, qui s'étaient coalisés contre Rome. Cependant la commune plébéienne attendit vainement l'effet des promesses de Servilius et des engagements que le sénat avait pris avant la guerre pour obtenir l'enrôlement. Appius, se mettant en opposition avec son collègue, déploya plus de rigueur que jamais dans le jugement des débiteurs. Il faisait livrer aux créanciers ceux qui avaient été détenus précédemment et leur en abandonnait d'autres encore. Toute la faction des nobles soutenant Appius, son collègue s'était condamné à une liche neutralité. Mais comme Appius et les patriciens s'abandonnaient à leurs fureurs, le peuple s'engagea aussi dans une voie toute différente de celle qu'il avait suivie d'abord. Désespérant d'obtenir aucun secours du sénat et des consuls, dès qu'il voyait traîner en justice un débiteur, il accourait de toutes parts ; le bruit et les clameurs empêchaient d'entendre l'arrêt du consul ; et quand il était prononcé, personne n'obéissait.

Telle était la situation des deux partis, lorsque Servilius et Appius sortirent de charge et furent remplacés par A. Virginius et T. Vetusius. La plèbe, incertaine des dispositions qu'elle rencontrerait dans les nouveaux consuls, tenait des assemblées nocturnes dans les quartiers qui lui étaient exclusivement réservés, les Esquilles et l'Aventin. Virginius et Vetusius ayant fait au sénat leur rapport sur ces conciliabules, il leur fut enjoint de presser l'enrôlement décrété à la fin du consulat précédent, pour combattre les Sabins. Les consuls montent alors sur leur tribunal ; ils citent par leurs noms tous les jeunes gens ; mais personne ne répond, et la foule, qui les entoure, déclare qu'il n'est plus possible de tromper le peuple ; qu'on n'aura pas un soldat avant d'avoir rempli des engagements contractés solennellement ; qu'il fallait rendre la liberté au peuple avant de lui donner des armes ; qu'ils veulent combattre pour une patrie, pour des concitoyens, et non pour des tyrans. Virginius et Velusius jugèrent à propos de consulter de nouveau le sénat ; mais alors tous les jeunes patriciens s'élancèrent vers leurs sièges consulaires et leur ordonnèrent d'abdiquer le consulat, de quitter une dignité qu'ils n'avaient pas le courage de défendre. Appius Claudius s'écria : Créons un dictateur dont les jugements soient sans appel ; et cette fureur, qui menace de tout embraser, vous la verrez s'éteindre à l'instant mêmes. Oseront-ils repousser un licteur, lorsqu'ils sauront que le droit de faire frapper de verges le coupable et de lui ôter la vie appartient exclusivement au magistral dont on aura outragé la majesté ? L'avis d'Appius prévalut ; peu s'en fallut même qu'il 'ne fin nommé dictateur, ce qui eût pour jamais aliéné le peuple dans une circonstance périlleuse, car le hasard voulut que les Volsques, les Èques et les Sabins reprissent tons à la fois les armes. Mais les consuls et les plus âgés des sénateurs résolurent de confier une magistrature violente par elle-même à un homme d'un caractère conciliant ; on créa dictateur non Appius, mais Mucius Valerius, frère de ce Publicola si cher aux plébéiens par la loi sur l'appel. Il débuta en publiant un édit presque semblable à celui du consul Servilius, de sorte que les plébéiens apaisés s'empressèrent de se faire inscrire pour marcher à l'ennemi. Dix légions furent levées ; trois armées furent envoyées contre les Volsques, les Èques et les Sabins, et partout, grâce à la vaillance des plébéiens, la victoire se déclara pour Rome. Cependant, les créanciers avaient employé tout leur crédit et tout leur art pour frustrer non-seulement le peuple, mais le dictateur lui-même. Valerius, après le triple succès obtenu dans la guerre, voulait que le sénat s'occupât avant tontes choses du sort de ce peuple victorieux, et il fit un rapport sur le parti qu'on devait prendre à l'égard des débiteurs insolvables. Voyant sa proposition rejetée, il sortit du sénat et abdiqua la dictature. Les plébéiens, l'ayant en quelque sorte dégagé de sa parole, puisqu'il n'avait pas été en son pouvoir de la remplir, l'accompagnèrent avec respect du forum à sa maison.

Les patriciens, de leur côté, mirent tout en œuvre pour empêcher qu'il ne se formât de nouveau des conciliabules et des conjurations dans la commune plébéienne. L'armée du dictateur, forte de quatre légions, avait été congédiée ; mais celles des consuls se trouvaient encore réunies : le sénat leur ordonna de rester en campagne, sous prétexte que les Èques voulaient recommencer la guerre. Cette mesure hâta la sédition. Les soldats révoltés avaient d'abord comploté de massacrer les consuls, afin de se dégager du serment militaire prêté au dictateur ; mais comme ou leur représenta que le crime ne pouvait absoudre le parjure, ils se donnèrent pour chef L. Sicinius Bellutus, et, sans l'ordre des consuls, prirent position entre l'Aventin et l'Esquilin, sur une montagne appelée dans la suite le mont Sacré. Il est presque hors de doute que la commune lit également occuper par des hommes armés ses quartiers fortifiés dans la ville, car il fallait naturellement protéger les familles des émigrés. De leur côté, les patriciens occupaient, avec leurs clients, le Palatin, le Quirinal, le Cœlius, le Capitole. Les hommes armés qui gardaient les avenues de la ville ne purent empêcher les parents et les amis des émigrés de se précipiter en foule hors des portes pour les rejoindre. Quelle que fût l'irritation des patriciens contre les légions révoltées, ils ne pouvaient songer à les assaillir en rase campagne ; car les clients des patriciens, ouvriers et gens de métier, exclus des légions, auraient été trop facilement vaincus par ces plébéiens, qui ne quittaient la charrue que pour prendre les armes. Le patricial, devait céder, s'il ne voulait point que Rome, privée de ses défenseurs, devint la proie des Volsques et des Èques. Le comitium autorisa le sénat à négocier, et celui-ci dépêcha vers la commune, comme vers un ennemi victorieux, ses dix premiers membres en qualité d'ambassadeurs.

Les patriciens agirent avec habileté. Ils accordèrent pour le présent l'abolition des dettes sur les insolvables et rendirent la liberté à tous les débiteurs qui par l'échéance de l'engagement ou la sentence du juge se trouvaient esclaves. Mais la dure législation sur les dettes fut maintenue pour l'avenir. Un des ambassadeurs, Menenius Agrippa, voulant convaincre les plébéiens que pour eux-mêmes le commerce de l'argent était indispensable, cita le célèbre apologue des membres et de l'estomac[9].

La concession qui venait d'être faite ne satisfit point les chefs de la plèbe. De même que l'expulsion des rois avait fait créer des magistratures patriciennes, de même ils voulaient que la retraite du peuple eût pour effet la création de magistratures plébéiennes[10]. Ils demandèrent et ils obtinrent le tribunat du peuple, institution démocratique, destinée à contrebalancer la suprématie patricienne, à devenir le boulevard de la liberté et la sauvegarde de la république. Il fut décidé que les plébéiens éliraient des magistrats, lesquels seraient leur recours contre les consuls, dont la personne serait inviolable et dont les places ne pourraient jamais être occupées par des patriciens. Une loi spéciale garantit l'inviolabilité des tribuns du peuple. Personne, disait-elle, ne contraindra un tribun du peuple, comme un homme du commun, à faire quelque chose malgré lui. Il ne sera permis ni de le maltraiter de coups ou de le faire maltraiter par un autre, ni de le tuer ou de le faire tuer. Quiconque aura fait ce qui est défendu par cette loi, qu'il soit en exécration, que ses biens soient dévoués à Cérès, et que quiconque tuera quelqu'un de ceux qui auront commis un pareil crime ne puisse être recherché comme coupable d'homicide. Pour que le peuple même n'eût pas le pouvoir d'abroger cette loi, pour qu'elle demeurât immuable à jamais, il fut ordonné que tous les Romains s'obligeraient par les serments les plus solennels à l'observer toujours, eux et leurs descendants[11]. Des sacrifices accomplis par le ministère des féciaux scellèrent la réconciliation des deux ordres. C'est pourquoi les dispositions adoptées de commun accord furent appelées sacrées, et le lieu même où la plèbe s'était retirée prit le nom de mont Sacré. On érigea sur la cime de cette montagne un temple à Jupiter Terrible (493 avant notre ère).

Édiles plébéiens. — Les émigrés, étant revenus à Rome avec les ambassadeurs, obtinrent encore du sénat la permission d'élire tous les ans deux plébéiens, pour soulager les tribuns dans toutes les choses où ils auraient besoin d'aide, pour juger les causes que ceux-ci leur remettraient entre les mains, pour avoir soin des édifices sacrés et publics, pour inspecter les marchés et mettre le taux sur les denrées. Ils furent appelés édiles, et ce nom leur vint d'un temple — Ædes — situé dans le faubourg plébéien, le temple de Cérès, où ils conservaient les archives de la commune. La déesse de l'agriculture était la patronne naturelle d'un ordre composé de campagnards libres ; et c'est pourquoi la fortune de ceux qui avaient insulté des magistrats plébéiens était confisquée  au profit de ce temple[12]. De même que les tribuns, les édiles étaient élus par les comices centuriates et confirmés par les curies. On croit, enfin, que les décemvirs plébéiens — juges décemvirs — furent institués en même temps que les tribuns et les édiles du peuple, pour titre les juges des cas prés us par les lois populaires de Servius Tullius, rétablies, au moins en partie, après la retraite sur le mont Sacré.

 

 

 



[1] TITE-LIVE, liv. II, cap. V.

[2] NIEBUHR, t. II.

[3] NIEBUHR, t. II.

[4] TACITE, Histoires, liv. III, cap. 72.

[5] Le mal ses sociétés antiques était, en général, la grande inégalité des fortunes. Chez les Romains, pendant la guerre, les patriciens faisaient cultiver leurs domaines par les moins de leurs clients rit de leurs esclaves. La guerre terminée, ils se réservaient la plus large part du butin. On cite, comme un de leurs actes de tyrannie, l'expulsion des plébéiens du domaine. Aussitôt que l'exil des Tarquins fut irrévocable, et dès que le consulat fut essuyé entre leurs mains, ils s'affranchirent de la dîme. Des hostilités perpétuelles de Rome river ses voisins agirent d'une manière désastreuse sur les plébéiens. Forcés d'être toujours sous les armes, ils négligèrent la culture de leurs minces hœredia, et presque toujours ils étaient exclue du partage des terres conquises et do butin. Loin de pouvoir augmenter leur fortune, ils perdirent même le peu qu'ils avaient. soit par le pillage de l'ennemi, soit par les frais de la guerre. Les biens des patriciens n'étaient pas, il est vrai, ménagés davantage, mais ils trouvaient un dédommagement dans les terres qu'ils tenaient par droit d'occupation. Les malheureux plébéiens, forcés de contracter des emprunts auprès du premier ordre, tombèrent dans un abîme de dettes et furent horriblement traités par leurs oppresseurs. (De la lutte entre le patricial et la plèbe, chap. Ier.)

[6] Dans les commencements, les gentes elles-reines n'avaient pas contre le dictateur le droit de recours à leurs comices, que cependant elles possédaient déjà à l'égard des rois ; mais ce droit, elles l'obtinrent. (NIEBUHR, t. II.)

[7] TITE-LIVE, liv. II.

[8] TITE-LIVE, liv. II, c. 23.

[9] Nous avons adopté l'interprétation de Niebuhr qui s'exprime ainsi : S'il était question de convaincre les plébéiens que pour eux-mêmes le commerce de l'argent était indispensable, et que par conséquent les lois rigoureuses destinées h le protéger l'étaient aussi, l'apologue d'Agrippa devient intelligible, tandis qu'on ne peut l'appliquer nullement aux rapports politiques. L'estomac est le symbole des rentiers. Il en revenait un plus noble aux patriciens en leur qualité de dominateurs.

[10] ... Fuisse, regibus exactis, patricios magistratus creatos ; postea, post successionem plebis, plebeios. (TITE-LIVE, liv. III, c. 39.)

[11] Les tribuni plebis étaient appelés ainsi par opposition aux magistrats qui, comme primitivement élus par les curies, prirent la dénomination de curules : aussi conservèrent-ils comme runique distinctive la toge prétexte et la chaise curule aux pieds recourbés, tandis que le simple subsellium était accordé aux tribuns du peuple, et qu'au lieu de licteurs ils n'avaient que des messagers (riatores). Aussi ne formaient-ils pas un magistrat commun ; ils n'obtinrent ce caractère d'universalité que dans la suite. Les tribuns étaient d'abord au nombre de cinq, un de chaque classe. Ils étaient nommés dans les comices centuriates ; les élus devaient être agréés en l'assemblée des curies par les patriciens. La puissance tribunitienne consistait dans l'assistance (auxilium) qu'ils prêtaient aux plébéiens contre les abus du pouvoir des magistrats patriciens. Même pendant la dictature, alors que les fonctions de tous les magistrats cessaient, les tribuns restaient en activité de service, et leurs conciones ne pouvaient être interrompues. En sa qualité de tuteur public, le tribun tenait sa maison ouverte jour et nuit i quiconque implorait du secours ; c'était l'opposé des autres magistrats, dont les maisons étaient fermées, même pendant le leur. Les tribuns ne pouvaient pas s'absenter de Rome pendant tout au jour, car en dehors du pomœrium, de n'avaient plus de pouvoir, et lorsqu'ils avaient franchi la banlieue, ils étaient, comme tout autre plébéien, assujettis à l'imperium des magistrats supérieurs. Parmi les lois valériennes dont le maintien était confié aux tribuns, la plus importants fut sans contredit celle relative à l'appel au peuple. Par ce seul mot : Provoco, le plébéien voyait le tribun voler à son secours et lui offrir, à l'ombre de sa personne sacrée, un asile inviolable, en attendant qu'il fit fait droit à ses griefs par l'appel. La protection tribunitienne était accordée ou aux particuliers contre la violence et les décisions des magistrats supérieurs, ou lorsque le plébéien invoquait l'appui des tribuns, soit que ces décisions eussent déjà eu lieu, soit qu'elles n'eussent pas encore été prises. Les tribuns examinaient alors la cause de l'appel, et rendaient un décret sur sa recevabilité. Cette protection concernait la chose publique lorsqu'il s'agissait d'enrôlements militaires et que le tribun s'y opposait, ou bien lorsqu'il interdisait le payement des tributs ; car il ne fallait pas que le pauvre Mt sacrifié au riche à cause d'un vote que celui-ci emportait souvent dans la première classe. Mais de cet état de choses il résulta que parfois le dictateur, pour briser la résistance des plébéiens et pour annuler le tribunat par le serment militaire, ordonnait la levée de sa propre autorité. Les tribuns pouvaient opposer leur veto aux sénatus-consultes qui dans leur conviction, étaient contraires aux droits et aux avantages de l'ordre plébéien. C'est pourquoi ils étaient assis à la porte de la salle du sénat afin d'écouter les délibérations de ce corps. Toute opposition faite par les tribuns s'appelait intercessio. (De la lutte entre le patriciat el la plèbe, chap. Ier.)

[12] NIEBUHR, II.