LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE XV. — LA DISGRÂCE D’ALCIBIADE.

 

 

C’est le malheur des gens qui n’ont pas l’habitude de marcher droit d’être parfois victimes des plies absurdes et des plus injustes soupçons. Alcibiade, quand il avait conseillé l’expédition que combattait Nicias, s’était cru autorisé à rassurer les Athéniens sur les intentions du Péloponnèse. A peine cependant l’expédition était-elle partie, qu’une armée lacédémonienne s’avançait et prenait position dans l’isthme de Corinthe. Une incroyable panique s’empare à l’instant d’Athènes. Les citoyens se portent en armes au temple de Thésée ; ils y passent la nuit, croyant voir apparaître, d’un moment à l’autre, les vedettes de Sparte. Il n’y a qu’un cri dans la ville : Alcibiade est d’accord avec les Lacédémoniens ; il leur a promis d’éloigner les troupes, il les appelle maintenant sous les murs d’Athènes. Ô race crédule et changeante ! Qui donc peut être encore assez fou, assez abandonné des dieux pour se fier à ta foi et pour courtiser tes faveurs ? Alcibiade est un traître ; Alcibiade doit mourir. Que la Salaminienne l’aille chercher en Sicile ! Il n’est pas de navire, si rapide qu’il soit, qui ne coure le risque de paraître trop lent au gré de l’impatience dont est agité ce peuple. La Salaminienne ne perd pas une minute ; elle arrive à Catane précisément le jour où les plans d’Alcibiade viennent de triompher. On ne conduit pas d’ordinaire, comme l’a très justement fait observer le poète, un vainqueur au supplice. La tâche des délégués d’Athènes devient difficile. Ils somment cependant le général victorieux de les suivre ; ils ne s’aventurent pas à vouloir se saisir de sa personne. Tout se passe avec les plus grands égards ; il ne s’agit pour le fils de Clinias que de venir se justifier devant un tribunal dont la bienveillance lui est à l’avance acquise. Alcibiade ne se montra pas en cette occasion plus naïf que ne le fut, à une autre époque, Dumouriez. L’accusation était stupide ; raison de plus pour en redouter et pour en fuir, s’il était possible, les conséquences. Alcibiade prit d’abord le parti d’affecter une soumission complète. Comment hésiterait il à déférer au vœu si naturel qui lui est exprimé ? Les délégués n’avaient, sur leur vaisseau, qu’à marcher devant lui ; il les suivrait : Partons ! La trière d’Alcibiade et la Salaminienne partirent en effet de compagnie ; jusqu’au golfe de Tarente elles naviguèrent fidèlement de conserve ; à Thurium, où les deux navires relâchèrent ; Alcibiade profita de la nuit pour descendre à terre et pour disparaître. De Thurium, il lui fut facile de gagner le Péloponnèse. C’était un autre Thémistocle qui prenait-le chemin de l’exil, et cette fois un Thémistocle peu scrupuleux.

Les Athéniens condamnèrent Alcibiade à mort ; ils le condamnèrent par contumace. Alcibiade, de son côté, les condamna, — criminelle et triste revanche ! — à échouer en Sicile. Le moyen qu’employa le vindicatif transfuge, pour faire avorter l’expédition qu’il avait conseillée, était simple. Il consistait à donner aux Syracusains ce qui leur manquait : des alliés. Sachez bien, dit-il aux Lacédémoniens, que la Sicile est hors d’état de se défendre par elle-même. La conquête de cette île ouvre l’Italie à l’invasion ; l’occupation de l’Italie sera le prélude de l’envahissement du Péloponnèse. Athènes ne rencontrera plus de frein à ses projets ; intervenez donc, pendant qu’il en est temps encore. Embarquez pour la Sicile une armée. Les rameurs vous manquent ? Vos hoplites manieront la rame pendant la traversée ; une fois débarqués, ils redeviendront soldats. Envoyez surtout en Sicile un général, car c’est principalement le commandement qui pèche en Sicile. On y a de bonnes troupes, mais ce sont des troupes sans tactique et sans discipline. Ne négligez pas non plus de faire directement échec à la République, et, pour cela, fortifiez Décélie. Vous savez que c’est de l’Eubée qu’Athènes tire aujourd’hui sa subsistance ; ses campagnes ravagées ne suffiraient pas à la nourrir. Or Décélie commande la route qui met en communication l’Attique et la Béotie ; ce point occupé, il faut que les convois renoncent à prendre la voie de terre. La mer est le seul chemin par lequel on puisse alors venir de l’Eubée.

En temps de révolution, qui se croit indulgent envers ses adversaires n’est pas même toujours assez juste ; l’indulgence cependant a des bornes, et la notion du devoir serait, confessons-le, profondément troublée, si l’on pouvait un seul instant admettre avec Alcibiade, ou plutôt avec Thucydide, — car c’est bien Thucydide qui parle, — que le vrai patriotisme ne consiste point à ne pas attaquer une patrie qu’on nous a injustement ravie, mais à tout mettre, en œuvre pour la retrouver. Ce coupable amour, — l’histoire en fait foi, — n’a jamais trouvé accès dans le cœur des Aristide, des Cimon ou des Périclès ; il faut le laisser, avec ses sophismes, aux Alcibiade et à leurs admirateurs. On peut être divisé, — quel peuple ne le fut pas ? — on peut prendre parti pour la rose blanche ou pour la rose rouge, se ranger du côté des Capulets ou du côté des Montaigus ; devant l’étranger, il faut rester uni. Si je veux que mon mari me batte ! est encore la meilleure réponse à faire aux indiscrets qui s’introduisent dans les querelles de ménage.

Les Lacédémoniens, bien que leur esprit fût lourd et peu apte aux calculs de la politique, saisirent cependant sans peine la portée du conseil qui leur était donné. Sparte commença par décréter l’envoi immédiat d’un général en Sicile. Son choix tomba sur Gylippe, fils de Cléandridas, et les Corinthiens, toujours prêts quand il s’agissait de nuire à l’odieuse Athènes, déclarèrent qu’ils se chargeraient de conduire le général spartiate de la côte d’Élide à Syracuse.

Alcibiade parti, Nicias était revenu à son premier projet de secourir Égeste et de réduire Sélinonte. Dominé par l’illustration de son collègue, Lamachos se soumit et abandonna son propre sentiment pour se ranger à l’opinion de Nicias. L’armée fut donc de nouveau embarquée, et la flotte, au lieu de tourner à gauche, c’est-à-dire au sud, pour descendre de Catane à Syracuse, remonta vers le nord, enfila le canal qui sépare les rochers de Scylla du tourbillon de Charybde, en sortit pour longer la côte septentrionale de Sicile, passa devant Milazzo, devant Termini, qui portait alors le nom fameux d’Himère, trouva partout un accueil assez froid, parfois un accueil hostile, et finit par aller aborder à Égeste. Les Égestains avaient fait de magnifiques promesses quand ils sollicitaient l’intervention d’Athènes ; on vit leurs députés apporter alors, comme simples prémices, un subside de 248.000 francs, la solde de soixante vaisseaux pour un mois. Les Athéniens furent à peine engagés dans cette expédition, dont Égeste se disait de force à supporter tous les frais, que le langage des Égestains changea ; ils ne firent plus mystère de leur pauvreté, ils l’exagérèrent même. Est-ce bien l’histoire d’Athènes qu’ici l’on nous raconte ? Ne serait-ce pas plutôt la nôtre ? C’est la nôtre, si l’on veut, mais ce fut aussi celle de l’Europe coalisée en 1793 contre nous. Il y a eu de tout temps des Égestains. Tout ce que Nicias put obtenir de ces alliés non moins avares que nécessiteux, ce fut un nouveau subside de 124.000 francs. Il vendit les esclaves qu’il s’était procurés par ses descentes sur différents points de la côte, notamment à Hyccara, — aujourd’hui Muro di Carini, — et retira de cette vente une somme quatre fois plus considérable que la subvention arrachée à grand’peine aux habitants d’Égeste. La saison favorable s’était écoulée dans tous ces mouvements ; il était déjà trop tard pour agir contre Sélinonte. A moins de vouloir retourner avec d’aussi maigres avantages au Pirée, il fallait se préparer à hiverner en Sicile. On aurait pu prendre ses quartiers d’hiver à Égeste même ; on jugea préférable de retourner à Catane. Sur la côte sud-est de l’île, on serait plus près des renforts qu’on voulait demander à la république. Ces renforts ne pouvaient en effet venir d’Athènes qu’en longeant le Péloponnèse et la côte d’Italie.

A part Égeste et Catane, les Athéniens n’avaient rencontré sur la côte que des villes inclinant secrètement pour Syracuse. Dans l’intérieur, au contraire, l’intervention étrangère était accueillie avec une faveur marquée. Les Sicanes et les Sicèles se montraient tout disposés à descendre de leurs montagnes pour aller prendre leur part du pillage de ces cités grecques qui les avaient refoulés, poursuivis jusque dans les plus inaccessibles retraites, et dont l’opulence contrastait si bien avec leur propre misère. I1 était fort intéressant de s’assurer le concours de ces populations indigènes. La floué reprit donc seule le chemin de Catane ; l’armée, au lieu de se rembarquer,- préféra traverser la Sicile dans sa plus grande longueur. Elle Gt ainsi un trajet de cent quatre-vingts milles environ, recrutant sur tout son passage des auxiliaires.

La flotte et l’armée se rejoignirent enfin à Catane, et Nicias, utilisant les services des nombreux travailleurs qu’il traînait après lui, s’occupa de mettre la dernière main à ses retranchements. Il croyait s’assurer ainsi un hiver tranquille ; du moment qu’il n’attaquait pas Syracuse, c’était Syracuse qui devait songer à l’attaquer. Ces revirements sont inévitables ; l’invasion qui s’arrête et se barricade change de rôle avec l’ennemi qu’elle rassure. Encouragés par l’attitude prudente de Nicias et stimulés par un grand citoyen, Hermocrate, les Syracusains activaient leurs préparatifs. Ils avaient appelé à eux les contingents de Sélinonte et des autres villes du littoral ; déjà leurs cavaliers poussaient des reconnaissances jusqu’au camp des Athéniens. Nicias était un général prudent ; ce n’était point un général inerte. En présence du péril qui lui fut révélé, il prit une résolution hardie et adopta un plan de campagne admirablement bien conçu. Il laissa l’armée syracusaine se mettre en mouvement, marcher tout entière sur lui, s’avancer jusqu’au fleuve Syméthos, à quelques lieues à peine de Catane ; la nuit venue, il embarqua ses troupes, il embarqua même les Sicèles auxiliaires et alla établir son camp sur les hauteurs qui dominent Syracuse.

C’était un coup de maître : Nicias eût-il jamais pu l’exécuter, si sa flotte de transport n’eût été en même temps une flottille de débarquement ? Les Syracusains ne trouvèrent devant Catane qu’un camp évacué depuis la veille. Pleins d’alarme, ils se hâtèrent de revenir sur leurs pas. Il était trop tard ; les Athéniens avaient déjà eu le temps de se retrancher. Solidement assis sur la rive gauche de l’Anapos, qui débouché au fond du grand port, protégés d’un côté par des murs en pierres sèches, des abatis d’arbres et un étang, de l’autre par des précipices, ils pouvaient attendre les sorties de la ville avec autant de confiance que s’ils eussent occupé une place forte. La flotte même d’Athènes était en sûreté ; Nicias l’avait fait tirer à terre, et les vaisseaux se trouvaient gardés par un long rempart de palissades. Comprend-on maintenant ce que peut la marine dans les mains d’un général qui sait s’en servir ? Par marine je n’entends pas évidemment ici ces puissantes flottes auxquelles leur tirant d’eau interdit l’approche du rivage ; j’entends les alcyons de l’avenir, les hirondelles de mer qui glisseront sur la vague et ne feront qu’un saut de la vague à la plage. Avec de tels navires, la mer n’est plus que le chemin des armées, et les tacticiens qui, dans leurs calculs, ne tiendront pas grand compte de ce chemin-là s’exposeront, — je m’en fais garant, — à de singuliers mécomptes.

L’armée des Syracusains était rentrée déconcertée dans la ville. Dès le lendemain, le combat s’engagea. Ce combat ne fut que le choc parallèle de deux armées rangées, l’une sur huit hommes de hauteur, l’autre sur seize. L’issue en resta longtemps douteuse. Les Syracusains tenaient ferme, les Athéniens redoublaient d’efforts ; et la mêlée devenait sanglante, quand un orage soudain inonda le champ de bataille. Lès rangs de t’armée la moins disciplinée se rompirent ; les athéniens enfoncèrent l’aile gauche d’abord, puis le centre, puis la droite, des troupes de Syracuse. Ils auraient remporté une victoire complète si les Syracusains n’avaient été couverts dans leur déroute par un corps de douze cents cavaliers. Le côté faible des armées qu’on transporte par mer, c’est l’insuffisance, quelquefois l’absence absolue de la cavalerie. Mon royaume pour un cheval, disait le roi Richard, Combien de généraux se sont écriés à l’heure décisive : Un régiment pour un peloton de chasseurs ! Apprenons donc à transporter et à débarquer des chevaux ! Tant que nous n’aurons pas résolu ce problème, les descentes ne joueront pas dans la guerre générale le rôle important auquel je les crois appelées.

Nicias victorieux jugea fort sainement la situation. L’automne commençait : que ferait-il dans son camp retranché, exposé qu’il serait tous les jours aux insultes de la cavalerie ennemie ? Comment se pourvoirait-il de bois ? comment enverrait-il chercher les vivres dans l’intérieur ? Il lui fallait la mer libre ou des escadrons. La mer, les premiers vents d’hiver allaient la lui fermer ; les escadrons, il se proposait de les demander au peuple athénien. Les vainqueurs lancèrent donc leurs vaisseaux à la ruer et retournèrent, chargés de butin, à Catane. On a dit que Nicias avait manqué d’audace, qu’il aurait pu brusquer l’attaque de Syracuse, profiter de la démoralisation de l’ennemi pour enlever la ville. On dit toujours de ces choses-là. Ce ne sont, croyez-le bien, que propos de rhéteurs ou de fanfarons. Quand les, villes ont des murailles solides, garnies de défenseurs en nombre suffisant, on ne les enlève pas, on les assiége. Nicias ne voulut point, à l’entrée de l’hiver, assiéger Syracuse, et, par sa détermination ; il s’épargna les angoisses que nous avons connues sur les plateaux glacés de la Chersonèse. L’audace, — qui le nierait ? — est parfois de saison, mais il ne faut pas que ce soit une audace aveugle. Il y a deux audaces, l’audace de Carteaux et l’audace de Napoléon : c’est celle de Napoléon qui est la bonne.