LA MARINE DES ANCIENS - LES TYRANS DE SYRACUSE

 

CHAPITRE X. — LES LEÇONS D’AGATHOCLE.

 

 

On ne saurait trop admirer l’énergie, l’esprit de décision, la fécondité de ressources que sut déployer Agathocle dans le cours de sa mémorable campagne. Que manqua-t-il au tyran sicilien pour devenir le rival d’Alexandre ? Il lui manqua probablement d’être né sur le trône. On ne tient peut-être pas assez compte aux hommes qui n’ont dû leur élévation qu’à eux-mêmes, des difficultés qui ont entouré leurs premiers pas et qui les suivent jusque dans leur grandeur. Si j’avais été mon petit-fils ! disait Napoléon parvenu au faîte de sa puissance. Mais eût-il, dans ce cas, été Napoléon ? Nourri dans la pourpre, il aurait probablement possédé d’autres vertus ; il n’aurait pas eu celles que donne aux âmes bien trempées l’habitude de la lutte acquise dès le bas âge. Le centaure Chiron a fait l’éducation d’Achille ; les temps troublés font l’éducation des César, des Cromwell et des Bonaparte. Plus d’un germe alors peut périr étouffé ; la tige qui parvient à se dégager de la végétation touffue sous laquelle ont succombé les plantes plus délicates, montre, par cet effort même, qu’elle est faite pour étendre au loin son ombrage. Ne lui demandez pas la majesté sereine de l’arbre dont un air pur caressa, au sortir de terre, les bourgeons naissants. Entravée dans son premier essor, la sève puissante qui bout sous la rugueuse écorce ne cessera jamais d’avoir des transports indociles. Vous verrez grandir, d’un élan sublime, le maître impérieux de la forêt ; vous n’aurez pas le protecteur séculaire et patriarcal de la pelouse. Au pied d’un de ces chênes se tordront les vipères, — c’est déjà quelque chose ; — sous l’ombre de l’autre, auraient dormi, avec confiance’ et sécurité, les petits enfants.

Tous les peuples ont connu ces heures d’épreuve et de deuil où la tradition s’interrompt ; tous ont eu à pleurer quelque duc de Bourgogne ou quelque futur Marcellus :

Nimium vobis Romana propago

Visa potens, superi, propria hæc si dona fuissent

Rome, dieux immortels, vous eût sans doute paru trop puissante si elle eût conservé le présent que, dans votre clémence, vous aviez daigné lui faire.

L’heure est à ces rapprochements douloureux ; et, puisque l’histoire elle-même m’y convie, qu’il me soit permis, sans manquer aux devoirs de ma situation, d’adresser ici le tribut ému de mou fidèle respect à la grande et touchante infortune dont, le cœur navré, je n’ai pas été le dernier à prendre ma part. Les âmes généreuses, j’en suis sûr, me comprendront, et la générosité ne peut avoir cessé d’être une vertu française. Cet humble Ilion, image de la superbe Troie, qui emporta jadis, avec ses dieux lares, le culte et le regret de la patrie absente, est devenu le séjour des larmes : un soldat du cruel Ulysse lui-même en serait touché. Mon métier n’est pas de philosopher ; ce n’est pas pour cela que je fus envoyé, il y a plus d’un demi-siècle, à l’école navale. Je ne puis me défendre cependant de glisser quelquefois sur la pente où tant d’autres, qui ne s’y sont guère mieux préparés que moi, s’aventurent ; mais que vaut la philosophie dans de pareilles épreuves ? Qu’elle cède la parole à la chaire chrétienne : c’est de là seulement que tomberont les vraies consolations. Quiconque a souffert pensera comme moi. Il pourrait y avoir pour les heureux plus d’une religion ; le christianisme seul est la religion de la douleur. Je n’ignore pas qu’il est assez de mode aujourd’hui de se réfugier dans le panthéisme ; ma faiblesse ne saurait s’accommoder d’un pareil asile. Que d’autres contemplent les cieux et y cherchent, dans une muette admiration, la main du Créateur ; la création, je n’essayerai pas de le cacher, ne m’a jamais attiré, que par les manifestations de la vie. Les caresses du chien, la gaieté des oiseaux, parlent plus à mon cœur que la pyrrhique éternelle des astres. Les fleurs et les arbres, ces êtres vivants d’un ordre inférieur, ont eux-mêmes leur langage : les points d’or qui constellent la voûte du firmament, je les interroge en vain ; ils se contentent de briller d’un éclat monotone et ne me rendent pas sensation pour sensation. Un beau jour, une nuit sereine, peuvent caresser mes sens ; ils ne ravissent pas mon esprit. Le culte de la matière a sa poésie peut-être : foin de cette poésie brutale qui voudrait me réduire au rôle d’atome ! L’homme est tellement resté pour moi le roi de l’univers, que j’ai quelque peine à me figurer l’auteur de là die sans le façonner à notre image. Je vois sans cesse ce principe suprême, attentif à nos actes, ne refusant son intérêt ni à nos travaux,’ ni à nos passions, ni à nos vertus. Je l’abaisse jusqu’à moi ; n’est-ce pas un détour pour m’élever plus sûrement jusqu’à lui ?

It must be so, Plato, thou reason’st well.

Ainsi parlait Caton, quand il songeait à échapper par la mort à la tyrannie de César. Caton cependant n’est pas au nombre des grands hommes dont je voudrais protéger la mémoire à outrance : il y a un coup de poing de trop dans sa vie.

Oui, Platon ! tu dis vrai, notre âme est immortelle !

est une belle parole, surtout quand on la prononce à deux doigts du trépas ; fermer le livre et se détourner pour frapper au visage un esclave attendri est une vilaine action. Le coup fut si violent, que le poing de Caton en demeura tout enflé ; il fallut qu’un médecin vînt panser, de son mieux, la honteuse blessure, et quand le dernier des Romains jugea le moment venu, quand il se voulut enfoncer son glaive dans la poitrine, la main endolorie, par un juste châtiment, fit, imparfaitement son office. Caton d’Utique ne réussit pas à se tuer sur-le-champ. Il croyait ne laisser une leçon qu’à sa patrie ; il en laissait, une au monde. Le monde des anciens n’était fait ni pour le faible ni pour le pauvre. On y adorait la force, on y honorait l’orgueil ; on n’avait oublié qu’une chose : d’élever un autel à la douceur. Ce fut le christianisme qui se chargea de ce soin. Et vous vous étonnerez que le monde soit venu baiser les pieds, les beaux pieds poudreux qui lui apportaient la bonne nouvelle ! Il est né un nouveau Dieu, le Dieu des esclaves et des humbles, le Dieu de ceux qui n’en avaient pas.

 

De retour en Sicile, Agathocle y retrouva l’anarchie. Il avait beau frapper, l’hydre gardait toujours quelque tête. Une fois encore le fils de Carcinus eut recours à son glaive, puis il reprit la cuirasse et la lance. Le général des bannis, Dinocrate, avait à cette époque une armée de beaucoup plus nombreuse que l’armée du tyran ; Agathocle réussit cependant à le vaincre. Le prestige d’une autorité dévolue par le peuple combattait pour le vieux lion, et les défections lui aplanirent là route. Impitoyable dans les heures de, détresse, Agathocle eut le triomphe clément. Qu’on s’appelle Agathocle, Octave ou Henri IV, il faut toujours finir par le pardon. Dinocrate devint le plus fidèle allié et le meilleur lieutenant de l’irrésistible adversaire contre lequel il avait tenu trois ans la campagne. Ce fut lui qui rangea sous les lois d’Agathocle les forteresses et les villes obstinées dans la sédition.

Agathocle avait hâte de pacifier la Sicile, car il ne renonçait pas au projet de faire payer aux Carthaginois les frais de cette nouvelle guerre intestine ; son cœur ne dardait de haine que contre l’étranger. La haine ne tient lieu ni de bonnes armées, ni de vaillantes flottes ; ce n’est pas avec de la haine seulement qu’on passe en Libye. Agathocle imprima un redoublement d’activité aux chantiers de Syracuse. Bientôt il eut à ses ordres deux cents bâtiments à quatre, à cinq et même à six rangs de rameurs. Le poignard de Ravaillac arrêta Henri IV au moment où il allait marcher à l’accomplissement de la grande idée ; le grain de sable de Cromwell suspendit les progrès du puritanisme ; un cure-dent empoisonné sauva peut-être Carthage, en terminant soudainement le règne d’Agathocle, l’an 289 avant notre ère.

Ce fils de potier, longtemps potier lui-même, garda le trôné pendant vingt-huit ans, — dix ans de moins que Denys l’Ancien ; — il mourut à l’âge de soixante-douze ans. La Sicile perdait un maître, la démocratie voyait disparaître son dernier champion. Sparte déjà renaissait dans Rome, et ce peuple, nouveau, qui n’avait point encore de nom pour la Grèce, s’acheminait, d’un pas continu et sûr, vers l’extrémité de la péninsule italienne. Préparée au gouvernement des nations vaincues par la plus forte oligarchie qui fut jamais, Rome seule, en ce moment, pouvait sauver le monde ; les successeurs d’Alexandre n’étaient bons qu’à le perdre. Leurs divisions, leurs luttes, la corruption effrénée qu’ils encourageaient, auraient fini par rendre l’univers inhabitable. Rome, avec son humeur farouche et sa férocité, imposa le silence aux rhéteurs, la paix aux provinces, et, jusqu’au jour où la gangrène la gagna elle-même, retarda la dissolution de la société antique. Cette pause donna le temps au christianisme d’arriver. Les derniers vestiges de la dignité humaine furent protégés par l’orgueil du patricien, avant de l’être par la foi du martyr. Ce qui importe, c’est que l’homme se croie grand par son origine et aspire, par ses actes, à se montrer digne de cette grandeur. S’il se ravale lui-même, s’il se courbe à plaisir vers la terre, s’il lui semble puéril de vouloir relever le front, il faut s’attendre à le voir rapidement descendre au rang de la brute. Matière il sera, parce que matière il lui convient d’être. C’est une vase tenace dans laquelle il s’enfoncera peu à peu jusqu’au cou. Les tyrans mêmes ne l’en arracheront pas, car ces tyrans seront enfantés par sa pourriture. Si Dieu n’existait pas, s’est écrié Voltaire, il faudrait l’inventer. Si l’homme n’était pas immortel, il ne faudrait pas le lui dire, car cette croyance est le seul frein qui soit assez solide pour enchaîner sa voracité.

Nous ne pouvons écrire l’histoire qu’avec les documents contemporains qui sont venus jusqu’à nous. Ces documents exagèrent, souvent ; ils dénaturent même quelquefois. Agathocle n’est probablement pas le seul souverain, ayant eu à se plaindre d’être calomnié. Avec lui s’évanouit le suprême espoir que pût avoir la Sicile de conserver son autonomie. Le dictateur sanglant de Syracuse fit sans doute payer cher à ses malheureux sujets le bienfait de l’indépendance. Il frappa beaucoup, et à côté des massacres que Diodore de Sicile lui prête, les hauts faits de nos plus implacables terroristes pâlissent ; mais Diodore s’est borné à enregistrer des faits, qu’à la fin de son livre il déclare suspects. Ne soyons donc pas plus crédules que lui, nous risquerions de décourager les tyrans.

Nul homme au rang des rois n’est jamais parvenu

Sans un talent sublime et sans quelque vertu.

Sous ces méchants vers, que les quatre-vingt-quatre ans de Voltaire excusent, se cache, s’y l’on y veut bien regarder de près, un grand fonds de philosophie et de vérité. Mais que nous importe après tout la vertu d’Agathocle ? Voilà plus de vingt siècles qu’il est allé demander récompense ou justice à celui qui l’avait envoyé. Ce que nous voulons de lui, ce n’est pas une leçon de morale ou de politique, c’est un enseignement maritime. L’expédition que tenta en Afrique l’habile aventurier est assurément la plus audacieuse et la plus habile opération que jamais chef d’armée ait conçue. Remarquons d’ailleurs à ce propos, la tendance constante de l’antiquité à choisir la mer pour chemin. Quand on songe à ce qu’on a pu faire jadis avec des trirèmes, on reste stupéfait en voyant le peu qui s’accomplit de nos jours avec les non veaux instruments que la science a mis dans nos mains. Je me souviens d’avoir entendu mon père regretter qu’on laissât nos moyens de débarquement inférieurs à ceux dont use, dans maint archipel de l’Océanie, la primitive industrie des sauvages. La double pirogue, accouplée par, quelques madriers jetés en travers, lui semblait de beaucoup préférable à nos chalands carrés que le moindre brisant submerge. Et voilà, rapprochement bizarre, que la traversée de Calais à Douvres s’opère aujourd’hui sur un assemblage amphisdrome, qui n’est, à tout prendre, que la reproduction de l’appareil employé, de temps immémorial, par les naturels des îles Viti. Deux coques parallèles sont unies par un pont commun ; l’intervalle qui les sépare est occupé par une roue gigantesque. Quatre cheminées couronnent l’édifice monstrueux ; on dirait une citadelle flottante qui s’avance : ce n’est cependant qu’un navire de sept pieds à peine de tirant d’eau qui sort ainsi, à toute vapeur, des jetées ; il est vrai que ce navire étrange est animé d’une vitesse de treize milles à l’heure et qu’il serait de force à porter sur sa plate-forme un régiment. Le paquebot n’aurait-il pas, par hasard, montré ici la voie à la flottille ? Le type longtemps rêvé par mon ardeur inquiète va-t-il enfin surgir, comme Aphrodite, du sein de cette écume ? Je le souhaite de grand cœur, et ; qui plus est, je l’espère. Deux tubes creux et insubmersibles, un plancher supporté par deux pirogues de tôle, nous faut-il davantage pour jeter sur la rive des soldats, des canons, et même au besoin des chevaux ?

L’héritage d’Alexandre est de nouveau ouvert ; les capitaines qui veulent en prendre leur part ne s’appellent plus Antigone, Cassandre, Séleucus ou Ptolémée ; les noms n’y font rien, l’ambition est restée la même. Quand les soleils se heurtent, la pression est à craindre pour les planètes voisines ; munissons-nous, pendant qu’il en est temps encore, d’une bonne provision d’élasticité, nous en aurons peut-être besoin plus tôt que nous ne le pensons. Des flancs déjà meurtris ne, sauraient être trop soigneusement gardés des effets inconnus d’un second choc. Oh ! Je temps périlleux que celui où le ciel nous fit naître ! Le darwinisme a trouvé en politique même des adeptes ; et, sous prétexte de lutter pour l’existence, -on supprimé aujourd’hui, avec une légèreté que les siècles précédents n’avaient pas connue, l’existence des autres. Soyons donc forts, puisqu’on ne peut plus, être assuré de vivre, si l’on se résigne à demeurer faible ! Forts ? à quelles conditions, me demanderez-vous sans doute, peut-on l’être ? combien de millions de soldats faut-il aujourd’hui pour faire une armée ? La question fut, on s’en souvient, posée, il y a déjà plus de dix ans, à Compiègne. Je réponds : Les soldats sont le bouclier ; nous avons deux mains : placez dans l’une de ces mains le javelot, si vous n’y voulez placer la sarisse. Les coups de la marine peuvent atteindre l’ennemi à distance ; pourquoi négligeriez-vous un si vigoureux moyen d’action ?

Chaque année voit s’exécuter, sur une portion de notre territoire, ce qu’on est convenu d’appeler les grandes manœuvres d’automne. A-t-on jamais songé à combiner, dans ces simulacres de guerre, l’action de la flotte et l’action de l’armée ? A-t-on prolongé, durant des mois entiers, jusqu’au complet épuisement du charbon, un blocus fictif ? A-t-on appris à nos coûteux vaisseaux comment on se garde quand il faut croiser à portée des arsenaux ennemis et des bâtiments-torpilles ? Nos avisos ont-ils pu étudier de quelle façon doit se pratiquer le difficile et si’ important métier d’éclaireurs ? Le débarquement des troupes, des canons, des chevaux, a-t-il fait le moindre progrès depuis la guerre de Crimée ? Toute, campagne d’évolutions qui n’est pas la répétition, dans ses détails multiples et dans ses phases diverses, d’une campagne de guerre, me paraît destinée à porter de médiocres fruits. Des amiraux illustres se sont, depuis vingt années, succédé à la tête du département de la marine ; ils savaient, je m’en rends garant, beaucoup mieux que moi comment il eût fallu s’y prendre pour obtenir de plus riches moissons. Ils ont eu la prudence, sage prudence que de tout point j’approuve, de ne pas ouvrir un sillon qu’ils n’étaient pas certains de conduire jusqu’au bout. Le grain qu’ils y eussent jeté, ils l’auraient très probablement vu étouffé dans son germe par quelque gelée précoce ; mieux valait garder, pour de meilleurs jours, la semence. L’instabilité ministérielle nous a fait plus de tort que la prétendue routine des bureaux. Les bureaux, au milieu de nos perpétuelles révolutions, ont deux ou trois fois sauvé la France. Mais le temps nécessaire aux réformes, le temps nécessaire au progrès, à qui, jusqu’à présent, l’avez-vous donné ? à qui vous proposez-vous de l’accorder enfin ?

Je ne connais qu’une nation au monde qui ait su faire un sérieux et intelligent usage des loisirs d’une longue paix. Quand cette grande et vaillante nation, — je dis grande et vaillante, car au jeu de la guerre, comme aux autres jeux, il faut rester beau joueur ; le dépit ne répare rien, — quand l’Allemagne, en un mot, dut passer soudainement du champ de manœuvre au champ de bataille, ses soldats ne s’y présentèrent pas étonnés. Entre les exercices qui les avaient périodiquement rassemblés et le combat auquel on les conduisait, la différence était à peine sensible ; il n’y avait que le danger de plus. C’est encore un des heureux effets de la discipline de pouvoir rendre de jeunes troupes, ou, pour parler plus exactement, de vieilles troupes qui n’ont pas encore vu le feu, indifférentes, en apparence, au danger : nous en avons eu le spectacle et la preuve à l’Alma. La paix n’amollit donc pas nécessairement les races qui sont nées, par tempérament, belliqueuses. Minerve ne sortit-elle pas un jour tout armée du cerveau de Jupiter ? Nous la croyions tranquillement occupée à tourner ses fuseaux quand elle apparut, la menace au front et la lance en arrêt, sûr nos frontières.

Restons chez nous et filons de la laine, mais n’oublions pas pour cela l’exemple d’Agathocle.