LA MARINE DES ANCIENS - LA REVANCHE DES PERSES

 

CHAPITRE VII. — LE COMBAT DE NOTIUM ET LA DISGRÂCE D’ALCIBIADE.

 

 

Belle et brillante Athènes, au front couronné de violettes, le jour où tu vis repartir Alcibiade avec une armée de quinze cents hoplites, avec cent cinquante chevaux, avec cent trières, tu te promis sans doute de nouveaux triomphes : la république venait de faire un suprême effort et de le faire au moment même où Lacédémone lassée se montrait disposée à demander la paix. Quelle ne fut donc pas ta surprise, quand, au début de l’année suivante, tu appris que ta flotte venait d’être battue ! Dans une seule journée, tu avais perdu vingt-deux vaisseaux ! L’ami de Tissapherne aurait-il vendu l’armée qu’on lui a confiée ? Ce soupçon peu à peu grossit ; les détails transmis de Samos le changent en certitude, — la certitude des masses. — On sait si les masses, quand il s’agit de croire quelque fait monstrueux, ont jamais eu l’habitude d’hésiter. Que s’était-il donc passé en Asie ? Reprenons les choses au point où nous les avons laissées, c’est-à-dire au moment où Alcibiade, vainqueur dans le Bosphore comme dans la Propontide et dans l’Hellespont, se disposait à faire route pour Athènes.

Le roi des Perses, à chaque nouveau succès d’Alcibiade, n’en a que mieux compris là nécessité de resserrer son alliance avec les Lacédémoniens. La politique oscillante de Tissapherne a décidément le dessous ; c’est l’intervention franche et loyale de Pharnabaze qui prévaut. Darius envoie à Sardes le second de ses fils, le plus vaillant : Cyrus. De Sardes le prince se rend à Éphèse. Il. y trouve Lysandre récemment arrivé de Lacédémone, Lysandre, déjà renommé pour sa rare valeur et surtout pour sa connaissance exceptionnelle du métier de la mer. Les rivages de l’Asie n’avaient pas eu souvent le spectacle d’une telle activité. : Rhodes, Cos, Milet, Chio, ont été mises à. contribution, soixante-dix trières sont rassemblées sur la rade d’Éphèse ; mais il faut de l’argent pour solder les équipages. De l’argent ! j’en apporte ! répond Cyrus. Voici pour commencer un à compte de cinq cents talents. Cette somme ne suffit-elle pas ? J’aurai recours aux fonds que mon père m’a confiés. Si ce n’est point assez, je ferai fondre le trône sur lequel vous me voyez assis. Tissapherne n’offrait que son triclinium. La solde fixée par ce satrape, d’après le conseil d’Alcibiade, était de quarante-cinq centimes ; Cyrus la porte de son propre mouvement à soixante. Les Athéniens n’ont qu’à bien garder leurs chiourmes, l’appât d’un pareil salaire amènera plus d’un déserteur à Lysandre. L’accord de Lacédémone et de Sardes- est donc plus assuré que jamais. Ce n’est pas un simple satrape qui parle, c’est un prince du sang, un Caranos, investi pour tous les bas pays, dans toute l’étendue des provinces maritimes, de l’autorité souveraine. Le roi des Perses a pris la flotte du Péloponnèse à bail. Aux termes du traité conclu entre Tissapherne et Astyochos, là dépense supportée mensuellement par le roi ne devait pas dépasser trois mille francs par trière ; Cyrus en promet quatre mille, et Darius ratifie cette libéralité. Peut-on payer trop cher la satisfaction de voir les Grecs se déchirer entre eux. Tous ces despotes orientaux ont beau être astucieux, je les trouve singulièrement enclins à l’imprudence. Quand on est aussi riche et aussi mal défendu par son organisation militaire, il n’est vraiment pas sage de faire parade de l’or qu’on possède. Ne court-on pas le risque d’allumer la cupidité des pauvretés avides dont on se procure pour un instant le concours ? Les malandrins de Sparte ne tarderont pas à sonder les chemins d’Ecbatane ; dix-huit siècles plus tard, vous verrez les preux de l’Occident, soumis à des tentations semblables, se ruer sur les routés qui conduisent à Calicut, à Tenochtitlan ou à Quito.

Chez Alcibiade, dit Plutarque, ce qui choquait le plus, c’étaient l’insolence et le luxe joints à la présomption ; dans Lysandre, c’était la dureté du caractère. Celte rudesse impérieuse ne s’amollissait que devant les princes et devant les satrapes. La Grèce, ajoute le précepteur de l’empereur Adrien, n’eût pas mieux supporté deux Lysandre que deux Alcibiade. C’est pour cela peut-être que, ne pouvant opposer à l’Alcibiade d’Athènes un Lacédémonien qui eût autant de souplesse dans l’esprit, autant de charme insinuant dans les manières, il n’était pas sans avantage de le mettre aux prises avec un Lysandre. Ces deux natures félines ne portaient pas le même masque ; elles n’en étaient pas moins faites pour se mesurer en champ clos. La grande supériorité de Lysandre sur son adversaire, dans le conflit qui allait s’engager, c’est que la question de solde ne le préoccupait plus ; Alcibiade, au contraire, voyait ses opérations entravées par cette difficulté constamment renaissante. Il lui fallait sans cesse songer à battre monnaie avec ses vaisseaux, disséminer sa flotte, se promener d’île en île et laisser souvent, pour courir à la recherche de quelque chétif tribut, ses plus belles victoires inachevées. Lysandre, au moment où Alcibiade quittait le Pirée pour ouvrir la campagne de l’année 407, n’avait plus seulement soixante-dix vaisseaux ; il en possédait quatre-vingt-dix. Cette flotte, tirée à terre, se radoubait à loisir sur la plage d’Éphèse ; les équipages se reposaient dans leur camp, enveloppé, selon la coutume, de palissades, lorsqu’un incident imprévu vint rompre la trêve qu’imposait encore aux deux partis la saison.

Les Athéniens avaient rétabli leur domination à Byzance ; l’Hellespont, d’une extrémité à l’autre et sur ses deux rives, reconnaissait de nouveau leurs lois. Il fallait maintenant s’occuper de raffermir les villes maritimes de l’Ionie et de la Carie dans les sentiments qui les inclinèrent, dès le jour de leur fondation, à chercher contre l’oppression des Perses l’appui des flottés athéniennes. Thrasybule vint de l’Hellespont mouiller devant Phocée ; Alcibiade  s’établit à Notium, près de Colophon, à portée d’Éphèse. Lysandre ; à cette nouvelle, fait descendre ses vaisseaux du rivage. Quel est l’amiral de nos jours qui, se trouvant mouillé à quelques lieues à peine de là flotte ennemie, d’une flotte formidable tout au moins par le nombre, voudrait laisser à un de ses lieutenants le soin de tenir cette flotte en échec, s’en irait procéder au loin à quelque opération de détail, emmenant avec lui les meilleurs de ses vaisseaux, et croirait que, pour n’avoir rien à craindre des suites de son absence, il lui suffira d’enjoindre à qui le remplace la plus complète immobilité jusqu’à son retour ? Telle est pourtant l’inqualifiable imprudence que commet Alcibiade. Il part de Notium avec une escadre de choix et s’en va prêter assistance à Thrasybule qui fortifiait Phocée, aux habitants de Clazomène récemment pillés par quelques bannis. Quand il revient de l’entrée du golfe de Smyrne au fond du golfe de Scalanova, sa flotte a subi un échec dont le retentissement se prolonge dans tout l’Archipel et ça porter le doute et le soupçon jusqu’au cour d’Athènes.

Ce fut, parait-il, à Antiochus, le pilote-major de cette flotte, bon pilote, dit Plutarque, mais esprit lourd et sans intelligence, qu’Alcibiade, lorsqu’il se porta vers le nord, remit le commandement. Xénophon ne parle lias avec cette sévérité d’Antiochus, et Diodore de Sicile ne nous montre le pilote d’Alcibiade que sous lès traits d’un homme entreprenant sans doute, mais digne à tous égards de là confiance qu’il avait inspirée. Je suis loin de croire ; pour ma part, que le chef temporaire de la flotte de Notium ait enfreint ses ordres, le jour où, avec deux vaisseaux, il alla reconnaître la flotte de Lysandre. S’il eût brûlé du désir de faire quelque action d’éclat, comme Diodore l’en accuse, ce n’est pas avec deux vaisseaux qu’il eût pris la mer, c’est avec toute la flotte. Serait-il vrai d’ailleurs que cet Antiochus ait été saisi d’un soudain accès de démence, qu’il soit venu défiler insolemment devant les proues des vaisseaux ennemis, faisant mille folies, jetant au vent mille instilles ridicules, la responsabilité d’Alcibiade ne s’en trouverait pas pour cela sérieusement atténuée. Gouverner, c’est choisir, et quand on choisit un fou pour lui confier la garde de ce qu’on devrait surveiller soi-même, on demeure responsable des conséquences. Lysandre a été provoqué : admettons-le, puisque Xénophon lui-même l’atteste. Il ne rompra pas pour si peu sa ligne d’embossage ; il se borne à en détacher quelques navires rapides. Antiochus tourne bride ; les trières du’ Péloponnèse lui appuient vigoureusement la chasse. Du mouillage de Notium on l’aperçoit, fuyant, vivement pressé, en danger d’être pris ; naturellement, on vole à son secours. Lysandre alors s’avance avec toute sa flotte rangée en bataille. Le grand art de Lysandre paraît avoir été, comme celui de Latouche-Tréville, l’art de tenir ses vaisseaux toujours prêts à entrer en action. Pour en arriver là, il faut supprimer bien des tolérances ; il faut savoir faire succéder au relâchement dont lès Athéniens eurent si souvent à souffrir la rude et exigeante discipline des Spartiates. Quand on se résout à donner le premier l’exemple de l’assiduité, il ne reste plus que la moitié du chemin à faire. Déconcertés par la manœuvre imprévue de Lysandre, les Athéniens n’étaient plus maîtres d’éviter le combat. Ils l’engagent avec des forces inférieures, ils l’engagent dispersés et sans ordre. Leur défaite, en quelques instants, est complète. Ils perdent vingt-deux navires, les navires seulement, car les hommes réussirent à gagner la terre à la nage.

Je me figure que Latouche-Tréville, et après lui l’amiral Emériau, ont dû plus d’une fois rêver sur la rade de Toulon, quand Nelson, Collingwood ou lord Exmonth les bloquaient, de ces surprises à la Lysandre. Les Anglais étaient trop vigilants, montaient de trop fins voiliers, pour qu’il fût possible de les prendre à semblables piéges. On ne cite que la frégate la Proserpine qui se soit laissé assaillir à l’improviste durant cette interminable croisière. La Proserpine fut enlevée de nuit sous le cap Sepet. La lune brillait cependant au ciel dans son plein. Le capitaine Du Bourdieu trouva le léopard anglais doucement bercé par la houle, ne se doutant guère que des frégates françaises osassent, par ce temps de blocus résignés, s’aventurer ainsi hors de la rade. Comme le lion édenté, la pauvre frégate fit peu de résistance. On l’amena dans ce port qui depuis longtemps n’avait vu de prises anglaises ; elle était si peu maltraitée qu’il suffit d’en changer l’équipage pour lui faire prendre place dans les rangs de notre escadre. Méfiez-vous de l’ennemi qui dort !

J’ai déjà exposé tous les avantages dont dispose une flotté, suffisamment protégée par le mouillage qu’elle occupe, contre les forces navales qui ont reçu la mission dé l’observer. L’escadre de blocus n’est pas libre de prodiguer son charbon ; il lui faut charger ses foyers, lubrifier ses machines avec la plus stricte économie. S’imaginerait-on par hasard que c’est chose facile de renouveler sa provision de combustible à la mer ? Ceux qui l’ont essayé savent ce qu’il en coûte. Dans les conditions présentes de la science navale, il n’y a pour ainsi dire qu’un port qui puisse en bloquer un autre. Kamiesh réussira peut-être à fermer Sébastopol ; sans Kamiesh ; il faudra des escadres multiples promptes à se relever, il faudra même probablement deux lignes de blocus, la ligne des vaisseaux, de haut fiord et la ligne des avisos placés en vedettes. N’y eût-il pas de bateaux-torpilles pour troubler la sécurité de nos nuits, que nous- goûterions peu la pensée d’attendre au mouillage, d’attendre même sous vapeur, mais à petite distance du port bloqué, une escadre ennemie qui viendrait à nous en pleine pression, ses soupapes soulevées par une, force frémissante, ses cylindres béants, tout prêts à engloutir le nuage dont la tension ne demande qu’à se dépenser. Pour qu’une sortie en pareil cas réussisse, elle n’a vraiment besoin que du secret. Voyez, en effet, là situation des deux adversaires. L’un s’avance en branle-bas de combat, sûr de sa vitesse, maître de la porter, en quelques secondes, aux dernières limites ; il attaque de jour, il attaque de nuit, à l’aube ou aux lueurs mourantes du crépuscule ; il choisit, s’il lui convient mieux, l’heure des repas ; l’autre, brusquement tiré de sa léthargie, n’a pour ressource que de courir à ses soutes. Tout est en émoi, la générale bat, les sections de manœuvre abaissent la mâture, les canonniers vont démarrer leurs pièces, et, dans la coursive des chaudières, retentissent, comme un bruit de chaînes, le roulement des chariots et le grincement des ringards. Quand tout cela se passe à la clarté du jour, le tumulte est de peu de conséquence ; la nuit, il faut aussi songer à se reconnaître, ne pas s’exposer à tirer sur ses voisins. Les blocus ne sont pas devenus impossibles ; ils sont devenus cent fois plus périlleux. Joignez aux difficultés qui résultent de la rapidité avec laquelle l’ennemi peut désormais dévorer l’espace, l’incapacité de la marine nouvelle à tenir la mer en hiver. Une flotte à voiles bloqua les embouchures de la Meuse et de l’Escaut pendant les mois les plus orageux de l’année 1831 ; nous aurions quelque peine à imiter aujourd’hui ce tour de force. Toute la flotte actuelle est conçue dans la pensée d’une action prompte,’d’une intervention brusquement décisive ; le terrain sur lequel cette flotte si puissante peut agir est malheureusement des plus limités. Nous en avons fait l’expérience quand nos forces navales étaient confiées aux mains les plus capables assurément d’en faire un emploi utile. Le moyen, je vous prie, d’employer ailleurs qu’en haute nier ces géants qui marchent sur des jambes de neuf et dix mètres de longueur ! Le plus sage ne serait-il pas de se dire : Le temps des blocus est passé ; celui des opérations combinées des armées de terre et de mer commence ? Que ces opérations alors soient menées vivement et coïncident avec le début même de la campagne ! Qu’elles se hâtent de rendre les blocus superflus ! car il faut bien donner au commerce la sécurité ; il faut bien lui garantir que les chemins de la mer vont rester libres. Que dirait un grand État, si, fier de sa marine, convaincu qu’il n’à pas fait en vain de longs et coûteux sacrifices, il voyait tout à coup ses vaisseaux marchands interceptés, ses côtes assaillies, ses ports de commerce insultés par de misérables corsaires ? Il se croirait infailliblement trahi par ses ministres et par ses amiraux. Et cependant il n’y aurait là que l’effet tout naturel des embarras causés aux plus grandes marines par la nouvelle constitution de la flotte. Nous aurons plus d’une fois à revenir sur ce sujet ; pour le moment, retournons à Antiochos.

Antiochus était mort, il avait péri dans l’engagement que l’histoire lui reproche d’avoir inconsidérément provoqué. Alcibiade eût volontiers laissé à ce mort la responsabilité d’un échec subi en son absence, échec qu’il se flattait d’ailleurs de pouvoir bientôt réparer ; le peuple d’Athènes fut d’un autre’ avis. Sa colère alla droit à celui que, dans son enthousiasme, il avait investi d’une autorité absolue, à celui qui devait s’emparer d’Andros, réduire Chio et soumettre Milet ; à celui qui lui promettait, en partant du Pirée, des victoires et qui ; pour première nouvelle lui envoyait le bulletin d’une défaite. Dans la flotte même, qu’il commandait en chef, muni de pouvoirs inusités, Alcibiade ne comptait plus seulement des partisans : il rencontrait des jaloux et des rivaux. Thrasybule se chargea de cultiver le courroux populaire. Suivant lui et suivant ses amis, Alcibiade, au lieu de livrer le commandement à des hommes qui n’avaient acquis leur crédit près de lui que par leurs débauches et par leurs grossières plaisanteries de matelots, au lieu d’aller s’ébattre dans la société des filles d’Abydos et de donner tous ses soins à la construction des forts qu’il faisait bâtir dans la Chersonèse, pour s’y réfugier, le cas échéant, devait rester à Notium, ou tout au moins à Samos. De là, il eût jeu suivre les progrès de ce grand armement par lequel Antiochus, infiniment plus malheureux que coupable, s’était laissé surprendre. Tels étaient les reproches, telles étaient les accusations qui circulaient dans Athènes. La disgrâce d’Alcibiade ne se fit pas attendre. Il n’y a pas d’étale dans la marée populaire ; le flot y succède au jusant, et le jusant y refoule le flot avec la rapidité de la foudre. Le peuple avait raison quand il se déclarait mécontent de son favori ; il eut tort lorsqu’il le remplaça. On ne trouvera jamais un général qui ne commette des fautes ; ces fautes, la plupart du temps, seront mieux réparées par celui qui, les a commises que par lé successeur qu’on songerait à lui donner. Mais pouvait-on avoir confiance dans Alcibiade ? Le succès, — un succès constant ; — est indispensable pour qui a la trahison à faire oublier.