L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XXIX. — COMPLOT DES ADOLESCENTS

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Cratère poursuivait les derniers révoltés de la Sogdiane, et Alexandre se préparait à reparaître sur le versant méridional du Paropamisus, quand, à la consternation générale, un nouveau complot est découvert Jamais trame plus habile et plus audacieuse n’a mis en danger les jours du roi. Sans la protection manifeste des dieux, Alexandre était inévitablement ravi à l’armée. Qui donc put concevoir cet horrible dessein ? On eût nommé quelque vétéran aigri par la jalousie, comme Clitus, ou fatigué d’un ingrat labeur, comme Hégéloque, que personne n’eût songé dans le camp à s’étonner ; mais ce n’est pas au sein de ces vieilles troupes que se sont rencontrés les conspirateurs. Le corps des adolescents, troupe composée de jeunes gens choisis dans les meilleures familles, avait été créé par Philippe pour protéger le sommeil du roi ; c’est parmi les adolescents que la trahison a recruté de précoces adeptes. Détestable influence de ces déclamations creuses qui ont fait éclore des passions qu’à coup sûr elles n’avaient pas l’intention de couver ! Hermolaüs, épris de l’éloquence et de la philosophie de Callisthène, habitué à boire ses paroles, a été, dit-on, de la part d’Alexandre, l’objet d’un châtiment immérité. On l’a fouetté comme il n’y a pas soixante ans on fouettait encore les midshipmen anglais. L’ardeur de son ressentiment lui inspire soudain l’idée de la vengeance : les complices sont bientôt trouvés. Tout ce qui est mystère flatte le besoin d’importance d’un page, et l’orgueilleuse pensée de devenir les vengeurs de la Grèce, de prendre place à côté d’Harmodius et d’Aristogiton, dissimule à ces jeunes esprits l’horreur du crime qu’ils s’apprêtent à commettre. Pendant trente-deux jours, Sostrate, Nicostrate, Antipater, Asclépiodore, Philotas, Anticlès, Elaptonius, Epiménès, tous adolescents comme Hermolaüs, mûrissent le plan de leur agression. Un complot de collégiens est à la veille de livrer l’armée aux Barbares et le monde troublé à l’anarchie. Pour que l’odieux projet s’accomplisse, il faut que tous les conjurés se trouvent de service la même nuit. Plus d’un mois s’écoule avant que cette circonstance favorable se présente. Enfin la nuit fatale est arrivée. Les jeunes assassins attendent à la porte de la salle destinée aux festins que le roi sorte de table. Ils doivent le frapper pendant qu’ils le conduiront à sa chambre.

Pas un cheveu ne tombera de ta tête, écrivait le père de Nelson à son fils, si la Providence ne le permet. On demeure, en effet, confondu quand on voit par quel insignifiant grain de sable, la roue de la fortune peut être déviée : la Providence, quand elle intervient dans nos affaires, intervient rarement avec grand fracas. La porte s’ouvre. Alexandre s’avance sur le seuil ; un pas de plus, et il va se remettre aux mains des meurtriers. En ce moment, une femme, les cheveux épars, le regard égaré, fend la foule et s’élance vers le roi : Rentre, lui crie-t-elle, les dieux qui te protègent t’ordonnent par ma voix de ne pas quitter la table avant le lever du jour. Le singulier interprète qu’ont choisi les dieux ! Quoi ! Syra, le jouet de l’armée, la pauvre folle, dont l’innocente manie n’a jamais été flattée que par Alexandre, parlerait en ce jour au nom des immortels, quand tous les devins officiels se sont tus, quand le grand Aristandre lui-même reste muet ! Le roi sourit : Que vous en semble, amis ? dit-il à ses convives. Les dieux nous commandent de rester à table, il faut respecter leur volonté ; je trouve pour ma part l’avis excellent. Cette saillie à la Henri IV le sauva.

Pendant qu’il s’attardait au banquet où, poussant ses amis devant lui, il s’était hâté de reprendre place, une autre série d’adolescents venait relever les conjurés à leur poste. Le coup se trouvait manqué. Il devait se passer sept jours avant que le roulement habituel du service ramenât les mêmes pages au chevet du roi. La déception fut si grande que les complices d’Hermolaüs et Hermolaüs lui-même ne purent se résoudre à quitter sur-le-champ le palais. Qu’espéraient-ils encore ? Sans doute que quelque incident imprévu se produirait, que la victime soustraite à leurs poignards leur serait de nouveau livrée, que le hasard, en un mot, après leur avoir été contraire, se raviserait. Le hasard, en effet, eût pu se raviser ; la Providence poursuivit son rôle. Lorsqu’au point du jour Alexandre retrouva sur pied ses jeunes écuyers, sa bonté s’émut de leur zèle ; il les réprimanda doucement d’avoir abusé de leurs forces et fit remettre à chacun d’eux une gratification de onze drachmes. Rouler dans son esprit les plus noirs projets et se voir tout à coup interpellé avec bienveillance par celui dont on médite la mort, est une épreuve à laquelle ne résistent pas toutes les âmes. Tel n’hésiterait pas à frapper Marius qui s’arrêtera peut-être devant la bonne grâce d’Alexandre. Il se rencontra cependant huit jeunes scélérats pour persévérer : tant la funeste doctrine qu’on s’honore en tuant un tyran, que le plus sûr moyen d’arriver à la célébrité est de mettre à mort un personnage célèbre, avait fait de progrès au sein de cette jeunesse caressée par tous les sophismes ! Un seul sentit son cœur ébranlé : Épiménès ne dénonça pas ses complices ; il s’ouvrit simplement de ses scrupules à son frère Euryloque.

Semblable confidence pouvait être un arrêt de mort pour l’involontaire receleur du terrible secret ; Euryloque vit soudain se dresser devant lui le fantôme de Philotas. Inquiétude ou loyauté, il prit sur-le-champ son parti, commença par séquestrer son frère et courut chez Alexandre. Le roi était couché ; Ptolémée et Léonatus gardaient le seuil de sa chambre. L’émotion d’Euryloque ne témoignait que trop bien de l’importance de la communication qu’il avait à faire ; on éveille le roi, et, sur son ordre, le frère d’Epiménès est introduit. Les complots n’étonnaient plus Alexandre ; néanmoins sa pensée n’eût jamais soupçonné un danger si voisin de sa personne. Euryloque lui révèle les noms des conjurés, le plan si bien mûri de la conspiration. Hermolaüs et Sostrate en sont les chefs ; Callisthène, malgré toutes les précautions dont son austérité sentencieuse s’enveloppe, en apparaît clairement comme l’inspirateur. C’est à lui qu’Hermolaüs est allé porter ses plaintes, c’est lui qui, dans un langage ambigu, au lieu de le calmer, a surexcité l’orgueil blessé de cet enfant. Souviens-toi, lui a-t-il dit, que tu es un homme. S’en souvenir ? Et pourquoi ? Pour souffrir l’injustice avec patience ou pour s’en venger ? Quand il y va de la vie d’un roi, quand ce roi tient en ses mains le salut de l’armée, un honnête homme ne devrait-il pas s’exprimer avec un peu plus de clarté ?

Il répugnait cependant à l’élève d’Aristote de faire arrêter le neveu de son maître, de proclamer devant toutes ces natures brutales de soldats que la philosophie n’était qu’une science pernicieuse et vaine, uniquement propre à égarer les esprits. Alexandre était Grec bien plus que Macédonien. Un Macédonien eût pu prendre plaisir à humilier l’éloquence, à la saisir en flagrant délit d’influence malfaisante ; un Grec ne pouvait abjurer aussi facilement le culte de toute sa vie. Callisthène fut simplement placé sous une surveillance discrète et gardé à vue ; les conjurés seuls seraient traduits devant cette redoutable assemblée populaire qui avait condamné, dans la Drangiane, les complices de Dymnus. Le roi voulut interroger lui-même les coupables. Il lui importait de savoir quelles passions agitaient si profondément l’armée, quels sujets de mécontentement, réels ou factices, avaient pu susciter, jusque dans son plus cher entourage, la pensée d’un aussi énorme attentat. Hermolaüs se chargea de parler pour ses compagnons : Alexandre, dit-il, avait oublié qu’il commandait à des hommes libres ; il n’agirait pas autrement si le ciel l’eût appelé à régner sur des esclaves. Depuis longtemps il ne sait plus entendre une voix indépendante et fi ère. Attale, Philotas, Parménion, Alexandre Lynceste, le gendre d’Antipater, Clitus enfin, ont été récompensés de leurs services par la mort. Tous ces meurtres, les Macédoniens auraient pu, à la longue, en perdre le souvenir ; ce qu’ils ne pouvaient supporter, c’était de se voir sacrifiés aux Barbares.

On a souvent accusé Quinte-Curce d’abuser des harangues ; la réponse que Quinte-Curce met, en cette occasion, dans la bouche du roi est pourtant quelque chose de mieux qu’une amplification de rhéteur ; on y sent le souffle d’un grand politique. Est-ce pour convertir en désert plus de la moitié du monde que les Grecs sont venus en Asie ? Les peuples vaincus versent aujourd’hui leur sang pour consolider la conquête qui les a mis sous le joug ; ils se disputent l’honneur de contribuer à reculer les limites d’un empire fondé à leurs dépens par les armes étrangères. Eût-il été plus habile de leur apprendre à maudire la victoire et le nom des envahisseurs ? L’empereur Napoléon a fait plus d’un emprunt à l’historien romain : que n’a-t-il médité ces paroles empreintes d’une si profonde sagesse ! Il n’eût point eu à faire à Sainte-Hélène la pénible confession que ne put retenir son cœur : C’est la guerre d’Espagne qui m’a perdu ; les Espagnols se sont conduits comme un homme d’honneur ; je n’y puis trouver à redire. Alexandre habitua si bien la Sogdiane et la Bactriane à la soumission, que, de toutes ses conquêtes, ce fut peut-être celle qui eut le plus de durée. C’est en grande partie avec des Sogdiens et des Bactriens qu’il a envahi l’Inde. Si jamais les Sogdiens et les Bactriens vouaient au puissant empereur de toutes les Russies les sentiments que sut leur inspirer Alexandre, les possessions britanniques en Asie courraient, je le crains, un grand danger.

On ne saurait assurément exiger d’un peuple conquérant, naturellement porté à l’insolence, qu’il se place de prime saut au niveau de ces hautes pensées qui furent, de tout temps, l’apanage exclusif du génie ; le rôle de la philosophie serait peut-être de les lui faire comprendre. Comment ! ce sont des philosophes qui osent blâmer Alexandre d’adopter l’habillement et les usages des Perses ! Alexandre, en effet, a revêtu la robe de Darius, mais il a donné à l’Asie le vêtement moral de la Grèce : il l’a si complètement transformée qu’elle n’est plus médique. Cyrus, revenant au monde, ne la reconnaîtrait pas ; quelques années encore, et il n’y serait pas compris. L’Asie, pénétrée par la civilisation nouvelle, aura perdu jusqu’au souvenir de sa langue ; conquise par les Normands, l’Angleterre a gardé la sienne. Est-ce donc payer trop cher une assimilation sans exemple dans l’histoire que de prendre la peine d’en dissimuler la marche irrésistible par quelques concessions extérieures ?

Tous les griefs du faux sage dont il a reçu les leçons se retrouvent dans les reproches qu’Hermolaüs adresse fièrement au roi. Malgré l’atrocité du forfait qu’il a préparé, Hermolaüs, — je n’essayerai pas de m’en défendre, — m’inspire un involontaire intérêt. La jeune âme de bronze ne fléchit pas tin instant devant l’attente certaine des supplices. De quel vaillant soldat Callisthène, à son insu sans doute, aura privé la Grèce ! Suivant l’infortuné martyr de ces doctrines étroites que son jeune fanatisme s’est appropriées et probablement exagère, Alexandre n’est pas seulement coupable envers la patrie dont il délaisse les mœurs, il l’est davantage envers les dieux ; son orgueil sacrilège ne recule pas devant l’imposture. Le fils de Philippe exigé que tout genou ploie devant lui ; il ose, sur la foi d’un impudent oracle, se donner pour le fils de Jupiter. Nous avons de nombreux témoignages de la facilité avec laquelle Alexandre se laissait aller à montrer le cas qu’il faisait lui-même de cette fiction : s’il cherchait à l’accréditer, c’est parce qu’il la jugeait utile, ajoutons presque indispensable, à l’accomplissement de ses grands desseins : Plût au ciel, disait-il, que les Indiens n’eussent à ce sujet aucun doute ! Les malheureux adolescents ne pouvaient guère échapper à leur sort ; nous aurions aimé cependant à pouvoir louer ici la clémence d’Alexandre. Après avoir pris la peine de réfuter Tune après l’autre les accusations d’Hermolaüs, qui semble avoir voulu changer de rôle avec son juge, Alexandre, confondant tous les conjurés dans la même sentence, ordonna qu’on les livrât à leurs compagnons pour que leurs compagnons seuls en fissent justice. Les adolescents indignés les lapidèrent.

Pour bien apprécier les divers sentiments qui doivent, en pareille occurrence, se disputer l’âme d’un souverain, il faudrait avoir été soi-même l’objet de maint complot. Le premier consul n’était certes pas naturellement cruel ; son orgueil se révolta de la légèreté avec laquelle ses ennemis disposaient, dans leurs conciliabules, d’une existence à laquelle étaient attachés tant de grands intérêts. Il voulut leur apprendre le prix de ce sang qu’ils s’obstinaient à vouloir verser, et frappa, comme l’a très justement fait remarquer M. Thiers, bien moins par esprit de vengeance que par politique : ce qui tendrait à prouver, — disons-le en passant, — que les inspirations de la politique ne valent pas toujours celles du cœur.