LA MARINE DES ANCIENS - LA REVANCHE DES PERSES

 

CHAPITRE XIII. — LES DERNIERS JOURS DE LA MARINE GRECQUE.

 

 

La cause d’Athènes était irrévocablement perdue. Après une défaite si grosse de conséquences, Conon ne se hasarde pas à braver la colère de ses concitoyens ; il laisse le vent du nord l’emporter jusqu’à Chypre. Un allié fidèle, Évagoras, accueille le fugitif et n’hésite pas à ouvrir les ports où il commande aux trières vaincues. La Paralos cinglait, pendant ce temps, à toutes voiles et à toutes rames vers Athènes. Elle y arrive de nuit. La fatale nouvelle court de bouche en bouche. Tout était à craindre, car Athènes pendant cette longue guerre n’avait épargné aucun des petits États qui, à diverses reprises, faussèrent, pour passer à Sparte, la foi jurée. La loi du talion allait-elle l’atteindre ? L’application de cette loi eût été pour ses habitants la mort ou l’esclavage. Dans cette extrémité, Athènes se retrouva. Les premiers instants de consternation passés, les larmes données à ceux qui n’étaient plus, on ne s’occupa que des préparatifs de résistance. Les factions se turent, les rands de l’armée s’ouvrirent à cous les citoyens sans exception ; à aucun d’eux on n’eut alors l’idée de demander quel avait été son parti ou quel était son âge. Tombée sur le champ de bataille, Athènes, comme le guerrier dont nous parle le poète, secouait sa poussière, niait sa chute et ne, songeait qu’à revenir à la charge. Lysandre cependant recueillait de tous côtés les fruits de sa victoire. Il reprenait. Chalcédoine, il rétablissait un harmoste lacédémonien à Byzance. Quand il eut rendu la ville d’Égine aux Éginètes, l’île de Milo aux Méliens ; quand-il eut ravagé l’île de Salamine et effacé partout la trace de là persécution athénienne, il vint mouiller devant le Pirée à la tète de cent cinquante vaisseaux. Pausanias, l’un des rois de Sparte, l’attendait, campé depuis quelques jours déjà sous les murs d’Athènes. A la voix de Lacédémone, les Péloponnésiens s’étaient levés en masse ; chacun accourait à la vengeance et à la curée. La grande ville fut, ainsi investie par terre et par mer, Il ne lui restait plus ni vaisseaux, ni alliés, ni vivres ; elle résista quatre mois et ne capitula que devant les horreurs de la famine. Après de longs débats, la paix fut enfin accordée ; mais à quelles conditions ! Athènes en avait, dans l’ivresse de ses premiers triomphes, imposé à ses ennemis de plus dures ; cependant elle ne s’était jamais défendue de l’espoir que la Grèce ne la traiterait pas comme un de ces États sans passé, qui n’ont pour les protéger ni l’éclat de grands noms, ni l’égide de services rendus. Dans sa pensée secrète, le souvenir de Marathon et de Salamine devait encore la couvrir et désarmer jusqu’à un certain point l’inimitié du Péloponnèse. Cette illusion tomba quand Théramène et les autres négociateurs revinrent de Sparte. Il fallait raser les longs murs et les fortifications du Pirée, livrer les vaisseaux, à l’exception de douze, rappeler les bannis, se résigner à ne plus avoir d’autres amis et d’autres ennemis que ceux des Lacédémoniens. Quelques citoyens voulurent se révolter contre ces exigences ; la majorité, une majorité écrasante, étouffa leur voix. Pouvait-on tenir plus longtemps quand déjà les morts se comptaient chaque jour par centaines ? Y avait-il intérêt à payer de nouveaux sacrifices un délai que tous savaient devoir rester sans issue ? On se soumit, et la paix fut signée. Lysandre alors aborda an Pirée ; les exilés y rentrèrent avec lui. Ce ne fut pas, hélas ! comme Athènes avait peut-être le droit de s’y attendre, le jour triste ; ce fut le jour joyeux. Les murs, dit Xénophon, furent abattus au son de la flûte avec une grande ardeur, et la Grèce tout entière célébra le jour qui les vit tomber comme l’avènement de sa liberté.

La Grèce se trompait : le triomphe éphémère de l’oligarchie ne fonda rien, pas même la puissance de Sparte. Alcibiade et Lysandre disparurent : Alcibiade, assailli par ordre de Pharnabaze dans un village de Phrygie ; — il avait alors quarante ans — Lysandre, mortellement blessé dans une escarmouche contre les Thébains, sur les bords du lac Copaïs. Des acteurs principaux de la guerre du Péloponnèse, il ne resta plus bientôt que Thrasybule et Conon : Thrasybule, qui chassa sans peine les trente tyrans le jour où Pausanias  cessa de leur prêter l’appui d’une garnison- lacédémonienne ; Conon, qui prit dans les eaux de Cnide la revanche d’Ægos-Potamos, en se plaçant avec Pharnabaze à la tête de cette fameuse flotte phénicienne, si longtemps promise à Sparte et mise enfin au service du relèvement inespéré d’Athènes. Bien des chemins conduisent les nations à la mort ; il en est un pourtant qui les y mène plus vite que tous les autres : l’ingratitude avait perdu Athènes ; ce fut par l’ingratitude que Sparte passa, en quelques mois, du triomphe à la déchéance. Athènes s’était montrée ingrate envers ses généraux ; Sparte crut pouvoir être impunément ingrate envers son allié ; elle mordit la main qui prodiguait naguère à Lysandre et à Mindaros les subsides. L’expédition des Dix-Mille lui avait révélé la faiblesse de l’Asie ; devançant Alexandre, elle envoya son roi Agésilas faire la guerre au maître de Pharnabaze et de Tissapherne, au souverain qui venait de triompher de Cyrus, au successeur de Darius II, au roi des Perses Artaxerxés Mnémon. Sparte avait pris le goût des richesses, et ses généraux n’étaient plus assez sûrs pour qu’on leur confiât le transport du butin. Gylippe, le grand Gylippe lui-même, le compagnon d’Hermocrate, le sauveur de Syracuse, fut, peu de temps après la bataille d’Ægos-Potamos, accusé d’avoir frauduleusement décousu les sacs remis à ses soins par Lysandre, et d’en avoir soustrait un certain nombre de talents. Pour un pays qui avait fait de la pauvreté volontaire la base de l’état social, pareille conduite était d’un fâcheux exemple. La corruption se gagne comme, la peste, et de tout temps l’une et l’autre ont eu leur siège en Asie. Agésilas cependant faisait de rapides conquêtes quand Artaxerxés prit le parti de confier le commandement de ses forces maritimes à Conon. Vainqueur des Lacédémoniens à Cnide, Conon courut les mers et fit soulever les îles. Artaxerxés, de son côté, envoyait de l’argent en Grèce. Menacée d’une coalition générale, Sparte se voit obligée de rappeler Agésilas ; quelques années plus tard, en l’année 387 avant Jésus-Christ, elle conclut avec Artaxerxés Mnémon le honteux traité d’Antalcidas. Les colonies grecques de l’Asie sont enfin replacées sous le sceptre des Perses ; la revanche des successeurs de Darius est complète. Sparte, qui désavouait jadis avec tant d’indignation -Astyochos, ne trouve que des éloges pour Antalcidas. L’abaissement des caractères a été prompt.

Laissons les Grecs achever mutuellement leur ruine ; ne parlons ni de Pollis, l’amiral de Sparte, ni de Chabrias, le navarque d’Athènes. Pollis avait cependant un éperon armé dé fortes dents de fer, et tuait les stratèges ennemis de sa propre main. Chabrias ne l’en battit pas moins et rentra en triomphe au Pirée. Ce fut le premier avantage remporté par des vaisseaux athéniens sur la flotte de Lacédémone depuis la guerre du Péloponnèse. Et Timothée, et Nicolochus, et Mnasippe, faut-il n’en rien dire ? Timothée, c’était un autre Fabius. Il avait vaincu Nicolochus ; il allait probablement vaincre à1nasippe quand on le déposa, impatienté de ses sages lenteurs. Il eut pour successeur Iphicrate. Ah ! par exemple, Iphicrate, je ne puis le passer sous silence. Ce nouvel amiral se hâta de grossir sa flotte de tous les vaisseaux qu’il put trouver dans les divers ports de l’Attique. Il y joignit les deux galères sacrées et, avec soixante-dix vaisseaux, se dirigea vers Corcyre. Bien d’autres, depuis l’origine de la marine grecque, avaient fait le voyage du Pirée aux Sept-Iles, mais nul ne sut, comme Iphicrate, profiter de la traversée même pour se préparer au combat. Il ne voulut point se servir de ses voiles, quoiqu’il eût le vent favorable ; il n’employa que les rames et, sans se détourner de sa route, exerça ainsi ses matelots. C’est tout un traité de manœuvre que ce seul passage des Helléniques de Xénophon. Nous y apprenons d’abord que les trières avaient deux jeux de voiles, absolument comme les galères du dix-septième siècle. Iphicrate laisse ses grandes voiles à terre et n’emporte que le petit jeu. Il fait voguer généralement par quartier, de façon que ses rameurs puissent se reposer à tour de rôle. Les signaux, — tà simia, — lui servent de jour à faire évoluer sa flotte. Il la forme en ligne de file, la déploie sur une ligne de front, la concentre en phalange. Al. Du Pavillon ne se faisait pas mieux comprendre de la flotte de d’Orvilliers.  Pour exciter l’ardeur de ses chiourmes, pour les dresser aux luttes de vitesse, Iphicrate a trouvé un excellent moyen : l’heure du repas venue, il conduit ses vaisseaux au large, rangés, beaupré sur poupe, les uns dans les eaux des autres. Par un mouvement de contre marche, la lune s’est développée parallèlement au rivage. Attention ! voilà le signal qui monte : Ordre à la flotte de pivoter tout à la fois de 90 degrés sur la droite, en d’autres termes de faire par le flanc droit. Le mouvement s’exécute ; tous les vaisseaux ont maintenant la proue tournée vers le rivage. Le moment d’aller dîner est venu : A terre, mes enfants, à terre ! Partez tous ensemble, et honneur à qui arrivera le premier. Le prix de la joute n’est pas à dédaigner. Ce prix, c’est le droit d’avoir un accès privilégié à.1’aiguade. Les instants accordés au repas sont comptés ; il importe donc de n’en pas perdre, et ceux qui ne pourront remplir que les derniers leur marmite courent fort le risque d’être obligés d’avaler les morceaux doubles. Iphicrate ne craignait pas, grâce aux mesures de précaution qu’il savait prendre, de s’arrêter en pays ennemi pour y faire dîner ou souper ses équipages. Jamais il ne lui est arrivé d’être surpris. Il commençait par donner l’ordre de dresser les mâts et d’envoyer sur chaque navire un homme en vigie, un homme à la penne, disait-on au temps de don Juan d’Autriche. Du haut de ces observatoires les guetteurs découvraient une assez grande étendue de terrain pour qu’on eût tout. le temps de se rembarquer avant que l’ennemi signalé arrivât sur la plage. Point de feux dans le camp la nuit ; les abords du camp éclairés au contraire. Les rôdeurs n’entrent pas volontiers dans ces cercles de lumière qui les peuvent trahir ; de plus, en cas d’attaque, on sait mieux à quelle troupe les grand’gardes vont avoir affaire. Ce n’est pas seulement de tactique navale que s’occupait Iphicrate. On lui doit aussi de nombreuses réformes dans l’armement. II allongea la lance et l’épée, en même temps qu’il diminuait-la surface du bouclier. Bien que les Grecs aient eu, dès le temps d’Homère, la prétention d’être bien chaussé si jamais leurs soldats n’avaient porté chaussure aussi légère, aussi facile à dénouer que celle qui fut inventée par Iphicrate et qui en reçut très justement le nom d’iphicratide.

Quand les mœurs militaires commencent à faiblir, quand la plante humaine peu à peu dégénère, ces organisateurs minutieux, ces généraux de second ordre, qui savent appliquer leur esprit aux moindres détails, rendent de grands services. Cependant je mettrais plus volontiers encore ma confiance dans un stratège qui aurait toutes les qualités que Xénophon prête au Lacédémonien Téleutias. Voilà un nom que je n’avais jamais entendu prononcer et qui me paraît bien mériter pourtant qu’on s’y arrête. Quand Téleutias remet le commandement à Hiérax, il n’est pas un des soldats qui ne veuille lui serrer la plain ; l’un le couvre de fleurs, l’autre l’entoure de banderoles ; ceux qui arrivent trop tard, au moment où le vaisseau s’éloigne, jettent des couronnes dans la mer et prient les dieux de veiller sur leur chef. Les Spartiates éprouvent un revers : de qui font-ils choix pour le réparer ? De ce même Téleutias qui, au dire de Xénophon, ne s’est encore fait remarquer ni par de grands périls courus, ni par des ruses de guerre remarquables, mais qui, pour tout secret et pour tout mérite, a su conquérir l’affection de ses troupes. Téleutias arrive sans argent pour prendre le commandement d’une flotte indignée de n’être pas payée depuis de longs mois ; son nom seul,a transformé les visages ; les matelots témoignent hautement leur joie et se déclarent prêts à le suivre. Soldats, leur dit Téleutias, ma porte jusqu’à présent vous a toujours été ouverte ; ce n’est pas aujourd’hui qu’elle pourrait vous être fermée. Avez-vous des réclamations à m’adresser ? Je suis prêt à les entendre. Vous savez bien qu’avant de songer à ma subsistance ; je me serai occupé de pourvoir à la vôtre ; je préférerais rester deux jours sans vivres plutôt que de vous voir en manquer un seul jour. Les Barbares nous refusent leurs subsides ; apprenons à nous en passer. L’abondance qu’on se procure les armes à la main, aux dépens de l’ennemi, est la seule qui convienne à des hommes libres. Cette abondance, où Téleutias compte-t-il donc aller la chercher ? Au Pirée même ! Au Pirée, avec douze trières, car Téleutias ne veut compromettre dans cette expédition que douze vaisseaux. Oui, au Pirée ! et tout est admirablement calculé pour que l’aventure réussisse. Téleutias sait qu’une fois mouillés dans le port, les triérarques s’y croient en sûreté et ne s’astreignent plus à coucher à bord ; les matelots même se dispersent à terre. Il part de nuit, et s’arrête à moins d’un kilomètre de l’entrée du Pirée. Dès que le jour se montre, il prend avec son vaisseau la tête de la colonne. Les Athéniens ne s’attendaient pas à une telle audace. Quand ils accourent en armes sur le rivage, les vaisseaux de Téleutias ont déjà fait main basse sui, tous les vaisseaux de transport. Sous les yeux ébahis des hoplites et des cavaliers, les trières de Lacédémone emmènent à la remorque cet immense butin. Jamais coup de main ne fut plus heureux et plus prompt, Il y eut même, assure-t-on, des marchands et des triérarques enlevés dans leur lit au milieu du bazar. L’amiral Baudin surprit Vera-Cruz en 1838 : il ne montra pas alors plus de décision et n’obtint pas un plus complet succès.

Toute marine qui se garde mal est incontestablement une marine qui s’effondre. Les Athéniens n’en étaient pas sur ce point à leur première leçon. Déjà Gorgopas avait joué à Eunome un de ces vieux tours de matelot qu’il nous faudra rapprendre si jamais notre marine rentre en lice. Eunome le rencontra revenant d’Éphèse et le poursuivit jusqu’à Égine. Gorgopas fit la sourde oreille à toutes les provocations. La nuit venue, Eunome allume le fanal de sa galère capitane, donne l’ordre à ses vaisseaux de le suivre et se dirige vers les côtes de l’Attique. A peine est-il parti que Gorgopas se met dans ses eaux et le suit sans bruit. Au lieu de se servir de la voix pour donner le rythme à la vogue, les céleustes frappent doucement des cailloux l’un sur l’autre. Eunome ainsi conduit, sans s’en douter, à l’aide du phare qui brille à son mât, deux escadres : la sienne et celle de Gorgopas. Au moment où il va jeter l’ancre, où déjà quelques-uns de ses vaisseaux commencent à s’amarrer au rivage, la trompette lacédémonienne se fait entendre. On fond sur ses trières, et avant qu’il ait pu se reconnaître, on lui en enlève quatre, qui font route pour Égine.

Tout passe, l’ascendant même le mieux affermi. On ne trouvera pas souvent une nation de canotiers comme le fut le peuple athénien. Il y avait près d’un siècle que les fesses du pauvre Démos avaient fatigué à Salamine, et Démos, tout vieux qu’il pût être, maniait encore la rame et la lance avec vigueur. Cependant peu à peu ses grands hommes de mer prenaient le chemin des Champs Élysées : Thrasybule avait été tué en 390 dans les eaux de la Cilicie ; la guerre sociale, cette guerre qui rassembla, pendant trois années consécutives, contre Athènes les forces combinées de Chio, de Rhodes, de Cos et de Byzance, coûta la vie à Chabrias, envoya végéter dans l’exil Iphicrate et Timothée. Quand il fallut faire face à Philippe de Macédoine, monté sur le trône en 360, il ne restait plus que Charès. Charès, vieilli, ce n’était pas assez. On lui associa pour le commandement des troupes Lysiclès, et Lysiclès alla perdre, en l’an 338 avant Jésus-Christ, la bataille de Chéronée. On se relève d’une bataille perdue, on ne revient pas à la vie, quand une longue corruption a tari toutes les sources des vertus publiques. Il n’y avait plus place en Grèce que pour l’empire d’Alexandre ; mais l’empire d’Alexandre, c’est la fin de la Grèce ; c’est du moins pour nous la fin de la marine grecque.

Si nous ne tenions à borner ce récit, nous rencontrerions bientôt sous nos pas une autre marine, plus massive, plus puissante peut-être, construite avec les immenses ressources de l’Asie. Ce ne serait plus cette marine agile, intelligente, faisant à la manœuvre une si large part et tout à fait digne de nous offrir, avec sa tactique, son héroïque histoire comme un enseignement.