Quand on se propose de faire grand, on s’expose à faire quelquefois démesuré. Le génie n’est-il pas, par lui-même, une exagération ? Aussi le législateur antique ne le considérait-il que comme un germe périlleux destiné à faire éclater tôt ou tard la cité. Les grands hommes, prétendait Solon, sont la ruine d’un État. C’est pour maintenir dans la cité de Minerve une sorte de végétation rabougrie que ce prudent esprit inventa l’ostracisme. Le résultat, par bonheur, ne répondit point complètement à son attente. L’ostracisme ne fonctionnait pas, comme l’élection, à des époques prévues et déterminées d’avance ; il fallait que quelque orateur prît sur lui d’en venir réclamer l’application. Ne vous semble-t-il pas, disait cet amant jaloux de l’égalité au peuple devenu plus que jamais attentif à sa harangue, qu’il y a déjà bien longtemps que nous avons émondé notre jardin ? J’aperçois d’ici plus d’une tige ambitieuse qui m’inquiète ; un bon coup de faux, suivant moi, ne gâterait rien. Sur cette motion, presque invariablement accueillie, les prytanes convoquaient d’urgence les tribus ; les hérauts couraient sur les bords du Céphise, sur le penchant méridional du Parnès, arrachaient les cultivateurs à l’exploitation de leurs terres, à la surveillance de leurs ruches, de leurs plantations de vignes ou d’oliviers, et les poussaient tout haletants vers Athènes. Qui bannissons-nous aujourd’hui pour cinq ans ? Chacun prenait une coquille, un tesson de terre cuite, et y inscrivait le nom du citoyen dont il jugeait essentiel de débarrasser momentanément la communauté. Au centre de l’Agora se trouvait ménagé un espace circulaire qu’entourait une grille ; dans l’intérieur de cette urne gigantesque les votants sont venus jeter l’un après l’autre leur bulletin ; c’est aux magistrats maintenant de compter les suffrages. Y en a-t-il six mille ? le peuple est en nombre pour prononcer son arrêt. Au-dessous de ce chiffre, le vote serait nul. Le triage s’opère, le nom du banni est proclamé. Les envieux respirent, et la cité est sauve. Voilà, en vérité, une belle, législation ! Le peuple de Syracuse eut un instant l’idée de se l’approprier ; il fit seulement l’économie des tessons. Ce fut tout simplement sur des feuilles d’olivier qu’à Syracuse on écrivit le nom du citoyen éminent dont l’heure était venue de rabaisser l’orgueil en lui faisant connaître les amertumes de l’exil. Le pétalisme était une institution d’origine étrangère ; il ne réussit pas à s’acclimater en Sicile. Tout ce qui avait quelque indépendance de fortune, quelque valeur morale, s’éloigna des affaires publiques ; l’administration de l’État passa aux mains des sycophantes et des démagogues. Bientôt il n’y eut plus de sécurité pour personne, plus de stabilité pour les institutions ; le désordre, en quelques années, fut au comble. Les Syracusains se ravisèrent, et, en l’an 454 avant Jésus-Christ, ils prirent le parti de choisir entre deux maux le moindre ; ils se résignèrent à garder leurs grands hommes. Les Athéniens furent plus tenaces. Si l’ostracisme ne se fût égaré, en l’année 416, sur Hyperbolos, Athènes n’eût probablement pas renoncé de sitôt à ce procédé sommaire d’exclusion qui flattait si bien "ses penchants jaloux. Tant que la loi de Solon n’atteignit que des Aristide, des Cimon, la malveillance y trouva son compte ; lorsqu’on la vit frapper un éhonté, dit Plutarque, un pervers dédaigneux de l’opinion jusqu’à demeurer insensible à l’infamie, on craignit que le but ne finit par être dépassé. L’ostracisme se discréditait. Qui voudrait donc encore se charger des vilaines besognes ? qui viendrait désormais humilier, calomnier les meilleurs citoyens ? Traité en grand homme, Hyperbolos se rengorge. Soupçonnerait-on par hasard ce turbulent fabricant de lanternes d’aspirer à la tyrannie ? On le croit donc de taille à jouer le rôle d’un Pisistrate ? Et pourquoi pas, après tout ? Syracuse, presque à la même époque, ne se courbe-t-elle pas sous le joug d’un scribe avant de subir celui d’un potier ? Je ne trouve pas juste, quant à moi, de chicaner sur son origine l’homme assez heureux pour justifier par de réels services son élévation. Qu’il s’appelle Masaniello, Ivan IV ou Denys, du moment qu’il chassé l’étranger, je l’absous. Je n’ai pas, vous pouvez m’en croire, un goût beaucoup plus vif qu’Harmodius ou qu’Aristogiton pour la tyrannie ; mais quand le ciel se couvre, quand la mer, sourdement gonflée, grossit et se soulève, je ne me. sens guère à l’aise sur un navire qui navigue à la part. Denys l’Ancien et Ivan le Terrible ont exercé le pouvoir dans un jour de tempête : il est fort heureux qu’ils n’aient pas permis au premier venu de porter la main sur te gouvernail. Que les hordes affamées viennent du désert ou du pays des neiges, béni soit celui qui les tient à l’écart ! En Sicile, dit Homère, l’orge et le froment n’attendent pas la semaille pour donner leurs moissons. La Libye ne reçut pas des dieux le même privilège. Les vastes plaines qui confinent à l’Atlas étaient encore incultes quand les Carthaginois se jetèrent comme une nuée de sauterelles, vers l’année 480 avant notre ère, sur l’île des Sicanes, sur cette île si prodigieusement fécondé, dont les colonies grecques se contentaient d’occuper les gords. Ils y débarquèrent au nombre de trois cent mille hommes, affirme un historien, de cent mille seulement’, prétend un autre auteur. Gélon les extermina. La Sicile n’en vécut pas moins, à dater de ce jour, sous la menace constante de quelque irruption désastreuse. Pour assaillir l’opulent territoire, les Carthaginois n’avaient qu’un détroit large à peine de soixante-dix-sept milles marins à franchir. Ces colons de la Phénicie se trouvaient en possession de la plus magnifique flotte de transport qui eût jamais existé ; ils étaient infiniment moins riches en navires de combat. La hardiesse même de leurs entreprises commerciales les inclinait vers la marine à voiles. Ce n’est pas avec des trières qu’ils seraient allés chercher l’argent de l’Ibérie et l’étain des Iles Britanniques. En mesure de verser à tout instant l’Afrique sur la Sicile, de charger sur deux mille vaisseaux leurs chars, leurs cavaliers, leurs machines de guerre, les Carthaginois demeuraient à court quand il leur fallait escorter ces immenses convois. Les grandes navigations ne forment pas des rameurs, et Carthage, sur ce point, fut longtemps inférieure aux villes de la Trinacrie. Fort heureusement pour le succès des armes carthaginoises, ces villes, fondées par des migrations venues de diverses parties de la Grèce, vivaient fort divisées. Égeste avait appelé les Athéniens à son aide ; quand les Athéniens eurent été battus, elle sollicita l’intervention de Carthage. En l’année 409, le fils de Giscon détruisit Sélinonte et Himère. Trois ans, après, ce fut sous les murs d’Agrigente que le même général débarqua son armée. Il arriva d’Afrique avec une innombrable horde de Libyens, de Phéniciens, de Numides, de Maures, d’habitants de la Cyrénaïque et d’Ibères. Agrigente était une ville de deux cent mille âmes ; les Carthaginois l’assiégèrent huis mois avant de la prendre. Le fils. de Giscon succomba, durant ce long siège, à une maladie contagieuse ; son collègue, Imilcon, réduisit l’infortunée cité, dont les ruines attestent encore l’effroyable catastrophe et la magnificence. Le désastre d’Agrigente répandit l’effroi dans tolite la Sicile. Ce n’était plus pour la liberté, c’était pour la vie qu’il fallait désormais combattre. La cruauté punique était un bien autre danger que l’ambition athénienne. La paix a ses douceurs ; quand elle conduit les hommes au supplice de la croix, les femmes au déshonneur, les enfants à l’esclavage, on est tenté de la rendre responsable des calamités imprévues qu’une génération plus imbue de l’esprit militaire eût peut-être réussi à conjurer. Les plus fortes murailles, — l’exemple d’Agrigente en faisait foi, — ne procurent qu’une sécurité précaire. Agrigente expirait étouffée dans son luxe ; le caporalisme de Sparte l’aurait très probablement sauvée. Dès la première annonce du péril, c’était à Sparte que la malheureuse ville avait demandé des généraux ; les généraux que Sparte lui envoya la défendirent avec indifférence. La haine d’Athènes, en l’année 416, stimulait leur zèle ; la république oligarchique des Carthaginois ne leur faisait même pas ombrage. S’ils eussent écouté leurs sympathies secrètes, ce n’est assurément pas du côté de la démocratie sicilienne que leur instinct les aurait rangés. Le danger touchait de plus près Syracuse, et cependant Syracuse ne sut pas complètement oublier qu’aux jours où Nicias campait sous ses murs, Agrigente avait paru sourire à sa ruine prochaine. Les Syracusains se portèrent donc sans la moindre ardeur au secours de la grande cité rivale. L’épouvante causée par la férocité d’Imilcon leur ouvrit enfin les yeux et leur fit comprendre toute l’imprudence de leur égoïsme. Le peuple alors se souvint- d’Hermocrate. On peut éteindre à plaisir un flambeau et le rallumer ; il faut y regarder à deux fois avant de supprimer un grand homme. Les larmes et les regrets ne le rappelleront pas à la vie. Tous les partisans de l’illustre patriote, par bonheur, n’avaient pas été enveloppés dans son destin funeste. Le plus jeune et non pas le moins énergique, Denys, s’était sauvé du tumulte, criblé de blessures ; son obscurité même lui permit de rentrer, peu de temps après, dans Syracuse. Il était au nombre des soldats tardivement envoyés au secours d’Agrigente : Si Denys n’eût eu en partage que la bravoure d’un héros, il eût probablement végété dans les bas rangs de l’armée ; le ciel lui avait, de surcroît, donné l’éloquence ; avec l’éloquence et le courage on peut toujours se faire un marchepied des malheurs publics. Les factions prenaient d’ailleurs la peine de déblayer sous ses pas le terrain ; nulle supériorité ne se dresserait devant son ambition pour lui barrer la route : le champ était libre. Denys s’y élança, tout rempli de l’ardeur d’un aventurier qui n’a rien à perdre. Il. ne vit que le but auquel, si les dieux le favorisaient, il pouvait atteindre, et ce but était, dans sa pensée, la libération plus encore peut-être que l’asservissement de sa patrie. L’asservissement, en effet, quand l’ennemi est aux portes et l’anarchie en dedans des murs, pourrait bien mériter de s’appeler le salut. Le fâcheux côté de ces entreprises, c’est qu’on les accomplit rarement sans porter une funeste atteinte à la morale publique. Comment acquérir de l’influence sur le peuple, si l’on ne se résigne avant tout à caresser ses passions haineuses et à paraître épouser ses soupçons ? Le peuple de Syracuse était en proie à une inquiétude vague ; Denys accusa les généraux de vouloir livrer l’État aux soldats de Carthage ; il dénonça du même coup les principaux citoyens, de tout temps soupçonnés de rêver le triomphe de l’oligarchie. Ce ne sont pas, dit-il à la multitude, les personnages les plus distingués par leurs richesses ou par leur naissance qu’il convient d’appeler au commandement des armées ; les meilleurs généraux, ce seront les généraux les mieux intentionnés. Sur ce conseil, le peuple prend feu et choisit d’emblée d’autres chefs. Naturellement Denys est du nombre. L’habile démagogue se garde bien de se confondre avec ses collègues ; il les tient à distance et les laisse combiner leurs plans à loisir. Quand ces plans sont à la veille de s’exécuter, Denys les déclare tout d’abord détestables. Cette fois encore, le peuple a eu la main malheureuse ; ce sont de nouveaux traîtres que, pour sa perte, il vient d’élire. Oh ! le vigilant défenseur qu’a rencontré l’État ! Combien ce peuple, dont il protége en toute occasion la simplicité confiante ; ne lui doit-il pas de reconnaissance ! Denys cependant se trouve trop isolé dans Syracuse. La multitude l’écoute, la multitude l’acclame ; seulement, la multitude est sujette à de soudains caprices, et ses idoles ont toujours chancelé sur leur piédestal. Il faut une base plus sûre à cette jeune ambition, qui se pique avant tout d’être prévoyante. Denys sonde à rouvrir les portes de Syracuse aux bannis qui furent jadis, avec lui, les compagnons d’Hermocrate, bannis dont il a bien pu seconder les projets aux jours des grandes et généreuses espérances, mais dont il lui parut inutile, quand survint la déroute, de partager la mauvaise fortune. Cette troupe de proscrits, incessamment grossie par de nouvelles rigueurs, formait presque une armée. Eh quoi ! s’en allait déclamant en tous lieux Denys, on fait venir d’Italie des soldats ; on recrute des mercenaires jusque sur les côtes du Péloponnèse, et’ l’on refuserait à des concitoyens, que nulle offre de Carthage n’a encore pu séduire, le droit d’accourir sous les drapeaux de la patrie menacée, et de verser ce qui leur reste de sang pour délivrer le sol natal de ses envahisseurs ! Le peuple ne tarde pas à reconnaître combien cette interdiction est à la fois impolitique et injuste ; il se consulte un instant et abolit sur l’heure les décrets d’exil. Denys aura désormais pour garde les Syracusains auxquels il a rendu leur foyer. Le moment est-il donc venu de jeter le masque ? Un impatient le croirait : l’impatience a souvent compromis les plus belles parties ; Denys ne commettra pas la faute de se mettre prématurément en campagne. Le trésor est vide : quelle figure ferait un usurpateur obligé de refuser, le lendemain de son, avènement, la solde à ses troupes ? L’impôt des riches est une ressource dont on pourra user à son heure. Commençons par chercher en dehors de Syracuse quelque mine encore vierge à exploiter. Les habitants de Gela se présentent tout à point pour sortir l’astucieux conspirateur d’embarras. Menacés par Imilcon, ils implorent avec larmes l’assistance qui n’a cependant pas sauvé Agrigente. Denys obtient sans peine qu’on fasse bon accueil à cette demande. Il se met à la tête d’un détachement de deux mille fantassins et de quatre cents chevaux. Le voilà introduit dans la place, entouré de forces suffisantes pour y commander en maître. Quel sera, pensez-vous, son premier soin ? Va-t-il se hâter de courir aux remparts ? La foule anxieuse n’attend que ses ordres pour se mettre à l’œuvre. Quelle brèche faut-il réparer la première ? Quels travaux supplémentaires de défense convient-il d’élever ? Le regard soupçonneux de Denys se dirige ailleurs. Il doit y avoir des traîtres dans Gela, puisque Syracuse, malgré une épuration première, en est encore remplie. Les bons traîtres, ce sont toujours les riches. Que ferait le peuple des oreilles d’un chiffonnier ? Les principaux citoyens de Gela n’échapperont pas à cette distinction fatale. Denys les fait sur-le-champ arrêter, condamner à mort et exécuter. Il n’y a plus maintenant, pour que leur supplice profite doublement à la république, qu’à vendre à l’enchère les biens dont une juste sentence les a dépouillés. Habitants de Gela, on vous a délivrés des sommités qui vous offusquaient ; avant de songer à remplir vos coffres, occupez-vous de payer vos sauveurs ! Denys se fait la part du lion dans le butin. Ce n’est pas pour lui qu’il se montre avide, c’est pour ses soldats. La bataille a été si rude ! Les troupes, le jour même, reçoivent double soldé ; le camp est dans l’ivresse, et les gens de Gela peuvent dormir tranquilles, l’oligarchie ne relèvera pas la tête. Denys n’a plus que faire dans cette ville pacifiée et tranquillisée en un clin d’œil ; il reprend le chemin de Syracuse. Filles d’Israël, rassemblez vos palmes ! Accourez toutes au-devant du berger ! D’un seul coup de sa fronde, il a terrassé Goliath. Mais à Syracuse aussi, les magistrats font mollement leur devoir ; s’ils ne sont pas vendus personnellement à l’ennemi, leur faiblesse n’en sert pas moins les desseins secrets de la trahison. Exercé dans des conditions pareilles, le commandement des troupes devient trop périlleux, Denys se démet de celui qu’on lui a confié. Perdre un tel général ! le perdre, au moment où les Carthaginois, refaits pendant l’hiver, vont se mettre en marche et venir camper sous les murs de Syracuse ! Le peuple ne permettra pas que le seul ami sincère qui l’ait invariablement assisté jusqu’ici dans ses peines l’abandonne en cette heure de péril extrême. Denys se plaint d’être mal secondé ! Eh bien,’que Denys commande seul ! C’est parce qu’il commandait seul, que Gélon a vaincu jadis les Carthaginois dans les plaines d’Himère. Voilà le grand mot lâché ; la tyrannie est plus d’à moitié faite. A l’âge de vingt-cinq ans, Denys devient, en quelques heures, le maître absolu dans Syracuse. Échappé au massacre d’une faction proscrite, ce scribe de génie a gardé trente-huit ans le pouvoir. Je ne m’occuperai qu’en passant de son administration, je raconterai le plu ; brièvement possible ses campagnes ; en revanche : j’étudierai avec un soin tout particulier ses flottes et ses arsenaux. |