L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XVI. — EXPÉDITIONS RUSSES DANS LE TURKESTAN. DE LA MER CASPIENNE ET DE LA MER D’ARAL À KHIVA

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Si toutes les couches de l’atmosphère conservaient la même densité, il n’y aurait plus de tempêtes ; si tous les peuples étaient parvenus au même degré de civilisation, on pourrait espérer voir arriver un jour le règne de la paix universelle. Ce sont les Barbares qui, sans en avoir assurément conscience, troublent l’équilibre. Le temps n’est plus où ils pouvaient songer à quitter leurs déserts pour envahir des territoires plus riches ; mais ils détiennent encore le fruit de leurs rapines passées, de vastes provinces enlevées jadis à des pouvoirs défaillants, et leur apathie inféconde éveille naturellement chez les nations voisines l’idée de leur reprendre ces biens mal acquis qu’ils ne sont plus en état de défendre, et dont, jusqu’à présent, on les a toujours vus faire le plus triste usage. De là l’inquiétude vague qui plane sur l’avenir ; de là les rivalités jalouses et les armements outrés qu’entretient la préoccupation de partages admis comme inévitables à bref délai. Les choses en sont venues à ce point qu’après avoir vidé les passes de l’Afghanistan nous n’éprouvons aucune hésitation à écrire : Nous venons de quitter le terrain des Anglais, et qu’en voyant se déployer devant nous la fertile plaine de Balkh, nous nous écrierons, sans que personne s’en étonne : Nous voici maintenant sur le terrain des Russes ! Par leurs empiétements successifs sur la barbarie, ces deux dominations rivales, l’empire anglais des Indes et l’empire moscovite, se sont donc singulièrement rapprochées ; si la foudre quelque jour à leur contact éclate, à qui pourrons-nous, je le demande, nous en prendre, sinon à ces Mongols qui ont tout envahi et qui se sont montrés indignes de rien garder ?

C’était déjà le chemin de l’Inde que cherchait Jenkinson lorsqu’il partait en 1573 d’Astrakan avec une caravane persane et tartare. Les Cosaques qui, quelques années plus tard, vinrent attaquer Ourghendj n’avaient pas des visées si hautes ; ils se proposaient simplement de piller le territoire de Khiva : un prisonnier persan venait de leur en révéler les richesses. Des forces supérieures les assaillirent avant qu’ils eussent fini de charger leur butin ; bien peu sortirent vivants des mains des Tartares. Un autre détachement de 500 hommes, commandé par l’hetman Netschaï, n’eut pas, en l’année 1585, une meilleure fortune ; puis vint — tant la proie semblait belle à ces hommes du Nord — une troisième campagne, suivie malheureusement d’un troisième désastre. Les Khiviens, cette fois, n’eurent pas même besoin de prendre les armes ; l’hiver ferma les routes, et les envahisseurs moururent de faim. Sous le règne de Pierre le Grand, en 1715, le prince Bekovitch fut autorisé à faire une démonstration plus sérieuse. Il partit des bords de la mer Caspienne avec un corps de 3,500 hommes, six pièces d’artillerie et des vivres pour six mois. La petite armée se proposait d’atteindre les bords de l’Oxus, en traversant l’aride plateau d’Oust-Ourt. Les 1.500 kilomètres qu’elle avait ainsi à parcourir, elle les franchit au cœur de l’été ; le trajet lui demanda deux mois. C’était peu cependant d’être arrivé au but ; il fallait prendre pied dans le pays. Les difficultés de l’occupation apparurent dès le premier jour ; les Khiviens n’attaquaient jamais à fond, ils se contentaient de harceler, par des escarmouches incessantes, la malheureuse troupe : ils finirent par l’user et par la détruire en détail.

Pendant plus d’un siècle, l’attention de la Russie parut se détourner de ces déserts funestes. Les conquérants jadis ne se heurtaient pas volontiers à la Scythie ; le Turkestan était à son tour devenu le tombeau des Scythes. Pourquoi ces peuples sûrs de leur avenir, ces peuples victorieux qui venaient de reconnaître les riches plaines de l’Allemagne, de l’Italie, de la France, se seraient-ils obstinés à disputer aux Uzbeks les misérables et derniers lambeaux de l’héritage des fils de Gengis-Khan ? Pourquoi auraient-ils détourné leur activité ambitieuse vers l’extrême Orient, quand, beaucoup plus près d’eux, tout à fait à la portée de leur bras, l’empire ottoman, penchant visiblement vers sa ruine, leur offrait à saisir le sceptre de Constantin ? Si le Turkestan n’eût pas été un des chemins de l’Inde, jamais les Russes n’auraient de nouveau songé à en convoiter la possession ; ils ne trouvèrent pas de plus sûr moyen de diviser l’attention des Anglais, dont la surveillance jalouse était le grand obstacle aux approches que, avec la ténacité d’une race qui se croit l’instrument du destin, ils n’avaient jamais cessé de pousser vers les rives du Bosphore : les Russes menacèrent les passes de l’Hindou-Kouch, pour qu’on s’occupât moins de garder contre leurs irruptions projetées les défilés des Balkhans. Après un long sommeil, la pensée de Pierre le Grand reprit son cours ; une nouvelle expédition s’organisa pour marcher sur Khiva. Le général Perowski fut encore moins heureux en 1839 que le général Bekovitch en 1815 ; il n’atteignit pas même le but qui lui avait été assigné. Son entreprise, chose à peine croyable pour des Russes, sombra dans la neige. Les deux tiers d’un corps qui comptait 4.500 soldats moscovites et 2.000 cavaliers kirghiz succombèrent, les uns pendant la marche en avant, les autres pendant la retraite ; sur 10.000 chameaux, 9.000 au moins périrent. Les chevaux, en général, résistent mieux à ce genre d’épreuve ; néanmoins, il en revint bien peu de la désastreuse expédition à Orenbourg. Le froid du désert des Kirghiz, nous apprend un officier anglais qui a fait au mois de janvier le voyage d’Orenbourg à Khiva, est chose inconnue dans aucune autre partie du monde, même dans les régions arctiques.

Toutes ces tentatives avortées étaient bien faites pour rassurer l’Angleterre. La Russie avait été tant de fois protégée par le désert qu’il semblait juste que le désert, par une sorte de revanche légitime, devînt une barrière opposée à son ambition. Mais un grand peuple mis en mouvement par une volonté unique ne s’arrête pas dans le chemin que lui trace une loi fatale pour quelques sacrifices. Les nations hyperboréennes se sont de tout temps épanchées à des époques presque fixes sur le monde ; l’urne déborde chaque fois qu’un intervalle de temps suffisant l’a remplie. En 1853, nous retrouvons les Russes établis à la tête de la mer d’Aral, sur la côte orientale ; ils y occupent, à près de 900 kilomètres au sud d’Orenbourg, la petite ville de Kasalinsk et le fort qui porte encore sur leurs cartes le nom de fort n° 1. Là ils rencontrent l’embouchure du Sir-Daria (le Jaxartes des anciens) et s’apprêtent à en remonter le cours, se dirigeant au sud-est, vers les monts de la Kashgarie. Leur première étape sera la station d’Ak-Mesjid, qui deviendra, sous ses nouveaux maîtres, le fort Perowski. Les Russes s’y arrêtent sept ans, se bornant à jeter entre Kasalinsk et Ak-Mesjid séparés par une distance de 328 kilomètres, un poste intermédiaire. En 1860, ils poussent jusqu’à Djulek, 96 kilomètres plus loin. En 1864, le général Tchernaïeff ouvre la campagne des annexions. Il s’empare successivement de Turkestan ou Taraz, de Tchemkend, de Tashkend, ville de 100.000 âmes ; de Tchinaz et de Djizak, sur la route de Samarkand.

Le général Romanowski succède au général Tchernaïeff. C’est lui qui prend Khodjend en 1866 et Samarkand en 1867. Le général Kauffmann reçoit en 1868 la mission d’achever ce que ses deux prédécesseurs ont si bien préparé. La vallée du Sir-Daria est déjà conquise ; il s’assure, par l’occupation permanente de Samarkand, la possession de l’importante vallée du Zerefchan (l’ancien Polytimète). L’émir de Bokhara n’a plus qu’à solliciter humblement la paix. Le général Kauffmann la lui accorde, et, dès ce moment, toute son attention se dirige, sans que rien la détourne, vers Khiva. Observez sur quels immenses espaces, dans l’Asie centrale, on opère : la distance d’Orenbourg à Tashkend peut être évaluée à 1,450 ou 1,500 kilomètres, et, à moins de vouloir doubler les étapes, une armée ne saurait employer moins de deux mois et demi à la parcourir ; Tashkend est considérée comme la principale base d’opérations contre Khiva, et Tashkend se trouve éloignée de Khiva de près de 700 kilomètres. Quatre colonnes vont partir à la fois pour se réunir sous les murs d’une ville qui fut peut-être, au temps d’Alexandre, la capitale du pays des Chorasmiens.

Le Sir-Daria et l’Amou-Daria (l’Oxus de Quinte-Curce) en hiver sont gelés ; mais en été, malgré la barre que forme l’Amou-Daria près de son embouchure, on peut arriver par la mer d’Aral et par l’Amou-Daria jusque sur le territoire khivien. Il suffit pour cela d’employer des navires à vapeur de faible tirant d’eau et de les munir de machines qui soient de force à lutter contre la rapidité du courant. La grande difficulté consiste donc à gagner les bords de l’Oxus. Si l’on vient du nord, il faut traverser les steppes glacées des Kirghiz ; de l’est, les sables du Kizil-Koum ; de l’ouest, le plateau desséché d’Oust-Ourt ou le désert plus aride encore de Kara-Koum. Embrassez d’un coup d’œil l’ensemble de la carte ; vous verrez un immense espace, un espace de 1,200 kilomètres environ, encadré d’un côté par le cours du Jaxartes et les monts de la Kashgarie, de l’autre par la mer Caspienne. Au milieu coule l’Oxus, et se déploie, comme une vaste nappe, la mer d’Aral, longue de 400 kilomètres, large de près de 300. L’Oxus, dit Arrien, prend sa source dans le Caucase des Indes. C’est le cours d’eau le plus considérable, si l’on en excepte l’Indus, qu’Alexandre ait eu à traverser en Asie. Rien déplus exact : l’Oxus, auquel les Orientaux ont donné les noms de Djihoun et d’Amou-Daria, est, en effet, un plus grand fleuve que le Tigre ou l’Euphrate, plus grand même que le Rhin. Navigable de Koundouz à la mer d’Aral, il offre sur certains points, avec des profondeurs de cinq et six mètres, une largeur double de celle qui sépare, entre Bude et Pesth, les rives du Danube. La longueur totale de son parcours est évaluée à 1.800, d’autres diront à 2.500 kilomètres. L’Oxus, ajoute Arrien, se jette dans la mer Caspienne. Il s’y jetait effectivement autrefois ; c’est dans la mer d’Aral qu’il a son embouchure aujourd’hui. On aurait peu de peine à le faire rentrer dans son ancien it, puisqu’à la suite d’une crue inusitée, il s’y est précipité au mois de septembre de l’année 1878

Les Russes, nous l’avons dit, marchèrent sur Khiva en quatre colonnes. La colonne de Krasnovodosk fut obligée de revenir sur ses pas ; les corps partis de Mangishlak, d’Orenbourg, de Tashkend, comptant un effectif d’environ 12.000 hommes, se trouvèrent réunis sous les murs de Khiva le 6 juin 1873 ; le 10, ils faisaient leur entrée solennelle dans la ville.

On peut dater des derniers jours de mars le commencement des opérations qui venaient d’avoir cette issue poursuivie depuis près de trois siècles. La terre, quand les troupes se mirent en marche, était encore complètement couverte de neige ; le thermomètre marquait de 7 à 8 degrés centigrades au-dessous de zéro. Tout à coup à ce froid excessif succède une chaleur intense. Dès la fin d’avril, la température s’élevait à 36 degrés centigrades ; au milieu des sables, elle se maintenait entre 46 et 52. Ces alternatives excessives n’empêchèrent pas les détachements de Tashkend, concentrés à Djisak, de se porter devant Khiva en cinquante-cinq jours, le corps de Mangishlak d’y arriver en quarante-deux, celui d’Orenbourg, à partir du moment où il quitta ses cantonnements d’Emba, en soixante-huit Des quatre corps, il n’y en eut qu’un qui échoua dans son entreprise et qui dut rebrousser chemin : ce fut le corps de Krasnovodosk.

Faisons, avant d’aller plus loin, un rapide examen des difficultés qui l’arrêtèrent. Cette colonne appartenait à l’armée du Caucase, troupes aguerries s’il en fut jamais. Elle partit le 7 avril 1873 de Chikishlav, poste fortifié qu’il nous faut chercher près de l’extrême frontière moscovite, à 85 kilomètres environ au nord d’Asterabad. L’expédition comptait se diriger sur Khiva en allant gagner l’ancien lit de l’Oxus. Le convoi qui l’accompagnait, composé de chameaux et de chevaux turcomans, était considérable ; rien ne semblait avoir été oublié pour prévenir un désastre : là où les puits manqueraient, on aurait les moyens d’en creuser et des bêtes de somme sur lesquelles au besoin on chargerait de l’eau pour une marche de six ou sept jours. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que les barils, sous les rayons d’un soleil de feu, deviendraient brûlants, et que l’eau s’y évaporerait avec une rapidité effrayante. Il arriva aussi que les chameaux et les chevaux succombèrent, quand l’homme, l’animal le plus fort de la création, résistait encore. Pour que ces soldats de fer songeassent à la retraite, il fallut que les subsistances menaçassent de leur faire défaut ; ils avaient supporté sans fléchir des chaleurs à faire éclater les thermomètres, des températures qu’on ne saurait évaluer au-dessous de 70 et 75 degrés centigrades. Quel est donc ce désert, situé sous le parallèle de Naples, où à la fin de mars on foule un pied de neige et qui tout à coup vous enveloppe d’une poussière impalpable tourbillonnant dans une atmosphère suffocante ? Le thermomètre ne marque, dit-on, à l’ombre que 36 degrés centigrades. Qu’importe la température à l’ombre sur ces plateaux où une cigale ne trouverait pas à s’abriter ? C’est la température au soleil qu’il faut considérer, et celle-là, nous l’avons déjà dit, les thermomètres ordinaires n’ont pas été construits pour l’accuser : le liquide ou le métal dilaté va frapper le sommet du tube, et le verre se brise avant que la chaleur ait dit son dernier mot. C’est pourtant à l’été que les Khiviens s’en sont pris du succès inattendu de l’invasion ; l’hiver jusqu’alors les avait efficacement protégés. Le désert, en effet, ne paraît pas avoir de feux qu’une armée, si l’eau ne lui manque point, ne demeure en mesure de braver ; le froid des steppes, au contraire, quand le vent d’est balaye de son souffle glacé ces vastes plaines de sable, est au-dessus des forces humaines. La vie s’arrête brusquement dans les veines, comme la sève de l’arbre qu’un coup de gelée a frappé à mort. Les Macédoniens ont, dans la même campagne, passé successivement par les deux épreuves : ils avaient triomphé des neiges du Paropamisus ; ils ne se laissèrent pas davantage arrêter par les sables de la Bactriane.