LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE XIX. — LE DÉSASTRE.

 

 

Comment pouvait-il venir aux Syracusains des secours de l’Afrique ? Ce n’étaient pas des Africains, c’étaient des hoplites du Péloponnèse que le vent dû sud leur apportait. Les Spartiates ne s’aventuraient jamais sans péril sur un élément qui leur était particulièrement rebelle. Partis des ports de la Laconie, ils avaient été jetés, comme Ulysse, sur la terre des Lotophages. Ils n’auraient probablement pas retrouvé de longtemps le chemin de la Sicile, si les habitants de Cyrène ne les eussent recueillis. Les hoplites égarés trouvèrent dans cette ville deux nouvelles trières, et, ce qui était bien plus inappréciable encore, des pilotes. Les pilotes de Cyrène leur firent remonter à la rame la côte africaine jusqu’à la hauteur du cap Bon. Arrivés en face de Sélinonte, les vaisseaux déployèrent leurs voiles. Un trajet de deux jours et une nuit les porta en Sicile. Des hoplites, je l’ai déjà dit, représentaient toujours une force de grande importance. Bien qu’ils fussent à pied ; ce n’était pas la vulgaire pédaille du moyen âge ; il fallait plutôt voir en eux ces chevaliers sous les coups desquels s’ouvraient par larges trouées les bandes mal armées des communes. Avec le renfort que le ciel leur envoyait, les Syracusains se crurent en mesure de tout oser ; leurs généraux se disposèrent sans délai à reprendre sur terre et sur mer l’offensive. Il y avait quelques mois à peine que Syracuse aurait fait volontiers un pont d’or aux Athéniens ; maintenant, Syracuse n’avait plus qu’une crainte elle craignait que les Athéniens ne lui échappassent.

La flotte syracusaine se, composait de soixante-seize vaisseaux, la flotte athénienne en comptait quatre-vingt-six ; mais les Syracusains possédaient des équipages valides ; les équipages, athéniens étaient harassés et minés par la fièvre.

Tout est en mouvement dans la baie ; les trières de Syracuse sont sorties du port. Eurymédon commandait ce jour-là l’ensemble des vaisseaux d’Athènes. Il s’élance en dehors de la double estacade, impatient de se donner du champ et de se mettre en mesure de manœuvrer. Eurymédon a combattu les Péloponnésiens à Pylos ; il croit qu’il aura aussi bon marché de leurs vaisseaux en Sicile. L’essentiel, suivant lui, est de les déborder et de les acculer, s’il se peut, au rivage. Il rase de près la côte ; il étend sa ligne aussi loin que possible vers le nord. N’a-t-il pas la supériorité numérique et n’est-il pas de son devoir de chercher à envelopper l’ennemi qui s’avance de front à sa rencontre ? On n’enveloppe sûrement qu’une flotte qui hésite, des vaisseaux troublés qui s’arrêtent Les Syracusains n’hésitent pas, ne se troublent pas, ne ralentissent pas un instant leur élan. Ils vont sur les Athéniens tout droit et à toutes rames ; ce sont eux qui attaquent aujourd’hui, qui attaquent toujours, confiants dans leurs proues qu’aucun choc n’ébranle, la tête en avant comme des béliers. Dix-huit vaisseaux tombent en leur pouvoir ; le reste de la ligne athénienne se débande et se jette pêle-mêle, dans le plus complet désordre, à la plage.

Gylippe accourt d’Ortygie pour attaquer ces trières vaincues ; Nicias se précipite, à la tête de ses troupes, pour, les défendre. La nuit vient et sépare lés combattants. Blessé mortellement, Eurymédon, avant d’expirer, a vu la déroute complète de son escadre. Les vaisseaux athéniens sont restés échoués sur les bancs que forme l’Anapos à son embouchure. Pendant qu’ils s’occupent de se remettre à flot et qu’ils se préparent à rejoindre l’abri de leurs palissades, les Syracusains ont rempli de sarments et de poix un vieux navire de charge. Ils y mettent le feu et l’abandonnent au vent, qui souffle alors du nord. Voilà donc le premier brûlot, le précurseur des barques incendiaires dont les, gueux de mer feront usage au siège de Leyde, l’ancêtre incontestable des navires enflammés qui, disperseront la grande Armada ! Voilà ce qu’est devenue, quatre cent treize ans avant Jésus-Christ, la torche d’Hector, cette torche qui va désormais passer de main en main aux archevêques de Sourdis, aux Tromp et aux Ruyter, pour aller s’éteindre dans les eaux dé l’Archipel, au milieu des débris fumants des escadres ottomanes ! Les Syracusains ont allumé leur brûlot et ont laissé au vent le soin de le conduire. S’imagineraient-ils, par hasard, que c’est à si peu de frais qu’on incendie une flotte ? Il faut à ce jeu-là plus de risque, plus d’audace ; il y faut le cœur de nos capitaines dei dix-huitième siècle ou la foi guerrière d’un Canaris.

On inventera bien des bateaux-torpilles ; le meilleur sera celui qui sera conduit par un fou. Tel ferait triste figure en ligne qui fera merveille si on lui livre un de ces navires qu’il faut avant tout sacrifier. Deux marines à peu près distinctes, n’est-ce pas là ce qui exista jadis, et n’est-ce pas encore ce que la différence des aptitudes requises nous contraindra peut-être un jour à reconstituer ? Le brûlot de Syracuse n’était pas même guidé par un arithméticien ; ce n’était qu’un trait lancé à distance par une main inhabile et sans force ; il alla se consumer inutile sur la plage, où les Athéniens eurent peu de peine à le détourner.

La partie était évidemment perdue pour les assiégeants. Il ne s’agissait plus de savoir si l’on resterait sous les murs de Syracuse ou si l’on irait chercher fortune ailleurs. Ces délibérations étaient déjà oiseuses avant le funeste combat qu’on venait de livrer ; maintenant elles n’auraient plus eu d’objet. Les vivres étaient en partie épuisés, et on n’entrevoyait guère comment on s’y prendrait pour les renouveler. La seule question qui se pût encore agiter était celle-ci : Brûlerait-on la flotte et essayerait-on de faire retraite par terre, ou tenterait-on de se frayer un passage à travers la flotte Syracusaine ? Les Syracusains s’attendaient depuis longtemps à ce dernier effort. En possession des deux promontoires qui encadrent l’entrée de la haie, ils avaient rendu la défense de la passe plus facile en y établissant un double barrage. Il était cependant moins périlleux encore de hasarder l’évacuation par mer que de se jeter, avec des troupes démoralisées, dans les montagnes. Toute l’armée, il est vrai, ne sortirait pas à la fois de péril, car il était impossible, après les pertes de navires qu’on avait subies, de songer à rembarquer la totalité des troupes. Ce qui resterait en arrière, solidement retranché, pourvu d’une quantité de vivres à la rigueur suffisante, serait, — on l’espérait du moins, — en mesure de tenir l’ennemi en respect jusqu’au jour où Athènes aurait, par de nouveaux armements, reconquis sa suprématie maritime. On viendrait alors, avec une nouvelle flotte, avec de nouveaux transports, enlever d’un seul coup la garnison qu’il fallait bien laisser, inévitable otage, sur cette fatale terre de Sicile.

C’est toujours une opération délicate que de débarquer des troupes ; c’est pourtant peu de chose au prix des difficultés qu’on rencontre quand on est contraint de les rembarquer. Nous avons étudié ce problème au temps où nous occupions, après la prise de Sébastopol, le plateau de la Chersonèse, et les plus confiants ne le trouvaient pas facile à résoudre. Ne serait-on pas fatalement conduit, disaient-ils, à sacrifier, en se retirant, la majeure partie du matériel de guerre, les chevaux, l’artillerie, — qui sait même, si l’on était un peu vivement pressé, les derniers bataillons ? Et pourtant nous étions complètement victorieux ! Les Athéniens, au contraire, venaient d’être battus.

Tout l’espoir de Nicias résidait dans l’issue d’un nouveau combat naval. Que serait ce combat ? Une véritable boucherie. Le terrain ne se prêtait en aucune façon aux manœuvres ; accrochées l’une à l’autre par les grappins d’abordage, les trières ne seraient plus qu’un plancher mobile sur lequel les hoplites combattraient de pied ferme. Les tillacs furent en conséquence chargés de gens de traits et de soldats pesamment armés. Il n’y avait pas à craindre d’alourdir les galères ; c’eût été se créer un souci superflu que de vouloir les garder manœuvrantes ; elles n’auraient pas à faire un long usage de leurs rames. En équipant tout ce qui pouvait encore flotter, les Athéniens parvinrent à réunir cent dix vaisseaux. Démosthène, Ménandre et Euthydème prirent le commandement de cette force navale ; Nicias garda le commandement des troupes laissées à terre. Lorsque l’armée, conduite par son vieux chef, se fut déployée sur le rivage, la flotte s’ébranla. II restait une étroite issue entre les deux barrages ; ce fut vers cette issue, unique voie de salut qui demeurât ouverte, que la masse compacte des trières athéniennes mit le cap. Elle trouva, rangée en travers, une division ennemie, division trop faible qui céda. Cette division céda, mais sans se débander. Pendant ce temps, le gros de la flotte syracusaine accourut et chargea la flotte athénienne sur ses derrières. Une effroyable mêlée, la mêlée prévue, s’engagea. Plus de deux cents navires, en quelques minutes, s’entrechoquèrent, et bientôt les deux flottes n’en formèrent plus qu’une. Pendant que sur les tillacs on s’exterminait à coups de javeline, pendant que les hoplites, abandonnant leurs lances, se saisissaient, pareils à des lutteurs, corps à corps, les rameurs ahuris, n’entendant plus la voix des céleustes, ne pouvant plus d’ailleurs faire usage de leurs rames, en partie brisées ou collées par l’abordage contre le bord, se précipitaient éperdus sur le pont et venaient ajouter leur émoi au tumulte du combat le plus acharné qui se fût jamais vu. Lés combattants se trouvaient, cette fois, enfermés dans l’arène, et les spectateurs, rangés sur les gradins de ce cirque sanglant, ne leur permettaient même pas d’en sortir pour aller panser leurs blessures. Quelles clameurs, quelles, imprécations, quelles injures, quand une galère, toute pantelante et toute déchirée, faisait mine de s’approcher des remparts d’Ortygie ! Des pieds, des mains, de la voix, on la repoussait au milieu de la mêlée, on l’envoyait sombrer en portant à l’ennemi un dernier coup. Les Athéniens n’avaient pas besoin qu’on les excitât ainsi à bien combattre. Quel soldat sur leur flotte ne comprenait qu’il luttait en ce jour pour sa vie ! Et cependant les Athéniens furent les premiers à perdre du terrain. Ce genre de combat n’était pas fait pour eux ; il était par trop contraire à leurs aptitudes. Rien de plus dangereux, — la guerre de Sept ans, au dix-huitième siècle, l’a prouvé, — que d’échanger brusquement sa tactique habituelle contre celle de l’ennemi ; il est rare qu’on ait à se féliciter de l’emprunt. De semblables modifications demandent du loisir ; les Athéniens n’en avaient pas eu, et les auxiliaires qu’ils entassèrent sur leurs ponts n’y apportèrent pas un pied marin. Les traits s’égaraient, les coups portaient à faux, pendant que ces soldats novices trébuchaient à chaque oscillation du navire et consumaient leurs forces à s’affermir contre le roulis.

Plus la lutte a été opiniâtre, plus la déroute est sujette à prendre le caractère d’une panique. Les Athéniens firent d’incroyables efforts pour s’ouvrir un passage ; quand ils en reconnurent l’impossibilité, ils ne songèrent pas même à se retirer en bon ordre. lis abandonnèrent tout à l’ennemi, les trières désemparées, les naufragés cramponnés aux épaves ; ils s’enfuirent comme des daims de ce champ de bataille où ils venaient de combattre comme des lions : Les vaisseaux syracusains, heureusement, étaient trop maltraités pour les poursuivre ; ils les laissèrent regagner, dans le plus épouvantable désordre, le rivage sur lequel Nicias, consterné, les attendait.

Que faire après cette cruelle épreuve ? Quand on songe à la position désespérée dans laquelle on s’était mis, renouveler l’attaque eût peut-être encore été le plus sage. Il restait aux Athéniens soixante vaisseaux, et les Syracusains n’en avaient plus que cinquante. Thucydide affirme que Démosthène ouvrit l’avis de profiter du désarroi qui devait suivre une victoire si chèrement achetée, qu’il offrit de tenter une nouvelle sortie, d’aller de sa personne surprendre, durant la nuit, lapasse qu’on trouverait probablement mal gardée. Cette proposition audacieuse était tout à fait dans le caractère du vainqueur de Pylos ; elle ne rencontra malheureusement pas d’écho. Les marins d’ailleurs refusaient de se rembarquer. Il n’y avait plus qu’une pensée dans le camp : opérer la retraite par terre. . Abrégeons ces détails lamentables ; ici se termine l’expédition de Sicile. Qui pourrait croire, en effet, qu’une armée usée par tant de combats, décimée par la fièvre, affaiblie par de longues privations, sera capable de s’ouvrir, par la force, une route de Syracuse à Catane, qu’elle dérobera sa marche, qu’elle surprendra le passage des nombreux défilés qu’il lui faut franchir et dont un seul, gardé par une poignée d’hommes, suffirait à l’arrêter ? Non si grand que soit le courage des chefs, si admirable que puisse être la constance des soldats, on ne sort de situations pareilles que par la mort ou par la capitulation. Nicias et Démosthène étaient des généraux de premier ordre ; ils luttèrent bravement contre la fortune, recourant à tous les stratagèmes usités en semblable occurrence, multipliant les assauts et les ruses de guerre, simulant des campements et se jetant brusquement sur la droite, sur la gauche, en arrière, cherchant de tous côtés des issues et n’en découvrant nulle part, car la cavalerie sicilienne ne les perdait pas de vue, les harcelait sans cesse et surveillait chacun de leurs mouvements. L’armée cependant s’était allégée de tout bagage inutile ; elle avait laissé dans les retranchements de l’Anapos les malades et les blessés, trouvant dans son propre désespoir la force nécessaire pour résister aux plaintes déchirantes, pour demeurer sourde aux supplications. Elle marchait décidée à tout supporter, la faim, la soif, des fatigues excessives, des combats incessants. Sa résolution ne la sauva pas. Quarante mille hommes avaient quitté le rivage de Syracuse, partagés en deux corps. Le corps que commandait Démosthène formait l’arrière-garde ; il fut enveloppé le premier, refoulé dans un enclos d’où il lui devint impossible de sortir. Pendant tout un jour on l’accabla de traits ; le soir venu, cette troupe condamnée mit bas les armes. A cinq kilomètres de là, le corps de Nicias éprouvait, s’il se peut, une fortune pire encore. Nicias était parvenu à gagner les bords d’un de ces torrents si communs en Sicile. Qu’il réussît seulement à franchir ce cours d’eau, et la cavalerie, qui depuis le matin ne lui donnait pas de relâche, se verrait bien contrainte à lui laisser quelques heures de répit. Mais à la vue de l’eau, les soldats athéniens abandonnèrent leurs rangs ; la soif ardente qui dévorait l’armée ne lui permit plus de garder aucun ordre. Une cohue confuse se précipita vers le fleuve ; on eût dit qu’elle craignait ‘de trouver, en arrivant trop tard, le courant tari. On se pressait contre les premières files, on s’entassait dans le lit de l’étroite vallée ; ceux qui tombaient étaient foulés aux pieds, d’autres se débattaient au milieu des bagages ou roulaient de rocher en rocher, entraînés par le torrent. C’est ainsi que, le 28 juin 1835, les troupes du général Trézel échappèrent, sur les bords de la Macta, aux mains de leur chef ; c’est ainsi qu’elles se livrèrent, dispersées, désarmées, et sans même opposer un semblant de résistance, au yatagan des Arabes. Les Athéniens se préparaient le même sort. Pendant qu’ils se disputaient l’eau bourbeuse et sanglante, les archers syracusains, les cavaliers indigènes, les hoplites du Péloponnèse fondirent à l’envi sur eux. Le massacre fut horrible ; jamais la Sicile, habituée cependant à dévorer ses envahisseurs, n’avait contemplé pareille scène de carnage. Des monceaux de cadavres remplissaient le lit encaissé du fleuve ; des milliers de blessés jonchaient le sol ou erraient poursuivis par la cavalerie, qui prenait un féroce plaisir à les achever. Nicias se rendit à Gylippe dans le vain espoir d’obtenir quelque pitié pour ces malheureux fuyards. Il se rendit complètement à discrétion, ne stipulant rien pour lui et ne pouvant, à plus forte raison, rien stipuler pour son armée, car son armée déjà n’existait plus. Chaque soldat ennemi s’était fait de lui-même sa part de butin. Le nombre des morts était considérable ; celui des prisonniers le fut encore plus. La Sicile entière fut remplie de ces captifs. Les Sicèles, en véritables Kabyles qu’ils étaient, se hâtèrent de les entraîner dans les montagnes. Les soldats de Démosthène furent les seuls qui échurent en partage à l’État. La capitulation à laquelle ils s’étaient résignés semblait devoir leur garantir la vie sauve ; les Syracusains se montrèrent implacables. Les deux premières victimes qu’ils immolèrent furent les deux généraux athéniens. Gylippe réclama inutilement ces illustres prisonniers comme la part de Sparte ; il n’obtint pas un meilleur succès quand il en sollicita la remise pour prix de ses services. Ce n’était pas d’un sang vulgaire que le peuple de Syracuse était altéré ; sa soif de vengeance ne pouvait s’étancher que dans le plus noble sang de la Grèce. Nicias et Démosthène reçurent le coup mortel le même jour. Les troupes auxiliaires prirent ensuite, tour à tour, le chemin de l’abattoir ; on n’épargna que les troupes athéniennes, si ce fut les épargner que leur réserver la mort lente des carrières. La plupart des soldats d’Athènes qui survivaient encore périrent misérablement au fond des Latomies et ne revirent jamais la lumière du jour.

Quel désastre ! Toute la fleur de la jeunesse athénienne, deux flottes, deux armées, avaient disparu dans l’expédition fatale. Ce n’est pas à la campagne de Saint-Domingue, c’est à la campagne de Russie que l’on peut comparer l’expédition de Sicile. La gravité du résultat autorise ce rapprochement. Il est des revers dont on se relève ; ceux sous lesquels on reste accablé, ce sont les revers qui ne sauraient s’imputer à l’insuffisance des préparatifs. Quand on a tout cru prévoir, quand on a fait le plus complet et le plus judicieux emploi de ses forces, si l’on échoue, d’où fera-t-on sortir un nouvel effort ? La veine saignée à blanc ne se remplit pas en un jour. Le plus sûr est de se résigner et de ne pas faire succéder, par une obstination funeste, à un évanouissement passager l’agonie. Le passé a souffert pour que le présent s’instruise. Quelle moralité tirerons-nous de l’expédition de Sicile ? Il s’en dégage sans doute de nombreuses leçons et des leçons de plus d’une sorte. N’en retenons qu’une, mais que ce soit la plus importante. Il est évident que dans ces vastes entreprises de guerre le péril croît avec la distance ; n’allons donc pas trop loin quand il nous est loisible de nous en dispenser. Faire son pré carré est de la petite politique peut-être ; c’est pourtant cette petite politique, appliquée pendant plus de deux siècles avec persévérance, qui nous a faits ce que nous sommes ; nous n’avons donc pas le droit de la dédaigner. Ce fut la politique de Henri IV et de Périclès, ce ne fut pas celle du peuple d’Athènes le jour où la direction d’un grand esprit vint à lui manquer. Les grands esprits sont sujets à erreur, les multitudes y sont plus exposées encore. Ce sont aussi des rois que ces masses inconstantes, et, quand elles délirent, leurs fantaisies ne sont ni les moins coûteuses, ni les moins funestes. Ce qui aggrave leurs fautes, c’est qu’elles mettent toujours un fol et stérile orgueil à les nier. Les rois ont leur responsabilité qui sert au moins d’avertissement à leurs successeurs ; les peuples ne s’en prennent jamais à eux-mêmes de leurs infortunes et de leurs souffrances. Ils accusent le sort, ils accusent surtout leurs favoris et leurs généraux. Ces ingratitudes et ces injustices ne réparent rien ; le ciel ne réserve de revanches qu’aux rois ou aux nations qui s’en abstiennent.

 

FIN DE L’OUVRAGE