L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XXIV. — PRISE DE LA ROCHE SOGDIENNE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

La révolte n’avait plus de chefs ; le roi de l’Asie était libre de donner tous ses soins au bon gouvernement de ses peuples. Alexandre se hâla de transporter ses quartiers d’hiver à Nautaque, entre l’Oxus et le Polytimète. Cœnus, Cratère, Phratapherne, satrape des Par thés ; 8tasanor, satrape des Ariens, l’y rejoignirent.  L’Hyrcanie avait à se plaindre des exactions d’Autophradatès, qui, mandé à Bac très, s’était refusé à venir rendre compte de sa conduite au roi ; la Drangiane souffrait du gouvernement avare et despotique d’Arsamès ; la Médie ne subissait qu’en murmurant le joug d’Oxydatès ; la Babylonie enfin se trouvait, par la mort de Mazée, livrée à elle-même. Alexandre chargea Phratapherne de prendre le commandement de l’Hyrcanie et du pays des Mardes, de se saisir en même temps d’Autophradatès et de l’envoyer en Bactriane, où la prison ferait justice de ses malversations. Stasanor gouvernerait à la fois la Drangiane et l’Arie ; Atropatès succéderait en Médie à Oxydâtes ; Staménès remplacerait en Babylonie Mazée. Tous ces mouvements ne s’accomplirent probablement pas sans de fortes escortes. Sopolis, Epocillus, Ménidas, envoyés en Macédoine pour y faire des levées, trouvèrent donc dans le départ des satrapes une excellente occasion de traverser sans trop de danger le Paropamisus. Ils atteignirent ainsi, en compagnie de Phratapherne, Hécatompylos et Rhagès, d’où il leur fut facile de gagner par la route royale la côte de Syrie.

Le temps passé à Nautaque, on le voit, fut bien employé : au bout de trois mois, Alexandre put songer à quitter ses quartiers d’hiver. Dès les premiers jours du printemps de l’année 327 avant J.-C., il tourna ses efforts vers la partie montagneuse de la Sogdiane, où des chefs, de tout temps fort jaloux de leur indépendance, gardaient encore, les uns, une attitude résolument hostile ; les autres, une contenance tout au moins réservée. Les érudits ont sagement renoncé à découvrir la situation réelle qu’occupaient les nids d’aigle au pied desquels Alexandre vint dresser ses tentes. Tout manquait pour établir ces points contestés : les documents anciens et les explorations modernes. La seule chose qu’il semble permis d’induire des récits de Quinte-Curce et d’Arrien, c’est que le Khokand, et dans le Khokand le district de Ferghana, d’où e&t sorti, vers la fin du quinzième siècle de notre ère, l’empereur Baber, le fondateur de l’empire mogol dans l’Inde, fut très probablement le théâtre des opérations qui achevèrent la conquête du revers septentrional de l’Hindou-Kouch. Les Grecs s’emparèrent ainsi de tous les abords du plateau de Pamir (le toit du monde).

Si les détails topographiques sont confus, s’il est impossible de déterminer la place de la Xénippe, du pays de Naura, de la Bazarie, de la Gabaza, on se reconnaît mieux aux descriptions qui accusent le profil général du pays et qui nous transportent, avec l’historien romain, sous un climat que pouvaient seuls présenter, à cette époque de l’année, les contreforts du Caucase indien. Nous savons donc, à bien peu de chose près, dans quel cercle, hérissé de rochers et de précipices, nous allons nous mouvoir. La route est escarpée, la corne des chevaux ne tarde pas à s’user sur la pierre. Une atmosphère sèche et suffocante rend la marche doublement pénible ; le temps, d’abord serein, peu à peu se couvre. Le second jour, la nuée se tasse et s’épaissit ; le troisième, l’horizon tout à coup s’enflamme. Pas un point qui ne soit sillonné d’éclairs ; les yeux en sont éblouis et le cœur instinctivement se serre : il est impossible de ne pas pressentir une formidable convulsion de la nature. Un grondement continu annonce enfin l’approche de l’orage ; la foudre éclate, et la voûte céleste se déchire. Un torrent de pluie s’en échappe ; d’énormes grêlons viennent frapper furieusement le soldat au visage ; l’armée s’arrête stupéfaite et comme glacée d’effroi. Les cohortes essayent de s’abriter sous leurs boucliers : les mains mouillées bientôt s’engourdissent et deviennent impuissantes à supporter un poids trop lourd pour elles. De quel côté d’ailleurs opposer à la tempête le toit mobile qui n’a pas été fait pour de pareils assauts ? C’est par un tourbillon qu’on se trouve assailli ; le vent fouette avec violence l’eau de toutes parts. Les rangs se rompent, et la troupe se répand en désordre dans le bois. De moment en moment le froid semble plus vif ; un verglas abondant commence à couvrir la terre d’une couche épaisse de glace. La plupart des soldats s’étaient laissés tomber épuisés sur le sol ; les plus énergiques s’efforcent de demeurer debout, appuyés aux troncs tout ruisselants des arbres. On dirait que chacun, dans son désespoir, a déjà fait choix d’une place pour y mourir ; la chaleur vitale abandonne peu à peu ces corps immobiles. Alexandre accourt ; il relève de ses propres mains les malheureux qui gisent étendus à terre, les encourage, au besoin les gourmande, et ordonne de sonner le ralliement. A cet appel, l’armée, comme réveillée d’un long assoupissement, se redresse. N’a-t-on pas des haches ? La forêt tout entière n’est-elle pas sous la main ? Allons ! à la besogne ! et qu’on reprenne courage ! Jamais Alexandre ne parla en vain : un souffle vivifiant a passé sur l’armée ; de tous côtés des bûchers s’amoncellent et des brasiers s’allument ; un vaste incendie se propage, de foyer en foyer, sur le flanc de la montagne. Il était temps ; un millier d’hommes, tant soldats que vivandiers, avaient succombé déjà. L’orage cependant s’éloignait, et bientôt, quoique le terrain restât détrempé et humide, il fut possible de dresser les tentes.

Tels sont les effets de la tempête sur ces croupes rocheuses, dont les sommets soutiennent le firmament. Ce Quinte-Curce, en qui l’on s’obstine à ne voir qu’un déclamateur, et qui l’est bien, je le dis à regret, quelquefois, n’a forcé ici aucun trait ; les voyageurs modernes pourraient nous attester la fidélité de son pinceau. Notre compatriote, M. l’adjudant général Ferrier, dédaigna les avertissements qui lui furent donnés quand, revenant de Balkh à H oral, il s’enfonça au sein du massif habité par les Hézarehs ; il crut pouvoir impunément braver les menaces de l’orage ; son insouciante audace faillit lui coûter la vie. Les éclats du tonnerre étaient si terribles qu’on aurait cru que le ciel allait s’entrouvrir. A la foudre succédèrent les murmures du vent, qui s’annonça d’abord par des tourbillons et se déchaîna ensuite avec une impétuosité incroyable, entraînant tout sur son passage, déracinant les plus gros arbres, les transportant à de grandes distances et faisant rouler dans l’abîme, comme s’ils eussent été arrachés de leur souche par l’effet de la mine, d’énormes blocs de rochers. Tout pliait et craquait sous l’effet de la tourmente. La pluie succéda au vent et au tonnerre, et les nuages se fondirent en ondées diluviennes.

La taille de l’homme n’a pas varié, paraît-il, depuis l’apparition des bimanes de Blumenbach sur la terre ; la vigueur humaine ne s’est-elle pas affaiblie ? Les jeux du gymnase ont pu sans doute développer chez les Grecs la force et l’élasticité des muscles ; néanmoins comment expliquer que les soldats d’Alexandre aient supporté tant de fatigues et d’intempéries, des changements si brusques et si multipliés de climat ? J’hésite à croire que leur constitution n’ait pas été douée d’une plus grande force de résistance que la nôtre. Les vétérans de Napoléon, après avoir affronté le soleil des sierras, allèrent, il est vrai, bivouaquer dans les neiges, mais ils y trouvèrent leur tombeau. Quel est l’adolescent qui, à notre époque dégénérée, fera, chargé d’une cuirasse et de lourdes armes, comme le jeune Philippe, le frère de Lysimaque, quatre-vingt-douze kilomètres en courant ; qui suivra ainsi, piéton infatigable, son roi monté sur un cheval rapide ; qui se retrouvera toujours aux côtés du souverain perdu dans la mêlée, pour combattre avec lui et pour le couvrir au besoin de son corps ? Quel est le prince qui attendra un sanglier de pied ferme et qui le percera de son épieu ? Alexandre a fait plus, il a percé un lion. Le hasard venait de le conduire dans un de ces grands parcs de la Bazarie où les Barbares avaient coutume d’enfermer, au milieu de bois ceints de murailles, d’immenses troupeaux de bêtes fauves. Le parc était abandonne, par suite des vicissitudes de la guerre ; on ne l’avait pas visité depuis quatre ans. Alexandre ordonne une battue générale. Que voit-on sortir du fourré ? Un lion d’une taille peu commune qui, la gueule eu feu, s’élance vers le roi. Lysimaque veut se jeter devant Alexandre : le héros, jaloux de l’honneur qui lui est offert, repousse Lysimaque et reçoit le choc sur son épieu. L’animal transpercé s’affaisse sur le sol. J’en appelle à tous les chasseurs : un pareil exploit ne nous reporte-t-il pas aux temps héroïques ? Que faut-il donc croire ? Que nous ne sommes plus ce qu’étaient nos pères, ou que les lions d’aujourd’hui ont gagné par compensation ce que nous avons perdu.

Il n’arrivait certes pas tous les jours que le roi des hommes terrassât, dans une lutte corps à corps, le roi des animaux ; Alexandre n’est pourtant pas le seul souverain qui ait accompli cette prouesse digne d’Hercule. Nous ne pouvons le révoquer en doute, ou il faudrait admettre que la pierre et le papyrus se sont entendus pour nous en imposer. Les bas-reliefs de mille cités ruinées nous montrent constamment un roi et un lion aux prises ; c’est toujours le lion qui succombe. Les Macédoniens jugèrent pour leur prince le jeu trop périlleux ; ils décidèrent, dans une de ces assemblées où le soldat faisait la loi à son chef, qu’Alexandre désormais ne chasserait plus à pied, ou qu’il serait du moins entouré d’une troupe choisie d’hétaires. Quatre mille bêtes furent abattues dans le parc de Bazarie ; les tables furent dressées au milieu du bois, et le roi invita toute l’armée au festin.

C’est ainsi qu’Alexandre préludait à un des faits d’armes les plus glorieux de cette merveilleuse campagne. La roche Sogdienne était réputée une place inexpugnable ; tout ce qui, dans la Sogdiane et dans la Bactriane, refusait encore de subir le joug du vainqueur s’y était réfugié. Située sur une hauteur escarpée, au sein de montagnes couvertes de neige, cette forteresse, qu’on avait pris soin d’approvisionner pour un long siège, était le dernier boulevard de la révolte ; un Bactrien de marque, Oxyartes, y commandait. Ne voulant point laisser d’otages derrière lui, Oxyartes s’était fait accompagner de sa femme et de ses filles. Du haut du plateau qu’il occupait, il se croyait de force à braver tout l’été les attaques des Macédoniens ; l’hiver, avec ses rigueurs, viendrait ensuite à son aide. Alexandre fait sommer la place : les Barbares auront toute facilité pour se retirer chez eux. Cette proposition fait sourire les soldats d’Oxyartes. Avez-vous donc des ailes pour monter jusqu’à nous ? répondent-ils au Macédonien qui ose leur enjoindre de déposer les armes. Le héraut est à peine revenu au camp que déjà les crieurs parcourent les rangs de l’armée. Voici ce qu’Alexandre fait porter à la connaissance de tous : Le premier qui atteindra le sommet du pic recevra 12 talents (66.000 francs) ; le second, le troisième, auront droit à une récompense proportionnée ; le dernier lui-même touchera 300 dariques (5.500 francs). Je ne goûte pas beaucoup cette prime offerte à l’héroïsme ; ce n’est pas ainsi qu’on eût parlé aux guerriers de Marathon ou aux défenseurs des Thermopyles ; mais c’était déjà le langage que Cléarque se voyait obligé de tenir aux Dix-Mille. Les phalanges pauvres n’avaient pas cessé d’être des phalanges braves ; seulement elles étaient devenues des phalanges avides et ne méritaient plus que de servir un maître : sans un maître, elles se seraient dévorées entre elles, comme les soldats issus du serpent de Cadmus. L’appât du gain et, disons-le aussi, une intrépidité naturelle, le besoin caché au fond du cœur de tout vrai soldat de se distinguer, font sortir du rang trois cents volontaires. Ce n’est pas le coup d’essai de ces hommes nourris dans la montagne et formés par une longue pratique aux opérations les plus ardues des sièges. Chaque fois que, dans la Sogdiane, une place réputée inexpugnable a été surprise, c’est toujours par le côté qui paraissait le plus inaccessible qu’on y a pénétré. L’armée possède une sorte de corps à part qui fait profession d’enlever les forts à l’escalade.

La roche Sogdienne, telle que je me la figure, devait être un vaste pilier adossé à une haute montagne qui le surplombait. La montagne semblait plus inabordable encore que la roche. Taillée à pic, si elle avait gardé quelques aspérités, ces inégalités s’effaçaient sous la neige. Comment nourrir l’espoir de gravir ce roc glissant et poli ? Les Macédoniens prennent les fiches de fer qui assujettissent les tentes, tordent des bandes de toile pour se procurer des cordes, et s’approchent, à la faveur de la nuit, de la paroi abrupte. Il leur faut d’abord cherchera tâtons une place favorable pour y enfoncer leurs chevilles ; la neige en certains endroits est si épaisse que le fer tout entier y disparaîtrait. Quand ils ont rencontré, soit des arêtes nues, soit une surface suffisamment gelée pour retenir la tige qu’on lui confie, ils commencent à construire de degré en degré leur échelle ; d’un crampon à l’autre, ils laissent pendre les cordes dont ils se sont munis. On s’imaginera aisément ce que dut être une pareille ascension opérée au milieu des ténèbres. Trente hommes, sur les trois cents, roulèrent, pendant le trajet, au fond des précipices ; on ne put même retrouver leurs corps quand on voulut leur rendre les honneurs funèbres. Le jour parut, éclairant les horreurs de cet affreux chemin suspendu dans les airs. L’obscurité en avait dissimulé en partie les dangers ; s’il eût été possible de les soupçonner, quel courage humain n’aurait reculé devant l’aventure ? Il ne restait heureusement qu’un dernier effort à faire ; les volontaires ont enfin couronné la hauteur. Dévoré d’anxiété, Alexandre tenait déjà ses regards attachés sur la cime où devait apparaître le signal convenu. De quel poids son âme se sentit soulagée, quand il put distinguer, aux premières lueurs de l’aube, le lambeau de toile qu’une main empressée et joyeuse agitait ! Sur-le-champ il fait partir un héraut pour les postes avancés de l’ennemi. Le héraut somme les Barbares de se rendre sans délai. Que demandaient-ils pour se soumettre ? Que les Macédoniens eussent des ailes : ils n’ont qu’à lever les yeux, les Macédoniens ne planent-ils pas au-dessus de leurs têtes ? A ce spectacle inattendu, les Barbares se troublent ; sans se donner le temps de compter leurs ennemis, ils abandonnent sur l’heure toute idée de résistance et s’en remettent à la clémence d’Alexandre.