L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XIX. — PRISE DES SEPT VILLES DE LA SOGDIANE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Tous les obstacles se sont évanouis à l’approche d’Alexandre : Bessus, après Darius, a succombé, et, des côtes de la Syrie à la Bactriane, la route est devenue assez sûre pour que la moindre troupe puisse rejoindre avec sécurité l’armée de Macédoine. Quelle nouvelle campagne pourra donc entreprendre Alexandre ? Le premier devoir d’un roi de Perse consiste à prévenir les incursions des Scythes : héritier de Darius Codoman, Alexandre va reprendre l’œuvre de refoulement, là où ses grands prédécesseurs, Cyrus, fils de Cambyse, et Darius, fils d’Hystaspe, l’ont laissée. Les deux années passées dans la Sogdiane sont les deux années les plus laborieuses de son règne. Comme une peau de bœuf sèche et racornie qu’on presse sur un point et qui se redresse aux autres bouts, la Bactriane et la Sogdiane, dès qu’elles ne sentent plus peser sur elles le pied du conquérant, se lèvent et reprennent les armes. Il fallut, pour les comprimer, l’établissement de colonies militaires. Alexandre en fondait partout, et l’on ne sait en vérité ce qu’il faut le plus admirer chez lui, de l’héroïsme guerrier ou de l’activité créatrice. La clémence l’avait servi en Perse ; dans ces contrées barbares, il se vit plus d’une fois contraint d’employer comme moyen de gouvernement la terreur : des populations entières disparurent sous son glaive. Les Grecs qu’il transplantait sur ces lointains confins ne se soumettaient pas sans murmure à ses ordres ; tout finissait cependant par plier sous l’arrêt de cette volonté qui prenait, au fur et à mesure que s’agrandissait sa tâche, l’inflexibilité du destin. Un officier, Ménandre, refusait d’accepter le gouvernement d’une forteresse : Alexandre, nous raconte Plutarque, le .tua de sa propre main ; un Perse, Orsodatès, osa ‘lever l’étendard de l’insurrection : le roi le perça lui-même de flèches. Alexandre seul était de taille à imposer silence à ces têtes maudites qui, au risque de tout perdre, n’hésitaient pas, en présence de populations frémissantes et de soldats exténués, à faire, dans leur insolence imprudente et brutale, la leçon au roi.

Dans la traversée de l’Hindou-Kouch, les chevaux avaient plus souffert encore que les hommes ; Alexandre devait avant tout songer à remonter sa cavalerie ; il s’en occupa sans relâche, dès qu’il eut établi son camp à Nautaque. Le pays lui offrait heureusement sous ce rapport de grandes ressources. Aussi se trouva-t-il bientôt en mesure de poursuivre Spitamène, avec non moins d’activité qu’il n’en mit, après avoir franchi les passes de l’Hindou-Kouch, à s’élancer sur les traces de Dessus. Les Macédoniens jusqu’alors n’avaient encore rencontré aucune résistance sérieuse ; la facilité avec laquelle ils venaient de traverser l’Oxus paraît leur avoir inspiré une confiance téméraire et exagérée. On les voit bientôt se répandre par faibles détachements dans là plaine pour aller au fourrage. Un parti de Barbares profite de cette imprudence : il descend brusquement des montagnes voisines, enveloppe ces troupes éparses, fait main basse sur tout ce qui résiste, et regagne son repaire avec de nombreux prisonniers. L’incident était grave ; il importait de donner une prompte et sévère leçon à cet ennemi tenace qui se redressait, quand on le croyait subjugué. Trente mille Barbares, si nous en croyons Arrien ; vingt mille, si nous accordons notre confiance à Quinte-Curce, s’étaient réunis dans l’espoir de reprendre le terrain perdu. Ils occupaient une position d’un accès difficile. Des rochers au milieu desquels ils se sont retranchés, ces insurgés font pleuvoir sur les Macédoniens une grêle de pierres et de traits. Alexandre, selon sa coutume, combat au premier rang. Tandis que les Macédoniens font de vains efforts pour escalader la montagne, une flèche le frappe à la jambe, et le fer y reste enfoncé. Un instant de stupeur a suspendu l’attaque ; bientôt les soldats ne songent plus qu’à tirer vengeance de ce coup funeste ; ils remontent à l’assaut avec une nouvelle ardeur. Le poste est emporté, et les défenseurs de ce nid dangereux de révolte sont tous immolés sans merci. La majeure partie des Barbares fuyait déjà, il est vrai, à travers les rochers ; mais leur épouvante était telle qu’ils prenaient à peine le temps de chercher un sentier. Il périt autant d’hommes dans les précipices que sous le fer des Macédoniens. Arrien estime que, des trente mille ennemis rassemblés sur ce point, huit mille tout au plus parvinrent à s’échapper.

Quatre jours après le rude et sanglant combat, l’armée arrivait devant Maracande. Le roi la conduisait en personne, bien qu’on fût obligé de le porter en litière. Les murailles de Maracande enveloppaient, suivant Quinte-Curce, un espace de 12 ou 13 kilomètres. Que reste-t-il aujourd’hui de cette antique capitale de la Sogdiane ? Des mamelons percés de grottes et de corridors, un grand nombre de puits et de réservoirs, des briques cuites et parfois quelques monnaies d’or. Ce n’est qu’après avoir dépassé Maracande, en venant de Djisak et du nord, qu’on approche de la ville plus moderne de Samarkand. Le grand coup porté dans la montagne paraît avoir eu son retentissement dans. la cité dont les Barbares avaient inutilement tenté de défendre les abords ; Maracande se rendit, sans même essayer d’opposer au vainqueur un simulacre de résistance. La citadelle ne possédait pas de remparts qui lui fussent propres ; elle tomba au pouvoir des Macédoniens en même temps que la ville. Alexandre y laissa une garnison et fit brûler tous les bourgs répandus dans le voisinage. Le prudent capitaine éprouvait le besoin de dégager à l’avance un terrain où il prévoyait que la rébellion le ramènerait souvent. Spitamène et Catenès lui avaient livré Bessus ; ce n’était pas une raison pour qu’ils lui livrassent la Sogdiane. Tout fait présumer, au contraire, qu’en remettant à la discrétion d’Alexandre le meurtrier de Darius, Spitamène et Catenès s’étaient flattés de l’espoir de désintéresser la poursuite. Le prix qu’ils attendaient de leur trahison, c’était vraisemblablement l’évacuation immédiate d’une province où il ne restait plus rien qui pût attirer, selon eux, les Macédoniens. L’Oxus était une limite assez bien tracée pour que l’invasion s’y arrêtât, et, dans le grand naufrage, chacun cherchait naturellement à sauver quelque épave : Barsaente, la Drangiane et la Gédrosie ; Spitamène, la Sogdiane.

La marche d’Alexandre vers le Jaxartes vint tout à coup déconcerter ce plan. Immédiatement le signal d’un soulèvement général est donné : sept mille cavaliers se rangent autour de Spitamène ; rapidement propagée sur tout le territoire, l’insurrection gagne la Bactriane. L’ennemi du moins ne va plus rester insaisissable ; il a commis la faute de se retrancher dans sept villes. Alexandre juge du premier coup d’œil le parti qu’il pourra tirer de cette concentration imprudente : il se porte de sa personne sur Gaza et détache Cratère contre Cyropolis. Arrien nous montre bien de quelle nature étaient les places fortes de la Sogdiane : la construction aujourd’hui n’en a guère changé. a Les murs, dit-il, étaient des murs de terre et des murs très peu élevés. » De pareilles redoutes peuvent s’enlever par un coup de main. Cyropolis toutefois, fondée, assurait-on, par Cyrus, semble avoir été protégée par de plus solides boulevards. Alexandre prescrit à Cratère de ne rien brusquer et de se borner à entourer la ville d’un fossé. Pourvu que les habitants soient mis dans l’impossibilité de tenter une diversion en faveur de leurs voisins, la soumission de Cyropolis peut se faire attendre. Cratère tiendra cette place hermétiquement bloquée ; Alexandre se charge de réduire les autres villes. Il commence par Gaza. Dès que les archers et les frondeurs ont fait évacuer les remparts, les colonnes d’assaut se forment et s’approchent avec les échelles. En un instant Gaza est envahie. La colère du vainqueur a jadis puni dans la ville de Tyr une résistance trop obstinément prolongée ; la facilité du succès ne commande-t-elle pas ici la clémence ? Alexandre ne connaît plus la pitié quand il s’agit des Sogdiens ; il semble les avoir considérés comme des ennemis dont il n’aura raison qu’en les exterminant. Tous les hommes sont passés au fil de l’épée ; les femmes et les enfants sont partagés, avec le butin, entre les soldats. Quatre autres villes sont prises en moins de deux jours ; Alexandre songe alors à porter le dernier coup à la rébellion. Pour les conquérants, les peuples qui se défendent, quand leurs armées ont été vaincues, sont toujours des rebelles. Alexandre court presser le siège de Cyropolis. La ville n’était pas seulement plus forte, en meilleur état de défense que les petites places si rapidement enlevées ; elle renfermait aussi un bien plus grand nombre de combattants. Les plus braves des Barbares s’y sont réfugiés. Tout est préparé pour une attaque-en règle ; Cratère, se conformant aux ordres reçus, a fait construire bon nombre de machines. Déjà l’on se disposait à battre les murs, quand Alexandre, après avoir exploré l’enceinte, conçoit l’espoir de pénétrer dans la ville, du côté opposé à celui que ses machines menacent. Un grand cours d’eau baignait d’ordinaire cette partie des remparts et en défendait les abords ; la sécheresse a fait du cours d’eau un torrent. Les Barbares ne s’occupaient alors que de répondre au tir des balistes et de tenir les béliers à l’écart ; Alexandre, pendant que leur attention est ainsi détournée, se glisse, avec ses gardes, avec les hypaspistes, avec les archers et les Agriens, dans le lit du fleuve. Il y chemine, caché, à l’abri des traits, gagne le pied des murailles, et, suivi de quelques hommes dévoués, parvient à se hisser jusqu’aux créneaux. L’ennemi n’a rien vu ; la témérité même du mouvement, mieux que toutes les précautions, doit en assurer le succès. Une fois dans la place, Alexandre fait voler en éclats les portes qui s’ouvrent sur le torrent à sec ; gardes, hypaspistes, archers et Agriens s’engouffrent dans l’étroit passage : sans qu’ils aient eu un trait à lancer, un coup à porter, la ville est en leur pouvoir.

Pas encore ! il faut craindre les remous de la vague. Les Barbares descendent en foule des remparts ; dans les rues, sur la place publique, nu combat acharné s’engage. Alexandre reçoit une pierre énorme qui le frappe à la nuque ; ses yeux se couvrent d’un nuage ; il chancelle et tombe à terre, privé de sentiment. L’armée le croit perdu ; un immense cri de douleur s’élève. Au même moment, Cratère et plusieurs autres chefs étaient atteints par des flèches. Les Barbares profitent de ce désordre et poussent leur avantage. La petite troupe est refoulée, acculée aux murs ; sa situation paraît sans espoir. Ce fut la rage des Macédoniens qui les sauva ; ils croyaient avoir leur roi à venger, et se souciant peu du péril, se précipitaient à corps perdu sur l’ennemi. Cette lutte opiniâtre donna le temps aux troupes de Cratère d’appliquer les échelles aux murailles presque abandonnées. Les Barbares se trouvent pris à dos ; le combat n’est plus qu’un massacre. Près de huit mille hommes furent égorgés ; dix mille se réfugièrent dans la citadelle ; le manque d’eau les obligea bientôt à se rendre.

Tout était soumis à l’exception d’une ville, la septième. Aristobule et Ptolémée ne sont pas d’accord sur le traitement qui lui fut infligé. Ils écrivaient tous deux sur de vieux souvenirs, et leurs divergences doivent nous rendre circonspects, quand nous rencontrons, dans les récits compulsés par Arrien, Diodore de Sicile et Quinte-Curce, quelque fait monstrueux. Aristobule prétend que tous les défenseurs de cette septième ville enlevée de vive force furent impitoyablement mis à mort ; Ptolémée raconte, au contraire, que la ville se rendit, et qu’Alexandre se contenta d’en retenir les habitante prisonniers pour les répartir entre les divers corps de troupes. Les nations civilisées qui ont eu affaire aux Turcomans savent qu’il n’est pas toujours facile de leur faire grâce. Ces sortes de bêtes fauves ont la défaite mauvaise ; elles mordent bien souvent la main qui les relève. Si l’on ne veut tenir compte que du sang versé, si l’on se laisse attendrir par tant de massacres, la campagne de la Sogdiane ne paraîtra pas digne d’occuper une place bien honorable dans l’histoire. Le roi de Macédoine semble descendre ici au rang d’un Gengis-Khan : jugeons la chose en Perse, et notre impression ne sera pas la même. Pour un Perse exposé aux incursions des sujets des khans et des émirs de la moderne Sogdiane, de ces brigands que Vambéry a vus verser à plein sac sur la place de Khi va les têtes coupées dont ils venaient de faire la moisson, Alexandre n’a commis qu’une faute : il a laissé la vie à trop de Turcomans.