LA MARINE DES ANCIENS

LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION DE SICILE

 

CHAPITRE III. — LA BATAILLE DE SALAMINE.

 

 

Xerxès en personne descendit des montagnes à la rencontre de sa flotte. Cinq millions d’hommes avaient quitté l’Asie ; le plus beau de tous, celui que sa haute taille et la majesté de ses traits eussent suffi pour désigner comme le chef de tant de nations, c’était, de l’aveu d’Hérodote, le fils de Darius. Il prit siège sur la plage et fit comparaître devant lui les rois et les princes des vaisseaux. Chacun s’assit à la place d’honneur qui lui fut désignée. Là se rencontrèrent, tenant le premier rang, le roi de Tyr et le roi de Sidon ; à leurs côtés, la reine d’Halicarnasse. Xerxès voulait savoir s’il convenait de livrer bataille. Avant le jour du combat, dira près de quatorze cents ans plus tard dans ses Institutions militaires l’empereur Léon, assemblez vos préfets pour délibérer avec eux, et suivez ce qui sera jugé le meilleur à la pluralité des voix. Tel n’était pas en 1571 l’avis du duc d’Albe. Vous ne rencontrerez que trop de gens, écrivait-il à don Juan d’Autriche, qui croiront se faire honneur en vous adressant des paroles magnifiques. Si Votre Excellence ne s’arme pas d’avance contre ces excitations, elle s’en trouvera très mal, je l’en préviens. Que Votre Excellence comprenne que les premiers ennemis contre lesquels il lui faudra lutter seront ses propres soldats, toujours prêts à lui conseiller de combattre hors de propos. Pour peu qu’elle hésite alors à suivre leur avis, elle doit se préparer à braver leurs murmures, à les entendre s’écrier avec amertume qu’elle perd les occasions. Puis la plupart s’en iront répétant : J’étais d’avis qu’on livrât bataille, j’ai conseillé  de ne pas laisser échapper une occasion qui ne se retrouvera peut-être plus. J’avoue que Votre Excellence me paraît bien jeune pour résister à de pareils assauts. Nous-mêmes vétérans, nous en éprouvons souvent de grands embarras ; mais que Votre Excellence se souvienne qu’elle descend d’un père qui lui a donné, avec la naissance, le cœur d’un soldat et le droit de s’élever au-dessus des calomnies. Entre les préceptes de Léon le Philosophe et les conseils si différents du vieux duc de fer, on pourrait se trouver embarrassé. Les leçons de l’histoire ne seront pas de trop pour éclaircir la question.

Le cercle est formé dans l’ordre rigoureux des préséances. Mardonius va de l’un à l’autre, recueillant, selon qu’il lui a été enjoint, les opinions ; il vient, ensuite rapporter textuellement au roi ce qu’il a entendu. La dignité de Xerxès ne permettait pas qu’il interrogeât lui-même, ses capitaines. L’assemblée s’est montrée à peu près unanime : Il faut sans tarder aller attaquer les Grecs. Artémise presque seule a le courage d’exprimer un avis contraire. Pourquoi affronter les chances toujours incertaines d’un combat, quand il suffit d’attendre quelques jours pour voir la flotte confédérée se dissoudre ? Ces vaisseaux, on les représente comme une proie toute prête sur laquelle, dès qu’on le voudra, il n’y a plus qu’à étendre la main : on devrait se souvenir qu’il n’a pas été déjà si facile d’en venir à bout dans lès eaux de l’Eubée. Ne sait-on pas que les, vivres des Grecs tenus à distance du continent s’épuisent, que leurs chefs, plus que jamais divisés, ne cherchent qu’un prétexte, pour rompre le pacte qui unit leurs escadres ? Le roi possède Athènes ; il peut, dès ce moment, prendre ses quartiers d’hiver et remettre à une autre campagne la conquête du Péloponnèse. La sincérité courageuse dont Artémise, en cette occasion, faisait preuve, ne déplut pas, comme les ennemis de la reine l’avaient espéré, au jeune et puissant souverain des Perses. Charmé au contraire de trouver tant dé sagesse unie à tant de vaillance, Xerxès déclara la reine d’Halicarnasse plus que jamais digne de’ son estime. Il la loua, et suivit les avis’ des autres. «Les paroles magnifiques n dont. parle le duc d’Albe entraînaient Xerxès à sa perte.

Qu’espérer de mieux d’un conseil de guerre, quand ce conseil n’a pas pour unique objet d’initier les sous-ordres à la pensée du chef et de leur communiquer ses ordres ? Dieu, quand il eut créé l’homme, a dit saint Augustin, crut avoir assez fait en lui donnant la vie ; il le remit ensuite aux mains de sa propre sagesse. Mais la responsabilité est une si lourde charge que les cœurs les plus résolus ne savent pas toujours se défendre de la tentation qui les porte à vouloir en partager le poids. En agissant ainsi, ils cèdent à une illusion. Les conseilleurs, dit un vieux proverbe, ne sont pas les payeurs. Rien de plus juste ; quiconque a commandé en a fait l’épreuve.

Xerxès a donné l’ordre de livrer bataille. Sans perdre un instant, ses six cents vaisseaux, — il est douteux qu’il lui en restât davantage, — évacuent la rade de Phalère et viennent -jeter l’ancre, à la pointe orientale de l’île dont le centre demeure occupé par les Grecs. L’îlot de Psytalie sert aux -généraux perses de point d’appui. Sur cet îlot, ils ont jeté une troupe considérable qui doit, pendant le combat, tendre la main à leurs naufragés, achever, à coups de javelot et de harpon, les naufragés ennemis. La nuit vient ; l’aile gauche de la flotte, — deux cents vaisseaux au moins, — se glisse sans bruit le long du rivage extérieur de Salamine. Où vont ces navires ? Ils vont, du côté d’Éleusis, fermer la retraite aux Grecs. Ici, comme aux Aphètes, on oublie que les Grecs ne sont pas encore vaincus. Cette manœuvre, excellente quand l’ennemi qu’on enveloppe n’est pas de force à rompre les mailles du filet ; exige avant tout une grande ponctualité dans l’exécution. Pour le moment, elle n’a qu’un résultat : elle met un terme aux indécisions qui se prolongeaient encore à Salamine. Un Athénien jadis frappé d’ostracisme est accouru d’Égine à l’annonce du péril nouveau qui menace sa patrie. Il a, grâce à l’obscurité, pu traverser les rangs de cette portion de la flotte des Perses qui garde, depuis quelques heures, l’issue du détroit. Rien ne sert à présent de discourir, dit-il à Thémistocle. Qu’on décide ce qu’on voudra au sujet du départ ; la flotte ne peut plus partir, elle est cernée. J’ai vu de mes propres yeux ce que j’avance. L’homme qui s’exprime ainsi n’est pas un témoin vulgaire ; c’est Aristide, le fils de Lysimaque. Une sentence injuste l’a fait sans foyer ; elle ne lui a rien enlevé de l’estime universelle qui s’attachait jadis à son nom. Le voilà redevenu citoyen le jour où la cité n’est plus, soldat quand les plus fermes ont perdu l’espoir de la victoire et ne s’apprêtent, comme aux Thermopyles, qu’à bien mourir. On l’entoure, et soudain dans le camp tout est en émoi. Les vaisseaux se remplissent de rameurs et d’hoplites ; la rame est assujettie à son tolet ; le câble ne retient plus le navire au rivage, tout est prêt : Levez l’ancre, car voilà les Perses ! Formée sur quatre rangs, la masse noire se dégage lentement de l’ombre de Psytalie ; lentement aussi, elle se répand dans la rade. Les rameurs ménagent leurs forces. Pour aller attaquer les Grecs, la flotte de Xerxès a une double conversion à opérer. Elle pivote sur le vaisseau de gauche pendant que l’aile droite se hâte et décrit un circuit immense. Les quatre escadres rangées l’une derrière l’autre essayent en vain de combiner leurs mouvements : la baie ne présente plus que le spectacle d’une cohue confuse ; tout ordre régulier a disparu. Le flot des Perses continue cependant de s’épancher. Flux yeux des Grecs, ce flot semble intarissable ; c’est l’effet ordinaire sur ceux que l’inondation menace. On a peine à croire cependant, quoi qu’en dise Hérodote, que lés contingents des Cyclades aient pu combler les vides produits par deux tempêtes et trois combats sanglants. Moins d’incertitude nous paraît régner sur le chiffre des vaisseaux grecs. Acceptons sans contestation celui qu’ont dû garder les tables d’airain des villes confédérées. Ainsi donc soixante-seize mille hommes, montés sur trois cent quatre-vingts vaisseaux environ, attendent, le cœur battant à coups pressés dans la poitrine, le choc de cette armée dont leur émotion grossit probablement outre mesure les forces. Quelque large qu’il nous plaise de faire-la part aux exagérations habituelles des Grecs, il n’en est pas moins vrai que plus de cent quarante mille hommes vont se trouver aux prises et s’égorger durant de longues heures dans un bassin qui n’est guère plus vaste que la rade de Toulon. Voit-on d’ici ces guerriers, debout sur la proue, la lance en arrêt, semblables aux jouteurs que nous montrent nos fêtes, ces hoplites balançant les longues javelines qu’on serait tenté de prendre pour des harpons de baleiniers, ces archers de Babylone, — les premiers archers du monde, — l’arc bandé, la flèche sur le nerf qui frémit, ces pilotes prêts à faire tourner la trière sur elle-même d’un seul coup de leur aviron de queue, ces rameurs courbés sur leurs bancs ; les bras déjà ,tendus, les triérarques enfin guettant, du haut de la poupe, le moment propice pour aller frapper de l’éperon d’airain le flanc ennemi ! Attendez quelques minutes encore, l’écho de Salamine va vous renvoyer la voix des céleustes, et vous pourrez saisir le bruit lointain de près de vingt mille rames battant à la fois le tolet de chêne vert et retombant dans l’eau en cadence. L’eau jaillit de toutes parts ; une bande de thons ou de marsouins ne se débattrait pas avec plus de furie dans la madrague. Quelle formidable clameur s’est soudain élevée ? Les Grecs ont entonné leur péan de guerre, et le tonnerre de la langue perse — on croirait entendre les Turcs de Prévésa ou de Lépante — roule en grondant au-devant des Hellènes. Voguez ! voguez ! généreux champions sur lesquels l’Europe et l’Asie ont les yeux, les proues aux trois dents vont bientôt s’enfoncer dans la chair vive des galères. Les Grecs tout à coup ont levé les rames, la vogue se retourne, et, d’un mouvement aussi rapide que celui qui les portait en avant, les trières, fendant l’onde par la poupe étonnée, se rapprochent à force de bras du rivage. Ô Athéniens ! jusqu’où ferez-vous reculer vos poupes ? C’est la voix de Minerve elle-même qui vous reproche une manœuvre bien faite pour encourager l’audace et pour favoriser l’élan de l’ennemi. Les dents serrées d’airain s’ouvrent, il est vrai, comme une mâchoire béante devant les Perses, le rivage se garnit d’une longue rangée de lances et de javelines, des monceaux de galets vont voler en l’air si l’ennemi fait mine de vouloir forcer ce double rempart. La position est forte. Minerve cependant attendait mieux des Grecs ; il est évident que les Grecs ont résolu de se tenir jusqu’à nouvel ordre sur la défensive.

Les incidents jouent un grand rôle dans la guerre navale. L’amiral de Grasse a livré le combat de la Dominique pour préserver d’une capture imminente le vaisseau le Zélé. Les Grecs rompent involontairement leur front de bataille pour voler au secours d’Arminias de Pallène. Dans le mouvement de retraite, Arminias est resté en arrière, et un, vaisseau perse vient de l’aborder. Ln un instant, la mêlée est devenue générale. Les Athéniens ont trouvé des adversaires dignes de leur courage, car ce sont les Phéniciens que le sort a placés devant eux. Les Phéniciens occupent l’aile occidentale, du côté d’Éleusis. Les Ioniens sont à l’aile opposée, du côté du Pirée ; ils ont en face les Péloponnésiens. On doutait de la fidélité des marins de l’Ionie, et le cœur de ces hommes de race hellénique devait en effet incliner en faveur de la Grèce ; mais une fois l’action engagée, une fois les premiers coups reçus, les Ioniens, aussi bien que les Phéniciens, s’animèrent au jeu. Les mêlées ont cela de bon que les défections en nasse y sont impossibles.

Où est la bataille à cette heure ? Partout, d’un bout à l’autre du front des deux armées. Quelle en sera l’issue ? Il est difficile de le pressentir. Assis sur son trône, au pied du mont Ægalée, en face de Salamine, Xerxès n’aperçoit plus dans la baie qu’un désordre affreux. La bataille est devenue une série de combats particuliers. Théomestor et Phylace, deux Samiens, prennent des vaisseaux grecs ; Polycrite d’Égine colle un vaisseau de Sidon. Artémise se fait jour à travers les navires qui l’entourent. Dans la chaleur du combat, son éperon ne distingue plus les amis des ennemis. Le vaisseau que monte le roi des Calyndiens, Damasithyme, sombre sous la proue de la trière qui porte la reine d’Halicarnasse. Il a le sort du vaisseau l’Impérial, démâté de ses trois mâts au combat de Santo-Domingo par la volée d’un autre vaisseau français, l’Alexandre. Était-il donc si difficile d’éviter ces désastreuses méprises ? L’Impérial combattait le pavillon haut, et d’ailleurs il était le seul vaisseau à trois ponts des deux flottes. D’un autre côté, Hérodote et Homère ne’ nous apprennent-ils pas Brie les Grecs couvraient d’une couche de vermillon les flancs de leurs navires ? Les Grecs auraient-ils abandonné depuis peu cette coutume, ou faut-il croire avec Hérodote que la reine n’avait pas oublié une querelle qui datait pourtant du passage de l’Hellespont, et qu’en brisant ce vaisseau si malencontreusement placé par le sort sur sa route, elle frappait à dessein un ennemi personnel ? Si Hérodote avait assisté, comme Eschyle, à un combat naval, il n’eût point adopté cette indigne hypothèse. Quand le tumulte de la mêlée confond les escadres, la couleur de la coque ou du drapeau n’y fait rien. Il faut se garder de tout vaisseau qui approche, et le rostre d’airain est encore plus à craindre dans ce cas que le canon. Combien d’événements récents se, sont chargés de justifier la bonne foi de la reine Artémise ! Combien ont démontré la nécessité de multiplier, avant d’engager l’action, les signes de reconnaissance et les conventions de tout genre ! On se coule souvent en temps de paix. Qu’arrivera-t-il au jour de la bataille si chacun reste libre de tourner dans le sens qui lui convient ? Régler à l’avance ces détails délicats sera certainement dans les guerres futures la grande préoccupation des chefs.

Du haut de son observatoire, Xerxès n’avait vu que le coup foudroyant porté par la reine. Il ne douta pas un instant que ce ne fût un navire ennemi qui sombrait. Est-ce bien Artémise, dit-il, qui vient de couler ce vaisseau grec ?Assurément, s’empressèrent de répondre les secrétaires qui l’entouraient et qui, par ses ordres, n’avaient pas cessé de noter tous les incidents du combat. Nous reconnaissons le vaisseau de la reine à sa marque distinctive. Artémise, suivant la judicieuse remarque d’Hérodote, fut favorisée par la fortune jusqu’au bout : aucun des Calyndiens ne survécut pour venir porter plainte au tribunal du roi ; l’enthousiasme de Xerxès n’eut, donc pas à se raviser. Xerxès avait compté sur une prompte victoire, et la victoire le faisait attendre. Il eût voulu que tous ses vaisseaux eussent des capitaines aussi hardis et aussi heureux qu’Artémise : Mes hommes, s’écriait-il dans sa fiévreuse impatience, sont devenus des femmes ; ce sont les femmes aujourd’hui qui combattent en hommes. Ce propos, s’il n’a pas été inventé par quelque bel esprit, renfermait un reproché immérité. Aucun Perse ne fuyait. Lebrun a chanté dans des vers dignes de Pindare ou d’Homère les marins du Vengeur disparaissant lentement sous les flots sans vouloir amener leur pavillon. Les sujets de Xerxès non plus ne demandaient pas grâce ; quand le sort les plongeait dans l’abîme, leurs vaisseaux, non moins héroïques que le Vengeur, se laissaient dévorer si fièrement par le gouffre qu’ils avaient l’air de le conquérir. Un vaisseau de Samothrace fit mieux encore. La proue d’un navire grec l’avait ouvert ; le tillac s’enfonçait peu à peu sous les pieds de l’équipage : du pont, que déjà le flot couvre, les hardis insulaires ne lancent pas- avec moins d’adresse et d’ardeur leurs javelots. La trière de Samothrace, vous la chercheriez en vain ; elle repose au fond de la baie de Salamine ; mais son équipage n’a fait que changer de vaisseau, il court à de nouveaux combats sur le navire grec, car ce navire, où déjà l’on chantait victoire, les marins de Samothrace viennent de s’en rendre maîtres.

Gloire aux vaincus ! Il peut y avoir de la gloire pour les deux partis dans toute affaire sérieuse ; l’important, c’est d’avoir les poètes de son côté. Malheur aux lions qui ne savent pas peindre ! Il est vrai que les lions la plupart du temps dans la défaite se déchirent. La fortune ne s’est pas encore bien nettement prononcée que déjà les Phéniciens accusent les Ioniens de n’avoir pas fait leur devoir. Accuser, quand il faudrait combattre ! Xerxès récompense comme ils le méritent ces trop zélés délateurs ; il leur fait sur-le-champ trancher la tête. .Le cœur du jeune roi commence à déborder d’amertume. Il voit clairement poindre peu à peu la déroute. Les armes ne sont pas égales dans ce combat qui se livre généralement corps à corps. La lance à Salamine aura raison de la flèche, comme à Lépante l’arquebuse espagnole. Rien ne prévaut contre la supériorité bien établie de l’armement.

Les Grecs ne sont pas seulement mieux armés ; ils ont aussi l’avantage de la position. Lorsque leurs vaisseaux sont coulés, ils peuvent gagner l’île de Salamine à la nage. Les Perses n’ont pas la même ressource ; l’îlot de Psytalie, leur base d’opération, est trop éloigné. D’ailleurs, ces barbares, au dire d’Hérodote, pour la plupart, ne savent pas nager. Dans les grandes luttes que nous réserve peut-être l’avenir, la pratique dé la natation ne sera pas moins nécessaire qu’elle ne l’était dans les combats de cet âge héroïque. Il fallait, au temps de Richelieu, se pourvoir, suivant les ordres du grand cardinal, de bandages et de fers rougis au feu. Les médecins de nos jours se hâtent d’étaler aux premiers sons du tambour, dans le poste où ils courent attendre les blessés, leurs scies et leurs couteaux : n’oublions pas les ceintures de sauvetage. Le Re d’Italia, au combat de Lissa, ne mit que quelques minutes à sombrer. L’équipage tout entier avait abandonné les batteries. L’eau le gagnait si vite qu’il n’eut bientôt plus que l’arrière du navire pour refuge. Ce fut alors que quelques marins éperdus coururent an pavillon pour l’amener ; le pavillon était sous la garde d’un aspirant. L’enfant tira son sabre, écarta les mutins, et le Re d’Italia descendit, ses couleurs hautes, dans le gouffre. Le lendemain l’escadre de Persano recueillit près de deux cents hommes qui s’étaient attachés à des épaves. Peu de blessés, beaucoup de noyés, voilà ce qu’il faut attendre d’un combat naval. Nous retournons, je l’ai déjà dit, à la marine des anciens.

La situation des soldats débarqués sur l’îlot de Psytalie est devenue critique. Ils manquent à la flotte, la flotte également leur fait défaut, car elle ne les flanque plus. Aristide songe à tirer parti de ce mutuel abandon. Parmi les guerriers rangés sur le rivage de Salamine, il prend une troupe choisie, une troupe composée d’hommes pesamment armés et tous Athéniens. Il les fait passer sur l’îlot occupé par les Perses. Ce n’est pas un nouveau combat qui s’engage ; c’est un massacre impitoyable qui s’accomplit. Les Perses sont parqués dans Psytalie comme dans un abattoir ; ils tombent accablés sous une grêle de traits et de pierres. Le tranchant du glaive achève les blessés. La vaste baie s’emplit de gémissements et des hurlements du désespoir. Ces cris, le rude Eschyle, sept ans après, croyait les entendre encore, et son récit faisait frémir la Grèce Combien parmi les Perses de chefs illustres ne reverront pas l’Asie ! Le commandant de la flotte lui-même, Ariabigne, ce fils de Darius, ce frère de Xerxès, qui conduisait naguère douze cents vaisseaux, a trouvé la mort au milieu des débris flottants de ses trières. Quand deux cons armés de l’ergot d’acier se présentent dans l’arène, il serait difficile de deviner quel sera le plus intrépide. Les plumes- hérissées, les deux vaillants champions se précipitent l’un sur l’autre. Leur furie est égale. Les parieurs s’inquiètent, les enjeux les plus confiants ne semblent tenir qu’à un fil. Tout à coup un des adversaires se dérobe. Les huées de la foule, les excitations de son maître sont impuissantes à le ramener au tombât. On dirait un de ces héros d’Homère qui vient d’apercevoir le bras d’un dieu tendu dans la nuée contre lui. Pareille défaillance se remarque vers la fin de toutes les batailles. II y a un moment où l’un des partis cède au sort, sans qu’on puisse reconnaître au juste celui qui fait céder. Les Perses, — tous les rapports qui nous sont parvenus en font foi, — montrèrent beaucoup plus de bravoure dans les eaux de Salamine qu’ils n’en avaient montré dans les eaux de l’Eubée. Ils combattaient sous les yeux de leur roi, d’un roi aussi terrible dans sa justice qu’inépuisable dans ses récompenses. Leur courage pourtant soudainement a fléchi. Les gémissements de Psytalie sont-ils arrivés pour les énerver jusqu’à eux ? Ou faut-il croire avec le poète Eschyle, un des héros de ce drame épique, qu’une inspiration de génie vient de les livrer à l’étreinte des Grecs ? Eschyle a vu les navires hellènes enserrer de leurs anneaux concentriques les vaisseaux perses. Qu’on nous pardonne nos doutes, Eschyle, suivant nous, n’a rien pu voir de semblable. Oublie-t-il que la flotte des Hellènes, — c’est lui qui l’affirme, — ne se composait que de trois cents navires, que les généraux de Xerxès en commandaient mille ? Envelopper mille vaisseaux, six cents même, avec moins de trois cents, — car dix, de l’aveu du poète, ne prirent point part au combat, — ce n’est pas une manœuvre ; ce serait plutôt un miracle. Comme tant d’autres, Eschyle, désireux de charmer et d’enthousiasmer ses auditeurs, aura fait de la tactique après coup. La tactique peut jouer un grand rôle dans la préparation de la lutte. Quand la mêlée est une fois établie, la tactique n’est pas seulement impuissante, elle est impossible. Thucydide ne nous apprendrait pas que la stratégie navale avec ses manœuvres concertées à l’avance ne précéda pas chez les Grecs la guerre du Péloponnèse, que nous n’en serions pas moins incapables d’expliquer par quels procédés d’entente inconnus, à l’aide de quelle langue télégraphique ou de quels signaux généraux la flotte d’Eurybiade et de Thémistocle réussit à former cet ordre circulaire qui devait si brusquement change la face de la bataille. La vérité n’est pas là ; elle est dans le rôle qu’Hérodote attribue au vaillant chef athénien, le montrant prompt à courir sur les points menacés, toujours actif, toujours au plus chaud du combat, l’ivresse de la lutte sanglante dans les yeux, et la joie de voir des alliés jusque-là douteux démentir de funestes présages peinte sur tous ses traits. Crois-tu maintenant, lui crie d’une voix retentissante le fils de Crios, Polycrite, crois-tu que les Éginètes soient du parti mède ? Quand il parlé ainsi, Polycrite vient de couler un navire sidonien. Partout où paraît le signe qui indique la présence du général de la flotte athénienne, le conflit reprend avec une nouvelle vigueur. On interpelle Thémistocle, on l’acclame ; Thémistocle ne songe pas alors à faire des signaux. Que de plans de bataille on a dressés, les uns pour justifier la défaite, les autres pour donner à la victoire une nouvelle saveur ! A Trafalgar, Churruca, interprète passionné des griefs espagnols, critique avec amertume la prétendue tactique de Villeneuve ; vingt ans plus tard, l’amiral Ekins nous expose que nous avons été battus pour avoir rangé nos vaisseaux en ordre concave, quand nous aurions dû les disposer en ordre convexe. Villeneuve, héla ! n’a voulu qu’une chose : développer son armée en ligne droite, selon les anciens errements ; s’il a fait de l’ordre concave, c’est bien certainement contre son gré. La ligne s’est creusée au centre, parce que les vaisseaux du centre sont tombés sous le vent. La faiblesse de la brise a créé, sans que le général y eût pris part, un ordre nouveau. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il n’est pas dé combinaison tactique qui eût pu, en ce jour, racheter l’infériorité de notre tir et le défaut d’homogénéité de nos escadres.

Sur le terrain de l’action, il est une chose plus essentielle que la géométrie, c’est l’appréciation exacte, à tous les instants de la lutte, de la situation. On ne voit que ses plaies, on ignore les blessures de son adversaire. Que de fois on s’est retiré devant un ennemi prêt à crier merci ! Dans les mers de l’Inde, un lieutenant de vaisseau, qui devait devenir l’amiral Hugon, se trouvait embarqué sur la Psyché. Savez-vous qui commandait cette frégate ? Le plus brave sans contredit et le plus chevaleresque de nos capitaines. II suffit de le nommer : c’était Bergeret. Un combat acharné s’engage entre la Psyché et la frégate anglaise le San-Fiorenzo. Le calme sépare les combattants. La frégate française est désemparée, sa batterie est jonchée de morts, de blessés, de mourants ; ses pompes la soutiennent à peine à flot. Bergeret fait appeler le lieutenant Hugon et l’expédie à bord de la frégate anglaise. La Psyché se soumet-elle à la mauvaise fortune ? Pourquoi alors n’a-t-elle pas amené son pavillon ? C’est que Bergeret veut bien rendre une frégate qui va lui manquer sous les pieds, mais qu’il ne veut pas rendre avec le bâtiment l’équipage. Portées par Hugon à bord du San-Fiorenzo, ces conditions insolites sont acceptées. On ne rencontrerait pas d’autre exemple d’une semblable capitulation dans l’histoire navale. La défaite devient ici une gloire de plus pour nos armes, et les Anglais n’en ont pas jugé autrement, car, loin de récompenser le capitaine du San-Fiorenzo, ils l’ont destitué. Eh bien ! le croirait-on ? nous avons entendu, trente années plus tard, l’amiral Hugon déclarer que le spectacle qui frappa ses yeux, quand il monta sur la frégate anglaise, l’avait fait hésiter un instant à s’acquitter de sa mission. La Psyché était peut-être, malgré tous ses dégâts, moins maltraitée, moins mutilée, moins sanglante que la frégate ennemie à laquelle on livrait sa coque.

Quand les Perses prirent le parti de se retirer, est-il bien certain qu’un peu plus de ténacité ne leur eût pas laissé la possession du champ de bataille ? La retraite des Barbares, quoi qu’en disent Eschyle et Hérodote, ne parait pas avoir été une déroute. Les Barbares allèrent tout simplement reprendre le mouillage de Phalère pendant que les Grecs retournaient au mouillage de Salamine. Les Grecs étaient incontestablement vainqueurs ; leur triomphe semblait si peu décisif qu’ils s’attendaient à voir le combat se renouveler le lendemain. Beaucoup de vaisseaux perses dont les rames étaient fracassées furent poussés par le vent vers le fond du détroit. Ils y trouvèrent les vaisseaux éginètes. L’escadre d’Égine formait la réserve. L’avait-on chargée de surveiller les deux cents vaisseaux qu’on craignait de voir apparaître du côté d’Éleusis ? Tout nous porte à le croire. Mais cette division détachée, dont l’intervention eût assurément fait hésiter le destin, ne se montra pas. C’est surtout à son inaction qu’il faut attribuer la défaite des Perses. Le soir de Waterloo, Napoléon, quand il attendait Grouchy, se vit obligé de contenir le corps de Bulow ; Xerxès, au lieu du secours qu’il s’était promis, trouva le fond du golfe occupé par les Éginètes. Tel est le danger de tous les mouvements excentriques. Manœuvrer à distance est souvent fort habile ; garder toutes ses troupes sous la main est plus sûr.

Les Perses ne furent nullement inquiétés à leur mouillage de Phalère. Ils purent donc y délibérer en paix. Les deux cents vaisseaux détachés pour envelopper en cercle l’île d’Ajax rallièrent probablement la flotte pendant la nuit. Les Grecs se tenaient près pour une seconde bataille. Leur position s’était cependant singulièrement améliorée car ils occupaient maintenant l’îlot de Psytalie. S’il y eut une inspiration de génie dans la grande journée de Salamine, on doit la chercher là où elle existe réellement, c’est-à-dire dans la décision d’Aristide. Xerxès jugea sainement la situation. Ce qui était perdu, ce n’était pas seulement une bataille, c’était le prestige des armes. Il fallait donner aux esprits ébranlés le temps de se remettre. Si l’on avait eu sujet de douter des Ioniens avant le combat, ces soupçons prenaient sans injustice plus de consistance après une défaite. Cette armée si hétérogène ne pouvait garder sa cohésion que sous une succession non interrompue de triomphes. Sans la retraite de Moscou et la bataille de Kulm, nous aurions trouvé des alliés plus fidèles-en .Russie et au champ de Leipzig. Les seuls soldats sur lesquels Xerxès pût invariablement compter, c’étaient les soldats qui avaient conquis l’Asie jusqu’au cours de l’Halys et le golfe du Strymon, qui avaient subjugué les fières cités de la vaste nappe d’Hellé, la Propontide aux profondes déchirures et les bouches du Pont. Pour les vétérans de Darius comme pour ceux de Napoléon, l’inconstance du sort ne signifiait rien ; ce n’était qu’une méprise passagère de la fortune.

Xerxès fit appeler Mardonius et Artémise. A la reine il confia, le soin de conduire son fils à Éphèse, à Mardonius celui d’occuper la Grèce. Que tu vives, lui dit la reine en partant, que ta maison ne soit pas ébranlée, et les Grecs auront plus d’une fois à lutter pour leur propre salut ! Trois cent mille hommes devaient rester en Grèce avec Mardonius. Cette armée fut choisie parmi les meilleures troupes de l’empire. On la composa d’abord des Immortels, dont le nom venait de ce que l’on tenait toujours ce corps au complet, puis de l’infanterie perse munie de cuirasses, puis des, cavaliers compris sous la dénomination des mille chevaux, des Mèdes enfin, auxquels Mardonius demanda qu’on adjoignît les Saces, les Bactriens, les Indiens, infanterie et cavalerie. Ces dispositions prises, Xerxès se réserva la tâche la plus rude. Il se chargea de ramener en Asie le reste de l’armée. Cette multitude présentait une analogie frappante avec la troupe qui suivit plus tard Pierre l’Ermite. On l’avait partagée en nations, et chaque nation marchait autant que possible sous sa propre bannière. Une pareille troupe eût été de peu de secours dans les combats ; on l’avait trouvée d’Une rare utilité quand il avait fallu jeter des ponts, creuser des canaux et percer des routes. Toute armée asiatique a ainsi ses azabs, qui prennent les devants pour faire le dégât. On les fauche, on les tue ; ils tombent par milliers sur les routes ou dans les fossés ; c’est sur leurs corps qu’on arrive à la brèche. La destruction de ces enfants perdus ne constitue pas un désastre, pourvu que le gros de l’armée reste intact. En faisant deux parts de ses troupes, Xerxès agissait comme eût agi à sa place Soliman. Le fleuve débordé se préparait à rentrer dans son lit ; Xerxès commençait à en pousser devant lui toute l’écume. On ne peut appeler de telles dispositions une fuite ; l’histoire n’a pas eu souvent à en enregistrer d’aussi sages.

Quant à la flotte, elle reçut, le soir même l’ordre de faire voile vers l’Hellespont. Il eût été difficile de la faire hiverner en Grèce. Comment aurait-on pu y nourrir les équipages ? Le pont de bateaux était d’ailleurs la sauvegarde de l’armée. Xerxès ne jugea pas hors de propos d’assurer le plus tôt possible à cette dernière issue une protection efficace.