Organisation de la commune plébéienne. — L'opinion aujourd'hui la plus accréditée attribue également une origine étrusque à Servius Tullius. On raconte que Cœlius Vibenna, sorti de l'Étrurie avec une foule de clients et de serviteurs, envahit Rome, et qu'à sa mort, Mastarna , fils d'un esclave, réunit son armée, et, à sa tête, parvint à dominer sous le nom de Servius. Pour affermir son pouvoir, il favorisa ceux — les plébéiens — qui, comme lui, étaient arrivés récemment dans la cité ; non-seulement il adoucit la législation sur les dettes en abolissant la mise en gage des personnes pour lui substituer celle des biens, mais il appela la commune plébéienne à la participation du pouvoir souverain. L'organisation politique que nous allons exposer fut attribuée à Servius Tullius par la tradition populaire ; mais peut-être faut-il plutôt la considérer comme l'œuvre graduelle de la première période de l'histoire romaine. Servius divisa tous les plébéiens du territoire romain en trente tribus, quatre pour la ville et vingt-six pour les districts ruraux[1]. A chaque tribu locale correspondait une région, et l'on inscrivit comme membres de la tribu tous les hommes libres, indépendants et non compris dans les gentes, qui, lors de l'établissement de la constitution, habitaient le territoire de l'État ; la région portait le même nom que la tribu, tant à la ville qu'à la campagne. De même qu'il y avait trente curies de patriciens, il y eut donc trente tribus de plébéiens. Chaque tribu avait son tribun chargé de tenir note exacte des fortunes, et il fut loisible à chacune de se réunir en assemblée pour l'expédition de ses propres affaires. Cependant, les affaires nationales continuèrent à être dirigées par le corps central des patriciens dans leur sénat et dans leurs curies qui formaient le comitium. Pour prévenir le conflit des curies et des tribus, et dans le but surtout d'attribuer aux plébéiens une part aux élections et à la législation, Servius fonda sur le cens le comitiatus maximus, ou assemblée générale de tous les citoyens, patriciens et plébéiens, partagés en centuries. Dans chacun des districts ruraux, on célébrait une fête annuelle appelée les Paganales ; là se faisait le recensement de la population et se percevait l'impôt régulier assis sur le cens, impôt qui n'était d'ailleurs payé que par les plébéiens. Tout Romain fut obligé d'indiquer sa personne, les siens, et sa fortune imposable. A Rome, on inscrivait les nouveau-nés dans le temple de Lucine ; tous ceux qui passaient à l'âge de l'adolescence étaient inscrits dans le temple de Juventas, et les morts dans celui de Libitina. Les centuries. — Toute la population fut représentée sous la forme d'une armée. D'abord venait la cavalerie, consistant dans tout le corps des patriciens réparti dans les six centuries équestres créées par Tarquin l'Ancien ; Servius y ajouta douze autres centuries de chevaliers, composées des plébéiens les plus riches. Tous étaient obligés d'entretenir un cheval et un valet ; mais le trésor public soutenait les patriciens pauvres, au moyen d'une taxe annuelle imposée sur les héritières riches et les veuves. Venait ensuite l'infanterie divisée en cinq classes, dont les quatre premières formaient l'infanterie pesante et la cinquième l'infanterie légère. Ces cinq classes comprenaient des plébéiens et des clients, réunis d'après la valeur de leurs propriétés[2]. La première classe était composée des plébéiens qui possédaient un cens de cent mille as ou livres pesant de cuivre et au delà ; elle était partagée en quatre-vingts centuries, quarante de jeunes gens et quarante d'hommes plus mûrs. Ceux-ci étaient chargés de garder la ville, ceux-là de faire la guerre au dehors. L'accomplissement de la quarante-cinquième année rangeait parmi les premiers. On leur donna pour armes défensives le casque, le bouclier, les bottines et la cuirasse, le tout en métal de cuivre ; et pour armes offensives, la lance et l'épée. A cette première classe étaient adjointes deux centuries d'ouvriers, qui servaient sans porter d'armes et devaient préparer les machines de guerre. La seconde classe comprenait ceux dont le cens était au-dessous de cent mille as, jusqu'à soixante et quinze mille, et se composait de vingt centuries de citoyens, jeunes et vieux, dont le service différait également suivant l'âge. Leurs armes étaient les mêmes que celles de la première classe, si ce n'est que le bouclier était plus long et qu'ils n'avaient pas de cuirasse. Le cens exigé pour la troisième classe était de cinquante mille as : le nombre des centuries, la division des âges, l'équipement de guerre, sauf les bottines ou cuissards, tout était le même que pour la seconde classe. Le cens de la quatrième classe était de vingt-cinq mille as, et le nombre des centuries égal à celui de la précédente ; mais les armes différaient. La quatrième classe n'avait que la lame et le dard. La cinquième classe ou infanterie légère, plus nombreuse, était composée des plébéiens dont le cens était au-dessous de vingt-cinq mille, mais au-dessus de douze mille cinq cents as[3]. Ils étaient armés de frondes et de pierres et formaient trente centuries, quinze de jeunes gens et quinze d'hommes ayant accompli leur quarante-cinquième année. Cette classe comprenait aussi deux centuries de cors et de trompettes. Les plus pauvres étaient rangés en quatre centuries : les Accensi, dont le cens était au-dessus de sept mille as ; les Velati, dont le cens était au-dessus de mille cinq cents ; les Proletarii, dont le cens était au-dessus de trois cent soixante-quinze ; et les Capite censi, dont la propriété n'atteignait pas cette somme. Les Accensi, les Velati, les Proletarii servaient seulement dans les occasions extraordinaires ; les Capite censi rarement, sinon jamais. Toutefois, dans l'assemblée générale des cent quatre-vingt-quinze centuries ou comitia centuriata, chaque individu, le moindre capite census, aussi bien que le sénateur le plus élevé, avait une voix. Mais comme les votes étaient recueillis par centuries et comme les centuries augmentaient en force numérique, à mesure qu'elles descendaient l'échelle de la richesse et du rang, la voix de chaque individu n'était pas d'une valeur égale. Les dix-huit centuries de cavalerie et les dix-huit centuries des premières classes d'infanterie, qui probablement ne formaient pas entre elles la vingtième partie de la population totale, possédaient cependant quatre-vingt-dix-huit voix, ou une de plus que la moitié du nombre total, si bien qu'elles pouvaient, lorsqu'elles étaient unanimes, emporter toute mesure dans les comitia centuriata. On voit donc que l'influence de chaque individu était proportionnelle à la valeur de sa propriété imposable[4]. Mais l'infériorité comparative des classes pauvres dans les comitia centuriata était compensée par la légèreté comparative aussi de leurs devoirs militaires. C'était un principe à Rome, comme dans presque tous les États anciens, que les charges de la guerre devaient être supportées par ceux qui jouissaient de la prééminence politique. Ainsi, le choc de la bataille était principalement supporté par la cavalerie, dont la position et le mode de combattre l'exposaient à un danger particulier, et par la première classe d'infanterie qui, étant la mieux armée, composait toujours les cinq premiers rangs de la phalange. Le danger était moindre pour les troupes légères, et encore moindre pour les accensi ou surnuméraires qui formaient l'arrière-garde placée près des bagages. Tite-Live raconte que lorsqu'à l'aide de la loi, qui menaçait de prison et de mort ceux qui négligeraient de se faire inscrire, Servius Tullius eut accéléré le dénombrement, il ordonna, par un édit, à tous les citoyens, cavaliers et hommes de pied, de se rendre au champ de Mars, dès la pointe du jour, chacun dans sa centurie. Là, il rangea les troupes en bataille, et les purifia en immolant à Mars un Suv-vetauril. Ce sacrifice, qui marquait la fin du recensement, s'appelait la clôture du lustre[5]. Le nombre des citoyens inscrits fut de plus de quatre-vingt mille, tous en état de porter les armes. Le champ de Mars continua d'être le lieu de réunion des comices réguliers des centuries des deux âges. Elles y étaient convoquées par le son d'une trompe, après un avertissement qui se répétait pendant dix-sept jours. Les comitia centuriata, nommés aussi armée de la cité, ne pouvaient prendre l'initiative d'aucune mesure. Ils étaient appelés à exprimer leur opinion sur les résolutions qui avaient été préalablement discutées et arrêtées dans le sénat. Les auspices étaient d'abord consultés par les augures avec des précautions nombreuses. Si le chef des augures déclarait que les présages étaient défavorables, l'assemblée était dissoute ; si les auspices étaient favorables, on donnait suite à la convocation. Le rejet par les centuries d'une proposition émanée du sénat était décisif ; le sénat était obligé de la retirer ou de modifier sa forme. Mais l'approbation des centuries ne suffisait pas pour donner à une mesure force de loi : il en était alors référé à la curie patricienne, dont la ratification ou le rejet décidait en dernier ressort. En résumé, la suprématie réelle dans l'État continua d'appartenir aux patriciens, qui conservaient l'initiative des lois dans le sénat, et la faculté de casser l'approbation des centuries dans le comitium. Toutefois, la constitution attribuée à Servius Tullius était une grande concession faite à l'esprit populaire ; elle créa le citoyen plébéien ; elle permit à tout individu libre de se considérer comme membre actif du gouvernement. Désormais, aucune magistrature universelle, aucune loi ne put être imposée à la commune plébéienne contre son gré. Le droit de récusation lui donnait une garantie sérieuse. Le Pomœrium. — Servius augmenta la grandeur matérielle de Rome, comme sa grandeur morale. L'accroissement de population, constaté par le premier recensement, l'obligea à donner plus d'étendue à la ville. Il y enferma d'abord, suivant Tite-Live, les monts Quirinal et Viminal, et après eux les Esquilies : puis il fixa lui-même sa demeure dans ce quartier, afin d'en relever l'importance. Il entoura la ville de boulevards, de fossés et d'un mur, et en conséquence porta plus loin le Pomœrium. C'était un espace libre que les Étrusques laissaient en deçà des murs, lorsqu'ils bâtissaient une ville, consacrant toujours par une inauguration solennelle toute la partie du terrain qu'ils avaient marquée, et autour de laquelle devait s'étendre leur muraille. Ainsi, au dedans, les maisons ne pouvaient être contiguës aux remparts, et au dehors, restait une portion du sol interdite aux profanes envahissements des boulines. Il n'était permis ni de bâtir sur ce terrain, ni d'y labourer. Les Romains l'appelèrent Pomœrium, autant parce qu'il était en deçà du mur que parce que le mur était au delà. Cet espace consacré reculait à mesure que la ville s'agrandissait et que les remparts recevaient plus de développement. Mort de Servius. — Tite-Live a recueilli la tradition qui attribuait à Servius Tullius l'idée de la république. Il avait, dit-on, la pensée d'abdiquer l'autorité, parce qu'elle était dans la main d'un seul ; et ce dessein, il l'aurait accompli, si un crime domestique n'eût abrégé ses jours[6]. Ce crime fut l'œuvre de l'aristocratie, qui craignait l'esprit réformateur du prince. Servius périt dans une sédition, et la faction oligarchique éleva sur le trône un autre Tarquin, que son orgueil fit bientôt surnommer le Superbe et le Tyran. |
[1] Par la suite, ces dernières s'élevèrent successivement au nombre de trente et une.
[2] TITE-LIVE, liv. I, cap. XLIII.
[3] Il est difficile d'établir rigoureusement le rapport des sommes indiquées ci-dessus à notre monnaie actuelle, les métrologues n'étant pas d'accord sur la valeur de l'as au temps de Servius.
[4] La base de l'organisation primitive des classes était le rapport de la totalité de fortune imposable de chaque classe A celle de l'universalité de la nation. Trois individus de la première classe, quatre de la seconde, ais de la troisième, doute de la quatrième et vingt-quatre de la cinquième, étaient, en terme moyen, égaux. les uns envers les autres pour la fortune, et par conséquent pour le droit de suffrage. Il fallait donc que le nombre des tètes s'accrût dans la même proportion dans les centuries de chaque classe. Lee trois classes qui suivaient immédiatement la première doivent avoir eu chacune en propriété un quart de l'universalité de la fortuite de cette première, et la cinquième doit en avoir eu trois huitièmes ; autrement on ne lui aurait pas donné trente centuries. Il s'ensuit que la totalité den citoyens de la seconde classe était égale au tiers de ceux de la première, que la totalité des citoyens de la troisième classe atteignait à sa moitié, que la quatrième était de pareil nombre que cette première, enfin que la cinquième était triple. (NIEBUHR, t. II)
[5] Le recensement censitaire devait être renouvelé tous les cinq ans.
[6] TITE-LIVE, liv. I, cap. XLVIII.