Assiégé par terre et par mer, n’ayant aucun moyen de se procurer des vivres, Conon devait tôt ou tard succomber. La prise de Mitylène n’était plus qu’une affaire de temps, à moins que Mitylène ne fût secourue. Comment demander ces secours ? Comment instruire Athènes du danger imminent que court sa flotte ? Comment lui faire savoir que, si elle n’avise et n’avise promptement, la guerre peut se trouver terminée, à l’avantage imprévu de Sparte, d’un seul coup ? Placés dans une situation aussi délicate et aussi périlleuse, bien peu d’amiraux, — je parle des plus habiles qu’on ait vus de nos jours, — auraient surpassé en industrieuse habileté le vieux Conon. On remplirait un volume des stratagèmes de guerre des anciens ; toutes les ruses des modernes tiendraient dans quelques pages. Réfugié dans le port du nord, Conon avait tiré sa flotte à terre. Il fait choix de ses deux meilleurs vaisseaux et les lance ; de nuit, silencieusement, avec les plus mystérieuses précautions, à la mer. Ces vaisseaux non seulement demeurent collés au rivage, on prend soin de les dérober à la vue de l’ennemi en tendant devant eux des rideaux. Chaque jour ils reçoivent, avant le lever de l’aube, leurs équipages au grand complet ; aucun homme n’est autorisé à paraître sur le pont ; les épibates eux-mêmes se tiennent, avec les rameurs, à fond de cale. La niait venue, chacun redescend à terre ; les premières lueurs du malin blanchissent à peine l’horizon, que chacun retourne prendre son poste à bord. Quatre jours se passent ainsi ; Conon épie le moment favorable. Le cinquième jour, une chaleur accablante règne dans la baie ; l’ennemi s’est relâché de sa surveillance, les rondes sont mal faites, les vedettes se sont endormies. Conon donne le signal : les rideaux s’abattent, les deux trières, s’élancent. L’une se dirige au large, l’autre vogue droit au nord et prend, le long de terre, la routé de l’Hellespont. Quel tumulte dans le camp du Péloponnèse l On ne s’y attendait à rien de semblable. Les messagers se croisent, lès aides de camp vont porter de côté et d’autre des ordres improvisés, ordres qui trop souvent se nuisent et se contrarient. D’eux-mêmes, les soldats ont couru aux armes ; mais ce n’est pas en s’agitant ainsi sur le rivage qu’on réparera la négligence commise : Montez sur les trières, les premières venues ! Ne cherchez pas votre vaisseau ! Tout vaisseau dont les bancs sont garnis peut partir ; il n’y a pas un instant à perdre. Voyez l’énorme avance qu’ont déjà les fuyards ! Démarrez donc ! Que faites-vous ? Est-ce qu’on a le temps de lever les ancres ? Coupez, coupez les câbles ! Êtes-vous prêts, enfin ? Sentabas, mariniers ! Et vogue tout d’un temps ! Nous parlons ici une langue morte, la langue des galères ; nos officiers peut-être ne nous comprendront pas ; Thucydide et Xénophon savent aussi bien que Barras de La Penne et M. de Vivonne ce que nous voulons dire. La chasse a commencé : Passe vogue, mes enfants ! Hippapé, mes braves coursiers de Sicile ! La galère athénienne ne nous échappera pas. La galère ? Il y en a deux. Six heures durant, on poursuivit celle qui s’efforçait de gagner la haute mer ; le soleil se couchait quand on l’atteignit. Les chasseurs la ramenèrent à Callicratidas avec son équipage. La trière qui filait le long de la côte fut sauvée par l’obscurité de la nuit. Dès que les ténèbres vinrent couvrir ses mouvements, elle changea de route, déploya sa voile et, poussée par le vent du nord, arriva en moins de trois jours au Pirée. Mitylène est investie, les débris de la flotte sont bloqués ; envoyez de prompts secours, ou bientôt Athènes n’aura plus de marine. Tel est le message qui répand en quelques minutes la consternation dans la ville. C’était un brave peuple que ce peuple athénien ; bien qu’il fût trop souvent un peuple insensé. Sur-le-champ il décrète l’armement de cent dix vaisseaux. On manque de rameurs ? Enrôlez tout sans distinction, les esclaves et les hommes libres ! Et vous, honnêtes métèques, qui avez toujours fidèlement servi Athènes, on vous confère, pour encourager votre zèle, les droits de citoyen ! En trente jours, la nouvelle flotte est prête à prendre la mer. Elle porte des hoplites, elle parle aussi une nombreuse cavalerie, car ce n’est pas seulement sur mer qu’on est résolu à combattre. Vers quel point se dirigera-t-on ? Vers Samos avant tout. Samos est une autre Athènes ; on y est toujours disposé à prendre les armes pour les intérêts de la démocratie menacée. Les Samiens fournissent à la flotte du Pirée un contingent d’hoplites, un renfort de rameurs. Quand ils ont complété les équipages des trières d’Athènes, il leur reste encore le moyen d’équiper, pour leur propre compte, dix vaisseaux. Si les autres îles montrent moins de ferveur, on aura recours à cette pression morale dont Athènes â su plus d’une fois faire un utile usage. La levée en masse ! Voilà ce qu’il faut pour grossir, en cette heure de crise, la flotte dé la république. Tous les détachements épars se concentrent ; les généraux d’Athènes partiront de Samos à la tète de cent cinquante vaisseaux. Avec quelle rapidité merveilleuse les échecs se réparent et les vides se comblent dans ces flottes de l’antiquité ! S’il avait fallu aux anciens, comme à nous, quatre années pour entrer en jouissance du vaisseau neuf mis sur les chantiers, on n’aurait pas vu l’équilibre des forces se rétablir ainsi tant de fois et de la façon la plus inattendue. Voilà donc de nouveau la nier en balance ; elle ne sait plus qui sera dans quelques jours son maître. D’un côté se présente Callicratidas avec ses cent soixante-dix trières ; de l’autre, les généraux d’Athènes prêts à tendre la main à Conon. Les Athéniens ont trente-huit vaisseaux dans le port intérieur de Mitylène, cent cinquante rassemblés sur la rade de Samos. Le difficile sera d’opérer la jonction ; Callicratidas ne compte pas rester, pendant ce temps, à sommeiller sur ses ancres. II laisse cinquante navires devant Mitylène ; c’est assez pour bloquer les trente-huit vaisseaux de Conon. Avec les cent vingt autres, il se porte à l’extrémité méridionale de Lesbos. Là, Callicratidas s’arrête le moment est venu de faire souper à terre les équipages. Au même instant, par une singulière coïncidence, lés Athéniens partis de Samos soupaient sur les îles Arginuses. Lorsqu’au mois d’avril 1854, l’amiral Bruat portait dans l’Hellespont les premières troupes envoyées au secours de la Turquie, la majeure partie de son escadre se composait encore de navires à voiles, et son pavillon flottait à bord d’un vaisseau mixte. 0n appelait ainsi le vieux vaisseau de ligne auquel une innovation timide consentait enfin à prêter le secours d’une machine. Le vent du nord contraignit cette escadre, attendue par la Sublime Porte avec une légitime impatience, à venir jeter un pied d’antre sur la rade de Métélin. Toute la journée nous louvoyâmes entre l’île de Lesbos et le continent de l’Asie. La première bordée nous conduisit sous ces îles, dont le nom, en l’année 406 avant notre ère, allait acquérir la célébrité sanglante dévolue de tout temps aux grands champs de bataille. Je crois voir encore le Montebello coucher, au souffle strident de la rafale, son large flanc dans le creux de la vague, écarter devant lui les ondes indignées et’ passer fièrement à travers les hautes gerbes d’écume que chaque coup de son poitrail faisait jaillir. C’était la marine moderne qui venait troubler dans leur séculaire repos les cadavres des trières enfouies au fond de ces eaux bleues et dormant depuis deux mille deux cent soixante ans sur leur lit d’algues et de vase. Sois moins fier ; vieux géant ! ne foule pas avec tant de dédain les cendres du passé ! Tes jours, à toi aussi, sont comptés ; tu ne tarderas pas à disparaître, et tes pareils, crois-le bien, ne laisseront pas dans l’histoire une trace aussi profonde que ces trières, objet de tes mépris. Les trières ont vécu près de trois mille ans, les vaisseaux à voiles n’auront pas vécu deux siècles. De l’extrémité méridionale de Lesbos aux îles Arginuses on compte onze milles marins, vingt kilomètres environ même pour des trières, c’est une faible distance. Callicratidas aperçoit, à la nuit tombante, des feux nombreux s’allumer sur la côte qui fait face au cap Malée, pointe méridionale de ce port magnifique que tous les marins connaissent aujourd’hui sous le nom de port Olivier ; il ne met pas en doute un instant qu’il n’ait devant lui les Athéniens. Sans attendre le jour, il appareille. Le temps est sombre ; Callicratidas se flatte de tomber à l’improviste au milieu des, vaisseaux ennemis. Pour un hoplite, ce n’est pas si mal calculer ; les dieux, malheureusement, ne jugent pas à propos de seconder ce projet. Un violent orage éclate et relient la flotte du Péloponnèse près du bord. Des trières ne s’aventurent pas volontairement au large quand le ciel ouvre ses cataractes, ou quand. Jupiter fait gronder sa foudre. Notez que la trière ne représente pas toutes les facultés de navigation de la marine antique ; elle est essentiellement un vaisseau de combat, un navire bas de bord, parce qu’un navire à rames doit présenter le moins de surface possible à la brise ; un navire chargé d’équipage, de faible tirant d’eau ; d’une épaisseur de bordage qui dépasse à peine celle des tôles d’acier de nos bateaux-torpilles. Le bâtiment de charge, lourd et enhuché, est, au contraire, de taille à braver toute ce qu’affronte aujourd’hui la sakolève, s’il n’est pas la sakolève même. Les bateaux du pays ont trouvé de bonne heure leur formule, et les siècles ont passé sur eux sans altérer leur coque ou leur voilure. Les marins, avant de devenir des mathématiciens, étaient si routiniers ! Je ne blâme donc pas Callicratidas de s’être montré docile à la voix des éléments ; ce ne fut de sa part que la marque d’un esprit prudent et judicieux. Son peu d’habitude de la mer eût pu l’incliner à un parti plus violent ; il s’en fût sans doute assez mal trouvé. Le jour se lève ; les derniers murmures de la tempête s’apaisent. Callicratidas se dirige sur les Arginuses. Prévoyant qu’il pourra succomber dans l’action, il a déjà désigné Cléarque pour lui succéder. L’affaire va s’engager en effet sous de fâcheux auspices. Les devins consultés ont défendu d’en venir aux mains. Les devins ont-ils donc quelque pressentiment dont il faille tenir compte ? Les événements futurs peuvent-ils projeter quelque ombre devant eux ? Cette ombre, la distinguent-ils dans le vol des oiseaux ou dans les entrailles des victimes ? L’appétit des volailles sacrées fut-il jamais un sérieux pronostic ? Qui sait ? Les préjugés des nations ne doivent point être sans doute tenus, comme les proverbes, pour un fonds commun de sagesse. On aurait tort cependant de les repousser en bloc ; commençons d’abord par les retourner sous toutes leurs faces ; nous prononcerons ensuite. L’Auster est le maître inquiet de l’Adriatique ; l’Aquilon a été de tout temps le tyran impérieux de l’archipel grec. Ses premiers coups sont irrésistibles. Dieu vous préserve, disent encore aujourd’hui les pilotes de Milo, du jeune Nord et du vieux Sud ! Si les devins, le jour où Callicratidas marchait avec tant d’assurance à l’ennemi ; avaient trouvé leurs volailles nerveuses, le sang des victimes écumeux ; s’ils avaient remarqué l’effarement des goélands et des mouettes, n’étaient-ils pas jusqu’à un certain point en droit de prévoir une bourrasque ? Leur devoir ne consistait-il pas alors à retenir plutôt qu’à exciter les combattants ? Callicratidas passa outre. Ce ne sera point, dit-il, un grand malheur pour Sparte, si je dois succomber dans ce combat ; ce serait une honte pour elle si sa flotte paraissait éviter les Athéniens. Sous un ciel redevenu radieux, les vaisseaux du Péloponnèse continuent intrépidement leur route. L’aile droite, c’est Callicratidas en personne qui la commande ; l’aile gauche est sous les ordres d’un Thébain, Thrasondas. Ces deux hoplites vont avoir affaire à de vieux marins. Les Athéniens ont dix généraux ; pour le jour de l’action, ils n’ont qu’un général en chef, Thrasylle se trouve investi ce jour-là du commandement suprême. Ses dispositions sont loin de manquer d’habileté. Il connaît l’impétuosité et l’inexpérience de son adversaire ; tout lui conseille donc de rester sur la défensive ; d’épier les fautes de l’ennemi et de se tenir prêt à en profiter. Pour obliger Callicratidas à diviser ses forces, le navarque d’Athènes étend démesurément son front de bataille ; il y comprend même les îles Arginuses. Garni de soldats, le rivage de ce groupe tient lieu à Thrasylle d’une troisième escadre. Les Péloponnésiens ne sauraient songer sans la plus extrême imprudence à laisser une des ailes athéniennes inoccupée ; il leur faut se résigner à livrer deux combats distincts, l’un au nord des Arginuses, l’autre au sud. Leur plus grand désavantage est de ne pouvoir dériver, en cas d’avarie, que vers un rivage fortement occupé par les Athéniens. Lorsque trois cents trières et soixante mille hommes vont être aux prises, il doit y avoir conseil sur l’Olympe. Mais les dieux en ce jour peuvent-ils se partager ? Ne reçoivent-ils pas d’Athènes et de Sparte les mêmes adorations, le même culte ? Epargnez vos victimes ! La fumée du sacrifice ne montera pas au séjour immortel ; les dieux se détourneraient de cet hommage fratricide avec dégoût. Ainsi donc, trente mille Péloponnésiens se préparent à livrer bataille à trente mille Athéniens en vue des côtes de l’Asie. Sarpédon et Hector en auront tressailli dans leurs tombes. C’est le plus grand combat dans lequel des Grecs aient été opposés à des Grecs ; ce fut aussi le suprême effort tenté par Athènes pour ressaisir l’ascendant qui lui échappait. Thrasylle compte avant tout sur la force de sa position ; il attend l’ennemi de pied ferme. Nous allons assister à un immense choc parallèle. Des deux côtés les trompettes ont donné le signal ; les soldats y répondent par leur cri de guerre ; les rameurs tendent tous à la fois leurs bras nerveux et se courbent, nus jusqu’à la ceinture, sur les rames. En quelques minutes, l’espace qui sépare les deux flottes est dévoré. Ce n’est pas un vulgaire triérarque, c’est un général athénien que Callicratidas cherche dans la longue ligne de vaisseaux déployée devant lui. Ses yeux ont découvert la trière de Lysias ; le navarque la désigne du doigt à son pilote. Ainsi Nelson à Trafalgar montrait le Bucentaure au capitaine Hardy. Les deux galères se heurtent ; la galère athénienne, plus faible d’échantillon, a fléchi : un second coup d’éperon l’entrouvre et l’envoie au fond de l’abîme. La mêlée s’établit. La trière victorieuse se débat au milieu des nombreux vaisseaux qui la pressent ; elle fracasse les rames, elle écrase les plats-bords, elle troue de tous côtés les carènes. Mais voici un nouveau général qui accourt. Le grand Périclès, Périclès l’Olympien n’avait pas fait souche d’hommes d’État ; il fil mieux : il fit souche d’officiers de marine. Un des dix généraux acclamés par la voix populaire portait à jamais ce nom vénéré. Périclès le stratège ne démentira pas le sang illustre d’où il est sorti. C’est lui qui vient à travers le tumulte prendre là revanche de Lysias. Callicratidas a su faire le vide autour de son vaisseau ; Périclès peut donc arriver sans peine jusqu’au noble adversaire qui n’a plus devant sa proue que des débris. Le champ est libre ; les deux trières se rencontrent de pointe. L’éperon du Spartiate s’enfonce profondément dans la joue de la galère athénienne. En arrière ! en arrière ! Sciez tout d’un temps, mes braves thranites ! Les zygites et les thalamites ne demandent qu’à vous imiter. Le coup est porté, la plaie est profonde ; il faut maintenant dégager son dard. Les rameurs, renversés vers la poupe, s’épuisent en vains efforts ; l’éperon reste fixé entre les lèvres de la blessure qu’il a infligée. Périclès donne l’ordre de jeter les grappins ; les deux trières désormais n’en font qu’une. Que peut souhaiter de mieux un guerrier de Sparte ? Il pourrait souhaiter d’avoir le pied sur la terre, ferme, car la houle balance déjà d’une façon gênante ce champ de bataille improvisé. Les hoplites ont le pied rond comme le disait de sa voix de tonnerre l’amiral Duperré aux législateurs ébahis qu’il essayait d’initier à tout un ordre de choses dont les législateurs n’avaient, à cette époque, nulle idée. Callicratidas chancelle, essaye en vain de reprendre son aplomb ; un dernier coup de roulis le fait de nouveau trébucher ; le navarque de Sparte est tombé à la mer. Il coule à pic, comme coulera un jour l’amiral Howard. De pareils événements étaient très fréquents dans. la marine des galères ; pour faciliter ces faux pas, on savonnait les ponts, on les enduisait de matières grasses. Aussi le vieux Canale, le provéditeur de Venise, se présentera-t-il au combat de Lépaule chaussé d’espadrilles : Collingwood à Trafalgar mit des escarpins, mais ce ne fut pas pour prévenir une chute. Il pensa que si quelque projectile qu quelque éclat de bois le blessait à la jambe, il serait bon que le chirurgien n’eût pas de bottes à lui ôter. Quand le chef disparaît aussi soudainement, les soldats ont bientôt perdu courage. La capitane de Sparte cède à l’ennemi. Plus de direction ; chacun combat maintenant pour son compte. L’aile droite des Péloponnésiens fléchit ; l’aile gauche, où les Béotiens commandent, se trouble et prend la fuite. Les Athéniens ont cependant perdu vingt-cinq vaisseaux. Si Callicratidas eût vécu, l’issue du combat fût demeurée plus longtemps douteuse ; Callicratidas emporte avec lui la fortune de la journée ; la déroute de la flotte du Péloponnèse est bientôt sans remède. Une partie des vaisseaux va chercher un refuge à Chio ; les autres s’arrêtent à Phocée. Les Athéniens ont pris soixante-neuf navires, neuf trières de Lacédémone, soixante trières fournies parles alliés. Il ne suit pas de vaincre : l’essentiel est de savoir tirer parti de la victoire. Conon n’était pas encore débloqué ; un des lieutenants de Callicratidas, Étéonicus, le gardait à vue avec cinquante trières. Ces cinquante trières sont une belle proie qu’il y aurait, regret à laisser échapper. Traversera-t-on sur-le-champ le canal ? Après une grande bataille, il ne reste guère au vainqueur que des vaisseaux délabrés. Les généraux athéniens observent avec inquiétude le ciel qui se charge, le flot qui se gonfle ; les pressentiments dés devins ne les ont pas trompés. On se rappelle involontairement ici le soir de Trafalgar et les dernières paroles de Nelson mourant : Faites mouiller la flotte ! Les stratèges de la république ont une double tâche à remplir : la plus pressante et la plus sacrée consiste à recueillir les naufragés sur les épaves flottantes, les blessés et les morts à la côte. Ce sera le devoir de Théramène et de Thrasybule. On leur confie, pour qu’ils aillent sans délai s’acquitter d’une mission qui n’admet pas de retard, quarante-sept trières, les moins maltraitées de la flotte. Cela fait, les stratèges rassemblent tout ce qui a des rames, tout ce qui peut naviguer encore. Ils parviennent ainsi à composer une escadre assez forte pour couper la retraite à Étéonicus. D’ailleurs, Conon est là, et l’on a le droit de compter, au moment venu, sur son concours. En route ! Il n’est plus temps : la tempête sournoise s’est déclarée tout à coup. Le vent du nord, le vent de l’Hellespont, balaye avec sa furie accoutumée le canal. Regagnez la plage au plus vite, si les îles Arginuses ont une plaie ! Cherchez du moins quelque anfractuosité sur la côte pour vous y cacher ! Le détroit n’est pas tenable ; vos voiles seraient dans un instant en lambeaux, et vos rames contre un tel coup de vent sont devenues inutiles. Il faut aller où la tourmente vous mène. Tout le littoral de Cymes, sur le golfe actuel de Sandarli, tout le rivage de Phocée, à l’entrée du golfe de Smyrne, seront le lendemain couverts de cadavres et de débris. Un bateau péloponnésien n’a pas attendu la fin de la bataille pour aller porter à Étéonicus la nouvelle d’un combat dont la mort de Callicratidas faisait suffisamment présager l’issue. Il a pu ainsi aborder au port de Mitylène avant que la tempête éclatât. Étéonicus garde pour lui seul cet avis sinistre. A ses soldats, ce n’est pas un revers, c’est une glorieuse victoire qu’il annonce. Tous les vaisseaux athéniens ont péri. Qu’on prépare un pieux sacrifice pour remercier les dieux ! Pendant ce temps, ordre est donné aux marchands d’embarquer sans bruit leurs marchandises et de faire voile vers Chio. L’heure du souper arrive ; les équipages des trières prennent comme d’habitude leur repas sur la plage. Le souper terminé, ils s’embarquent, et le vent du nord les emporte à leur tour dans la direction du sud. Tout se passe avec calme ; aucune agitation bruyante ne vient éveiller l’attention de l’ennemi. Les Lacédémoniens ont mis vingt-six ans à se pénétrer des nécessités de la guerre maritime ; ils sont aujourd’hui aussi actifs que des Athéniens et non moins silencieux que des Anglais. Quand la flotte est sauvée, Étéonicus s’occupe d’assurer le salut de l’armée de terre. Il met le feu au camp et emmène à marches forcées ses soldats à Méthymne. La ruse a eu un succès complet. Au point du jour, Conon trouve le rivage évacué, la rade entièrement vide. Il tire ses vaisseaux à la mer et vogue à la rencontre de la flotte, qui venait enfin de quitter, le mouillage des Arginuses. S’il fut jamais un thalassocrate, ce fut à coup sûr ce général récemment débloqué. Les Péloponnésiens étaient hors d’état d’apporter le moindre obstacle à ses mouvements ; il pouvait les aller insulter à Chio, sinon les y détruire. Conon préféra rentrer à Samos. L’hiver commençait, et une journée d’hiver a quelquefois aussi sûrement raison d’une flottille de bâtiments à rames que la plus sanglante des batailles. Les opérations étaient donc forcément suspendues ; on les reprendrait au printemps. Ce qui importait, c’était de mettre ces sis longs mois de trêve à profit pour rentrer dans l’arène armé de pied en cap. |