De Romulus à Servius Tullius. — La première époque de l'histoire romaine est remplie par sept rois, dont la domination dura deux cent quarante-quatre ans. Ils furent tous remarquables à divers titres ; on a pu même dire avec raison que l'on ne trouvait point ailleurs, dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes d'État et de tels capitaines. Mais la science moderne conjecture que l'histoire des rois de Rome n'est qu'une légende des temps héroïques, légende qui n'a d'autre source que des poèmes transmis d'âge en âge[1]. Ainsi les noms attribués aux rois ne seraient que des désignations appellatives de caractères idéalisés. Romulus, fils de Mars et de Rhéa Sylvia, représente proprement l'époque héroïque. Dans l'asile qu'il ouvre au pied de sa forteresse accourent une multitude d'hommes, des pâtres latins et toscans, quelques étrangers d'outre-mer, des Phrygiens qui, sous la conduite d'Énée, et des Arcadiens qui, sous celle d'Évandre, s'étaient répandus dans le pays ; de ces éléments divers, il composa un seul corps et il en fit le peuple romain. Il disparait au milieu d'un orage et il est mis au nombre des dieux[2]. Au héros succède le législateur ; c'est Numa Pompilius. Il a tout le caractère sacerdotal de l'Étrurie, et peut-être personnifie-t-il des prêtres étrusques qui seraient venus civiliser les farouches guerriers de Romulus. Ce fut lui, dit Florus, qui leur enseigna les sacrifices, les cérémonies et tout le culte des dieux immortels, qui établit les pontifes, les augures, les saliens et les autres sacerdoces du peuple romain ; qui divisa l'année en douze mois, et les jours en fastes et néfastes ; lui enfin qui institua les boucliers sacrés, le palladium, quelques autres gages mystérieux de l'empire, le Janus au double visage, et surtout le feu de Vesta, dont il commit l'entretien à des vierges, afin qu'à l'image des astres du ciel, celte flamme tutélaire ne cessât de veiller. Tullus Hostilius fonde la discipline militaire et l'art de la guerre. Il semble personnifier la réaction de la fierté latine contre la domination sacerdotale. Sous son règne, Albe fut détruite par la cité à qui elle avait donné naissance. Tullus la lit raser après avoir transféré à Rome sa richesse et sa population. Ancus Martius réunit au caractère guerrier de son prédécesseur les tendances civilisatrices de Numa, dont on le dit petit-fils. Il est vainqueur des Fidénates, des Sabins, des Latins. Il entoure d'une muraille les retranchements de Rome, joint par un pont les rives du Tibre et fonde une colonie à Ostie — Civita-Vecchia —, à l'embouchure de ce fleuve. Tarquin l'Ancien obtient ensuite le trône parce que les augures lui sont favorables. Il admet dans le sénat les représentants de la tribu des Lucères, entreprend des travaux gigantesques, dompte les Sabins, les Latins, les Étrusques. Il est très-probable que ce règne indique l'époque où Rome fut enlevée aux Sabins et conquise par les Lucumons de Tarquinies. L'influence étrusque est manifeste. C'est Tarquin l'Ancien qui, suivant les historiens romains, aurait introduit à Rome les faisceaux, les toges des souverains magistrats, les chaises curules, les anneaux ; les colliers des chevaliers, les manteaux militaires, la robe prétexte ; le char doré des triomphateurs, traîné par quatre chevaux, les robes peintes, les tuniques à palmes ; enfin tous les ornements et les insignes qui relevaient la dignité de l'empire. On attribue à Tarquin l'Ancien les égouts au moyen desquels furent desséchés les marais qui couvraient l'emplacement où s'élevèrent les plus beaux monuments de Rome ; on lui attribue encore la construction d'un mur en pierres de taille autour de la ville. Ces ouvrages, dit-on, furent exécutés au moyen de corvées comme en Étrurie ; mais le roi adoucit les fatigues du peuple par des jeux qui, depuis son règne, fuient célébrés tous les ans au mois de septembre, sous le nom de jeux romains ou de grands jeux. Enfin, on rapporte à ce temps l'établissement des sacrifices sanglants et l'usage d'adorer les dieux dans des images de forme humaine[3]. Accroissements de Rome ; la clientèle. — De nouveaux éléments étaient venus s'ajouter graduellement aux trois cents gentes, dont les membres, avec le peu d'esclaves qu'ils pouvaient posséder, formaient la population primitive de Rome. La cité ou commune plébéienne se formait à côté de la cité patricienne. Les accroissements les plus anciens consistèrent probablement en étrangers et réfugiés, qui vinrent se fixer à Rome. N'appartenant pas aux tribus établies, et considérés comme des proscrits, ils se voyaient dans l'obligation de s'attacher à quelque citoyen influent qui avait la volonté de les protéger. C'est ainsi que se forma dans la cité une classe de personnes appelées clientes, c'est-à-dire clients ou dépendants. Le citoyen qui exerçait un patronage était appelé patronus ou patron. La clientèle se transmettait par hérédité. Les patrons assignaient à leurs clients une habitation et deux arpents sur leurs terres labourables, non en toute propriété, mais à titre précaire : ils pouvaient les leur retirer, s'ils avaient à se plaindre d'eux. Ils devaient les secourir en cas de besoin, les défendre en justice, les instruire du droit civil et religieux. Les clients, de leur côté, devaient se montrer affectionnés et obéissants envers leur patron ; ils (levaient soutenir son honneur, payer ses amendes, contribuer, pour leur part, avec les membres de sa maison, à supporter, dans l'intérêt public, les charges et les devoirs honorifiques. Il fallait aussi qu'ils aidassent à doter ses filles et à payer une rançon, soit que lui-même ou les siens tombassent au pouvoir de l'ennemi. Si le client mourait sans héritier, le patron lui succédait. Le patron et le client ne s'appelaient en justice, ne rendaient témoignage ni ne votaient dans les tribunaux l'un contre l'autre. Les devoirs du patron envers le client étaient plus sacrés que ceux qui l'attachaient à ses propres parents. Quiconque s'oubliait envers le client était regardé comme coupable de trahison et dévoué aux dieux infernaux, c'est-à-dire qu'il était mis hors la loi. Lorsque des hommes puissants s'élevèrent dans la classe plébéienne, et qu'ils furent capables d'offrir protection et de concéder de petites habitations rurales, on vit les clients s'attacher à eux autant qu'aux patriciens. Mais jusqu'à l'époque où les plébéiens obtinrent part au consulat et à la jouissance du domaine public, les étrangers libres, à peu d'exceptions près, n'auront pu s'adresser qu'à la première caste, et dans celle-là même beaucoup de citoyens n'auront eu pour clients que quelques individus isolés. Tant qu'il en fut ainsi, les mots patrons et patriciens eurent la même extension[4]. Il ne faut pas confondre les clients, dont nous venons d'indiquer l'état, avec la classe plébéienne destinée à jouer un si grand rôle dans l'histoire romaine. Avant la formation du second ordre, on appelait patriciens tous les hommes nés libres ; les patriciens étaient les véritables citoyens ; entre eux et les clients, leurs subordonnés, il n'y avait pas de classe intermédiaire. Patres et son dérivé patricii étaient le titre honorifique des individus ; le nom de toute la classe, celui qui la distinguait de l'universalité des Romains, était Celeres. Mais il y eut à Rome des familles qui renoncèrent librement au patricial ; d'autres le perdirent par des mésalliances. La plèbe. — On fait communément remonter l'origine de la plebs, qu'il faut distinguer du populos, à la destruction d'Albe, sous le règne de Tullus Hostilius. Les habitants libres de la ville détruite furent transplantés sur le mont Cœlius et reçurent le droit de bourgeoisie. Ancus ajouta à cette nouvelle population les habitants de plusieurs petites villes du Latium et leur assigna l'Aventin avec la vallée qui le sépare du Palatin. Le droit de bourgeoisie, conféré aux Latins libres transférés à Rome, était ce que fut dans la suite celui des citoyens sans suffrage (car on ne pouvait voter que dans les curies) ; mais leur condition était pire : ils étaient privés du droit de mariage arec les patriciens, et tous leurs rapports avec les citoyens primitifs étaient établis à leur préjudice. A la fin du règne de Tarquin l'Ancien, on trouvait quatre classes dans la société romaine : 1° les patriciens, exerçant la plénitude du pouvoir dans l'État ; 2° les plébéiens, libres dans tous les rapports personnels, mais exclus du pouvoir législatif, et non autorisés à s'unir légalement avec les familles patriciennes, ni à contracter avec elles, en ce qui concernait l'acquisition d'immeubles[5] ; 3° les clients, au-dessous des plébéiens, sinon par leurs richesses, du moins par leur état personnel ; 4° les esclaves de ces trois classes car beaucoup de plébéiens et de clients riches possédaient des esclaves aussi bien que les patriciens. |
[1] Les documents authentiques sur cette première époque manquent complètement. Tite-Live, après avoir exposé en cinq livres l'histoire des Romains depuis la fondation de Rome jusqu'à la prise de la ville par les Gaulois, déclare qu'il a dû se contenter de recueillir des traditions. Histoire obscure, dit-il (liv. VI), histoire obscure et par son extrême antiquité, comme ces objets qu'on aperçoit à peine à cause de leur éloignement, et par l'insuffisance et la rareté, à ces mêmes époques, de l'écriture, seule gardienne fidèle du souvenir des actes du passé ; enfin, par la destruction presque entière, dans l'incendie de la ville, des registres des pontifes, et des autres monuments publics et particuliers.
[2] FLORUS, liv. Ier, cap. I.
[3] NIEBUHR, t. II.
[4] NIEBUHR, t. II. Peut-être, ajoute-t-il, les deux mots étaient-ils synonymes ; car l'étymologie du mot paires, h raison de la paternité de ceux qui assignent des terres aux pauvres comme à leurs enfants, a parfaitement la couleur antique, bien que, peut-être, elle soit encore trop recherchée. Il se pourrait que ce fut simplement le titre honorifique donné aux anciens citoyens, soit dans le sénat, soit dans l'assemblée des curies. Il faut toutefois remarquer que, dons la suite, l'usage du discours restreignit de plus en plus ce titre aux sénateurs.
[5] Le jus commercii, dont les plébéiens furent longtemps privés à l'égard des patriciens, consistait dans le droit d'acquérir des immeubles et de les aliéner.