LA MARINE DES ANCIENS - LA REVANCHE DES PERSES

 

CHAPITRE X. — JUGEMENT DES STRATÈGES.

 

 

Quelle joie, quelle allégresse doivent régner à cette heure dans Athènes ! Vainqueur, quand on se croyait perdu ou tout au moins réduit pour longtemps à la défensive ! Vainqueur, quand il avait fallu recourir aux dernières ressources ! Si jamais généraux ont mérité des couronnes, ce sont assurément les généraux qui viennent de combattre aux Arginuses. Des couronnes, allons donc ! ce sont des suppliées qu’on leur apprête. Une étrange rumeur s’est répandue dans l’armée de Samos : le peuple n’est pas satisfait. Bientôt on apprend que tous les généraux ont été déposés, à l’exception de Conon, d’Adimante et de Philoclès, les deux lieutenants de Conon. Les huit autres, — Conon le navarque ne comptait pas, et Adimante ou Philoclès avait probablement remplacé Archesirate, — les huit autres sont appelés à comparaître devant l’assemblée d’Athènes. Que peut-on reprocher, grands dieux ! à ces généreux champions ? D’avoir sauvé une escadre condamnée à périr de famine, d’avoir humilié Sparte, d’avoir délivré Mitylène ? On leur reproche de n’avoir pas recueilli les naufragés et de n’avoir pas rendu les honneurs funèbres aux morts. Deux des stratèges, Protomachus et Aristogène, ne jugent pas prudent de répondre à la sommation qui leur est adressée ; ils cherchent un asile sur lés côtes de l’Ionie. Périclès, Diomédon, Lysias, lui-même échappé miraculeusement au naufrage, Arisiocratès, Thrasylle, Érasinidès, tous également confiants dans la bonté de leur cause, se présentent sans crainte à leurs juges. Avoir oublié les naufragés et les morts ! Peut-on leur imputer semblable négligence ? A quel soin furent donc commis, dès que la bataille put être considérée comme gagnée, les deux triérarques les plus capables de la flotte, Théramène et Thrasybule, deux capitaines qui avaient maintes fois rempli les fonctions de stratège ? On leur donna quarante-sept trières et on leur enjoignit de ne s’occuper que d’une chose : visiter les plages et les épaves éparses pour y porter secours à ceux qui vivaient encore, pour y rendre les derniers devoirs à ceux qui étaient morts en servant la république. Nul dans Athènes n’ignore ces détails ; les généraux, le jour même où ils annonçaient leur victoire, en faisaient part au peuple, car le peuple ne veut et ne doit rien, ignorer. C’est pourtant de cette assertion si simple et si sincère qu’est venu tout le mal. Théramène et Thrasybule ont cru que les stratèges voulaient se décharger sur eux de la grave responsabilité qui leur incombe. Ils se sont bâtés de prendre lés devants, d’ameuter leurs amis, et ce n’est plus, seulement au sein d’une foule ignorante que l’accusation recrute ses partisans ; de la flotte même vont surgir les dépositions, les plus accablantes. C’est l’histoire, du comte de Grasse, livré par ses capitaines, après le combat de la Dominique, aux plus sanglantes railleries des Parisiens. Pendant que les Anglais rendaient un juste hommage à la magnifique défense du héros malheureux, pendant que les États-Unis l’honoraient comme un des fondateurs de leur indépendance, les beaux esprits, chez nous, se donnaient carrière : Les croix à la Jeannette, disaient-ils, ont un cœur ; les croix à la de Grasse n’en ont pas. Intelligite et erudimini, vous qui commanderez un jour des escadres !

Il faut que les stratèges soient brefs dans leur défense, car le temps leur a été avarement mesuré. Au signal de la clepsydre, ils devront quitter la tribune. Qu’ils en descendent d’eux-mêmes, car le peuple serait d’humeur à les y aller chercher. Quelques mots heureusement suffisent pour plaider une cause qui serait gagnée à l’avance s’il y avait encore la moindre justice dans, Athènes. Une mission a été donnée ; cela est incontestable. Pourquoi cette mission n’a-t-elle pas été accomplie ? Toutes les violences, toutes les perfidies de Théramène n’amèneront pas les accusés à déguiser la vérité. La tempête qui s’est élevée. a contraint les vaisseaux, les quarante-sept trières, comme le reste, à chercher au port le plus voisin un abri. Théramène et Thrasybule ne sont pas plus coupables que les généraux. Le peuple est ébranlé ; tous les pilotes sont venus attester l’impétuosité de la tourmente. Les prytanes se consultent. Remettons, proposent-ils, l’affaire à l’assemblée prochaine ; à cette heure avancée, il serait impossible de distinguer les mains. Nous essayerions vainement de compter les suffrages. Ce ne sont certes pas les assemblées qui manquent ; il y en a régulièrement trois au moins par mois. N’en peut-on pas d’ailleurs convoquer d’autres d’urgence ? Que le peuple se rassure ; les prytanes ne laisseront pas chômer sa justice. Les accusés ont obtenu caution ; ils sont libres ; c’est à eux de bien employer le temps qu’on leur laisse. Et la haine, croit-on donc qu’elle va demeurer inactive ? Le principal meneur de la cabale ; le promoteur ardent de la persécution, ce n’est pas Thrasybule, c’est Théramène, ce Théramène qui sera un jour l’un des trente tyrans, et que les trente immoleront dès qu’il refusera de les suivre dans leurs excès. Théramène est déjà un personnage ; ses ennemis l’appellent Cothurne, sous prétexte qu’il essaye toujours de s’ajuster aux deux partis ; mais ici le soin de sa sûreté l’a rendu résolu. Le peuple ne se payera pas de discours ; on lui doit au moins une victime Théramène ou les généraux.

De délai en délai, on était arrivé au mois d’octobre de l’année 406 avant notre ère ; la fête des Apaturies allait se célébrer. Consacrée à Minerve et à Jupiter, cette fête était une des grandes solennités publiques. Elle durait trois jours, trois jours de réjouissances, pendant lesquelles les frères et les parents se rassemblaient les uns chez les autres. Combien de chers absents :n’y prendront point part l Vingt-cinq trières ne périssent pas avec leurs équipages sans laisser de nombreux vides dans la cité ; Athènes est remplie de vêlements de deuil. On ne voit dans les rues que gens habillés de noir et rasés jusqu’à la peau. Cette foulé lamentable n’a pas même la consolation de savoir que les dépouilles mortelles de ceux qu’elle pleure ont reçu les hommages suprêmes. Excitée secrètement par les partisans de Théramène, elle éclate en plaintes, elle se rassemble en groupes. L’indignation grossit et trouve un interprète. Callixène propose au peuple de décréter que l’affaire a été suffisamment entendue. Il faut dans chaque tribu déposer deux urnes ; les citoyens qui jugeront les stratèges coupables déposeront leur vote dans l’urne de droite ; ceux qui les voudront acquitter laisseront tomber leur suffrage dans l’urne de gauche. Et si l’épreuve tourne contre les accusés, quelle sera la peine ? Le peuple, en pareil cas, n’en peut prononcer qu’une : les généraux seront, livrés aux Onze pour être mis à mort. Leurs biens, tous leurs biens, seront confisqués, et le dixième en sera consacré à Minerve.

L’assemblée, à cette proposition impitoyable, se divise. Depuis quand, disent les uns, a-t-il été permis de frapper plusieurs accusés par une seule sentence ? N’existe-t-il pas une loi, — la loi de Canonus, — qui prescrit d’instruire séparément la cause de chacune des personnes impliquées dans le même procès ?Eh quoi ! répliquent les autres, vous prétendez restreindre les, droits du peuple ! Le peuple qui fait les lois n’est-il pas libre de décréter en toute occasion ce qui lui convient ? — L’assemblée devient tumultueuse ; Lyciscus s’écrie qu’on devrait envelopper dans le même décret et les stratèges qui ont failli à leur devoir et les citoyens, factieux qui les défendent. Socrate, fils de Sophronisque, proteste au nom de l’éternelle morale. Le peuple est souverain sans doute, mais, comme tout souverain, il se trouve enchaîné par les lois qu’il a faites. Ah ! Socrate ! Socrate ! tu as donc bien envie de boire la ciguë ! On t’a déjà livré à la risée du peuple ; dans cinq ou six ans le peuple te livrera au bourreau.

Pendant que ce sage, — c’est ce fou que nous voulions dire, — parle à la multitude un langage que jamais multitude n’a compris, un matelot se lève. J’étais au combat des Arginuses, dit-il. J’ai pu me sauver sur un tonneau de farine, et j’affirme que la tempête n’était pas telle qu’il fût impossible de recueillir les morts. Ce dernier coup achève les accusés ; une immense clameur couvre le peu de voix qui réclament encore ; les prytanes, effrayés, se résignent à faire voter par tribu : Si quelqu’un n’a pas encore déposé son suffrage, qu’il se hâte ! La proposition de Callixène a la majorité ; les huit stratèges sont condamnés à la peine capitale. Protomachus et Aristogène éviteront les effets de la cruelle sentence. Ceux-là sont les girondins prudents qu’au lendemain de Thermidor on sera trop heureux de retrouver et de couvrir de fleurs ; les six autres sont livrés aux Onze. N’oubliez pas, s’écrie Diomédon au moment où les bourreaux l’entraînent, n’oubliez pas, citoyens, d’acquitter les vœux que nous avions faits avant la bataille. C’est Jupiter Sauveur, c’est Apollon, ce sont les vénérables déesses qui nous ont donné la victoire. Allez leur rendre grâces pendant que nous marchons à la mort ! Que disait en pareil occurrence le comte d’Estaing ? Portez ma tête aux Anglais ! Ils vous la payeront cher ! Voilà de vaillants adieux à la vie ! Je les préfère de beaucoup à ceux de Théramène répandant à terre les dernières gouttes de la ciguë pour le beau Critias. Théramène, tu railles ; ce n’est pas la ciguë, c’est le sang de Diomédon qui t’étouffe. Quand le malheur viendra fondre sur toi, tu croiras en vain te justifier en disant : Ce n’est pas moi qui ai commencé les attaques. Tu as été injuste, tu as été perfide ; Critias n’est ici que l’instrument du ciel. Et ce misérable Callixène, ce sycophante qui a emporté d’emblée la sentence, quel sera son sort ? Les Athéniens ont une loi destinée à frapper ceux qui les ont trompés. Naïve et touchante bonhomie du pauvre Démos ! Callixène fera les frais de son repentir. Emprisonné d’abord, délivré ensuite à la faveur d’une émeute, le délateur ira traîner à l’étranger une existence humiliée et errante. Les dieux permettront bien qu’il revoie un jour sa patrie ; mais, exécré de tous, accablé de mépris, il finira par mourir de faim.

Les Anglais ont condamné l’amiral Byng ; c’était, un vaincu ! Et encore l’impartiale histoire n’a-t-elle pas ratifié leur rigueur. Le véritable coupable n’était probablement pas celui qui, en 1757, monta, calmé et fier, sur le fatal ponton. Des ministres imprévoyants se couvraient, ce jour-là, par le sacrifice de l’homme que leur négligence avait mis dans l’impossibilité de vaincre. Il est difficile d’approuver un jugement qui semble n’avoir été qu’un détestable expédient politique. Combien, à plus forte raison, doit-on blâmer, doit-on, de tout son pouvoir, flétrir cette aberration d’un peuple qu’on voit, follement docile aux inspirations de ses orateurs, appesantir sou aveugle colère sur des généraux qui ne méritaient que sa reconnaissance !

C’est ainsi cependant, proclame toute une école, qu’on décrète la victoire. n Il est temps d’en finir avec ces théories. On n’a le droit de décréter la victoire que quand on a pris soin de l’organiser. Le mot du maréchal Bugeaud restera éternellement vrai : Sans l’armée de Louis XVI, toutes les fureurs de Danton n’auraient pas sauvé la France !