La marine de l’avenir sera très probablement, pour peu que les progrès de la science continuent d’y aider, un retour assez étrange à la marine des anciens. A côté des colosses, il y aura place pour les infiniment petits. Les colosses se chargeront d’occuper la nier, d’en garder les chemins, d’en écarter les interventions hostiles ; les flottilles opéreront sur le littoral ennemi. Ces flottilles auront deux façons d’opérer : par des incursions soudaines ou par des invasions en masse ; à l’instar des pentécontores et des drakkars, ou à la manière des trirèmes, des dromons, des galères et des galéasses. L’occupation de la mer. a donné aux Anglais la richesse et leur a permis d’user peu à peu le grand empire ; mais depuis que le continent s’est couvert de chemins de fer, depuis que la navigation neutre a su affirmer ses droits, la suprématie maritime demeure en quelque sorte désarmée. Elle le sera tant qu’elle ne pourra exercer sa domination que dans les eaux bleues. Voilà pourquoi des événements récents ont pu faire mettre en doute l’efficacité de la marine appelée à concourir directement et par ses seuls moyens à la défense nationale. Se figure-t-on au contraire le parti qu’un génie tel que celui de Napoléon Ier eût pu tirer d’une flottille semblable à la flottille de Boulogne, dans les diverses guerres qui ont occupé ce siècle, si les chaloupes canonnières construites sur les rives de la Manche avaient été munies d’appareils à vapeur, au lieu d’en être réduites, comme au temps de Sémiramis et d’Agamemnon, à se mouvoir sous l’action des propulseurs à bras ? Le monde a été longtemps immobile ; aujourd’hui la terre tourne vite, et, quoique des esprits chagrins puissent être tentés de croire qu’elle tourne à l’envers, nous n’en sommes pas moins obligés de nous conformer à son allure. Il n’y a eu qu’une marine à rames, sauf de bien légères modifications ; cette marine a duré quatre ou cinq mille ans. C’est que l’invention de la rame était à elle seule un grand pas dans l’art de la navigation. Après de pareils progrès, l’imagination humaine généralement se repose. Si quelque besoin nouveau ne vient pas la pousser impérieusement à un nouvel effort, elle s’endort complaisamment dans sa conquête. Les anciens ont eu, comme le moyen âge, leurs vaisseaux ronds et leurs vaisseaux longs, leurs navires à voiles et leurs bâtiments à rames. Pour le commerce, il a fallu quelque chose d’analogue à la jonque chinoise ; pour la piraterie, pour la guerre, on a senti la nécessité d’être plus agile, moins esclave des caprices si souvent inopportuns du vent. L’instinct des peuples s’est rencontré sans s’être donné le mot. Les Pélasges ont construit leurs pentécontores, les Normands leurs drakkars, les Polynésiens leurs pirogues. L’avantage est aux Polynésiens, quand il s’agit d’utiliser la brise. Leurs grands esquifs volent réellement sur l’eau ; ils s’y balancent avec une sûreté, une aisance, que n’ont jamais connues les vaisseaux de l’antiquité ; ils n’y sont pas maîtrisés, comme les dragons du Nord, par le souffle qui les entraîne. Frappée obliquement, leur voile conserve son action et perd à peine quelque chose de sa puissance. Mais où le sauvage de l’Océanie se montre inférieur, c’est quand il essaye d’avancer à force de bras sur une mer immobile. La pagaie dont il se sert laboure l’onde à coups précipités ; la rame prend la mer pour point d’appui et pousse l’embarcation en avant avec toute l’énergie d’un levier. . La navigation fluviale a dû précéder de plusieurs siècles la navigation maritime. Les pauvres créatures déshéritées qui errent sur les côtes de l’Australie et sur celles de la Terre-de-Feu n’ont pas encore été tentées d’affronter les colères de l’Océan. Elles se bornent à ramasser les coquillages jetés par la tempête sur la plage ou à les détacher des roches auxquelles le mollusque adhère. Les populations lacustres, les tribus établies sur les bords des fleuves ont, en revanche, trouvé dans le tronc d’arbre dérivant sur les flots un moyen de transport facile, dans la branche chargée de feuillage la première voile qui se soit ouverte à la brise. Ne voyons-nous pas en effet les esquifs de l’Océanie se glisser ainsi entre les coraux ? La forêt de Dunsinane s’est mise en marche, et une force invisible l’arrache au rivage. Les branches d’arbres, les nattes, les tapas, les peaux amincies ont probablement précédé de beaucoup les tissus plus maniables de lin et de chanvre. Le difficile n’était donc pas de déployer l’aile d’Icare, mais d’oser la déployer en haute mer. Du tronc d’arbre au radeau, la distance est peu grande. Grossie par les pluies, la rivière charriait de rudes assemblages de troncs déracinés, de véritables îles, bien capables de porter la tribu tout entière ; rien de plus simple que de substituer aux racines, aux branches entrelacées le moindre lien qui s’est rencontré sous la main : des osiers ou des lianes ; des joncs même. Cette plate-forme flottante, on la dirigera sans peine, tant qu’on se contentera de l’abandonner au fil du courant, tant qu’on pourra toucher, du bout d’une perché, une des deux rives ou le fond. Franchissez l’embouchure du fleuve, le problème devient à l’instant plus épineux. Supporté par des eaux profondes, le radeau devient à l’instant indocile. Comment le maintenir dans la direction qu’on voudrait lui faire suivre ? Les naufragés de la Méduse y ont renoncé. Longtemps avant la découverte de Cabral, les sauvages riverains du nouveau monde avaient tenté la chose avec plus de succès. Les catimarans de la côte du Brésil sont des radeaux affinés des deux bouts ; un seul coup de pagaie les ramène en route, et nulle embarcation ne s’élance avec plus de grâce et de sécurité sur la plage. Sous bien des rapports, on pourrait préférer le catimaran à nos chalands de débarquement. Le radeau a sur le chaland, qui n’est après tout qu’un radeau creux, un grand avantage : les brisants ne lui font pas peur. Seulement il a fallu pour lancer le radeau en haute mer imaginer la pagaie, puisqu’on ne pouvait plus employer la perche et qu’on ignorait l’usage de la rame. La pagaie est une sorte de battoir au manche court qui se manie des d’eux mains. Elle ressemble à une pelle à four comme la rame d’Ulysse ressemblait à un fléau. Le jour où le premier tronc d’arbre fut creusé se perd dans la nuit des temps, et cependant il est à présumer que la terre avait déjà reçu dans son sein bien des générations, quand ce progrès notable s’accomplit. Évider un tronc d’arbre avec des éclats de pierre n’est pas une mince besogne ; l’airain et le fer ne s’en acquittent pas sans s’émousser. On sait avec quelle emphase Homère prononce ce mot de vaisseau creux. Il y a là comme un retentissement lointain de l’émotion produite par l’apparition de la pirogue. Les corbeilles d’osier enveloppées de peaux, qui, au temps d’Hérodote, descendaient le cours de l’Euphrate, les radeaux de bambous par lesquels se virent assaillis sur l’Indus les vaisseaux de Sémiramis, n’auraient jamais ouvert aux peuples impatients la grande navigation. Avec le tronc creusé, on peut se rendre des cotes de l’Hellade aux bords de la Phénicie, des rivages du Danemark aux sources de la Seine, des îles du Japon à la Nouvelle-Zélande. Que sera-ce le jour où la pirogue, formée de planches cousues ou rivées l’une à l’autre, aura doublé, triplé, quadruplé ses dimensions ! Si ce jour-là le marin, assis sur son banc, n’est plus obligé de piocher l’eau comme un sol aride qu’on défonce ; si, chaque fois que son corps se renverse en arrière, il voit la barque Tisser et fuir sous l’effort de ses bras nerveux, il est impossible qu’il n’ait pas soudain le sentiment de la puissance qu’il possède. La race de Japhet est devenue la maîtresse du monde. Plantez une rame sur ma tombe pour que les hommes à venir s’occupent de moi ! Voilà bien le vœu d’un matelot, d’un navigateur affranchi de la servitude du vent, qui sait qu’avec un bon aviron de frêne ou de hêtre il ne dépend plus que de la vigueur de ses muscles et de l’étendue de son courage. Aussi quel frémissement d’un bout du littoral à l’autre ! Io piquée par le taon ne fut pas emportée par une plus folle ardeur. A travers le tumulte dédaigné des flots, de toutes parts s’élancent ravisseurs, suppliantes[1]. Les uns vont à la poursuite du butin, les autres à la recherche d’un asile. Les rivages déserts se peuplent, les cités florissantes se reculent ; le bord de la mer n’est plus sûr pour elles. La piraterie se promène en souveraine ; elle étend son empire aussi loin que les océans connus prolongent leurs limites. Ces marins à peau noire sous leurs tuniques blanches qui fendent l’onde, jetant l’angoisse et l’épouvante devant eux, ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les guerriers des Vitis venant faire irruption dans les eaux paisibles des Tongas ; c’est la race brutale et maudite, des fils d’Égyptos. Sur leurs sombres vaisseaux, les voilà portés par la mer à leur vengeance. Les Pélasges auront leur tour. Plus d’un combat sanglant se livrera sur les bords de la Syrie avant que la flotte d’Agamemnon prenne le chemin de la Troade. Toute la Grèce alors portait le fer. On vaquait en armes à ses occupations, parce que les habitations étaient sans défense et les communications peu sûres. Les Athéniens furent les premiers dont les mœurs s’adoucirent ; la justice de Minos y fut pour quelque chose. Ils adoptèrent la tunique de lin et la cigale d’or dans les cheveux, déjà pareils à ces bons insulaires des Lou-Tchou dont la calme béatitude faisait, en 1820, pleurer le capitaine Basil Hall de tendresse. Les Locriens-Ozoles, les Étoliens, les Acarnaniens, continuèrent d’être les Monténégrins de l’époque. Ils ne dé posèrent même pas leurs armes pour s’étendre sur leur couche ou pour prendre place à la table du festin. Le monde, à toute époque, nous offre des peuples dans l’enfance, des nations adultes et des civilisations qui périssent. Sans fouiller les tombeaux, sans déblayer les hypogées enfouis, nous pouvons demander à la Polynésie l’histoire des pirates hellènes, normands, scythes ou sarrasins ; la Polynésie nous rendra tout cela sous une forme vivante. Les Sarrasins pourtant, au dire de l’empereur Léon, se servaient de grands bâtiments, pesants et tardifs à la course ; les Scythes en avaient de moindres et de plus légers avec lesquels ils descendaient les fleuves pour entrer dans le Pont-Euxin. Là gît toute la différence. Gravée sur les rochers de la Norvège ou sur le granit égyptien aux bouches sablonneuses du Nil ; recueillie par les historiens de Byzance on conservée par les traditions polynésiennes, l’histoire de la piraterie est partout la même. Les champions que le viking éprouve avant de les laisser monter. sur son vaisseau, et les guerriers d’Homère courbés sous le poids de la pierre qu’ils soulèvent, ce sont des héros contemporains. Prêtez l’oreille : vous entendrez encore le péan solennel, le chant de guerre qui s’entonne à l’heure du combat, le chant de mort où le vaincu brave dans les tourments le vainqueur qui l’a fait prisonnier. La piraterie a donné des empereurs à là Chine, des rois aux îles Sandwich, des auxiliaires aux maîtres de l’Égypte, des oppresseurs à la Grande-Bretagne, des ducs à la France, des cheiks à toutes les villes de la Barbarie. Pour la dompter, il a fallu tour à tour Minos, Pompée, Alfred le Grand, Robert le Fort, don Jayme, Charles X. Les barques des pirates étaient rapides ; on en fabriqua de pontées. La couverte abrita le rameur contre les traits dont les parois du pentécontore le défendaient mal ; la couverte offrit en même temps un champ de bataille plus libre à l’hoplite. Le dromon, et probablement aussi la trière, ne furent que des pentécontores à deux étages. Quel est le Dupuy de Lôme qui le premier fit descendre des chantiers ce vaisseau de ligne ? Était-il d’Érythrée ? Avait-il vu le jour à Corinthe ? Peu importe. Ce qui est incontestable, c’est que le grand justicier des mers a paru. A dater de ce moment, il n’est pas bienséant de répondre aux gens qui vous interrogent : Je suis pirate. C’était bon au temps de Thésée et des Argonautes. Aujourd’hui que la puissance de Samos, de la Crète, de. Corcyre, de Corinthe, d’Athènes et d’Égine a grandi, aujourd’hui que les vaisseaux de Tyr et de Phocée ne s’arrêtent même pas aux colonnes d’Hercule, pareille réponse ne serait pas la réponse d’un demi-dieu, ce serait celle d’un brigand dont la tête est à prix et que l’opinion publique met au ban des nations. Au pirate traqué par la trière il ne reste de ressource que la fuite. La trière ne l’atteindrait pas aisément ; mais dans les eaux de Délos ; ni dans celles de la Cilicie, vous ne verrez jamais pentécontore s’attaquer aux soldats de la loi, à ce monstre dont la proue d’airain crèverait d’un seul coup ses bordages et briserait infailliblement sa membrure. Les têtes de sanglier de Samos, les pataïques de la Phénicie, qui provoquaient parleur aspect bizarre le rire du roi Cambyse, ces bustes de trières qu’on prendrait pour des dieux chinois, se dressent maintenant partout, respectés des bandits de mer à l’égal de la peau de lion d’Hercule ou d’un baudrier de gendarme. Désormais le commerce a les coudées franches : aussi quel essor nous le voyons prendre ! Pour trouver des flibustiers, il faudrait que les galions de Tyr les allassent chercher au milieu de ces îles de la côte illyrienne qui ont, si souvent abrité les Uscoques. La paix devrait donc régner enfin sur les flots ; mais à peine les bandes de pirates se sont-elles évanouies -que les flottes de guerre s’ébranlent. Est-il vrai que les rois de la Grèce, rassemblés en Aulide, aient jamais conduit aux rives de la Troade 120.000 guerriers sur 1.100 vaisseaux ? Le dénombrement d’Homère a beau présenter toute la précision d’un état d’effectif dressé par un chef d’état-major, il n’en existe pas moins des sceptiques qui voudraient révoquer en doute l’autorité d’un document. dont on ne connaît pas exactement la date. Ce document, ne l’invoquons donc pas. Les âges héroïques seront bientôt passés ; avec la guerre médique, nous allons entrer dans la certitude de l’histoire. Construisez des trières ! répétait sans cesse Thémistocle à ses compatriotes. Un orage formidable menaçait en effet la Grèce ; l’Asie s’apprêtait à fondre sur l’Europe. L’Asie avait une flotte ; c’est de là surtout que venait le danger. La Carie, la Phénicie, l’Égypte, fournissaient aux successeurs de Cyrus des vaisseaux innombrables et d’incomparables rameurs. Quiconque a tenu dans les mains un aviron de chaloupe, — l’aile du navire, dit Eschyle ; la plume de dix-huit pieds, disent nos matelots, — comprendra ce qu’il fallait de vigueur, d’habitude et d’adresse pour manier, pendant de longues -heures, la rame de la trière. Les Romains, avant d’embarquer leurs légionnaires, les dressaient à cet exercice sur la plage. Le chef des Phocéens représentait aussi aux citoyens de Milet révoltés l’urgente nécessité d’apprendre à voguer en cadence, à évoluer sans engager les rames. Que répondaient, après une semaine de cet apprentissage, les hommes de l’Ionie ? La servitude vaut encore mieux que le rude métier qu’on nous fait faire. Les Milésiens battus retournèrent sous le joug. Sans Thémistocle, les Grecs auraient eu le même sort. Tyr et Sidon n’avaient qu’à expédier au grand, roi des vaisseaux bien équipés, les Perses se chargeaient de faire régner à bord de ces navires l’ordre et la discipline. Leur armée marchait sous le fouet, et le capitaine négligent, pas plus que le rameur, ne devait s’attendre à trouver grâce devant les argousins. Si lés généraux perses ne le faisaient pas toujours frapper de verges, ils n’hésitaient pas, — l’île de Chios indignée en eut le spectacle, — à lui fourrer la tête dans un sabord de nage, et à l’exposer ainsi à la risée des passants, le corps sur le tillac, le chef nu en dehors. Quelle position pour un capitaine de trière habitué à dominer son équipage du haut de la poupe ! que d’amertume amassée au fond de ce cœur ionien ! Car c’étaient, il faut bien le dire, les marins de l’Ionie qui donnaient généralement le plus de souci au membre de la famille royale investi du commandement de la flotte. Ces anciens colons d’Athènes n’avaient pris à l’Asie que sa mollesse ; ils lui avaient laissé ses habitudes de soumission. Les Perses auraient eu tort de compter d’une façon absolue sur leur concours. Darius cependant a fait reconnaître à l’avance les rivages de la Grèce. Il sait où il faut frapper ; des transfuges lui ont indiqué le bon endroit. Maître de Samos, de Chios, de Lesbos, de Thasos, il ordonne à sa flotte de longer les côtes de Thrace. Trois cents navires et vingt mille hommes périssent en voulant doubler le mont Athos. Ce n’est qu’un printemps de perdu. Les grandes monarchies supportent aisément les grands désastres. Il n’y a pas de typhon qui n’enlève à l’empereur de Chine autant de sujets que la tempête maladroitement bravée par Mardonius en coûtait au souverain des Perses. L’année suivante, six cents trières se trouvent rassemblées en Cilicie. On emporte tout, infanterie et chevaux. Cette fois on ne côtoiera pas les rivages du nord ; on les sait constamment ravagés par l’aquilon. De Samos, la flotte se dirige en ligne droite vers l’Eubée. Quatre cent quatre-vingt-dix ans avant notre ère, aux premiers jours du mois d’août, les Perses ont débarqué dans l’Attique. On nous a dès l’enfance appris l’issue de ce débarquement. Vaincus par Miltiade dans les champs de Marathon, les Perses ont perdu six mille hommes ; ils courent au rivage pour se rembarquer. On se dispute, on s’arrache les trières échouées sur la plage. Les Grecs en ont pris sept ; les autres, — toute une flotte, — se dirigent à force de rames vers Athènes. Les soldats de Miltiade heureusement sont d’agiles coureurs. Ils arrivent sous les murs que Datis et Artapherne espéraient surprendre, au moment même où la flotte ennemie venait, après avoir doublé le cap Sunium, mouiller devant Phalère. L’échec pour les Perses était complet. Leurs vaisseaux demeurèrent quelques jours sur leurs ancres, puis ils retournèrent en Asie.. C’était la première fois que les armes du grand roi étaient humiliées. Xerxès ne pouvait hériter du trône sans hériter en même temps des projets de vengeance de Darius. La plus vaste expédition qu’ait jamais conçue la puissance humaine se prépare. Ce jeune roi, si injustement décrié dans l’histoire, qui fait tout par lui-même et voit tout par ses yeux, Xerxès, en un mot, ne veut se mettre en marche qu’après avoir employé quatre années entières à disposer d’immenses dépôts de vivres, sur le parcours qu’il se propose de suivre. Tout est prévu excepté la malveillance du sort. Ce sont là, remarquons-le bien, les affaires des augures ; les rois auraient tort de s’en mêler. Leur rôle est de mériter la victoire ; ne leur en demandons pas davantage. Xerxès polisse devant lui un million sept cent mille hommes et les fait côtoyer par mille deux cents trières. Depuis, que nous en sommes revenus, par une pente insensible, aux temps où l’humanité n’avait pas d’armées permanentes, mais où les peuples, prêts à se dévorer, se tenaient constamment debout, les chiffres mentionnés par Hérodote ne nous semblent plus invraisemblables. Avec de bien moindres territoires ; l’Allemagne et la France, si jamais la fantaisie leur prenait de mettre toutes leurs forces sur pied, ne resteraient certainement pas au-dessous du roi des Perses. Nous n’avons cependant dénombré encore que l’armée qui traverse le continent asiatique et la flotte de guerre qui l’accompagne. Outre cette armée et cette flotte, il faut compter aussi le convoi. Navires non pontés à trente et à cinquante rames, chaloupes, barques destinées à recevoir les chevaux, il n’y a pas là moins de trois mille embarcations. Chacun de ces bâtiments porte en moyenne près de quatre-vingts hommes. L’équipage des trières est de deux cent trente. Qu’il soit grec, ionien, carien ou phénicien, qu’il vienne de Cilicie ou d’Égypte, le vaisseau de combat a toujours cet effectif. Cela seul suffit à nous indiquer ses dimensions ; la facilité avec laquelle on le tire à terre, l’éperon qui, d’un seul coup, le crève et le fait sombrer, nous apprennent également de quels fragiles matériaux on l’a construit. La trière n’est pas un de ces navires aux côtes de fer, au cœur de chêne ou de teck, que nous avons aujourd’hui sous les yeux ; c’est un coffre de bois blanc qui doit son nom au chiffre de ses rameurs. On y vogue à trois ; le pentécontore est un unirème. Ne nous étonnons pas si les flancs de la trière s’entrouvrent quand survient inopinément la tempête. Pareil malheur a plus d’une fois excité le courroux de Colbert contre les maîtres de hache de Louis XIV. La solidité des liaisons est une des conquêtes les plus récentes de l’architecture navale, et cette solidité ne s’acquiert qu’au prix de l’augmentation du poids. Les galères elles-mêmes ne se tireront plus à la plage quand on aura fait entrer le chêne et le hêtre dans leur construction ; quatre-vingts hommes par pentécontore et par vaisseau rond, deux cent trente par trière, tout cela compose bien un ensemble de cinq cent seize mille bommes : on en peut faire aisément le calcul. Cinq cent dix-sept mille est le chiffre donné par Hérodote. Que sont à côté de ce gigantesque armement les passages d’outre-mer des croisés, les expéditions des Romains, les descentes des Normands, les entreprises auxquelles nous avons nous-mêmes assisté ? Quatre cent quatre-vingt-dix-sept ans après la fondation de Rome, les Romains mettaient en mer cent quarante mille hommes sur trois cent trente galères ; le Carthaginois, cent cinquante mille sur trois cent cinquante vaisseaux. Au onzième siècle de notre ère, Guillaume le Conquérant traversait la Manche avec mille quatre cents embarcations et soixante mille soldats ; au treizième, saint Louis emmenait de Chypre à Damiette, sur cent vingt gros navires et plus de mille cinq cents barques, deux mille huit cents chevaliers, avec un nombre proportionné de sergents d’armes, d’archers, d’arbalétriers et de piétons. Son armée comptait à ce moment plus de soixante-dix mille combattants. Vingt-deux ans plus tard, le même souverain partait pour Tunis à la tête de soixante mille hommes. Trente-six mille soldats portés sur trois cent vingt-quatre navires suffirent à Bonaparte pour conquérir l’Égypte ; l’expédition d’Alger n’employa que six cent soixante-quinze bâtiments ou bateaux, et trente-sept mille hommes. Pour descendre en Crimée, trois grandes puissances : la France, l’Angleterre, .la Turquie, crurent avoir beaucoup fait quand elles eurent réuni les moyens de transport de soixante-deux mille hommes, d’un peu plus de quatre mille chevaux et de deux cens trente-cinq canons de siège ou de campagne. Seul, parmi les modernes, le Corse aux cheveux plats songea, dès le principe, à faire grand. Mais aussi quel ennemi il se proposait d’attaquer ! Pour forcer le léopard britannique dans son antre, — excusons-nous de ces expressions vieillies, — il voulut réunir deux mille trois cents bateaux et leur donner à porter, outre quinze mille chevaux et quatre cents bouches à feu, l’élite de ses légions, cent cinquante mille vétérans qui avaient déjà triomphé de l’Europe. Lui aussi rencontra, pour lui barrer la route, la fortune contraire ; mais n’avait-il pas sujet d’espérer une meilleure issue. ? Entente plus merveilleuse présida-t-elle jamais aux plus infimes, détails d’une immense entreprise ? Qui comprit mieux que ce sublime esprit, dont l’inspiration atteignait toujours les sommets, la nécessité de répudier en fait de guerre les petits efforts et les petits moyens ? Napoléon ambitionnait sans cesse de se grandir à la hauteur des anciens ; comme l’aigle qui règle avec peine son vol, involontairement il les dépassait. |
[1] Nul n’a mieux rendu que le poète Eschyle, dans sa tragédie des Suppliantes, l’émotion de ces temps de troubles.