L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XXV. — PRISE DE LA ROCHE CHORIÈNE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Ce grand génie des combinaisons qui préside aux journées de la Trébie, de Trasimène, de Cannes, qui prête tant d’éclat au soleil d’Austerlitz, supporterait difficilement qu’on le mît en parallèle avec l’ingénieuse audace qu’Alexandre eut à déployer dans la guerre de postes à laquelle son armée s’acharna pendant plus de deux ans. Mais César dans les Gaules a-t-il donc eu à surmonter plus d’obstacles naturels, a-t-il rencontré de plus redoutables adversaires qu’Alexandre dans l’Asie centrale ? Les Scythes et les Sogdiens peuvent aller de pair avec les Allobroges et avec la dure race des Arvernes. Les ressources d’un esprit toujours vif et alerte, dans la maladie non moins qu’en pleine santé, les stratagèmes qu’une imagination constamment en travail multiplie avec une fécondité qui semble inépuisable, dénotent chez Alexandre dès facultés maîtresses qu’aucun capitaine n’a peut-être jamais possédées au même degré. Il est fort bien d’avoir une tête froide, pourvu que cette tête froide devienne au besoin une tête agissante. L’imagination a été appelée à bon droit la folle du logis ; sans imagination, vous n’aurez cependant que des généraux médiocres, des généraux nés pour la résistance. Impassibles et imperturbables vous les trouverez sans doute dans les occasions les plus périlleuses ; leur calme ne se démentira pas, quoiqu’il arrive. Mettez-les sur le plateau du Mont-Saint-Jean, donnez-leur à défendre les lignes de Torrès-Vedras ; ne placez pas leur sérénité devant la roche Sogdienne.

Quelle contrée bouleversée, hachée dans tous les sens, que ce district de Ferghana, placé, suivant l’expression de l’empereur Baber, aux extrêmes limites de la terre habitable. Les pics s’y succèdent, plus ardus, plus inaccessibles, au fur et h mesure qu’on avance. Après la roche Sogdienne, il va falloir conquérir la roche Choriène, dans le pays des Parétaques. Les Parétaques sont comme les Mardes ; on les rencontre partout, et leur nom a dû être un nom générique plutôt que la dénomination d’une tribu. Ceux-ci occupaient, dans le district de Naura, les gorges où prennent naissance les deux branches de l’Oxus ; ils vivaient répandus dans les fertiles vallées du Badakshan, à près de 4.000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Il ne restait pas dans toute la Sogdiane d’autres tribus insoumises, mais ces derniers réfractaires étaient peut-être les plus difficiles à réduire. Là, comme à la roche Sogdienne, la résistance s’était concentrée sur un point. A la force naturelle de la position, les Barbares avaient ajouté des travaux d’art qui rendaient les approches régulières impossibles. La roche Sogdienne se défendait par ses escarpements ; la roche Choriène n’était pas moins escarpée, et de plus elle s’élevait du milieu d’un gouffre au fond duquel roulait, à une énorme profondeur, un torrent. Goulpaygan, sur la route de Persépolis à Ecbatane ; Constantine, dans l’Afrique française, présentent également cette disposition singulière. La roche Choriène gardait sur ces deux places fortes un double avantage : on n’y accédait que par une gorge étroite, et l’on en pouvait sortir par un long souterrain dont les galeries, mystérieusement creusées, mettaient l’intérieur de la forteresse en communication secrète avec la plaine. Quand bien même l’investissement eût été possible, on n’en aurait pas moins fait venir par cette voie, à l’insu de l’ennemi, des vivres et des renforts.

Alexandre n’avait pas l’intention de recourir au blocus ; il n’affamait pas les places, il les prenait d’assaut. La gorge était fermée par un retranchement ; le roi fait approcher les béliers, battre le mur en brèche. Les soldais, dès que la muraille s’écroule, s’élancent sur les décombres. Ils se trouvent en face de la place, mais ils en sont séparés par le gouffre. Bien qu’on fût obligé, en ces temps reculés, de faire éclater, si l’on en croit Tite-Live et Juvénal, les roches avec du vinaigre, bien qu’on ne connût alors ni la poudre à canon, ni la dynamite, on n’en était pas moins fort entreprenant et fort habile à remuer de la terre. Alexandre n’hésite pas à donner l’ordre de combler le torrent. Voyez-vous d’ici nos soldats occupés à entasser pierres sur pierres, fascines sur fascines, pour remplir le lit du Roummel ! D’énormes sapins croissaient sur la montagne ; les Macédoniens les abattent et en construisent de gigantesques échelles qui leur servent à descendre au fond du ravin. Le plus difficile, en cette occasion comme à Tyr, fut de trouver un moyen efficace pour soutenir les travailleurs exposés à d’incessantes attaques : Alexandre voulut avant tout mettre ses archers de niveau avec les gens de trait qu’il fallait tenir en respect. Pour y arriver, il eut recours à un procédé qui n’a pas été souvent, que je sache, employé dans les sièges ; il fit accrocher une galerie au flanc du précipice. Brusquement incliné et presque tranché a pic, le terrain, du côté qu’occupaient les Macédoniens, dominait légèrement la place. Des chevilles enfoncées dans le roc, des claies d’osier étendues sur ces supports bien assujettis, créèrent en quelques jours un chemin de ronde aérien qui serpentait au-dessus de l’abîme. On recouvrit ensuite les claies de terre battue, on protégea la galerie par un toit, et l’on se trouva ainsi en mesure d’obliger les archers ennemis à demeurer blottis derrière leurs parapets.

Les Barbares avaient commencé par rire des efforts des Macédoniens ; quand ils se virent atteints par les traits qui partaient de l’étroit rempart suspendu, ils s’émurent d’autant plus qu’ils avaient été d’abord moins inquiets. Des pourparlers sur-le-champ s’établirent : Alexandre se montra facile ; il avait en ce moment plus d’un motif de l’être. L’armée souffrait déjà des rigueurs de la saison, et, quelques jours encore, elle allait manquer de vivres. Le gouffre restait béant ; quelques masses de terre qu’on y jetât, il ne se comblait qu’avec une extrême lenteur. Le plus grand ordre ne cessait cependant de présider à la poursuite et à la distribution du travail : la moitié de l’armée, dirigée par Alexandre en personne, se mettait à la besogne dès l’aurore et ne suspendait sa tâche qu’au coucher du soleil ; l’autre moitié avait été partagée en trois fractions égales. Ces divisions placées sous les ordres de trois gardes du corps, — de trois somatophylaques, — Perdiccas, Léonatus, Ptolémée, se relayaient la nuit comme les divisions de quart à bord d’un vaisseau. Pas un seul instant n’était donc perdu. Avec tout ce zèle, on n’arrivait à gagner que neuf mètres à peine dans la journée, un peu moins pendant la nuit : on emploierait bien des fascines encore avant de pouvoir appliquer les échelles au mur. Le désir d’entrer en négociations qu’exprimait l’ennemi était donc une heureuse fortune ; c’eût été folie de décourager ces premières ouvertures par d’imprudentes exigences.

Le chef du pays de Naura, Sisymithrès, commande à la roche Choriène ; il demande à conférer avec Oxyartes. Quel prix met-on à sa soumission ? Aucun ! Alexandre se confie à la foi du vaillant guerrier et l’admet, sans stipuler de conditions, dans son alliance. Sisymithrès, touché d’un traitement aussi généreux, s’engage à fournir à l’armée des vivres pendant deux mois. Il ouvre sur-le-champ ses magasins et distribue aux soldats du blé, du vin, des salaisons. Ce n’est pas tout : bientôt arrivent de la vallée fertile une immense quantité de bêtes de somme, deux mille chameaux, des troupeaux de gros et de menu bétail. Jamais, depuis qu’elle a quitté l’Hyrcanie et Zadracarta, l’armée n’a campé sur une terre plus hospitalière, plus riche et plus féconde.