L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XIV. — CONQUÊTE DE L’ARACHOSIE ET DE LA PAROPAMISADE. PASSAGE DE L’HINDOU-KOUCH. LE PAROPAMISUS OU CAUCASE DES INDES. D’ALEXANDRIE DU CAUCASE A BACTRES

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Nous avons laissé, vers la fin de l’année 330 avant Jésus-Christ, l’armée macédonienne campée sur les bords de l’Etymander. Après être passé de la Drangiane chez les Agriaspes E vergetés, après avoir, du territoire des Agriaspes, poussé une pointe jusque chez les Gédrosiens, au sein de l’affreux désert dont les habitants, désignés aujourd’hui sous le nom de Beloutchis, n’ont guère modifié depuis cette époque les habitudes de leur vie errante et sauvage, Alexandre achevait alors ses derniers préparatifs pour se mettre en mesure de marcher sur Bactres par les plateaux de l’Arachosie et les passes du Paropamisus. Il entrait sans doute dans les plans du roi de Macédoine de ne laisser sur ses derrières aucune portion de l’empire insoumise, car il pouvait aisément épargner à ses troupes les fatigues d’un aussi long détour. Pour atteindre en hiver les plaines de la Bactriane, n’était-il pas plus sage de commencer par rétrograder de Prophtasia vers Artacoana, des bords de l’Etymander vers les rives de l’Arius ? Ferrier, aux mois de juin et de juillet, s’est rendu en treize jours d’Hérat à Balkh, allant d’abord chercher la vallée du Margus au point où ce grand cours d’eau coupe la chaîne du Tirband-i-Turkestan, et gagnant ainsi, sans rencontrer sur sa route d’autre obstacle, le territoire de Bactres, la mère des villes (Oummé el Belad). Ferrier a passé successivement par Pervanèh, Koch-Rabat, Kouch-Assiab, Tchingourek, Turchikh, Mingal, Mourghab, Kalèh-Weli, Tcharchembeh, Kaïssar, Meïmana, Kaffir-Kalèh, Rabat-Abdullah-Khan, Chibberghan, Akhtchè et Meïlik ; il évalue à 574 kilomètres la distance qu’il a parcourue. Alexandre préféra, malgré la saison avancée, affronter le passage de ces montagnes neigeuses dont l’aspect fit reculer en 1839 les Anglais, maîtres de Caboul.

Qu’était l’Arachosie au temps d’Alexandre ? Fut-ce une contrée riante et féconde qui s’ouvrit devant l’infatigable conquérant, quand il eut transporté son armée sur la rive gauche de l’Etymander ? Les historiens anciens ne nous ont laissé aucun renseignement à ce sujet ; tout me porterait à croire cependant que les Macédoniens, jusqu’au moment où ils approchèrent des rives de l’Arachotus, — l’Urghend-Ab des géographes orientaux, — durent se contenter des ressources qu’ils avaient emportées de la Drangiane et du territoire fertile des Évergètes.

L’occupation de l’Arachosie se fit sans coup férir ; la résistance n’eut pas le temps de s’organiser, ou les chefs divisés ne s’entendirent point. Nous avons vu Alexandre instituer partout sur son passage des satrapes : Phratapherne chez les Parthes, Arsace chez les Ariens. Il confia l’Arachosie à Téridate. Ce n’était pas toutefois à des Perses qu’il entendait remettre le soin de garder les magasins dont il jalonnait sa route. Dans l’Arachosie, comme à Suze, comme à Persépolis, comme à Ecbatane, le satrape indigène eut à ses côtés un chef macédonien chargé d’assurer l’obéissance à ses ordres et de surveiller en même temps sa fidélité. Ménon, laissé en arrière avec quatre mille fantassins et six cents cavaliers, jetait les fondements de la ville qui subsiste encore sous le nom de Kandahar.

Si nous n’avions eu pour nous renseigner que l’aride récit du gouverneur de la Cappadoce, nous ne saurions absolument rien de la marche audacieuse qui conduisit Alexandre de Kandahar à Balkh. Diodore de Sicile et Quinte-Curce n’ont fait eux-mêmes qu’effleurer le sujet ; ils nous en ont dit assez cependant pour qu’il soit possible de reconstruire, à l’aide des documents modernes, l’itinéraire qu’a probablement suivi l’armée grecque. Diodore de Sicile nous transporte, au sortir de l’Arachosie, dans une région située sous les Ourses, et toute couverte de neige. Au dire de Quinte-Curce, nous nous trouvons alors dans celle partie de l’Afghanistan qu’habitent les Paropamisades, race sauvage, inconnue de ses voisins mêmes, avec lesquels elle n’a jamais voulu entrer en relation. Ne serions-nous pas tentés an premier abord de nous croire conduits chez les Hézarèbs, à moins que nous n’ayons déjà commencé à gravir les pentes de l’Hindou-Kouch ? Mais il n’est pas besoin en hiver de s’approcher des sommets des montagnes Blanches ou des gorges du Caucase indien pour rencontrer le climat extrême dont eurent tant à souffrir les héroïques phalanges. Beaucoup de soldats n’ayant plus la force de suivre l’armée, dit Diodore, furent abandonnés en route ; quelques-uns perdirent la vue par l’effet de la lumière réfléchie sur la neige. Montez sur le plateau de Ghizni à la fin de septembre, vous serez, sans avoir besoin de pousser plus avant, exposé i ces intempéries et à ces souffrances. Là, en effet, comme le décrit si bien Diodore de Sicile, la majeure partie du pays est plate, déboisée et garnie de villages ; les maisons ont des toits voûtés et terminés en pointe ; au milieu des toits est pratiquée une ouverture par où sort la fumée. L’abondance des neiges oblige les naturels du pays à se renfermer, aussitôt qu’arrive l’hiver, dans ces cabanes bien closes, après avoir pris soin d’y amasser des vivres. Le froid qui règne est tel que les vignes seraient inévitablement détruites par la gelée, si l’on n’avait la sage précaution de coucher les sarments sur le sol et de les recouvrir de terre.

Nous n’avons pourtant fait encore que la partie la plus facile du chemin. Pour aller de l’Afghanistan dans le Turkestan, en d’autres termes, pour se rendre de la Paropamisade dans la Bactriane, il faut atteindre de bien autres élévations ; il faut monter plus haut que le mont Cenis, plus haut que le Canigou, plus haut que le Saint-Gothard et le Simplon ; il faut se porter, à bien peu de chose près, au niveau du sommet du mont Blanc. Il est vrai que la limite des neiges perpétuelles se trouve ici reculée, par le rapprochement de l’équateur, de plus d’un millier de mètres. C’est surtout quand on entreprend de suivre Alexandre au milieu de ces labyrinthes de pics et de vallées que l’esprit s’épouvante et se refuse à croire qu’une armée ait pu parcourir de pareilles distances et par de tels chemins, dans le court espace que la tradition lui accorde. On dirait que les chroniqueurs, les sens troublés ou frappés de léthargie, ont, au cours de cette mémorable campagne, perdu la mesure du temps.

Dans la saison choisie, ou plus probablement acceptée en désespoir de cause par Alexandre, pour se porter de l’Afghanistan dans le Turkestan, la passe de Bamian est la seule que Ton puisse se flatter de trouver praticable. Au mois de novembre, le docteur Lord et le lieutenant Wood, de la marine anglaise, voulurent se diriger sur Koundouz par Purwan et la passe de Sir-Aulung ; ils essuyèrent une terrible tempête de neige. Quelques-uns des servants de la caravane devinrent incohérents dans leurs discours, d’autres se convertirent en fous furieux. La caravane dut revenir à Caboul et prendre finalement la route de Bamian. Un mois plutôt, le 19 octobre, ce même docteur Lord, accompagné d’un autre officier, du lieutenant Leech, avait réussi à gravir la passe de Koushan, qui s’ouvre dans le massif même de l’Hindou-Kouch, à 4.560 mètres au-dessus du niveau de la mer, par conséquent à une élévation de bien peu inférieure à celle du mont Blanc. Ses guides ne lui permirent pas de séjourner longtemps à cette hauteur. La passe, lui dirent-ils, serait fermée dans dix jours au plus par les neiges, et elle demeurerait inabordable jusqu’au printemps. Suivant le major général Cunningham, cependant, ce ne serait ni par la vallée de Kushan, ni par celle de Bamian qu’aurait passé Alexandre ; ce serait par un défilé situé beaucoup plus à l’est, par le défilé de Khâwâk. Je ne crois pas que cette opinion ait généralement prévalu.

Alexandre, dit Diodore, mit seize jours à traverser le Paropamisus dans sa largeur. Faut-il entendre par ce passage obscur qu’Alexandre employa seize jours pour se rendre de Caboul à Bamian ? Sa marche, dans ce cas, eût été bien lente, car nous voyons dans les récits de Bu mes des caravanes partir de Caboul le 15 novembre et arriver à Bamian le 21. Ajoutons que lapasse de Bamian, la plus facile et la plus fréquentée, est aussi la plus longue. Par la passe de Khâwâk ou par celle de Koushan, la traversée serait encore plus courte. Arrien n’est pas moins avare de détails que Diodore, et son récit ne nous fournit aucunes clartés nouvelles. Alexandre, se contente-t-il d’écrire, malgré la hauteur des neiges et la difficulté des convois, poursuivait sa route. Ce ne fut pourtant pas au début de l’hiver qu’Alexandre passa dans la Bactriane ; tout fait présumer que ce fut plutôt aux approches du printemps de l’année 329 avant Jésus-Christ. Si nous admettons qu’il partit de Caboul pour pénétrer dans la Bactriane par la vallée de Bamian, son itinéraire sera facile à suivre. II est peu de chemins en Asie que fréquentent plus régulièrement les caravanes.

Le trajet total de Caboul à Bamian est de 135 kilomètres environ. Les caravanes se reportent d’abord vers la riante vallée de Maïdan, traversent de nouveau la gorge et la rivière de Logar, en se dirigeant vers l’ouest. Sur leur route elles ont rencontré les villages de Killa-Kazi et d’Argundi, la passe de Sefid-Khak (la terre blanche), puis, au delà de Maïdan, à 44 kilomètres de Caboul, le village de Jellez et la vallée de Tak-Khana. Elles peuvent alors remonter graduellement au nord, sans cesser d’incliner vers l’ouest, et se préparer à gravir les passes, car, ne nous y trompons point, ce n’est pas, quelle que soit la route qu’on choisisse, par un seul défilé que l’on peut arriver du Caboul dans le Turkestan ; c’est toujours une longue succession de brèches, ouvertes dans une interminable succession de montagnes, qu’il faut s’attendre, durant ce trajet, à franchir.

La première passe qui se présente sur la route de Bamian est la passe d’Ounaï, dont l’altitude est d’environ 3.441 mètres. Cette passe, de l’aveu de tous les voyageurs, n’offre point de difficultés sérieuses. Elle se compose de plusieurs montées et descentes ; dans les creux coulent de petits ruisseaux bordés de prairies ; au sommet se déploie un vaste plateau que domine, de sa tête altière et toute blanche, le Koh-i-Baba. Masse énorme de granit, le Koh-i-Baba est surtout remarquable par ses pics abrupts, taillés on forme d’aiguilles ; il contraste singulièrement avec les contours arrondis des montagnes environnantes.

De la passe d’Ounaï, nous avons à gagner maintenant la passe d’Hadji-Kak et une altitude de 3,696 mètres. Après être descendus du sommet d’Ounaï jusqu’au lit de l’Hirmend, qui, sur ce point, a déjà 35 mètres de largeur et deux pieds environ de profondeur, nous remonterons le lit caillouteux d’un grand cours d’eau tributaire de l’Hirmend. Lapasse d’Hadji-Kak est d’une ascension graduelle et facile ; la descente, plus longue, est en même temps plus roide. Au pied de ce second versant s’étend la vallée de Kalou ; puis vient, à 16 kilomètres plus à l’ouest, une troisième passe, le Kotal Haft Pailàn. — Nous allons traverser le dernier rameau du Caucase indien ; déjà les torrents commencent à déserter l’Hirmend et à porter leurs eaux à l’Oxus. Le sommet de lapasse est à 3.793 mètres, disent les uns, à 4.073, affirment les autres, au-dessus du niveau de la mer. La montée, au début, paraîtra un peu rude ; la route heureusement est large et dégagée de pierres. Ce premier pas franchi, le chemin tourne autour des crêtes et gagne ainsi un plateau légèrement incliné. Le sol est d’un rouge brillant semé de plaques blanches et vertes. Si de ce point élevé on tourne ses regards vers le nord, on n’aperçoit qu’un chaos sans fin de montagnes arides, dont la grandeur imposante et terrible n’a probablement pas sa pareille dans le monde. Mais ce n’est là que le fond lointain du tableau ; plus près de nous, à nos pieds, la vallée de Bamian développe lentement ses sinueux détours, et les cavernes dont ses flancs sont percés commencent à être visibles.

Bonaparte, du sommet des Alpes, montrait les plaines de la Lombardie à ses soldats ; du haut de l’Hindou-Kouch, Alexandre put montrer aux siens les campagnes de la Bactriane. Nous ne devons pas cependant nous figurer l’armée de Macédoine au terme de ses souffrances, tant que nous ne l’aurons pas conduite, bien au delà de Bamian, à Drapsaque. Quand la neige s’étend, sur le versant méridional de l’Hindou-Kouch, à 15 ou 20 kilomètres des sommets, elle se prolonge encore sur le versant du nord, jusqu’à 50, 60, 70 kilomètres même au-dessous de la cime glacée. Dans l’hypothèse du général Cunningham, Drapsaque aurait occupé l’emplacement du village d’Anderab. Si Alexandre a suivi, comme nous le pensons, non pas la passe de Khâwâk, mais la passe de Bamian, ce serait jusqu’aux environs de Korram qu’il faudrait reporter la position de Drapsaque. Ce village moderne de Korram, où nous avons, en partant de Khoulm, accompagné Ferrier, est situé au nord de la dernière passe du Kara-Kotal (la passe noire), gorge élevée de 3.192 mètres au-dessus du niveau de la mer, tandis que l’altitude de Bamian ne dépasse pas 2.584 mètres. De Bamian à Korram il y a donc encore un col à franchir, et c’est là, aussi bien que sur les sommets laissés en arrière, que nous pouvons nous figurer Alexandre obligé de parcourir les rangs à pied pour relever les soldats engourdis par le froid.

Placée sur le passage de toutes les invasions, la vallée de Bamian a dû son importance aux précautions prises pour repousser les envahisseurs. L’ancienne citadelle de Ghulguleh couronne toujours de ses hautes tours en ruine l’éminence conique dont la rivière de Bamian contourne et baigne la base. Ghulguleh doit avoir été une ville de grande étendue ; elle fut, dit-on, détruite en l’année 1220 par Gengis-Khan. Le conquérant tartare punit ainsi la fidélité qu’elle avait montrée à la cause de Qouthb oud Din Mohammed, fils de Tekich Khan, septième et dernier prince de la dynastie des sultans du Kharesm.

Diodore de Sicile et Quinte-Curce nous ont décrit sous les traits les plus sombres ces plateaux du Caucase, région inhospitalière, où, si loin qu’il se porte, le regard ne découvre que la neige blanche et les glaçons qui reflètent la lumière. Jamais, nous disent-ils, le peuple qui habite cette contrée désolée n’avait vu d’étrangers ; nul oiseau, nul animal sauvage n’y fixe son séjour. N’est-ce pas là cependant que les Macédoniens vont retrouver la grotte de Prométhée, la trace des chaînes qui retenaient attaché au rocher le mortel sacrilège, et la demeure de l’aigle qui chaque jour lui dévorait le foie ? Un vaste assemblage de cavernes perce de tous côtés les flancs des murailles entre lesquelles se déploie la vallée de Bamian. Ces ruches creusées dans l’argile durcie et rougeâtre ont-elles servi jadis de cellules à des anachorètes ou de cité à des Troglodytes ? Les Macédoniens ne pouvaient descendre de la passe de Kalou dans la plaine sans les remarquer. Ce qui eût dû surtout attirer leurs regards, si déjà le marteau du sculpteur avait pratiqué dans le rocher ses entailles colossales, ce sont les deux idoles gigantesques dont les voyageurs anglais, saisis d’un étonnement facile à comprendre, se sont appliqués à nous donner, dans ses moindres détails, l’étrange description : Sourk-Bout (l’idole rouge) et Khink-Bout (l’idole blanche) représentent des personnes royales ou des divinités. L’une a 36 mètres de haut ; l’autre, 49 mètres. Quand Nadir-Schah traversa la passe de Bamian, son zèle fanatique s’indigna d’y rencontrer les images des faux dieux ; ordre fut donné au chef de l’artillerie de les démolir à coups de canon. Les têtes seules heureusement ont souffert ; elles sont presque entièrement détruites ; les corps, et les draperies habilement ciselées qui les recouvrent, sont restés intacts. Les statues de Bamian sont généralement réputées des idoles bouddhiques. Quelques érudits cependant voudraient plutôt y voir des représentations de l’époque où régnaient sur la Perse les souverains sassanides : ils expliqueraient ainsi le silence des écrivains grecs. Les images ont été taillées dans un enfoncement du rocher ; un plafond les protège contre les intempéries de l’hiver, et ce plafond est orné d’une foule de figures peintes, qui nous montrent, à la suite de rois et de reines, tout un cortège de personnages emblématiques. Des ouvertures avaient été pratiquées aux pieds et à la tête des deux idoles ; ces ouvertures donnent encore aujourd’hui accès à des galeries et à des escaliers intérieurs.

Quand on a laissé derrière soi la ville de Bamian et les ruines de Ghulguleh, on voit, après une marche de 7 ou 8 kilomètres, la vallée peu à peu se rétrécir, et c’est encore par un défilé qu’on arrive dans une vallée nouvelle. Le sol que l’on foule, les montagnes entre lesquelles on chemine, paraissent appartenir à la même formation que les terrains dont la teinte rougeâtre nous avait frappés. La petite vallée de Surkhdar en a pris son nom ; les Afghans l’ont appelé la Vallée rouge. De la Vallée rouge, on se transporte par un terrain montant, irrégulier, dans la vallée d’Ak-Robât ; on gravit ensuite la passe à laquelle la vallée vaut par son voisinage la désignation de Kotal-Ak-Robât. Parvenu sur l’autre versant, on va d’un terrain plat, le Noh-Regh (les neuf sables), à un défilé gardé par le Killa-Sir-Sang (le château du rocher), et Ton débouche enfin dans la vallée de Seghan. Bien que nous ayons encore devant nous la passe Noire (le Kara-Kotal) haute de 3,192 mètres, nous pouvons nous considérer comme rendus dans la Bactriane. Le château de Seghan, forteresse informe, est considéré, ajuste titre, semble-t-il, comme la clef du Turkestan.

Du Kara-Kotal à Bactres, quelle route Alexandre aura-t-il suivie ? Si Bactres, comme tous les érudits se sont accordés à le reconnaître, s’élevait aux lieux que Balkh — la plus ancienne ville du monde, au dire des Orientaux — occupe aujourd’hui, Alexandre aura probablement descendu la vallée qu’arrose la rivière de Khoulm et sera venu camper à Korram. Arrien se borne à nous apprendre que le roi fit rafraîchir son armée à Drapsaque. Le blé manquait, dit Quinte-Curce, et la famine menaçait l’armée. L’huile dont les soldats avaient coutume de se frotter les membres faisait aussi défaut. On s’efforçait bien d’y suppléer par la liqueur exprimée du sésame ; mais l’amphore de ce suc devenu bientôt rare se vendait 140 deniers (2 francs 57 c. le litre). La même mesure de miel valait 390 deniers (5 francs 56 c. le litre).

Le pays cependant cessait d’être un désert stérile ; abandonné par ses habitants, il portait des traces évidentes de culture : en temps ordinaire on y récoltait évidemment du blé. Où pouvait-on bien avoir caché les produits de la dernière moisson ? Toutes les recherches pour découvrir la précieuse réserve étaient vaines. Les Barbares, en effet, ne l’avaient que trop bien dissimulée. Une fois le grain battu, ils s’étaient empressés de l’enfouir dans des greniers souterrains qui portaient déjà le nom que nous ont transmis les Arabes. Ces silos, adroitement pratiqués et plus adroitement encore recouverts, gardaient imperturbablement leur secret. Les soldats grecs étaient par bonheur aussi ingénieux que nos zouaves à se procurer des ressources ; ils avaient en outre l’avantage d’être plus sobres : ne trouvant pas de blé, ils prirent le parti de se nourrir d’herbes et de poissons. La pèche elle-même ne fut pas longtemps fructueuse. Alexandre donna l’ordre alors de tuer les bêtes de somme qui portaient les bagages ; la chair de ces animaux soutint l’armée jusqu’au moment où elle put arriver enfin sous les murs de Bactres.

Jetons en ce moment un coup d’œil derrière nous, et rendons, avant d’aller plus loin, justice à l’indomptable audace de ce héros favorisé des dieux, qui n’eut peut-être au monde d’émulé digne de lui qu’Annibal. Il m’est arrivé bien des fois, en pénétrant dans les gorges sinueuses qui aboutissent à la vallée du Tech ou qui viennent se ramifier au pied du Canigou, de me demander quels avaient été les soldats les plus hardis, de ceux qui suivirent le fils de Philippe ou de ceux qui s’attachèrent aux pas du fils d’Amilcar : Albanais et Ibères dans ma pensée se valent. Ils ont également rencontré sur leur route les précipices au bord desquels involontairement on frissonne, les murailles de fer qui se dressent du fond de l’abîme tout d’une pièce, si rapprochées souvent qu’un chamois poursuivi pourrait, sans hésiter, sauter de l’une à l’autre, les torrents écumeux qui, au moindre orage, se gonflent et débordent. Comme les Alpes et les Pyrénées, l’Hindou-Kouch a été franchi plus d’une fois. Il y a cependant sur ce point une réserve à faire : même au temps d’Alexandre, la barrière ne pouvait être tenue pour insurmontable ; Alexandre ne l’a pas traversée d’un vol plus hardi que Darius, Gengis-Khan, Tamerlan et Nadir-Schah, mais il l’a traversée le premier dans la saison des neiges.