L’antiquité n’a pas toujours été juste envers les souverains ; je crains, qu’elle n’ait pas été beaucoup plus équitable vis-à-vis des démagogues. Périclès était mort dans la troisième année de la guerre du Péloponnèse ; après avoir hésité quelque temps entre Cléon et Nicias, la faveur du peuple passa tout entière à Cléon. Je me garderai bien de dire que Cléon fût un galant homme, le mot n’aurait peut-être pas eu de sens dans Athènes ; mais en ne tenant compte que du témoignage de ses ennemis mêmes, — ce sont les seuls qui aient écrit son histoire, — on ne peut s’empêcher de reconnaître que le fougueux conseiller du peuple, le Paphlagonien de la comédie des Chevaliers, fut un homme entreprenant, souvent heureux dans ses entreprises et qui eut le suprême honneur de rencontrer la mort d’un soldat sur le champ de bataille. Il n’était pas général, dira-t-on. Quiconque apporte aux affaires de, guerre son audace et sa volonté a le droit, quand les choses tournent bien, de s’attribuer le mérite du succès. Ce n’est pas là, — qu’on me passe le mot, car le mot est d’Aristophane, — escamoter la marmite qu’un autre a fait bouillir. Il fallait, dans la république athénienne, avoir été rameur avant de prétendre à tenir le gouvernail ; pour être général, quand le suffrage du peuple vous avait élu, il suffisait de trouver, comme on le vit pendant toute la durée de la guerre civile au Mexique, un sergent-major qui vous indiquât les sonneries. — Un sargento mayor que me indica los toques, disait, m’a-t-on assuré, Ortega. Avant de commander les armées, Cléon prit sans hésitation le timon de l’État en main. Chaque jour on l’entendit célébrer du haut du Pnyx la puissance d’Athènes et afficher un profond mépris pour celle de Lacédémone. C’est ainsi que l’on donne du courage aux peuples. Le peuple athénien avait plus que jamais besoin qu’on lui en inspirât, car les circonstances devenaient critiques. La mort de Périclès devait être le signal des défections. La ville de Mitylène, dans l’île de Lesbos, leva la première l’étendard de la révolte. Un frémissement général se produit à l’instant dans l’Archipel. La diversion est des plus favorables à la cause de Sparte. Les Péloponnésiens le comprennent ; ils rassemblent dans l’isthme les deux tiers de leurs contingents et caressent déjà le projet d’attaquer Athènes par terre et par mer. Les vaisseaux seront traînés à travers l’isthme sur des rouleaux ; on les fera passer ainsi du golfe de Corinthe dans le golfe d’Égine. L’escadre athénienne de Naupacte n’aura plus à surveiller qu’un port vide. Ce sont de beaux projets ; les Péloponnésiens ont compté sans l’activité d’Athènes. Quarante vaisseaux athéniens sont déjà partis pour Lesbos, d’autres gardent l’Eubée, Potidée, Salamine : Sans détourner un seul navire de sa mission, la république trouve encore le moyen d’expédier cent trières devant l’isthme. Les citoyens, «la paille des citoyens», les métèques, se sont enrôlés en foule. Deux cent cinquante navires, montés par cinquante mille hommes au moins, occupent les eaux grecques et maintiennent dans le devoir les colonies de l’Asie ionienne. Au temps de leurs plus grands efforts, quand le continent n’avait qu’un maître, — et ce maître se nommait Napoléon, — les Anglais n’ont jamais mis plus de cent vingt mille marins ou soldats de marine sur pied. Toute proportion gardée, Athènes fit encore mieux. Le trésor de l’Acropole cependant peu à peu s’épuise. La solde élevée des rameurs, celle dés hoplites qui reçoivent 1 fr. 80, c. par jour, — 90 centimes pour l’hoplite, autant pour son valet, — ne permettront pas de soutenir longtemps cet immense armement. Quand on dépense près d’un million et demi de francs par mois et qu’on n’a que quatre millions de revenu annuel, on doit être impatient d’arriver à une solution. Aussi les Athéniens pressent-ils vivement Mitylène. Il leur a été facile de tenir en respect les Péloponnésiens rassemblés dans l’isthme ; ils ne peuvent empêcher Alcidas de se dérober avec quarante-deux vaisseaux à la vigilance de l’escadre de Naupacte. Alcidas fait le tour du Péloponnèse, il touche à Myconi, il aborde à Délos, il s’arrête à Nicarie ; quand il arrive au port d’Érythrée sur la côte de l’Asie Mineure, Mitylène est, depuis sept jours déjà, au pouvoir des Athéniens. On comprend quels transports de joie cette nouvelle dut exciter dans Athènes. La défection des Mityléniens pouvait entraîner la perte de l’Ionie ; en reprenant possession de Mitylène, la république recouvrait le gage de ses revenus. Que fera-t-on de ce peuple coupable, de ce peuple qui, désespérant d’être secouru par Sparte, vient de se rendre à discrétion ? On en fera un exemple : tous les habitants de Mitylène en état de porter les armes seront immolés sans merci ; les femmes et les enfants seuls seront épargnés, on leur réserve pour lot l’esclavage. Tel est l’arrêt qu’à la voix de Cléon, tonnant du haut du Pnyx, six mille mains levées en l’air ont prononcé. Les alliés chancelants apprendront ainsi ce qu’on risque à trahir Athènes. Une trière part à l’instant du Pirée pour porter à Pachès, le commandant de, la flotte athénienne, l’ordre d’exécuter sans délai la sentence populaire. Que de sang va couler ! Le peuple d’Athènes ne s’est pas fait un juste tableau de cette scène d’extermination. Il a commandé de tuer, mais voilà que maintenant son esprit mobile évoque les milliers de victimes dont les cadavres vont s’entasser sur les places publiques ou rouler tout sanglants à la mer, les blessés qu’il faudra poursuivre et achever, les cris déchirants dont les vents apporteront l’écho jusqu’aux rivages de l’Attique. C’en est trop ; le peuple ne peut supporter plus longtemps l’obsession de pareils fantômes ; le vieux Démos a peur, le vieux Démos se repent. Qui donc lui a donné le funeste conseil ? Qui a osé abuser d’un transport passager ? Que Cléon ne se montre pas à ses auditeurs subitement attendris ; sa vie ne tiendrait qu’à un 61. Les amis des Mityléniens provoquent une seconde assemblée ; six mille mains cette fois se lèvent pour la clémence. Courez au Pirée, équipez vite une nouvelle trière ! qu’elle parte sur-le-champ, qu’elle vogue sans relâche ! Elle arrivera peut-être à temps pour contremander le massacre ; la première trière n’a que vingt-quatre heures d’avance. Vingt-quatre heures ne se regagnent pas aisément sur une traversée de quatre ou cinq jours. A la voile, c’eût été simplement impossible ; le temps heureusement reste calme, et les rameurs font bravement leur devoir. On leur a dit que du zèle qu’ils vont, déployer, de la vigueur que le ciel a mise dans leurs bras, dépend le salut de toute une ville. Aussi ne quittent-ils pas un instant l’aviron. Lorsque l’heure est venue de restaurer leurs forces, par un frugal repas, ils ne se dessaisissent pas pour cela de la rame ; d’une main ils pétrissent leur ration de farine dans l’huile, de l’autre ils font encore avancer la galère. La nuit, ils se sont entendus pour voguer par quartier ; c’est-à-dire qu’une partie de la chiourme demeure alors couchée entre les bancs, tandis que l’autre, rangée sur le tiers ou sur la moitié des rames, maintient la trière en route et ne cesse pas de lui imprimer une certaine vitesse. On ne peut dire qu’il y’ ait joute entre les deux galères, car l’équipage qui porte l’ordre impitoyable ne met probablement, pas grande hâte ni grand enthousiasme à remplir sa mission. L’avance néanmoins est trop forte, la trière de miséricorde aura vogué en vain ; deux jours, trois jours se passent, la mer est restée déserte. La vigie de Mitylène cependant ne cesse pas d’explorer des yeux l’horizon ; car Pachès a demandé et Pachès attend des ordres ; tout un peuple à ses pieds, dans l’angoisse et les larmes, partage son attente. Une trière se montre enfin du côté de l’ouest ; elle grossit, approche ; elle a doublé le cap méridional de Lesbos ; quelques coups d’aviron encore, elle donnera dans le port. Ses rames battent l’eau lentement et presque à regret. Cette allure mélancolique ne présage rien «de bon aux Mityléniens. Pachès, fils d’Épicure, fit le fatal décret ; son visage a pâli. Le commandant de la flotte athénienne est tenté de maudire en ce moment sa victoire. On peut à la légère ordonner un massacre ; il est plus dur de l’exécuter. Pendant que Pachès hésite, pendant qu’il supplie les dieux de réserver à d’autres l’horrible tâche, des cris partent du port : Un navire ! un navire ! Les dieux n’ont pas été sourds ; la seconde trière aborde au rivage. Pachès n’aura point de sang à verser ! Le peuple ne lui prescrit plus que de raser les fortifications qui ont arrêté pendant près d’un an ses hoplites et d’envoyer au Pirée la flotte confisquée de Mitylène. Si l’on m’ouvrait le cœur, disait Nelson avant Aboukir, on y lirait ces mots : Je n’ai pas de frégates ! Toute armée navale en effet qui ne peut s’éclairer au loin est une armée compromise, si elle tient à éviter l’ennemi, une armée égarée, si elle le cherche. Les Athéniens, plus sages sous ce rapport que les Anglais, n’avaient pas laissé partir leur amiral sans lui donner le moyen de s’entourer de vedettes. Ils avaient attaché à la flotte de Pachès deux yachts, le Paralos et la Salaminienne. Généralement employés à transporter les offrandes et les théories sacrées à Délos, ces deux yachts possédaient une marche rapide et des équipages de choix. Ils étaient donc éminemment propres, aussi propres que le sont de nos jours le Desaix et l’Hirondelle, à remplir l’office important d’éclaireurs. Les Péloponnésiens côtoyaient, sans trop savoir à quel parti s’arrêter, le golfe de Smyrne, ils contournaient la presqu’île de Vourla ; le Paralos et la Salaminienne finirent par les découvrir au mouillage d’Éphèse. Ce fut une grande surprise et un grand effroi parmi les Péloponnésiens quand ils virent ainsi leur présence sur la côte asiatique éventée. En débarquant sur l’île de Walcheren en 1809, les Anglais donnèrent à nos vaisseaux le courage de franchir les bancs périlleux de l’Escaut et de remonter ce fleuve jusque sous les murs d’Anvers. L’empereur en reçut la nouvelle peu de jours après la bataille de Wagram, et ne put s’empêcher d’observer en souriant que l’approche de l’ennemi avait eu sur l’esprit de ses amiraux plus de puissance que n’en eurent jamais ses ordres. Alcidas montrait, depuis son départ de Corinthe, une répugnance des plus prononcées pour la haute mer ; nul navarque ne s’était jusqu’alors accroché avec plus de ténacité à la côte. Quand les éclaireurs athéniens, paraissant devant Éphèse, lui firent craindre d’avoir bientôt toute la flotte de Pachès sur les bras, il se lança sans hésitation au large ; la flotte du Péloponnèse fit directement route de la rade d’Éphèse vers la pointe méridionale de l’Eubée. Les Athéniens ne soupçonnaient de la part d’Alcidas ni tant de résolution à braver la tempête, ni tant de timidité à les affronter ; ils continuèrent donc de chercher les Péloponnésiens sur la côte d’Asie, poussèrent jusqu’à Pathmos, et, ne rencontrant nulle part les forces que leur avaient signalées le Paralos et la Salaminienne, ils revinrent jeter l’ancre devant Mitylène. Pendant ce temps les quarante-deux vaisseaux d’Alcidas erraient dispersés en vue de la Crète, et faisaient le pénible essai d’une navigation à laquelle nulle épreuve ne les avait encore préparés. Ils réussirent enfin à se rallier, battus de l’orage, sur .les côtes de l’Élide. Le port de Cyllène, aujourd’hui Clarentza, les reçut et leur permit de procéder aux réparations nécessaires. C’est là que les rejoignirent treize trières de Leucade et d’Ambracie, qui leur furent amenées par Brasidas, fils de Tellis. Nous avons déjà rencontré Brasidas au siège de Modon et au combat de Naupacte ; il était à Naupacte un des conseillers de Cnémos. La pratique de la mer ne fut pas généralement le fait des montagnards nourris sur les bords de l’Eurotas ; mais comme les brigadiers embarqués pour l’Égypte en 1798, comme les aides de camp de l’empereur placés aux côtés de Villeneuve en 1804, les représentants des éphores apportaient leur force morale sur la flotte du Péloponnèse, et cette force consistait surtout dans la fermé croyance que rien n’était impossible à des Spartiates. Brasidas secoua l’apathie du nouveau navarque à peine remis des émotions de sa longue traversée. On avait sous la main cinquante-trois vaisseaux de guerre. Pourquoi ne se portait-on pas immédiatement sur Corcyre ? Alcidas se laissa convaincre. Il partit de Cyllène et conduisit sa flotte à la hauteur du promontoire Leucimne. Les Corcyréens ne s’attendaient pas à pareille visite. Confiants dans l’alliance d’Athènes et dans la suprématie navale de leur puissante alliée, ils savouraient en paix les douceurs d’une démocratie triomphante. Leur surprise n’eut d’égale que leur émotion. Ils armèrent à la hâte soixante vaisseaux qui reposaient, dégarnis de leurs agrès, dans le port, et ils les envoyèrent, au fur et à mesure qu’on en complétait l’équipement, à la rencontre de l’ennemi. A la façon dont cette flotte mal exercée encore se présenta au combat, les Péloponnésiens reconnurent, sans peine qu’elle était peu à craindre. Ils se contentèrent de lui opposer vingt vaisseaux, et gardèrent le gros de leurs forces, — trente-trois trières, — pour faire face à dix vaisseaux athéniens accourus le jour même de Naupacte. Qui donc avait appelé si opportunément cette escadre, passée du commandement dé Phormion sous celui de Conon d’abord, de Nicostratos ensuite ? La Salaminienne et le Paralos, en devançant l’ennemi, en criant aux armes quand tout dormait à Naupacte, sauvèrent la démocratie compromise à Corcyre. Semblables à deux limiers dont le nez a flairé la bête, les deux yachts avaient retrouvé les traces d’Alcidas, et depuis lors ils ne cessaient pas de le suivre à la piste. Ils étaient là prêts à combattre, avec les dix vaisseaux qu’ils venaient d’arracher à une périlleuse somnolence, voltigeant sur les flancs de l’ennemi, profitant habilement de leur marche supérieure pour l’inquiéter sans se laisser saisir. La vitesse a été de tout temps d’un grand poids dans les affaires navales. Voyez d’ailleurs le peu que vaut le nombre en regard de l’instruction et de la discipline ! Sur leurs soixante vaisseaux, les Corcyréens en perdirent treize ; avec leurs douze trières, les Athéniens tinrent toute la flotte péloponnésienne en échec. Alcidas et Brasidas firent de vains efforts pour les entamer ; les Athéniens, tout en reculant, ne cessèrent pas un instant de présenter la proue à l’ennemi. Ce furent eux qui sauvèrent, par leur bonne contenance, la flotte démoralisée de Corcyre. Pas un navire de cette misérable flotté n’eût, sans la diversion des Athéniens, regagné le port. Deux vaisseaux transfuges avaient déjà passé à l’ennemi ; sur les autres on s’injuriait, on se battait, on se disputait les rames. Les Péloponnésiens auraient eu beau jeu au milieu de ce tumulte, mais ils n’avançaient qu’avec une extrême prudence, car les Athéniens étaient là, et Brasidas lui-même se souvenait de Naupacte. J’ignore quel procédé employaient les anciens pour voguer en arrière, pour donner une bonne scie, suivant l’expression consacrée au dix-septième siècle. Tout ce que je sais, grâce aux fidèles et minutieux rapports de Thucydide, c’est que les trières athéniennes sciaient souvent. Ce procédé d’évolution était trop bien entré dans les habitudes de la marine grecque pour que nous puissions supposer un instant qu’il y eût difficulté, embarras quelconque à l’employer. On ne fit pas, au cours du seizième et du dix-septième siècle, un moins fréquent usage de la scie sur nos galères royales. Trois hommes de chaque banc passaient alors par-dessous les rames ; ils se tenaient debout, le visage tourné vers la proue, la main droite sur la poignée de leur aviron, attendant, pour plonger l’aviron dans l’eau, le signal du comite. Parfois aussi une portion des rameurs se bornait à faire volte-face pendant que l’autre portion de la vogue faisait courir les bancs de l’avant à l’arrière. Avait-on l’intention de faire tourner la galère à la droite ou à la senestre ? on armait la scie d’un côté, la vogue de l’autre. Toutes ces manœuvres n’ont rien que de très compréhensible ; ajoutons que, dans le combat, elles sont indispensables. Il est évident que, dès les premières luttes, il a fallu songer à renverser le mouvement des rames, de la même façon que nous renversons aujourd’hui le mouvement de nos machines. Comment cependant opérer un tel renversement, s’il faut pour cela mettre en branle tout un échafaudage de thranites, de zygites et de thalamites ? Dieu me garde de vouloir contester en quoi que ce soit l’habileté des derrières usés, — c’est ainsi, paraît-il, que s’appelaient entre eux les vieux Agamemnons, les old tars de la république athénienne ; — j’ai peine à croire toutefois qu’ils eussent accompli, sans engager et sans mêler leurs rames, un pareil tour de force. Étagés sur trois rangs, comme le prescrit la critique moderne, ou partagés, comme le voulait le capitaine Barras de la Penne, en trois quartiers, les rameurs athéniens avaient habilement manœuvré devant Corcyre. La nuit seule mit 6n au combat. Les Péloponnésiens, étaient incontestablement les vainqueurs ; ils ne se hasardèrent pas néanmoins à débarquer sous les murs de la ville ; ils allèrent, suivant leur invariable coutume, ravager la campagne. C’était toujours aux oliviers et aux vignes qu’on s’en prenait alors quand on n’osait pas s’approcher des murailles. Gardons-nous donc de nous étonner si l’auteur des Acharniens a trouvé bon de faire plaider la cause de la paix par les populations rurales de l’Attique. Sur les rivages de Corcyre cependant les Péloponnésiens étaient moins rassurés que dans la plaine d’Athènes. La flotte, dont l’apparition suffisait pour jeter le trouble dans leurs rangs, ne serait pas venue les chercher au milieu des vergers d’Acharné ; il était à craindre qu’elle n’apparût, d’un instant à l’autre, devant le cap Leucimne. En effet, des signaux d’alarme ne tardèrent pas à rappeler au rivage les colonnes mobiles qui portaient partout le fer et le feu. Soixante vaisseaux athéniens s’avançaient de Leucade soirs les ordres d’Eurymédon, fils de Théoclès. Les Péloponnésiens ne les attendirent pas. Le continent même ne leur parut point un asile assez sûr ; ils s’y trouvaient trop près de l’ennemi. De quel ascendant jouissait à cette époque la marine d’Athènes ! L’Angleterre seule, quand elle nous avait pour ennemis, en a possédé un semblable. Aussi, plus qu’à nous encore, lui appartient-il peut-être de lire dans les vicissitudes de la marine athénienne une leçon. Puisque les Péloponnésiens se croyaient en danger dans les ports de l’Acarnanie, où se’ jugeraient-ils suffisamment abrités ? Dans le golfe de Corinthe, au fond du golfe de Crissa ; pas ailleurs ! Pour arriver à Corinthe, à Sycione, il fallait de toute nécessité passer au large de la presqu’île de Leucade, car Sainte-Maure alors n’était pas une île ; des alluvions récentes l’avaient jointe à la terre ferme par une étroite langue de sable qui s’est, à diverses reprises, rompue et reformée. Plutôt que de s’exposer à être aperçus dans leur mouvement de retraite par les éclaireurs d’Eurymédon, les Lacédémoniens entreprirent la pénible tâche de tirer leurs vaisseaux à travers l’isthme sablonneux qui leur faisait obstacle. Ils purent ainsi se glisser nuitamment le long de la côte et passer sans crainte devant Naupacte en ce moment dégarnie. Le golfe de Crissa cacha bientôt leur honte et déroba aux attaques des Athéniens leurs trières. Qu’étaient, se demandera-t-on, venus faire Alcidas et Brasidas à Corcyre ? Ils étaient venus encourager les menées du parti oligarchique. L’arrivée d’Eurymédon, la retraite des vaisseaux du Péloponnèse rendaient à la démocratie un instant menacée le pouvoir absolu. On sait si les heures qui suivent les heures d’effroi sont des heures de clémence. La démocratie corcyréenne s’était crue perdue ; sept jours de massacres noyèrent dans le sang le souvenir des terreurs qu’elle avait éprouvées. La campagne de Corcyre succédant à l’inconcevable abandon de Mitylène a laissé sur l’écusson de Sparte une tache ineffaçable. Corcyre et Quiberon, voilà deux expéditions qui se répondent à travers les siècles, et, disons-le, deux expéditions qui se valent. Le sang des Spartiates non plus n’avait pas coulé ; l’honneur de Sparte coulait par tous les pores. |