La lutte devait recommencer au retour du printemps. Des deux côtés, on s’y préparait avec une activité merveilleuse. Les Syracusains reculaient l’enceinte de leur ville, enveloppaient de murailles les hauteurs d’où on aurait pu les dominer, et pressaient leurs alliés de leur envoyer sans délai les secours promis. Nicias, lui, demandait à grands cris de la cavalerie et des vivres. Pour en obtenir, il s’adressait même à Carthage. Ne nous a-t-on pas vus recourir, pendant la campagne du Mexique, aux marchés de New-York et de la Nouvelle-Orléans ? On ne peut que louer Nicias de sa persistance à frapper, sans se décourager, à toutes les portes. Les ressources qu’il se procura furent toutefois de mince importance. D’Athènes on lui fit passer deux cent cinquante cavaliers non montés, l’engageant à chercher des chevaux dans le pays ; de Carthage, il ne reçut que de belles paroles. Il était évident que Nicias débarqué en Sicile n’était guère moins abandonné que le général Bonaparte débarqué en Égypte. Il devait avant tout songer à se suffire à lui-même et compter bien moins sur les secours qui lui viendraient du Pirée que sur l’effort de ses armes et de sa politique. La politique ! Athènes en faisait jadis un merveilleux usage. Elle portait en tous lieux les riantes promesses de la démocratie, éveillant les peuples au sentiment de leurs droits, secouant de ses fortes mains les chaînes oligarchiques et obtenant souvent de la magique devise inscrite sur son drapeau ce qu’elle eût mis des années à conquérir par la force ouverte. Mais en Sicile, Athènes trouvait presque partout la démocratie déjà établie ; elle n’avait donc rien à offrir en échange de la sujétion étrangère qu’elle apportait. La force seule pouvait réaliser ses vues ; la force seule pouvait soumettre des colons doriens à la domination ionienne, chose difficile en Thrace, à peu près impossible en Sicile. La politique mise ainsi hors de cause, le plus sûr pour Nicias n’était-il pas d’amasser des briques et du fer pour commencer la circonvallation de Syracuse au printemps ? Les tribus de l’intérieur montraient heureusement un grand zèle. Elles fournissaient des vivres à l’armée athénienne, et, ce qu’on eût à peine attendu de leur pauvreté, elles se résignaient sans murmure au payement d’un subside. Ce n’était pas d’argent cependant que Nicias manquait ; il était plus aisé de lui envoyer d’Athènes de l’argent que de la cavalerie. 1.240.060 francs expédiés en Sicile sur les derniers transports partis du Pirée témoignaient de la ferme résolution du peuple de sortir avec honneur d’une expédition entreprise avec imprudence. Il restait d’ailleurs à Nicias un immense avantage ; nulle flotte ne lui disputait le chemin de la mer. Il avait une première fois, en embarquant ses troupes, surpris Syracuse ; le même procédé lui donna, sans coup férir, la possession des crêtes, qu’il était pour lui d’un intérêt majeur d’occuper. Les généraux ennemis passaient dans les prairies qu’arrose l’Anapos la revue de leurs troupes ; Nicias en ce moment parut sur le plateau des Épipoles. Comment était-il parvenu à couronner, inaperçu, ces hauteurs, dont le nom seul indique la position ? Une traversée de nuit, un débarquement rapide, lui permirent de tromper la vigilance des Syracusains et de transporter en quelques heures son camp de la plaine de Catane au sommet des escarpements d’où il dominait toute la ville. La Syracuse moderne est bien loin de courir aujourd’hui l’espace sur lequel s’étendait autrefois la florissante cité assiégée par Nicias. L’enceinte de Syracuse n’enveloppe plus que le périmètre de l’île d’Ortygie. A droite, c’est-à-dire au nord de cette île, qui n’a pas un mille marin de longueur, s’ouvre une anse désignée sous le nom de petit port ; à gauche se développe une baie infiniment plus vaste, où Nelson vint mouiller avec toute son escadre quand A cherchait la grande expédition partie en 1798 de Toulon pour l’Égypte. Cette seconde baie doit à son étendue le nom qui lui fut donné de grand port. Au fond du grand port débouche l’Anapos, ruisseau torrentueux, dont les débordements ont converti en prairies ou en marécages la majeure partie de la plaine. Des deux côtés de ces alluvions, le terrain se relève ; au nord se dressent, brusquement portées jusqu’à une hauteur de soixante-trois mètres, les collines, toutes percées de carrières, des Épipoles ; au sud-est, une pente plus douce, interrompue par l’anse de la 1lladdalena, va former, juste en face d’Ortygie, le promontoire rocheux de Plemmyrion. Le point culminant de ce promontoire atteint à peine l’élévation de quarante-trois mètres au-dessus du niveau de la’ mer. Ces détails ne suffiraient pas peut-être pour donner une idée du théâtre restreint sur lequel vont, pendant de longs mois, se presser les armées et les flottes ; il y faut ajouter quelques mots qui montrent dans son relief général la configuration de la rade. Le port de Syracuse est un bassin oblong dont le grand axe se dirige du sud au nord. Dans cette direction, le bassin n’a pas moins de d’eux milles marins d’étendue ; de l’entrée à l’embouchure de l’Anapos, il n’a guère plus d’un mille ; à l’entrée même, il s’étrangle, et la distance de la pointe méridionale d’0rtygie au cap Plemmyrion n’est que de douze cents mètres. Sur une superficie semblable, il est sans doute possible de développer des flottilles de deux cents et de trois cents trières ; on ne saurait nier que ces flottilles n’y soient, pour évoluer surtout, un peu gênées. Quand Nicias, débarqué dans le petit port, eut gravi les escarpements des Épipoles, il était déjà bien tard pour courir des prairies de l’Anapos à sa rencontre. Les troupes syracusaines partirent cependant au pas de course ; elles avaient quatre ou cinq kilomètres à franchir, et elles durent reculer devant les masses auxquelles ce long trajet laissa le temps de prendre, avant leur arrivée, position. Nicias comptait donc un succès de plus. Jusqu’ici ce vieux général ne comptait que des succès, et ce n’étaient pas des succès de hasard, mais bien des succès dont il pouvait remercier la sagesse de ses combinaisons. La guerre est une science ; cette science, les plus grands capitaines, les Alexandre, les Condé, les Bonaparte, ne l’ont pas devinée ; seulement ils l’ont apprise de bonne heure. Leur génie a surtout consisté, au début, à profiter des leçons des Nicias qu’une heureuse fortune leur donnait pour lieutenants ou sous lesquels elle les appelait à servir. Devant Syracuse, comme devant Sébastopol, les luttes corps à corps des hoplites eurent pour prélude les sanglantes escarmouches des gens de trait et des terrassiers. Les Athéniens s’efforçaient d’élever autour de Syracuse un retranchement circulaire allant d’une baie à l’autre. C’était la ligne de circonvallation. Si ce travail s’achevait, Syracuse était investie. Les Syracusains le comprirent, et sur-le-champ ils se mirent à cheminer à l’encontre. Leur mur s’amorçait aux fortifications de la ville et avait la prétention d’aller barrer la route aux travaux dirigés des Épipoles vers le fond du grand port. Nous l’avons connue, cette guerre d’embuscades, où chaque pouce de terrain doit être arrosé de sang ; nous savons ce qu’elle coûte. Il était impossible cependant, quand l’assaut se trouvait fatalement interdit, de concevoir un autre mode d’attaque. Nicias voulut du moins en diminuer, autant qu’il était en lui, les sacrifices. Ordre fut donné à, la flotte athénienne de quitter le mouillage, de tourner Ortygie et d’aller jeter l’ancre au fond du grand port. Les Syracusains n’avaient pas, comme les Russes, sacrifié leurs vaisseaux pour fermer l’accès de leur rade ; les trières athéniennes trouvèrent la passe libre, elles ne trouvèrent pas un rivage inoccupé. Le fond du grand port appartenait encore aux Syracusains. Nicias n’était pas homme à laisser sa flotte sans appui ; l’armée, au point du jour, descendit des hauteurs dans la plaine. Elle avait un marais à traverser. Ce fut une opération délicate : on jeta des portes, de larges planches, des solives sur ce sol- tremblant, et l’on parvint, malgré la résistance de l’ennemi, à passer. On passa, mais non pas sans pertes ; un des deux généraux athéniens ; Lamachos, fut tué dans la mêlée. C’était un vaillant soldat que ce Lamachos. Habitué à ne briguer les suffrages du peuple que pour avoir droit au péril, quand il avait tiré sa Gorgone de l’étui et sa lance du fourreau, le poète pouvait sourire, l’ennemi faisait bien de trembler. Le triomphe de Nicias fut donc, à juste titre, attristé par ce deuil. Ce n’en était pas moins un triomphe complet. Les troupes maîtresses des crêtes, la flotte maîtresse de la baie, il ne fallait plus que du temps pour achever le mur qui devait envelopper Syracuse. Les Sicèles accouraient en masse, les provisions arrivaient en abondance, apportées d’Italie ; on avait réuni, grâce au zèle d’Égeste et aux envois d’Athènes, six cent cinquante cavaliers ; tout souriait à Nicias, Gylippe n’était pas encore arrivé. Un homme de moins, et la face du monde peut-être changeait. Gylippe était alors à Leucade. Les nouvelles qu’il y trouva lui firent juger la Sicile perdue ; il voulut sauver l’Italie. Ce fut dans ce dessein qu’il se rendit à Locres. Arrivé chez les Locriens, il apprit que Syracuse n’était pas encore complètement investie, et qu’il restait dans la ligne de circonvallation une lacune énergiquement disputée, par laquelle il lui serait à la rigueur facile de pénétrer dans la ville. Son plan fut arrêté à l’instant. Il partit de Locres et, après avoir relâché à Rhegium, relâché à Messine, alla débarquer à Himère. Il avait alors quatre vaisseaux sous ses ordres, deux corinthiens et deux autres trières armées dans un des ports de la Laconie ; il les fit tirer à terre. Les équipages étaient, suivant le conseil donné par Alcibiade, composés en majeure partie d’hoplites ; ils formèrent un corps de sept cents hommes pesamment armés. Himère fournit, en outre, mille fantassins et cent cavaliers ; Sélinonte, Géla et les rares tribus de l’intérieur qui étaient restées fidèles à la cause de Syracuse envoyèrent, de leur côté, un millier de soldats. Gylippe se mit en marche. Les Athéniens ne soupçonnaient pas encore sa présence en Sicile ; les Syracusains l’attendaient. Une trière corinthienne avait forcé le blocus et porté à la ville assiégée l’annonce d’un secours prochain. Les hauteurs des Épipoles sont difficiles à gravir ; il n’existe qu’un moyen de les aborder avec quelque chance de succès. Ce moyen consiste à les prendre à revers, en profitant des pentes qui descendent vers le nord et vers le nord-ouest. C’est par là que les Athéniens étaient parvenus à s’en emparer ; c’est du même côté que tes assaillit Gylippe. A peine ses soldats commencèrent-ils à se montrer sur les crêtes, que les Syracusains, sortant de la ville, coururent à leur rencontre. Les Athéniens étaient encore dispersés, tout occupés à poursuivre leurs travaux de terrassement. Le mur qui devait aboutir au grand port se développait déjà sur un espace de plus de huit cents mètres ; dans la direction du petit port certaines portions étaient à demi construites, d’autres complètement achevées. Si l’arrivée de Gylippe eût tardé de quelques jours, Syracuse, malgré tous les efforts de ses habitants, était investie. Quand Gylippe et les Syracusains eurent opéré leur jonction, ce ne fut plus Syracuse, ce fut le poste athénien laissé au sommet des Épipoles qui se trouva cerné. Les Athéniens essayèrent en vain de porter secours à ce détachement, trop faible pour se défendre lui-même ; Gylippe les contint en rangeant ses troupes en bataille le long de leur propre retranchement, et la garnison du fort Labdalon, — c’est ainsi que s’appelait le retranchement provisoire élevé pour garder contre les sorties de la ville le poste des Épipoles, — n’eut plus d’autre parti à prendre que de se livrer à la merci du vainqueur. Les Syracusains se montrèrent en cette occasion sans pitié ; pas un seul soldat athénien ne sortit vivant de leurs mains. La ligne de circonvallation était définitivement rompue ; le siège de Syracuse changeait brusquement d’aspect. Nicias, modifia ses plans en conséquence ; faisant dès ce moment volte-face, il se proposa d’embrasser dans un nouveau cercle d’opérations le promontoire Plemmyrion. Le père la Pensée n’eût pas mieux agi au siège de Turin. Nicias jugeait sainement que ce qui importait avant tout, c’était de rester maître de l’entrée du port. Sans cette précaution, il courait le risque de passer du rôle d’assiégeant au rôle d’assiégé. Les Syracusains tenaient en leur pouvoir tout un côté de la raie ; il lui fallait la possession de l’autre, sous peine de voir ses convois interceptés. L’occupation de Plemmyrion était donc nécessaire, mais cette occupation allait s’exercer dans les conditions les plus dures. L’eau était rare sur le massif rocheux qui descend à la mer en regard d’Ortigye ; le bois ne s’y offrait guère plus abondant. On devait aller chercher l’une et l’autre à une assez grande distance du camp. Les cavaliers syracusains rôdaient aux alentours ; à chaque instant quelque travailleur isolé était enlevé. L’ascendant moral passait peu à peu du côté de Syracuse ; encore quelques échecs, et les assiégeants allaient se trouver réduits à une attitude purement défensive. Rien n’était perdu cependant, tant qu’Athènes garderait intacte sa suprématie maritime. Les Corinthiens pensèrent qu’ils ne trouveraient jamais une meilleure occasion de la lui ravir. Ils armèrent des vaisseaux avec une activité fiévreuse, en dirigèrent douze sur Syracuse et vinrent, avec trente-trois autres, affronter la flotte athénienne de Naupacte. Les Corinthiens, dans ce combat, perdirent trois navires ; en revanche, ils mirent, ce qui ne leur était jamais arrivé, sept navires athéniens hors d’état de reprendre la mer. Comment obtinrent-ils ce résultat ? Ils allèrent droit aux Athéniens ; ils marchèrent sur eux de toute leur vitesse, à toutes rames, sans se détourner, au grand étonnement des trières ennemies, et ils les choquèrent proue contre proue. Les deux vaisseaux, en se rencontrant ainsi de pointe, ont dû se dresser l’un contre l’autre ; ils ont dû s’ouvrir mutuellement ; sans doute on les a vus disparaître à la fois dans le gouffre ! Pas le moins du monde : les Corinthiens avaient renforcé leurs avants, — je ne dirai pas qu’ils les eussent coupés en travers par des cloisons étanches, mais ils les avaient fortement étançonnés à l’intérieur, — ils enfoncèrent les joues laissées sans défense des vaisseaux d’Athènes ; leurs vaisseaux à eux-mêmes ne firent que rebondir en arrière. Retenons bien ce fait, car il marque l’avènement de toute une révolution dans la tactique navale ; le choc de proue, se substituant au choc donné jusqu’alors par le flanc, va dominer les opérations maritimes en Sicile. Les anciens nous auraient-ils, par hasard, donné encore ici une leçon ? Arrêtons notre esprit sur ce grave problème. Quand deux mouches à vapeur se dirigent, sur la Seine où sur la Tamise, à l’encontre l’une de l’autre, ne vous est-il jamais arrivé de vous demander ce qui surviendrait si ces deus frêles coques venaient à s’arc-bouter bec à bec ? Reportez maintenant votre pensée sur l’Océan ; mettez en présence, non plus des carènes légères comme un fil de la Vierge, mais des masses de dix mille, de douze mille, de quatorze mille tonneaux. Ces masses, dont le pied plongé à neuf ou dix mètres au-dessous de la surface, vont se heurter, si elles se rencontrent, avec la vitesse et le fracas de deux aérolithes. Votre imagination n’évoque-t-elle pas soudain l’épouvantable tableau d’un double naufrage ? Vous sentez, instinctivement, qu’il y aura, dans cette collision, quelque chose comme deux corps broyés en poussière ; la rencontre de deux locomotives vous paraît un jeu, comparée aux effets d’un semblable choc. Si un désespéré cependant vient à vous, s’il affronte, les yeux volontairement fermés et le cœur impassible, ce qui vous épouvante quand vous l’envisagez seulement en idée, s’il vous attaque avec l’indifférence du Malais, ivre d’opium, qui crie : Amok ! et se précipite sur les baïonnettes, que ferez-vous, je vous prie ? N’allez pas, croyez-moi, essayer de vous jeter trop tard hors de la route de ce téméraire ! En écartant le danger mutuel, vous vous exposeriez à garder le danger pour vous seul. II est plus que périlleux, il est mortel, dans l’état présent des constructions navales, de prêter le flanc à l’ennemi. Pour ne pas le prêter, il nous faudra souvent braver qui nous brave ; il nous faudra présenter notre éperon à qui nous menacera du sien. Mieux vaut encore, si l’on se sent condamné à descendre dans l’abîme, saisir à bras-le-corps celui qui nous y plonge. On a du moins la chance de mourir vengé. J’étonnerais bien des gens si je leur disais que dans mon esprit, comme dans celui de plus d’un ingénieur, il reste quelques doutes sur les meurtrières conséquences de la formidable collision que je viens de décrire. Là où, à première vue, n’apparaît qu’un affreux broiement de bois et de fer, la réflexion suggère bientôt la possibilité de glissements et de déchirements latéraux. Il faut étudier de près tous les abordages accidentels qui se produiront ; c’est le seul moyen qui se puisse offrir à nous de faire, par l’expérience, progresser la théorie du choc. Cette théorie est encore dans l’enfance ; elle renferme l’avenir des grandes flottes de guerre. Fortifier les avants, user l’effort du navire choquant eu lui ‘donnant quelque chose à broyer, — les Corinthiens projetèrent de chaque joue une antenne, désignée sous le nom d’épotide, qui se brisait souvent, mais ne se brisait jamais. sans avoir amorti la secousse, — voilà les palliatifs qui se présentent naturellement à l’esprit quand on fait apparaître, dans les brumes de l’avenir, deux vaisseaux cuirassés pliant sur leurs jarrets, comme les palefrois bardés de fer de deux chevaliers. |