LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE IV. — LE COMBAT DE MYCALE.

 

 

Dès que l’obscurité fut assez complète pour dérober à la connaissance de l’ennemi ses mouvements, la flotte des Perses partit de Phalère. Le jour retrouva les Grecs sur la défensive. Eurybiade et Thémistocle en crurent à peine leurs yeux quand ils s’aperçurent que la rade de Phalère était vide. Thémistocle était de celte race des Nelson qui ne croient jamais avoir assez fait quand il reste un vaisseau à capturer. Il voulait poursuivre jusqu’en Asie la flotte disparue. Eurybiade et les Péloponnésiens se déclaraient trop heureux d’être débarrassés de la présence des Barbares ; ils n’auraient, sous aucun prétexte, consenti ‘â entraver leur retraite. Les Grecs cependant poussèrent jusqu’à Andros, puis jusqu’à Carysto, sur la côte méridionale de l’Eubée. Ils n’allèrent pas plus loin. Les vaisseaux perses continuèrent donc paisiblement leur route. On prétend qu’au moment de dépasser le cap Sunium ils prirent, à la lueur douteuse des étoiles, les falaises de l’Attique pour des voiles athéniennes. Tout grand événement laisse de ces émotions. La méprise des Perses eût-elle en effet eu lieu, qu’elle ne serait pas le signe d’une terreur bien profonde. Les flottes ne sont pas plus que les armées à l’abri des évocations de fantômes. Combien de fois la clarté même du jour n’a-t-elle pas été suffisante pour permettre aux plus braves et aux plus illustres de compter avec le sang-froid voulu le nombre des vaisseaux rangés sur leur route ! Combien d’inexplicables illusions ont converti en navires de guerre des voiles marchandes, des bateaux ou des roches ! La chose est plus fréquente encore quand il s’agit de reconnaître à la coupe du foc, à la nuance de la toile, à l’écartement des sabords, si l’on a devant soi des amis ou des ennemis, des vaisseaux de la Compagnie des Indes ou des men of war. Par quelle fatalité Ganteaume a-t-il, devant Mahon, perdu l’occasion de ravitailler l’Égypte ? D’où vient que Linois, au détroit de la Sonde, a laissé échapper le convoi de Chine ? Le vainqueur d’Algésiras, le compagnon du général Bonaparte sur le Nil, n’étaient ni l’un ni l’autre des amiraux timides. Que leur a-t-il manqué à tous deux dans ces occasions si graves qu’ils ne retrouvèrent pas ? D’y avoir vu clair dans leur lunette. Qu’on critique aujourd’hui, qu’on blâme, qu’on plaisante : quand il faudra juger de la force de l’ennemi à sa fumée, on comprendra mieux la nécessité d’avoir des éclaireurs hardis et rapides pour assurer la route des escadres.

La flotte de Xerxès avait pourvu à la subsistance d’une armée qui ne consommait pas moins de cinq mille kilolitres de blé par jour ; elle était destinée à rendre au roi un dernier service. Mardonius voulut accompagner son maître jusqu’en Thessalie. Ce fut dans cette province qu’il prit ses quartiers d’hiver. Quant à Xerxès, il continua sa marche jusqu’à l’Hellespont. La route était longue, la saison rigoureuse, les pays qu’on traversait dévastés. Où les vivres manquaient, — et ils manquaient souvent, — l’armée n’avait d’autre ressource que de se nourrir de l’herbe des champs, des feuilles et de l’écorce des arbres. La dysenterie ne tarda pas à exercer ses affreux ravages. La peste s’y joignit ; elle est le cortége inévitable des armées qui souffrent. On ne s’arrêtait pas cependant ; les malades seuls restaient en arrière. En quarante-cinq jours, Xerxès atteignit les bords de ce détroit que, six mois auparavant, il franchissait avec tant de pompe. Dans quel appareil différent il allait se montrer à ses sujets ! On aurait tort toutefois de prendre à la lettre les lamentations éloquentes que le poète a mises dans la bouche du grand roi. Le fils de Darius ne revoyait pas l’Asie en vaincu, mais en conquérant. L’Attique avait été subjuguée en trois mois, et, de la Thessalie, Mardonius la tenait encore sous sa griffe. Au lieu de poursuivre la flotte vaincue, les Grecs s’évertuaient en vain à faire le siége d’Andros et à ravager le territoire de Carysto. Un prompt exil allait payer les services de Thémistocle. Tout faisait présager que le Péloponnèse serait facilement envahi et occupé dans l’espace d’un second été. Xerxès, il est vrai, avait payé sa gloire de la vie de près d’un million d’hommes. Semblables sacrifiées n’étonnent pas outre mesure les Asiatiques. Tamerlan est rentré neuf fois à Samarkande, Soliman le Magnifique a fait dans sa vie quatorze campagnes : on ne leur a jamais demandé ce qu’avaient coûté leurs triomphes. Quand nous jugeons les rois, ayons soin de nous reporter à l’époque où ils ont vécu, de nous placer par la pensée au milieu des peuples sur lesquels ils étendaient leur sceptre. Sans cette précaution, l’histoire ne serait qu’un anachronisme perpétuel, un texte futile à déclamations ; nous n’en pourrions tirer aucun enseignement. La campagne entreprise par Xerxès contre la Grèce ne fut pas le caprice d’un souverain ; ce fut la croisade d’un peuple. L’Asie tout entière s’y porta, non pas avec soumission, mais avec une ferveur singulière. C’est qu’en effet il ne s’agissait pas ce jour-là d’ajouter une province de pins aux États du grand roi ; il s’agissait de savoir s’il resterait en Europe une menace perpétuelle pour les rivages de l’Ionie, dé la Carie, de la Cilicie, pour Chypre et pour Rhodes, pour la Syrie et pour I’Égypte, pour la Lydie même. L’expédition d’Alexandre devait bientôt prouver que l’instinct des peuples asiatiques ne les trompait pas. D’accord avec les Ioniens révoltés, les Athéniens avaient incendié Sardes. Annoncer aux femmes perses qu’Athènes à son tour était brûlée, ce n’était pas leur apprendre un désastre ; c’était plutôt de quoi faire battre des mains aux enfants. Si l’on en croyait Juvénal, Annibal lui-même n’a jamais pu se promettre d’autre fruit de ses peines.

En quittant la Thessalie, en traversant la Macédoine et la Thrace, Xerxès n’avait qu’une ambition : arriver rapidement sur les bords du détroit ; l’abondance attendait l’armée sur l’autre rive. Les deux ponts de bateaux avaient été emportés par la tempête ; la flotte, par bonheur, était là, exacte au rendez-vous que le roi, dans sa prévoyance, lui avait assigné. Elle transporta en quelques jours lés troupes de Xerxès de Sestos à Abydos. Après celte opération, s’il y eut encore des victimes, ce fut un excès de bien-être, succédant à des privations inouïes, qui en fut cause.

La flotte avait sauvé les débris de l’armée ; elle empêcha le soulèvement de l’Ionie. Concentrée dans les eaux de Samos, elle tint toute la côte voisine en respect. Au retour du printemps, les Grecs, soit que leur flotte eût fait de grandes pertes à Salamine, soit que le zèle des confédérés se fût ralenti, ne trouvèrent à réunir que cent dix vaisseaux. Deux nouveaux amiraux commandaient cette escadre : Léotychide pour les Spartiates et leurs alliés, Xantippe pour les Athéniens. La flotte grecque se rassembla dans les eaux d’Épine. Des messagers ioniens vinrent aussitôt la presser de passer en Asie. L’Ionie n’attendait, disaient-ils, que l’apparition de quelques vaisseaux grecs pour se soulever. Léotychide et Xantippe se portèrent à Délos ; ils n’osèrent jamais aller au delà. Délos était devenue pour les descendants des conquérants de Troie de nouvelles colonnes d’Hercule. Le galion est resté empêtré là où passait gaiement la caravelle ; le navire cuirassé lions fera regretter plus d’une fois les agiles frégates de notre jeunesse. Il faut dire cependant que ce qui retint à Délos les nouveaux navarques, ce ne fut pas uniquement l’appréhension de tenter une traversée pour laquelle les Grecs rassemblés en Aulide ne demandaient aux dieux qu’un vent favorable, traversée que Léotychide et Xantippe eux-mêmes affrontèrent plus tard ; ce fut la crainte de se jeter au milieu d’îles qu’ils savaient ou croyaient encore remplies de troupes, De mutuelles alarmes maintinrent ainsi, pendant tout le printemps, une zone neutre entre Délos et Samos.

Aussitôt que les chevaux de la cavalerie perse eurent brouté sur les bords du Sperchius l’herbe du printemps, Mardonius, entraînant à sa suite Thessaliens et Thébains, vint de nouveau occuper Athènes. Ses éclaireurs avaient déjà foulé le territoire de Mégare, et il se préparait à passer dans le Péloponnèse, quand il apprit que l’isthme de Corinthe, fortifié avec une activité extraordinaire, était devenu inexpugnable. Les Perses savaient ce que leur avait coûté la conquête des Thermopyles ; ils n’étaient plus en mesure de renouveler ces sacrifices. D’un autre côté, il ne pouvait convenir à Mardonius de rester dans l’Attique, pays pauvre, ruiné, où son armée n’eût pas tardé à connaître la disette. L’Attique eût d’ailleurs été pour les Perses un très mauvais champ de bataille, car le sol tourmenté s’y prête mal aux manœuvres de la cavalerie. Mardonius se hâta en conséquence de rétrograder vers Thèbes. En se retirant, il fit, selon la coutume invariable des Barbares, le vide devant lui, et alla établir son camp le long de l’Asope, sur le revers du Cithéron. Les Grecs, sous le commandement de Pausanias, s’étaient pendant ce temps avancés jusqu’à Éleusis ; ils voulurent bientôt entrer en Béotie. La cavalerie des, Perses les chargea en vain. Quand ils eurent soutenu plusieurs assauts dans leurs positions, leur courage s’en trouva singulièrement raffermi. Le campement qu’ils occupaient était à peu près dépourvu d’eau ; côtoyant la base du Cithéron, ils allèrent, les armes à la main, en chercher un autre. La fontaine de Gargaphie, sur le territoire de Platée, leur parut pouvoir suffire provisoirement à leurs besoins ; ils assirent leur camp dans les environs. Cent dix mille Grecs, dont le tiers au moins étaient pesamment armés, faisaient dès lors face à Mardonius. -Une manœuvre de nuit amena un engagement inattendu. L’engagement devint tout à coup une grande bataille. Mardonius y fut tué, et Platée accomplit ce que n’avait pu faire Salamine : Platée affranchit définitivement la Grèce.

Mardonius, — le Murat des Perses, — avait mérité qu’on dît de lui : C’est un homme ! L’histoire équitable ne dira-t-elle pas de Xerxès : Ce fut un roi ? Je le laisse à juger aux hommes d’État qui savent de combien d’éléments divers se compose dans toutes les affaires humaines le succès. Quand un souverain vient à bout de mettre en mouvement plus de cinq millions d’hommes, de nourrir, dans un pays en majeure partie désert, deux millions de Soldats non seulement durant quelques jours, mais pendant le long espace de cinq mois, il faut au moins rendre à ce souverain le justice de lui reconnaître les qualités d’un bon administrateur. Ce qui manqua aux Perses pour vaincre à Salamine et pour triompher à Platée ; s’imaginerait-on par hasard que ce fut le courage ? Les Perses saisissaient les javelines des Grecs des deux mains et brisaient les armes dont on essayait de les percer. Archers et cavaliers, coureurs infatigables, montagnards vigoureux et de taille à terrasser tous les athlètes d’Olympie, guerriers remplis d’un sombre et religieux enthousiasme, soldats repus comme ne l’ont jamais été les, troupes de Wellington, champions de l’Asie qui apportaient l’ascendant incontesté de la victoire, pourquoi donc les Perses ont-ils été battus ? Les Perses ont succombé, — c’est Hérodote, c’est Eschyle qui l’assurent, — parce qu’ils n’avaient ni boucliers, ni cuirasses. Xerxès aurait dû pressentir sans doute les conséquences que pourrait avoir ce désavantage. Mais avec son javelot et son arc, le Perse avait déjà subjugué tant de peuples ! Devait-on penser que ses traits viendraient s’émousser sur quelques peaux de bœuf et sur quelques écailles de bronze ? Les petites causes dans la guerre ont de grands effets. Sans doute la Providence n’est jamais complètement absente en ces conflits ; il ne faut pas cependant se hâter d’en conclure que la cause qui triomphe était la plus juste. Les successeurs d’Alexandre n’ont pas fait aux populations asiatiques un sort bien digne d’envie, et la monarchie universelle à laquelle tendait Xerxès, si elle eût été un joug pour la Grèce ; eût du moins été pour l’Asie un bienfait. Après la destruction de la Grande Armada, les Anglais proclamèrent avec ironie que Dieu s’était fait, lui aussi, luthérien. Dieu nous juge, il ne prend point parti dans nos querelles ; ce serait y peser d’un trop grand poids. Ce qui semble toutefois apparaître à la lueur vacillante de l’histoire, c’est la volonté bien arrêtée du Créateur de donner toujours en fin de compte gain de cause à la civilisation.

Comme un ouvrier qui se complait dans son œuvre, Dieu brise l’une après l’autre les ébauches imparfaites : sa prédilection n’est acquise qu’à ce qui peut honorer le limon sorti de ses mains. D’où vient, s’il en est ainsi, que la race grecque n’ait pas fini par gouverner le monde ? Race plus heureusement douée, plus parée de tous les dons du corps et de l’esprit, fit-elle jamais son apparition sur notre planète ? Les Romains n’ont presque rien ajouté à l’héritage qu’ils avaient reçu des colonies helléniques. C’est une nation lourde et brutale dont le génie propre paraît aussi court que le glaive dont elle se servait dans les combats. Et cependant le forum a triomphé de l’agora, l’épée du légionnaire a eu raison de la lance dorienne. C’est que le sénat de Rome représente la constance dans les vues, la fermeté inflexible dans les revers. Athènes si chère aux esprits délicats, Athènes la mère de tous les beaux-arts, Athènes qui a connu tous les genres de gloire et tous les héroïsmes, nous offre au contraire l’image saisissante de la mobilité. Le sénat romain remercie Varron de n’avoir pas désespéré, après Cannes, du salut du pays ; le peuple athénien exile ou immole ses généraux vainqueurs. Il n’épargne même pas les philosophes. Nos pères avaient imaginé une belle devise : Aux grands hommes la patrie reconnaissante. Athènes en pratiquait une autre ; elle avait fait de l’ingratitude la première vertu de sa république.

Il restait un dernier coup à porter aux perses. Ce coup ne leur manqua pas. Les nations ont des heures néfastes ; les maux alors, suivant l’expression d’Eschyle, leur viennent par milliers ; il leur en vient de la mer, il leur en vient de la terre. Soixante mille hommes avaient paru à Xerxès un détachement suffisant pour garder les côtes de l’Ionie ; soixante mille hommes forment un cordon bien mince, quand il leur faut protéger un littoral de quelque étendue. Les flottes, à cette époque, reculaient souvent devant les traversées les plus courtes ; en revanche, quand elles se décidaient à franchir les mers, elles amenaient sur leurs vaisseaux une armée. Les instances réitérées des Ioniens finirent par décider Léotychide et Xantippe à quitter le mouillage de Délos. Un Samien se chargea de conduire la flotte grecque à travers les Cyclades : les difficultés s’évanouirent comme par enchantement. Surpris au mouillage qu’ils occupaient depuis le commencement de l’automne, les Perses ne se soucièrent pas de tenter de nouveau la fortune sur mer. La carène de leurs vaisseaux était chargée d’herbes ; leurs équipages, recrutés dans l’armée de terre, étaient de médiocres rameurs. A peine Léotychide et Xantippe eurent-ils jeté l’ancre dans les eaux de Samos qu’ils virent l’ennemi appareiller à la hâte, se soustraire à leurs projets d’attaque par la fuite, et gagner en faisant force de rames le continent. Entre Ephèse et Priène, à peu de distance du promontoire de Mycale et presque en face de l’île dé Samos, s’étend une vaste plage formée par les alluvions du Gison et du Scolopéis. Les Perses y tirèrent à sec leurs vaisseaux et les entourèrent d’un mur de pierres, couronné de palissades. Quant aux navires phéniciens, ils furent autorisés à retourner en Syrie. Un ennemi qui refuse le combat encourage toujours à le poursuivre, car il fait ainsi l’aveu de sa faiblesse. Les Grecs ne tardèrent pas à être signalés du promontoire de Mycale. Leurs cent dix vaisseaux pouvaient mettre à terre près de vingt mille hommes et demeurer encore sous une garde suffisante. Les équipages des Perses, soutenus par une nombreuse infanterie, essayèrent vainement de s’opposer à la descente. Avec des vaisseaux qui peuvent aller s’échouer sur la plage, les préparatifs d’un débarquement sont tout faits ; le navire devient lui-même une sorte de fortification passagère. Le combat de Mycale fut, comme plus d’un combat de pirates normands, un combat d’amphibies. Les marins vidèrent ce jour-là leur querelle sur la bruyère. La flotte des Perses devint la proie des flammes ; elle avait du moins été vaillamment défendue : Plus d’un guerrier grec s’était, le soir venu, acheminé vers le Valhalla où errent Agamemnon et Achille.

Les Athéniens juraient volontiers, comme les vikings, par leur bateau et par leur épée. Les Lacédémoniens se trouvaient dépaysés sur mer. Quand ils eurent brûlé les navires des Perses et bouleversé les remparts qui abritaient la flotte, ils ne songèrent plus qu’à revoir leurs montagnes. Ils voulaient emmener en Grèce les colons ioniens et abandonner l’Ionie aux Barbares. Les Athéniens s’opposèrent vivement à cette transplantation. Les Péloponnésiens n’avaient, selon eux, aucun droit de s’occuper des colons d’Athènes. La protection qu’on déclarait impossible, ils la prendraient à leur compte. Les Athéniens tinrent en effet parole. Grâce à leurs efforts, grâce à leur persévérance admirable, au bout d’un an de siège, Sestos retombait aux mains de la Grèce. Voilà ce qui eût pu réellement faire mourir la mère de Xerxès, la vénérable Atossa, de douleur. La reine Marie Tudor n’y eût pas résisté. La prise de Sestos, c’était la fin de la guerre médique.

Dans les récits des anciens, il n’est jamais question du mal de mer. L’hoplite de Lacédémone, pas plus que le légionnaire de Rome, n’en pouvait cependant être exempt. Il n’est pas impossible d’apprendre à ramer sur le sable, il faut s’embarquer pour acquérir le pied et le cœur marins. Négliger ce côté du problème, ce serait s’exposer à de graves mécomptes. L’armée d’Ulm et d’Austerlitz s’était-elle complètement amarinée pendant son séjour à Boulogne ? Je n’en jurerais pas. Les soldats de Germanicus, pendant la tempête, troublaient les matelots, ou, les aidant à contretemps, empêchaient la manœuvre, — officia prudentium miles pavidus et casuum maris ignarus corrumpebat. — Quant à nous, par bonheur, si nous possédions jamais une flottille, nous aurions d’excellents légionnaires sous la main. On sait que je ne suis point partisan de la confusion établie entre des services très distincts, que les colonies et les troupes coloniales ne me semblent point à leur place dans le département de la flotte. Tant que cette infanterie a composé la garnison de nos vaisseaux, aussi longtemps que cette artillerie y a remplacé à elle seule les anciens canonniers bourgeois, une infanterie et une artillerie de marine avaient leur raison d’être. Aujourd’hui nous avons d’admirables troupes ; nous ne nous en servons pas. C’est dans les colonies lointaines, devant Sébastopol ou sur les ruines fumantes de Bazeilles, qu’on les rencontre. Là elles honorent le drapeau, font rejaillir jusqu’à nous l’éclat de leur héroïsme. Ce n’est pas assez pour que je consente à laisser altérer par ces complications la simplicité de rouages que je me suis plus d’une fois permis de rêver pour notre grande machine maritime. J’abjurerais au contraire toute pensée de divorce, le jour où, à côté de la flotte, il devrait y avoir une flottille, et, — conséquence naturelle, — une armée de mer. Cette armée en effet serait toute trouvée. En pourrait-on imaginer une meilleure ?

La flotte de transport qui n’est pas en même temps une flottille de débarquement ne me présage pas des opérations bien importantes, du moins dans les guerres européennes. Elle peut, par le plus grand des hasards, rencontrer sur sa route une baie de Kamiesh ; elle a plus de chances encore d’aller aboutir à la Corogne ou à Walcheren. Il n’y a qu’une flottille qui puisse traverser à coup sûr un détroit ou tourner des frontières jugées inexpugnables, parce que cette flottille n’a pas besoin de port. Les plages lui en tiennent lieu. C’est sur une flottille et non pas sur une flotte qu’on peut se flatter de tout emporter avec soi, qu’on peut jeter ses troupes sur un point, les rembarquer brusquement et les aller verser sur un autre. Grant a mieux aimé arriver de combat en combat sous les murs de Richmond, se frayer un dur et long chemin dans le sang, que d’aller débarquer, comme Mac Clellan, sur les rives de la Chesapeake. Une armée mise à terre, quand le débarquement n’est pas une surprise, trouve généralement trop de forces, trop de retranchements devant elle. Et quelle étrange prétention ce serait de vouloir surprendre, alors qu’il faut hisser chaque cheval, l’un après l’autre, au bout de vergue, le déposer dans un lourd, chaland et conduire ce chaland au rivage ; qu’il faut sortir, de deux ou trois panneaux au plus par navire, l’artillerie et les munitions rangées à fond de cale ! L’infanterie cause moins d’embarras ; néanmoins, les embarcations, les chalands dans lesquels on l’entasse affronteraient difficilement un débarquement de vive force.

Qui ne transporte pas aujourd’hui quarante mille hommes ne transporte rien. Il n’entrera probablement jamais dans la pensée d’une puissance quelconque, si animée à la lutte qu’on la suppose, de faire renaître au dix-neuvième siècle les traditions de la piraterie. La belle Julie de Gonzague pourrait dormir en paix à Fondi, quand bien même toutes les flottilles du monde croiseraient sur les côtes de la Méditerranée. Les seules opérations possibles de nos jours sont des opérations sérieuses, régulières, telles qu’eu comporte la guerre civilisée. Un corps d’armée complet, avec ses chevaux, son artillerie et ses vivres, c’est le moins que les faiseurs de projets, — et je ne veux pas me placer dans leurs rangs, — pourraient se permettre de demander. Dans les prévisions du Premier Consul, cinq cents chaloupes, quatre cents bateaux, trois cents péniches devaient embarquer cent vingt mille hommes, les munitions indispensables pour les premiers combats, des vivres pour une vingtaine de jours, l’artillerie de campagne, avec attelage de deux chevaux par pièce. De tout ce plan si bien conçu, les marines de premier ordre, — il y en a maintenant quatre ou cinq en Europe, — ne garderaient probablement que le programme. Elles ont à leur disposition d’autres moyens que ceux qui en 1805 pouvaient être mis en œuvre. Il n’est pas bien certain pourtant qu’elles voulussent écarter d’une façon absolue l’emploi des bâtiments à rames. Ces péniches de soixante pieds de long, qui pouvaient recevoir de soixante à soixante-dix soldats, outre deux ou trois marins pour les diriger, qui ne tiraient que deux ou trois pieds d’eau et se garnissaient au besoin d’une trentaine d’avirons, paraîtraient probablement le complément obligé de la chaloupe à vapeur. La flottille, telle que je la conçois, n’est guère plus hardie que la flotte de César. Ce n’est pas une bande d’oiseaux de grand vol ; elle a soin de tenir toujours la terre sous son écoute. Je ne lui conseillerai jamais d’oublier le sort des vaisseaux de Germanicus. Astreinte à la plus extrême prudence, elle peut se donner par contre des licences de construction interdites aux transports qui bravent — la haute nier. Les chevaux n’en doivent pas sortir par la vergue, mais par la porte, comme au temps du sire de Joinville. L’hippagoge moderne est encore à trouver. Le jour où le rivage sera aussi accessible aux chevaux qu’aux soldats, la flottille pourra être ramée au nombre des chemins de fer stratégiques.

Où l’étude de l’antiquité peut-elle entraîner un vieil écolier de troisième ? La puissance qui, à l’heure de paix où nous sommes, se mettrait à reconstruire la célèbre flottille de Boulogne courrait le risque de lavoir, comme sa devancière, pourrir inutile dans la Liane. Les anciens, il est vrai, improvisaient leurs flottes, les uni en trente, les autres en quarante-cinq jours ; ils y employaient tout au plus un hiver. Les Anglais n’ont-ils pas été à la veille de nous donner le même spectacle ? A la fin de la guerre de Crimée, ils faisaient sortir de leurs arsenaux une canonnière à vapeur par semaine. Peut-être feraient-ils mieux encore aujourd’hui. Il y a longtemps que je me suis permis de l’écrire.

La marine n’est pas seulement de l’administration, elle est avant tout de la politique. On ne met pas une flotte sur les chantiers sans savoir préalablement ce qu’on en veut faire. Napoléon, César, Germanicus, Théodoric, Charles-Quint, avaient un but quand-ils construisaient leurs flottilles. Nous, qui ne demandons que le respect de nos frontières et qui ne songeons qu’à ravitailler nos colonies, nous n’avons, pour le moment dû moins, aucune raison de les imiter. Peu importe ! ces questions rétrospectives ont toujours leur intérêt. Fussions-nous voués à une paix éternelle, que nous ne verrions pas pour cela les soldats ou les matelots se détacher complètement de l’histoire. Où les questions de guerre, d’art militaire, d’armement, ont-elles été traitées avec plus de zèle, avec plus de compétence qu’en Suisse et en Belgique ? Je ne pense pas que ces deux puissances songeassent alors à sortir de leur neutralité. Les récits d’aventures n’en ont que plus de charme, quand on les lit les pieds sur ses chenets et la maison bien close. On ne les lit même jamais qu’à ces heures là. Quand l’action nous emporte, nous ne nous soucions guère d’interroger le passé. Si la nécessité. d’agir se présente à l’improviste, si l’événement que tout rendait improbable éclate, comme crève un haut-pendu dans un ciel serein, il est trop tard pour ouvrir ses livres et pour se demander comment, en pareil cas, auraient opéré les ancêtres. Il y a quarante ans, aucun marin, — je puis le garantir, — n’eût eu la bizarre idée de s’occuper de Xerxès et de la bataille de Salamine. La marine à voiles différait tellement de la marine à rames ! Aujourd’hui le rapprochement paraîtra moins cherché. Nos vrais ancêtres ne sont plus les Tromp et les Ruyter, les Suffren et les Duguay-Trouin : ce sont les Thémistocle et les Eurybiade.