Nous avons vu la marine grecque sur maint champ de bataille. Quelle idée nous faisons-nous maintenant des instruments qu’elle y amenait ? On doit s’attendre à ce que j’exprime enfin sur ce délicat sujet ma pensée. Je ne la cacherai pas plus longtemps. Écartons d’abord de la question les vaisseaux de transport. Ceux-là eurent des qualités nautiques qui ne le cédèrent en rien à celles des hourques marchandes de tous les pays. S’ils avaient possédé la boussole, ils auraient doublé le cap de Bonne-Espérance ; il n’est pas même certain que, sans ce précieux secours, ils n’aient pas accompli, du temps de Néchao, plus de six cents ans avant Jésus-Christ, le fameux périple tenté dans le sens opposé par Hannon. En tout cas, pour ma part, je les en déclare capables. Une jonque chinoise, montée, il est vrai, par des matelots anglais, — est bien venue à Londres et en est répartie. Un paquebot de New-York est allé à la voile transporter son industrie dans le Yang-tse-kiang. J’aurais aussi bien cru un des bains flottants de la Seine en état de faire ce voyage. Le vaisseau de combat des anciens est tout autre chose que leur vaisseau marchand. Il est construit pour la lutte ; on ne l’a point bâti pour affronter la mer. Chargé jusqu’à couler bas d’équipage, n’ayant pas même de cale où déposer ses vivres, il est tout muscle. On a voulu qu’il pût se passer du vent, et, dans mainte circonstance, il le devance. Sa vitesse n’a d’égale que sa légèreté. On le tire à terre, on lui fait franchir les isthmes, on l’accoste à tous les rivages. Il marche en avant, en arrière ; il tourne sur lui-même avec une aisance et une promptitude merveilleuses. Que la trirème d’Asnières en fasse autant ! De plus, ce vaisseau si bien doué pour la marche et pour la manœuvre est ponté ; il l’est du moins sur tout l’espace qui doit couvrir et qui, sert à protéger les rameurs. Le pont est la place d’armes des hoplites. Ils s’y installent pour lutter, en cas d’abordage, de pied ferme. Quant aux rameurs, ils sont, je le reconnais, divisés en trois classes : les thranites, les zygites et les thalamites. Ces trois classes n’ont pu, à mon sens, constituer que trois portions de la chiourme destinées à se relayer. Elles étaient distribuées, dans l’ordre où je les ai nommées, de l’arrière à l’avant. Les bancs qu’occupaient les thranites près de la poupe, les zygites au centre, les thalamites à la proue, étaient-ils de niveau ? Y avait-il au contraire un ressaut à chacune des trois divisions de la vogue ? Je n’y aurais point d’objection sérieuse, car de tout temps on s’est montré porté à enhucher les poupes, à surbaisser par contre les avants. J’inclinerais cependant à écarter cette concession même. La trière, suivant moi, n’a été qu’une pentécontore à couverte, et il est inutile d’introduire des complications dans sa charpente pour la mettre d’accord avec les textes que j’ai cités. Hérodote, Thucydide, Xénophon sont gens du métier ; j’ai dans leurs renseignements et dans leurs expressions toute confiance. Pharnabaze me raconterait le combat de Cnide que je ne m’engagerais pas à prendre à la lettre ce qu’il m’en dirait. S’il chargeait un peintre de transmettre à la postérité le souvenir d’une aussi glorieuse journée, je n’en croirais pas aveuglément cet artiste, à moins qu’il ne fût Athénien. Quant aux sculpteurs et aux numismates, je leur laisserais, volontiers-les coudées franches ; leur rôle n’est pas de représenter exactement les objets. Il y, a delà science héraldique dans tout ce qui se confie au bronze ou à la pierre. Les vases de terre cuite ne sont pas tenus à plus de fidélité. Je dois trop aux érudits, je leur ai fait trop d’emprunts, pour oser parler avec légèreté de leurs veilles ; mais, de grâce, qu’ils examinent à nouveau, s’ils en ont le loisir, les textes sur lesquels leur opinion jusqu’ici s’est basée. Je leur soumets humblement mes doutes, mon sentiment même ; si je me trompe, qu’on me, ramène aux carrières ; je veux dire aux vaisseaux modernes sur lesquels ma vie s’est passée[1]. Et la marine de l’avenir ; n’en dirai-je donc rien en finissant ? Ce n’est pas par de simples échappées que j’ai pu justifier suffisamment mon titre. La marine de l’avenir, ce n’est pas, veuillez me prêter sur ce point quelque attention, tel ou tel système d’architecture navale. La marine de l’avenir, c’est, dans ma pensée, celle qui peut ouvrir aux plus grandes armées la route des capitales. Vous faut-il du temps pour réaliser un dessein aussi ambitieux ? prenez-en ! prenez un siècle ; prenez-en même deux : rien ne presse ; mais soyez certains que le jour où un nouveau Napoléon paraîtra sur la scène, on en viendra là. En attendant, pourquoi ne ferions-nous pas un simple essai, un essai sur une échelle infiniment petite ? Le problème, est facile à poser : Voici un régiment, un escadron, une batterie. Transportez-les, débarquez-les ; rembarquez-les sur la première plage venue. Quand vous aurez réussi pour un régiment, pour un escadron, pour une batterie, la flottille ne sera pas construite, elle sera fondée. Vous en posséderez le type. Si ce type est introuvable, vous aurez du moins l’avantage de le savoir. Est-ce à dire que je veuille réduire la marine moderne à cette poussière navale ? Si l’on interprétait ainsi ma pensée, je me serais bien mal fait comprendre. Nul n’est plus que moi convaincu qu’il n’est point d’opération dirigée contre le littoral ennemi qui ne suppose avant tout l’occupation de la mer. La flottille doit être couverte par la flotte. Il y a d’ailleurs un soin plus pressant que celui d’envahir le territoire des autres ; on a d’abord à protéger le sien. Établir la sécurité des passages, se porter en force à l’ouvert des grandes voies maritimes, tel est le premier devoir d’une marine qui veut affirmer sa prépondérance. Le commerce peut alors se poursuivre sans interruption, se poursuivre avec autant de confiance qu’en pleine paix ; les grandes pêches ne cessent pas de pourvoir à l’alimentation publique ; on reste en communication avec l’univers. Pour un pays refoulé par l’invasion sur lui-même, fut-il jamais rien de plus essentiel ? Vous avez fortifié Paris ; ni ses murailles, ni son héroïsme ne l’ont sauvé : Toulon, Brest et Cherbourg auraient pu, au contraire, devenir pour un temps indéterminé le refuge de l’indépendance nationale. Qu’on rende ces trois ports inexpugnables du côté de la terre, la marine saura bien empêcher que la famine ne vienne les livrer, comme elle a livré la grande capitale, à un ennemi qui fût demeuré, sans la famine, impuissant. La flotte, croyez-le bien, a cessé d’être un luxe ; elle peut devenir, en quelques années, le bras droit de la France. Plus j’étudie l’histoire, plus je me pénètre de cette vérité : sans Cadix, il n’y aurait peut-être plies aujourd’hui dé nationalité espagnole. Et Scipion ! Et Agathocle ! Est-ce qu’ils ne nous ont pas laissé, eux aussi, quelque exemple, à suivre ? Ayez foi dans la marine ! Donnez-lui, sans hésiter, tout ce que son importance réclame ! Ne la couronnez pas de tant de fleurs, mais ne mutilez plus ses cadres ! Savez-vous, dans ces cadres, ce qu’il dépendrait de vous, à l’heure du besoin, de faire entrer ? Une armée de matelots ? Mieux que cela, je pense : une population de canonniers ! Grâce aux soins persistants d’une administration dont les vues n’ont certes pas manqué sur ce point de profondeur, il n’y aura guère de pêcheur français qui ne soit devenu, dans l’espace de dix ou douze ans, un canonnier de premier ordre. Nos ressources, on le voit, sont immenses ; elles ne sont pas dispersées, comme celles de nos voisins, sur toutes les mers du globe ; notre magnifique littoral nous les garde ; sachons seulement en user ! L’Europe aujourd’hui est tout à la défensive. Chacun s’applique à combler ses rades, à hérisser ses côtes de canons ; à semer l’entrée de ses ports de torpilles. Le beau profit si l’on doit être refoulé dans l’enceinte de ses arsenaux et enfermé, pour ainsi dire, au fond de sa tanière ! Rule, Britannia, rule the waves ! Donnez-moi le large, la possession incontestée de la haute mer, je vous tiendrai quitte du reste. Le large appartient aux gros bâtiments. Les gros bâtiments par malheur me paraissent avoir une fâcheuse tendance à se déshabituer des navigations d’hiver. Qu’on les ménage, rien de mieux ; mais qu’on songe en même temps à trouver le moyen d’amariner leurs équipages. Je proposais naguère à l’amiral Rigault de Genouilly d’attacher un navire à voiles à chacun des bâtiments cuirassés de l’escadre. On eût pu de cette façon laisser impunément les colosses dormir sur leur lit de roses durant toute la saison des tourmentes. Les colosses auraient eu leurs grasses nuits, leurs journées sereines ; les marins qui les montent n’en seraient pas moins demeurés capables d’affronter légèrement les épreuves dont se riaient autrefois nos pères. Bloquer l’entrée de l’Iroise ou l’embouchure tempétueuse de l’Escaut, d’une extrémité de l’hiver à l’autre, pendant ces quatre mois noirs retranchés maintenant de nos exercices, a été jadis pour nos’ escadres, non pas tout à fait un jeu, mais du moins un péril accepté comme une de ces nécessités du métier devant lesquelles ne recule pas une marine sérieuse. Nous n’aurons pas toujours à couronner de nos pièces de marine des bastions, à faire campagne au sein de nos provinces envahies. Notre lot est de naviguer ; apprenons de nouveau à naviguer dans les conditions les plus dures, et puisqu’il serait trop coûteux de nous vouloir aguerrir à bord de bâtiments dont la construction seule représente le budget de plus d’un État, aguerrissons-nous, — la chose est facile, — sur les vieux bâtiments qu’on est en mesure de nous prêter. Faisons notre éducation de soldats à bord des cuirassés, entretenons notre éducation de marins aux dépens de cette flotte proscrite qui s’en va dépérissant chaque jour sans profit. Il faut chasser le mal de mer de nos rangs ; prenons garde qu’il ne finisse par y élire domicile : nous ne serions plus que des hoplites du second ban. La Cochinchine et la Nouvelle-Calédonie nous ont rendu un grand service, — le plus grand qu’elles soient probablement : appelées à nous rendre, — elles ont amariné, par les nécessités de leur ravitaillement, une portion notable de nos équipages ; occupons-nous d’amariner, sans plus tarder, le reste. Si les peuples s’entendaient pour suspendre leurs armes dans l’âtre, près de la crémaillère, il n’y aurait plus de guerre. Ce fut un instant l’espoir de la Sainte-Alliance ; on ne sait que trop avec quelle rapidité s’évanouit ce beau rêve. Il en est de la navigation comme de la guerre ; chacun est obligé de régler ses allures sur celles de son voisin. C’était sans doute, un heureux temps que celui où l’apparition de la grue traversant le ciel en longues files avertissait le pilote de démonter jusqu’aux premiers jours du printemps le gouvernail. Mais ce temps est passé, et la marine moderne, dans sa force, n’a plus le droit de regarder aux saisons : Du moment que les Lacédémoniens y vont de tout cœur, nous ne pouvons, comme les Béotiens, nous borner à faire semblant de tirer. La flotte qui se montrera la plus, apte à braver la tempête, qui affrontera le mieux les parages difficiles et les nuits orageuses, sera, quelle que soit sa composition numérique, la première flotte du monde. Le vaisseau moderne est un cheval de sang ; il ne faut pas lui donner, par excès de prudence, les allures d’une rosse. Qu’il offre le combat à ce vent qui mugit, à cette mer démontée qui bouillonne, on verra bientôt de quel côté est la force et où Dieu, de nos jours, a mis sa puissance. She
walks the waters like a thing of life And
seems to dare the elements to strife. Who
would not brave the battle fire, the wreck, To move
the monarch of her peopled deck ? Jean-Jacques était d’avis que l’appareil dont nous entourons, dans notre zèle, l’heure suprême, ne servait qu’à nous avilir de cœur et à nous faire désapprendre à mourir. Le bruit que nous faisons autour du moindre sinistre court bien mieux le risque de nous faire désapprendre à naviguer. La responsabilité du marin est assez grande déjà sans qu’on la vienne aggraver par des mièvreries ou par des dithyrambes. Encourageons l’audace, éveillons l’esprit d’entreprise, rassurons les trembleurs. Il est tel officier qu’une batterie chargée de mitraille ne ferait point pâlir, qui se trouble dès qu’il voit se dresser devant lui le fantôme du conseil de guerre : Ce n’est certes pas ma faute s’il en est ainsi. J’ai assez prêché la nécessité d’alléger le fardeau des responsabilités navales, j’ai assez montré à quel point le malheur me trouvait, en toute occasion, indulgent pour me croire fondé à signaler le germe délétère qu’un esprit inconsidéré de critique s’exposerait à introduire peu à peu dans nos rangs. On comptait autrefois ses naufrages avec presque autant d’orgueil que ses combats ; nos grands hommes de mer, les Duquesne, les Tourville, ne les comptaient plus, parce que leurs naufrages devenaient, comme leurs faits d’armes, trop nombreux : ce fut la grande époque. Il est vrai que des vaisseaux se construisaient et s’équipaient alors pour quelques centaines de mille francs ; avec le matériel qu’on nous confie aujourd’hui, la moindre avarie se chiffre par millions. Il est donc indispensable, je le répète, qu’on, nous donne, pour nous faire la main, des instruments moins, coûteux. Ces questions que j’expose à chaque nouveau travail sorti de mes loisirs auraient été promptement saisies par les Athéniens ; je ne les aurais pas soumises sans quelque appréhension à l’appréciation du consul Duilius. Le consul m’aurait peut-être jeté brutalement son corbeau à la tête, et cependant je crois que sans les marins de Locres, de Thurium, de Tarente, sans ceux de Sélinonte et de Syracuse, son fameux corbeau n’aurait pas fait merveille. Je me propose d’y regarder un de ces jours de plus près. Pour le moment, je me contenterai de résumer ici des vœux qui ne sont que le complément du chapitre que j’intitulais en 1871 : Institutions nécessaires. Je demande avant tout une flotte de haut bord montée par des marins, et non pas seulement par des canonniers et par des soldats. A côté de ce puissant corps de bataille qui se tient dans les eaux profondes, je range l’inland squadron, la ligne des avisos destinée à serrer de plus près le littoral. C’est à cette escadrille que je réserve l’emploi de tous les moyens auxiliaires qu’on accumule aujourd’hui ; sans se préoccuper du danger d’y apporter une confusion étrange et périlleuse, à bord de nos grands navires de combat. Nous avons une flotte de transport ; je n’y renoncerais pas, car une pareille flotte peut servir à rapprocher la base d’opérations de la flottille. On sait que la flottille, — j’ai pris soin de le dire, — sera toujours astreinte, par son essence même à de très courtes traversées. La flottille d’ailleurs ne se charge que des soldats ; elle laisse aux onerariœ le gros matériel et les vivres. Mon programme est vaste ; il peut toutefois tenir dans quelques mots. Ce programme comprend : en premier lieu, une flotte de guerre qui soit en état de croiser pendant deux on trois mois au large, sans avoir à renouveler sa provision de charbon ; une flotte par conséquent munie d’une voilure suffisante, une flotte que les tempêtes d’hiver n’obligeront pas à rentrer précipitamment au port. Éclairant cette flotte et la secondant au besoin, la grande escadrille des avisos constituera en quelque sorte l’avant-garde de l’armée navale. Cette escadrille, je la livrerai sans crainte à tontes les expériences, à tolites les innovations, que je désirerais, au contraire, écarter soigneusement de nôtre matériel blindé. Si l’on peut armer les avisos de torpilles, torpilles de traîne ; torpilles de choc, torpilles automotrices, — je m’en réjouirai et j’y verrai un notable avantage ; nos vaisseaux ne s’en trouveront ainsi que mieux flanqués. Enfin, dernier souhait, je dirai presque, si l’on veut bien excuser cette prétention, dernier espoir, couronnement longtemps attendu dés vœux que j’ai nourris à travers les vicissitudes d’une carrière qui embrasse trois expéditions aboutissant à’un débarquement, la flottille viendra prendre la place que les temps lui assignent, en arrière de la flotte de combat, en arrière de la flotte dès avisos, en arrière même de la vieille flotte des transports. Cette flottille ne sera encore qu’une flottille d’étude, mais elle portera dans ses flancs le germe de la marine à laquelle je m’obstine à laisser, comme un heureux présage, le nom de marine de l’avenir. |
[1] Un décret de la Convention nationale portant la date du 27 novembre 1792 m’est signalé par une obligeante correspondance de Bruxelles. Ce décret décerne une récompense au sieur Babu pour la découverte des trirèmes des anciens. La question serait donc vidée, s’il fallait croire la grande Assemblée, en cette question si controversée, infaillible ; mais la Convention avait fort à faire au mois de novembre 1791, et le sieur Babu peut fort bien avoir abusé de son innocence.