LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE V. — TRAHISON DE PAUSANIAS ET BANNISSEMENT DE THÉMISTOCLE.

 

 

Les joies de la victoire sont courtes : la Grèce était encore dans l’ivresse où l’avait jetée un triomphe éclatant, quand un bruit sinistre se répand de bourgade en bourgade et va porter l’alarme jusque dans Lacédémone et dans Athènes : le vainqueur de Platée et le vainqueur de Salamine, Pausanias et Thémistocle, s’entendent secrètement avec le roi des Perses. Nos pères ont connu l’émotion que causa dans Paris l’incroyable rumeur qui accusait Pichegru et Moreau de relations avec l’étranger ; mais alors la France avait une gloire sans égale pour la rassurer contre les résultats de machinations criminelles : la Grèce ne possédait que l’honnêteté d’Aristide, insuffisant contrepoids à opposer à tant d’héroïsme et à tant de génie. Il faut se méfier cependant de ces clameurs populaires : si, malgré les défaites successives de ses armées, la magnificence et la magnanimité de Xerxès eussent conservé assez de prestige pour séduire des généraux que leurs services rendaient incontestablement les premiers citoyens de leur pays, on ne pourrait s’empêcher de voir la monarchie des Perses sous un nouveau jour.

Pausanias commandait dans l’Hellespont, quand il fut accusé à Lacédémone par les alliés mécontents de ses rigueurs excessives. Ce Spartiate, chargé d’exercer le pouvoir royal au nom de son cousin, fils de Léonidas, trop jeune encore pour remplir les l’onctions dévolues à son rang, parait avoir eu sur la discipline militaire des idées dont s’accommodait mal l’humeur indépendante de ses troupes. Les soldats se vengèrent de la sévérité de leur chef en portant contre lui l’accusation de médisme. On sait la puissance des mots sur les masses ; c’est avec des mots que, de tout temps, on a conduit les peuples. Pausanias, disait-on, abandonnait déjà les mœurs de son pays. Ne déployait-il pas à sa table une somptuosité qui contrastait étrangement avec les frugales habitudes de Sparte ? Ne l’avait-on pas vu, indice infiniment plus grave, — sortir de Byzance revêtu de la longue robe des Mèdes ? L’inclémence du climat, à l’entrée de l’hiver, eût pu être, pour cette dérogation aux coutumes nationales, l’excuse d’un général qui n’eût pas eu à lutter contre des préventions opiniâtres. Il n’en était pas moins imprudent de se montrer à l’armée sous ce vêtement haï, plus imprudent encore de s’entourer d’une escorte composée de Barbares. Pausanias fut rappelé de l’Hellespont. Les griefs articulés contre lui étaient trop vagues pour qu’on osât déférer sa conduite au jugement du peuple ; on se contenta de le priver de l’honneur de commander les Grecs. On ne disgracie jamais sans danger un général victorieux. L’orgueil blessé de Pausanias paraît avoir ouvert son âme à des desseins dont il nous est aujourd’hui difficile d’apprécier l’étendue. Que Pausanias soit entré en relation avec Xerxès, nous ne nous permettrons pas d’en douter, puisque Thucydide l’atteste ; le souverain des Perses ne poussa probablement pas la crédulité jusqu’à s’imaginer que ce général coupable pût être de taille à lui livrer Sparte et la Grèce. Une armée mercenaire, comme celle du vieux Tilly ou de Wallenstein, appartient à son chef ; les soldats de Platée et de Mycale n’avaient rien de commun avec les reîtres qui ; au dix-septième siècle, désolèrent l’Allemagne. Ils étaient de ce pays où l’on répondait à Miltiade ne réclamant pour prix de ses services qu’une couronne de laurier : Quand vous aurez repoussé tout seul les Barbares, vous aurez tout seul une couronne. Chez les modernes mêmes, plus justes envers le commandement, on ne cite qu’un général aux pieds duquel l’armée ait toujours été prête à se jeter avec ses trophées et avec sa gloire : Prenez, lui disait-elle, car tout cela est à vous. Mais ce général revenait d’Égypte ; et il avait signé la paix de Campo-Formio. Dumouriez n’entraîna pas dans sa défection les soldats de Jemmapes ; les légions du Rhin virent avec indifférence l’éloignement de Moreau, avec indignation sa présence dans l’état-major d’Alexandre.

Pausanias n’eût pu espérer de succès qu’auprès des ilotes. Il songeait, dit-on, à les soulever, quand son complot fut dénoncé aux éphores. S’il était permis de se laisser guider dans la critique historique par la vraisemblance, on trouverait, je crois, plus d’une raison de mettre en doute la culpabilité du glorieux vainqueur de Platée. Pausanias semble avoir été immolé aux craintes qu’il avait fait naître, plutôt que condamné froidement sur des preuves juridiques. Sa propre mère, il est vrai, leva la première la main contre lui, mais les mères de Sparte n’étaient pas des mères.

Quant à Thémistocle, le bannissement dont les Athéniens le frappèrent fut une satisfaction donnée aux Lacédémoniens, qui ne se souciaient pas de rester les seuls à supporter le reproche d’avoir confié le commandement de leurs armées à un traître. Thémistocle comprit que l’exil ne suffirait pas à la haine de ses ennemis. On ne laisse pas vivre un homme de cette valeur, quand on l’a gratuitement outragé. Sentant derrière lui le souffle de la meute envieuse qui s’acharne toujours à la poursuite du courage malheureux, Thémistocle quitta brusquement Argos, où il avait un instant songé à fixer sa retraite, et passa dans l’île de Corcyre. Lés Corcyréens avaient joué un singulier rôle pendant la guerre médique ; ils armaient leurs vaisseaux et les gardaient au port. La Grèce indignée voulait les punir ; Thémistocle intervint, et son éloquence réussit à détourner les Grecs d’impolitiques rigueurs. Il rendit ainsi un signalé service à sa patrie d’abord, aux Corcyréens ensuite. La pensée d’avoir à protéger l’illustré banni n’en épouvanta pas moins Corcyre. La reconnaissance devient importune quand elle est accompagnée de quelque péril. On se rappelle avec quelle dignité le roi Louis XVIII s’éloigna en 1796 de Vérone. Thémistocle ne mit pas moins de bonne grâce à soulager les Corcyréens du poids de son infortune. Traqué par les agents qui avaient promis sa mort à l’inimitié de Sparte, il traversa le territoire des Molosses, franchit les monts qui le séparaient de la mer Égée et alla s’embarquer à Pydna, au fond du golfe de Salonique. A. qui pouvait-il dès lors recourir, si ce n’est au grand roi, dont une âme plus vulgaire aurait peut-être appréhendé la vengeance ? Thémistocle vint s’asseoir au foyer de Xerxès et mourut gouverneur de Magnésie.

Sévère jusqu’au bout envers Xerxès, l’histoire lui reproche d’avoir fait succéder à une ambition sans limite un goût immodéré pour les plaisirs. Cette dernière allégation est probablement aussi fondée que l’autre. Que voulait-on que fît Xerxès après les revers qu’il venait de subir ? Qu’il recommençât ? C’est vraiment alors qu’il eût justifié les déclamations dont on s’est fait un jeu d’accabler sa mémoire. Xerxès, depuis son retour en Asie, paraît n’avoir eu d’autre pensée que de développer les ressources intérieures de son empire et d’accroître, à l’exemple de Sardanapale, le bien-être de ses sujets. Des villes nouvelles s’élevaient de tous côtés en Phrygie, quand la main impie d’Artaban vint, au grand détriment de la Perse, arrêter court cette œuvre de réparation en tranchant les jours du fils de Darius.

Thémistocle suivit de près son généreux protecteur dans la tombe. Le bruit courut en Grèce que Thémistocle s’était empoisonné le jour où le successeur de Xerxès, Artaxerxés Longue-Main, lui laissa entrevoir la pensée d’employer ses services contre une patrie ingrate. Cette version n’est garantie, je crois, par aucun document sérieux venu jusqu’à nous ; le fait qu’elle avance n’a cependant rien d’improbable. Se tourner contre la patrie était, à l’époque où vivait. Thémistocle, plus qu’un crime : c’était un sacrilège. Nous avons assurément sur le devoir qui nous lie à la communauté dont nous faisons partie des notions plus étroites et plus exigeantes que n’en eurent les chevaliers des temps féodaux, le connétable de Bourbon, Condé , le prince Eugène, le pur et chevaleresque Turenne lui-même. Il n’en est pas moins permis de se demander si nous attachons bien à ce mot magique de patrie le sens religieux et profond qu’y ont attaché les anciens. Rien de plus simple, rien de plus habituel, au temps où nous vivons, que de placer une portion de sa fortune, souvent la majeure partie, à l’étranger ; de confier ainsi le gage de son bien-être, le pain de sa vieillesse, l’avenir de ses enfants, à l’ennemi qu’il faudra peut-être combattre demain. Les barrières qui séparaient autrefois les peuples tombent l’une après l’autre. La diversité des langues, l’intolérance religieuse, les lignes de douanes, les exploitations jalouses des monopoles commerciaux, les obstacles qu’opposaient aux communications les montagnes, les fleuves, les déserts, ont dans le court espace de quelques années cessé de partager les habitants de notre petite planète en fractions rivales ‘et le plus souvent hostiles. A la famille avait depuis longtemps succédé la tribu ; les tribus, en s’agglomérant, formèrent des nations ; les nations, à leur tour, vont-elles faire place à la grande unité du genre humain ? Ne marchons ras si vite : nous aurons probablement, pendant de longs siècles encore, à nous grouper autour d’un symbole sacré pour nous défendre des abus de la force et tenir à distance l’oppression étrangère. Quelque affaibli que puisse être de nos jours l’empire de ce dogme qui fut, à vrai dire, toute la vie des sociétés antiques, on ne saurait néanmoins considérer l’amour de la patrie comme un devoir ordinaire. Si le patriotisme n’était qu’un juste retour des bienfaits reçus, qu’un dévouement banal inspiré par la reconnaissance, en échange de la sécurité dont nous a, dès notre enfance, entourés la protection des lois, la cité qui nous ouvrirait ses portes, le champ qui nous céderait ses moissons, deviendraient trop aisément la patrie. Un instinct secret a toujours protesté, au fond de l’âme humaine, contre ces adoptions hâtives. La patrie et le foyer domestique sont deux choses très distinctes. Les cendres du foyer, le banni peut les emporter dans l’exil sans cesser de regretter sa proscription. La patrie serait-elle donc le souvenir des lieux où nous avons grandi, l’amer et doux souvenir d’Argos ? Pour notre génération nomade, le clocher du village a perdu depuis longtemps son prestige. Si la patrie n’est pas la cité, si elle n’est pas le foyer, si elle n’est pas même le lieu où nous avons vu le jour, elle sera peut-être le drapeau.

Rappelons-nous les acclamations qui saluèrent nos soldats quand, il y a vingt-trois ans, nous les vîmes rapporter de Crimée leurs aigles victorieuses, quand ils défilèrent sur la voie sacrée, avec leurs uniformes usés par le long siège et leurs pieds tout poudreux encore des déblais de l’interminable tranchée creusée, dix mois durant, sous la foudre et sous la mitraille. Le drapeau cependant n’est pas plus la patrie que ne le sont la cité, le lieu de naissance et le foyer. Le soldat mercenaire, qui n’a plus de patrie, n’en sait pas moins combattre et mourir pour le drapeau sous lequel il s’est rangé ; il connaîtra la joie de tous les triomphes, il portera le deuil de toutes les défaites qui viendront couronner ou affliger son étendard. L’amour de la patrie est un sentiment ; comme tous les sentiments, il est plus facile de l’éprouver que de le définir. Au temps de la guerre de Cent ans, à une autre époque toute guerrière et infiniment plus rapprochée de nous, la définition se fût présentée d’elle-même à l’esprit. On eût dit, non sans quelque apparence de raison : l’amour de la patrie, c’est la haine de l’étranger. Aujourd’hui, il faut chercher autre chose. Les haines vivaces, telles que celles qui ont animé Jeanne d’Arc et Nelson, ne s’accumulent que lentement clans le cœur des peuples. Elles sont le produit de plusieurs siècles de luttes et de souffrances. La patrie, si j’essayais d’exprimer l’idée que, suivant moi, tout homme bien né aujourd’hui y attache, c’est l’histoire ! Le sentiment de la brièveté de la vie pèse à chaque instant sur nous. En rattachant le fil de notre existence à cette longue trame dont est faite l’histoire de notre pays, il semble que nous devenons éternels. Nous disparaissons, le fil reste et le tissu continue de s’accroître. Voilà pourquoi il est si malaisé d’absorber une nationalité fondée sur un long passé historique. L’empereur Napoléon Ier en a fait l’épreuve. Tous les efforts de son merveilleux génie, toutes les séductions de sa grâce suprême, sont venus se briser contre l’indomptable orgueil de cette vieille maison qui s’appelait l’Espagne. Ni la Hollande ni le Portugal ne se sont montrés d’assimilation plus facile.

Le peuple de Charles-Quint, les descendants des comtes de Horn et des frères de Witt, ceux qui comptaient Vasco de Gama, Albuquerque et don Juan de Castro parmi leurs ancêtres, auraient-ils donc cessé de tenir leur place dans le vaste univers, si l’empire français les eût absorbés dans son sein ? Assurément non : il n’est pas un atome qui s’anéantisse en ce monde. L’anéantissement n’atteint pas plus un peuple qu’il n’atteint un individu ; mais on peut dire avec assurance qu’un peuple meurt du jour qu’il subit cette transformation radicale dont le premier symptôme est incontestablement la lente dissolution de la forme que le corps social avait, à l’heure de son plein développement, revêtue. Chez tout ce qui respire, chez tout ce qui végète, l’énergie des forces vitales ne devrait s’user qu’à la longue. Ces déclins réguliers malheureusement sont rares. La fleur a le ver qui la tue, l’homme a ses passions qui le minent, les nations ont leurs compétitions intérieures qui les désagrégent : La gelée ne fait pas plus sûrement éclater la pierre. La guerre médique semblait avoir cimenté à jamais l’union de la race dorique et de la race ionienne ; les Grecs avaient une patrie, et cette patrie n’était ni Sparte, ni Corinthe, ni Athènes ; elle était le patrimoine commun de tous ceux qui avaient contribué à refouler le Perse en Asie. Les premiers démêlés qui, portèrent atteinte à cette conviction salutaire préparèrent la guerre du Péloponnèse, la pire des guerres, à coup sûr, puisqu’on peut la flétrir du nom de guerre civile. La patrie déchirée ne se releva pas de ce coup funeste, et, de chute en chute, les Grecs en arrivèrent, dans l’espace de deus siècles, à n’être plus bons qu’à divertir les Romains.