LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE XIV. — L’EXPÉDITION DE SICILE.

 

 

La paix avait été conclue entre Athènes et Sparte l’an 422 avant notre ère ; dès l’année suivante, des contestations très vives mirent de nouveau en présence les deux républiques réconciliées. I1 existait alors dans Athènes trois partis : le parti des riches, le parti des pauvres et le parti d’Alcibiade. Ce dernier parti se rencontre partout à certaines époques ; il est un symptôme. On l’a vu agiter Rome, troubler Gênes et Venise ; peut-être, en cherchant bien, arriverait-on à constater son existence jusque dans les cités du nouveau monde. Le fils de Clinias venait d’atteindre l’âge de trente ans. Il suivait depuis longtemps les leçons de Socrate ; rien ne prouve qu’il en eût beaucoup profité. Parodier en chambre les mystères et les cérémonies du culte, courir la nuit les rues et les faubourgs pour mutiler d’inoffensifs hermès ; ce sont jeux que, sans aucun doute, Socrate eût sévèrement interdits à ses disciples, profanations qu’il n’eût pas hésité à déclarer indignes d’un bon citoyen. Au dire de Colbert, le devoir envers Dieu se peut accommoder fort bien avec les divertissements d’un honnête homme en sa jeunesse ; comment, à plus forte raison, ne s’accommoderait-il pas avec les recherches d’un esprit sérieusement philosophique Y Afficher le mépris des dieux de la patrie nous a toujours paru un acte de patriotisme très douteux.

Neveu de Périclès, Alcibiade mettait un singulier orgueil à remplir la cité du bruit de ses débauches, de ses folles dépenses et de son impiété. Admirablement doué pour séduire sa patrie et surtout pour la perdre, l’élève de Socrate posséda le grand art de voiler l’incroyable légèreté de ses plans sous l’apparence de vues vastes et profondes. Il voulait, disait-il, soumettre la Sicile, subjuguer, après la Sicile, l’Italie ; passer de l’Italie en Afrique pour réduire Carthage, prendre à la solde d’Athènes les mercenaires dont se composait en majeure partie l’armée punique, construire de nouvelles galères à l’aide des bois que fourniraient en abondance les forêts de la péninsule tyrrhénienne, rassembler alors tous les peuples avec lesquels Athènes avait quelque communauté de race et d’origine, transporter ces colons des côtes de la Grande-Grèce, des côtes de l’Ionie sur les côtes du Péloponnèse, écraser ainsi, par terre et par mer, la puissance de Corinthe, la puissance d’Argos, la puissance de Sparte, de façon qu’il n’y eût plus désormais qu’un État grec, et que cet État, dont Athènes resterait le centre, régnât, sans contestation possible, des bords de la Carie aux Colonnes d’Hercule. Xerxès ne rêva jamais rien de plus gigantesque, et Xerxès avait derrière lui l’Asie.

Ce grand projet, fruit d’une imagination déréglée, mit sept ans à mûrir. Nicias le combattit à outrance. De sa résistance opiniâtre ; cet esprit prudent, ce général consommé ne retira que le périlleux honneur d’être associé, pour le commandement de l’expédition, au fils de Xénophane, Lamachos, et au fils de Clinias, Alcibiade. Le but avoué de l’entreprise était de secourir Égeste, ville située sur la face nord-ouest de la Sicile, contre une autre ville, Sélinonte, qui occupait à peu près, sur la côte du sud-ouest, l’emplacement que couvre aujourd’hui de ses vieilles maisons espagnoles la cité de Sciacca ; en fait, il s’agissait bien moins de régler une querelle intestine, qui avait pour Athènes un médiocre intérêt, que de faire, pendant qu’il en était temps encore, échec à Syracuse. Colonie corinthienne, Syracuse prenait peu à peu, dans le bassin occidental de la Méditerranée, l’importance de Tyr, et l’on pouvait craindre qu’elle ne s’acheminât insensiblement vers la domination de la Sicile tout entière.

En l’année 415 avant Jésus-Christ, vers la fin du printemps, l’expédition fut prête. Cinq mille hoplites, trois cent quatre-vingts archers, sept cents frondeurs, six cent soixante-dix soldats armés à la légère, trente cavaliers seulement, s’embarquèrent à bord de cent trente-quatre trières et de deux pentécontores. Trente navires de charge devaient suivre à la voile ces bâtiments à rames, portant, avec les vivres, les boulangers, les maçons, les charpentiers et tout le matériel nécessaire à la guerre de siège. Attirée par l’appât du gain, une innombrable flottille se préparait également à passer en Sicile pour y approvisionner les marchés. Jamais, depuis la grande invasion de Xerxès, les eaux de la Grèce, n’avaient vu un armement aussi formidable. La fureur de s’embarquer saisit tout le monde, et la perspective d’une navigation lointaine, — la plus lointaine qu’on eût entreprise jusqu’alors, — ne rebuta personne. Il. était impossible cependant de se faire illusion : la ‘campagne serait longue. Une ville parvenue au degré de prospérité qu’avait atteint Syracuse ne s’enlève pas par un coup de main j on comptait, il est vrai, trouver des alliés sur la côte même, et on nourrissait l’espoir très plausible de raviver les mécontentements des peuplades de l’intérieur restées hostiles aux colonies grecques.

La marine à rames a toujours affecté des allures théâtrales. Le roi de France, au milieu du dix-septième siècle, ne dépensait pas moins de quatorze cent vingt-cinq livres pour orner de sculptures et pour couvrir d’or la poupe de ses galères, vaisseaux de vingt-cinq bancs et de cinquante rames, qui, avec leurs mâts, leurs antennes et leurs avirons de hêtre, lui revenaient à peine à vingt-trois mille livres. Les trières d’Athènes partant pour la Sicile firent appel au talent des élèves de Phidias. La simplicité antique avait disparu ; les logements mêmes des triérarques, logements établis, comme ils le sont encore aujourd’hui, sur l’arrière du navire, portaient l’empreinte de ce luxe inutile dont se défend toujours mal une marine opulente. La solde des matelots, — par matelots, il ne faut pas entendre ici les rameurs, mais bien les hommes d’élite qui manœuvraient sur le pont supérieur les voiles et les ancres, — la solde des matelots, disons-nous, était la plus forte qui leur eût jamais été allouée. L’État l’avait fixée à quatre-vingt-dix centimes par jour ; les triérarques y ajoutèrent, de leur propre mouvement, un supplément qui fut également payé aux thranites. Si nous nous représentons les thranites placés au-dessus des zygites et des thalamites, leur droit à cette allocation est incontestable, car ils ont certainement à manier les rames les plus longues et les plus lourdes. Leurs prétentions à un traitement privilégié seraient-elles moins légitimes dans le cas où ils occuperaient les bancs les plus voisins de la poupe ? Les rames sur ces bancs n’ont pas seulement une longueur plus grande, un poids plus considérable ; il faut aussi qu’elles soient manœuvrées par des rameurs plus habiles, car c’est toujours sur les rames de l’arrière que se règle l’ensemble de la vogue. Voilà donc encore un texte qui nous laisse en suspens ; les partisans des systèmes les plus opposés pourraient l’invoquer avec une égale autorité. Jusqu’à présent nous n’avons rien rencontré sur notre route qui nous permette de supposer qu’il existât une différence quelconque entre la marine de l’antiquité et la marine du moyen âge. Poursuivons notre récit. Les événements qui vont se dérouler rapidement devant nous auront peut-être le don de nous éclairer.

Athènes, — l’enthousiasme le plus irréfléchi ne pouvait se le dissimuler, — allait s’engager dans une grosse aventure ; lasse de son bonheur, elle éprouvait le besoin de dépenser au dehors l’excès de ses forces. Sept années de repos avaient réparé en partie ses pertes ; la peste n’était plus qu’un souvenir, et le trésor renfermait de nouveau vingt-neuf millions de francs. On se trouvait donc en mesure de faire face à toutes les levées d’hommes, de pourvoir à toutes les dépenses. Le peuple ne voulut rien refuser à ses généraux. L’armement ne fut pas seulement considérable ; il fut, dans toutes ses parties, complet. Rien ou presque rien ne paraît avoir été oublié. On oublia donc quelque close ? Involontairement ou à dessein, on oublia la cavalerie. Comment transporter des chevaux à une telle distance ? Il eût fallu avoir sous la main toute une flotte spéciale. Si Périclès eût vécu, cette flotte, on l’aurait probablement possédée ; Périclès mort, on laissa pourrir sur la plage les vieux bâtiments écuries, et on n’en construisit pas de nouveaux. Athènes ne songeait plus qu’à la guerre de montagne, à la guerre maritime ; rien de mieux 1 Mais alors il ne fallait pas aller en Sicile. Le manque de cavalerie eut dans cette occasion des conséquences tout aussi funestes que dans l’expédition de Crimée, où l’absence de nos escadrons, dirigés, faute de moyens de transport, sur Andrinople, le jour même où les flottes alliées parlaient de Baltchik ; suffit pour rendre stériles les résultats de la glorieuse victoire de l’Alma.

L’enthousiasme avait été grand chez les Athéniens quand il s’était agi de s’enrôler ; il y eut de l’enthousiasme aussi dans le départ, enthousiasme différent toutefois, car le sentiment du péril inconnu, pesait, sur toutes les âmes, et le besoin de croire à la protection des dieux se trahissait jusque dans la foule par une gravité triste et solennelle. Quand tout fut prêt, les troupes s’embarquèrent et allèrent occuper les postes qui leur étaient assignés à bord des vaisseaux ; les trompettes sonnèrent, et l’on fit silence. Le héraut alors se leva, les cratères d’or et d’ardent furent remplis à sa voix du vin des sacrifices, et, sur chaque navire, les chefs accomplirent les libations prescrites. Il ne restait qu’à rentrer à bord les amarres. Les vaisseaux sont libres, aucun câble ne les attache plus au rivage ; l’armée entière entonne le péan, et les rameurs laissent tomber à l’eau les avirons. C’en est fait ! la flotte est en route ; puissent les dieux la ramener quelque jour au port ! Une dernière acclamation a salué les vaisseaux et fait vibrer les ondes d’une rade vide ; la foule s’écoule lentement, assiégée de pressentiments funèbres ; les amis d’Alcibiade, s’ils entendent les propos divers qui s’échangent, doivent se tenir déjà pour moins assurés de la faveur populaire.

Jusqu’à Égine, la flotte navigua en route libre ; les trières rivalisaient entre elles de vitesse. A Égine, on adopta un ordre plus régulier et on s’occupa de longer, sans s’exposer à des séparations ou à des abordages, les côtes du Péloponnèse. Corcyre avait été choisi pour lieu de rendez-vous ; ce fut à Corcyre qu’on prit les dernières dispositions La flotte fut partagée en trois divisions d’égale force ; les généraux tirèrent le commandement de ces divisions au sort. Les vaisseaux se lancèrent alors en plein canal et, secondés par un vent favorable, allèrent aborder sur la rive opposée de la mer Ionienne ; la plupart prirent terre dans le voisinage de Tarente. L’apparition de la flotte athénienne surprit les Tarentins ; elle éveilla chez eux plus d’inquiétude que de sympathie. Aucune ville importante n’ouvrit aux Athéniens ses murs ou ses marchés. A Tarente même et à Locres, on poussa la méfiance jusqu’à refuser aux trières la faculté de renouveler leur provision d’eau. L’influence de Syracuse se faisait déjà sentir, et les généraux d’Athènes recueillaient là les premiers symptômes des difficultés qui les attendaient.

La flotte continua de côtoyer l’Italie. Les grèves de la Calabre sont abruptes ; les vaisseaux les purent suivre, sans s’en écarter de plus d’une longueur de trière, jusqu’à l’antique colonie de Chalcis, Rhegium, devenue aujourd’hui la ville italienne de Reggio. Depuis trois cents ans, Rhegium était l’asile des Messéniens chassés de leur patrie. N’y avait-il pas lieu d’espérer que les Athéniens y rencontreraient un meilleur accueil qu’à Tarente et à Locres ? Rhegium cependant, comme Tarente, et comme Locres, déclara sa ferme intention de demeurer neutre ; sa neutralité seulement affecta des formes moins hostiles. Rhegium admit les Athéniens à s’approvisionner au marché qui fut, pour leur usage, ouvert sous les murs de la ville. C’était un premier pas de fait vers l’alliance. On en toléra un second. Le rivage de la Calabre est si escarpé qu’il ne peut être question de rester au mouillage dans les eaux profondes, qui le baignent ; les Athéniens furent autorisés à tirer leurs vaisseaux à. terre. Ne leur fallait-il pas quelques jours de repos après les longues fatigues d’une aussi laborieuse traversée ?

Une fois les trières en sûreté sur la plage, on délibéra : vers quel point de la côte de Sicile allait-on se porter ? Nicias voulait qu’on allât à Sélinonte, puisque c’était contre Sélinonte qu’on avait été appelé par les habitants d’Égeste. Alcibiade, qui se souciait peu de la querelle de ces deux cités et qui n’y voyait qu’un prétexte pour marcher à la conquête de la Sicile, insistait pour qu’on traversât le détroit dans sa partie la plus resserrée. On arriverait ainsi en quelques heures sous les murs de Messine. A Messine, c’étaient encore des Messéniens qu’on rencontrerait, par conséquent des ennemis héréditaires de Sparte. Qui haïssait Sparte ne pouvait se montrer défavorable à une expédition athénienne. Lamachos n’était ni de l’avis de Nicias, ni de l’avis d’Alcibiade ; il avait, lui aussi, son plan, et ce plan, une fois le projet de conquête admis, était le plus raisonnable. Lamachos demandait qu’on cinglât, sans tarder et sans s’arrêter nulle part ailleurs, vers le port de Syracuse. Enrichie par le commerce des grains, Syracuse était, dès cette époque, une ville dont l’étendue le cédait à peine à l’étendue d’Athènes. On pouvait la surprendre ; si on lui laissait le temps de se reconnaître, d’appeler à elle. les forces des villes alliées, de se remettre surtout de l’émotion du moment, il fallait s’attendre à une résistance énergique.

Ces irrésolutions, sont fréquentes ; elles se produisent dans toutes les expéditions sur lesquelles plane une vague inquiétude. N’avons-nous pas vu de nos jours une flotte immense errer sur la mer Noire avec le convoi éperdu qui la suivait ? Ne l’avons-nous pas vue, cette flotte, se tourner tantôt vers Kaffa et tantôt vers Eupatorie, pour aller aboutir enfin sans moyens de transport, à une plage sans eau ? Il y avait cependant un autre point de débarquement arrêté à l’avance, un point de débarquement choisi pour une armée qui n’était pas en mesure de marcher. Au dernier moment, on recula devant l’exécution du plan convenu ; les difficultés apparurent quand l’heure de l’action approcha ; les impossibilités hautement proclamées, en revanche, s’évanouirent. N’y a-t-il pas dans ce doublé exemple la preuve manifeste de l’utilité d’une flottille ? Ce qui jette le trouble dans une flotte de transport n’est qu’un jeu pour une réunion de bateaux. La flottille est flexible ; elle se ploie sans efforts à toutes les indécisions du chef ; et des indécisions, vous pouvez tenir pour certain qu’il y en aura.

L’avis d’Alcibiade prévalut sur celui de Nicias et de Lamachos. Alcibiade avait pour lui le crédit que donne une naissance illustre jointe à la faveur populaire. Le succès qu’il obtint eu cette occasion auprès de ses collègues fut d’ailleurs de peu de conséquence. Les habitants de à1essine repoussèrent les propositions d’alliance qu’on leur adressa ; ils se montrèrent, en outre, si bien disposés à faire respecter leur neutralité qu’Alcibiade jugea prudent de ne pas insister davantage. Ce que voulait surtout le fils de Clinias, ce qu’il déclarait indispensable, et peut-être avait-il raison, c’était qu’on s’assurât un lieu de refuge avant d’entreprendre aucune autre opération. Messine fermait ses portes ; il fallait, sans perdre de temps, s’adresser à Catane On embarqua des troupes sur soixante vaisseaux, et on alla demander à Catane s’il ne lui conviendrait pas, dans la lutte qui s’ouvrait pour la liberté de la Sicile, — on promet toujours la liberté aux peuples qu’on envahit, — de prendre parti contre Syracuse. Une pareille question, posée par un millier d’hoplites à une ville sans murailles qui n’avait pas eu le temps de se mettre sur la défensive, ne pouvait rencontrer qu’une réponse favorable. Le peuple de Catane décréta qu’il entrait, dès ce jour, dans l’alliance des Athéniens. Il donna des otages, reçut une garnison, et les soixante vaisseaux se hâtèrent de retourner à Rhegium pour en ramener, avec le reste de la flotte, le reste de l’armée. La base d’opérations se trouvait, sans combat, transportée en Sicile.