L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XI. — L’EXPÉDITION ANGLAISE DE 1839. DE KANDAHAR À CABOUL

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

En 1839, l’armée anglaise s’arrêta deux mois à Kandahar. Il lui fallut vingt-deux jours et dix-neuf étapes pour se rendre de Kandahar à Ghizni. Les journées de marche furent en moyenne de 22 kilomètres et demi. C’était beaucoup pour des soldats courbés sous le poids d’un sac pesant de 27 à 28 kilogrammes et accablés par une température de 36 degrés centigrades. Dans la plaine qu’environnent de tous cotés des montagnes, pas un arbre debout, pas une tache de verdure. Le papier sur lequel j’écris, remarque le docteur Atkinson, se crispe sous ma main, comme si on l’exposait à un foyer ardent* la table où je l’appuie me brûle quand je la touche. Le quatrième jour, les Anglais se trouvent sur les bords du Turnak, rivière peu profonde en cette saison et qui n’a pas alors plus de neuf mètres de large, bien que son cours, précipité par une chute considérable, reste rapide et bruyant. Sur un espace de 241 kilomètres la route suit la vallée resserrée au fond de laquelle le Turnak serpente et murmure. Le terrain peu à peu s’élève ; près de la capitale da pays des Ghiljies (Kelaut-i-Ghiljy), l’altitude s’est déjà augmentée de 577 mètres ; à l’étape suivante, à Sher-i-Asp (la ville du cheval), l’accroissement depuis le départ de Kandahar est de 608 mètres. Le climat commence à se ressentir d’une ascension si brusque. Le thermomètre sous la tente ne marque plus à son point culminant que 30 degrés ; les nuits sont fraîches, et l’air vif du matin emplit les poumons dilatés d’un cordial généreux. L’armée renaît à la vie. En approchant des limites de la principauté de Kandahar, la vallée du Turnak se contracte ; mais cet étranglement franchi, elle s’élargit de nouveau et se couvre partout d’une verdure naissante ; on dirait une prairie anglaise tout émaillée de fleurs. D’étape en étape, laissant derrière soi de nombreux villages, on arrive enfin aux sources du Turnak. L’eau, claire comme le cristal, jaillit du rocher à une hauteur considérable et se précipite en cascade écumante pour aller former, avant de se décider à couler franchement vers le midi, un gracieux méandre. Les colonnes anglaises espacées sur la route peu à peu se rejoignent ; le 16 juillet 1839, l’armée tout entière se trouve rassemblée dans la plaine d’Urghesan ; ses bagages couvrent une étendue de 40 kilomètres carrés : aussi loin que la vue peut s’étendre, on n’aperçoit que chameaux et gens du train. Le 20 juillet, l’immense multitude s’ébranle. Elle gravit une dernière montagne ; la vallée de Ghizni se déploie à ses pieds. Jamais paysage plus enchanteur n’a réjoui les regards du soldat lassé ; jamais soirée d’été n’a imprégné l’air de plus de parfums. Le lendemain, l’armée traverse la rivière de Ghizni et poursuit sa marche à travers les trèfles en fleur.

Située sous le parallèle de 33° 30’, Ghizni a été bâtie à 2.350 mètres au-dessus du niveau de la mer. Aussi les hivers y sont-ils d’une rigueur exceptionnelle. Les auteurs orientaux racontent que Ghizni fut deux fois ensevelie sous la neige, et que chaque fois une grande partie delà population périt. La ville actuelle ne renferme pas plus d’un millier de maisons et cinq mille habitants à peine. L’enceinte fortifiée de Ghizni n’a jamais arrêté les Anglais, qui se sont emparés à diverses reprises el sans avoir à subir les lenteurs d’un siège, de cette place que les souverains afghans considéraient comme le plus ferme boulevard de Caboul. Ghizni en effet est admirablement placée pour couvrir la capitale de l’Afghanistan ; si elle la défend mal par ses remparts de boue, elle la protège du moins, de septembre à mars, par ses neiges.

La distance de Ghizni à Caboul est à peu près de 145 kilomètres : les Anglais la franchirent en dix : jours et neuf étapes. Pour passer d’une vallée à l’autre, il leur fallut s’élever de 243 mètres encore, monter jusqu’à la hauteur de 2.736 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le sommet de l’Olympe en Europe, où les dieux cachés aux regards des mortels tiennent leurs assemblées, n’a pas une altitude de beaucoup supérieure. Parvenues au sommet de la gorge qui porte le nom de Shir-Dundan (les dents du lion) y les troupes britanniques n’eurent plus qu’à descendre : entre cette position dominante et Caboul, la différence d’élévation est d’environ 760 mètres.

La première rivière qu’on rencontre quand on débouche de la passe de Shir-Dundan était connue des Grecs sous le nom de Cophès : on l’appelle simplement aujourd’hui la rivière de Caboul. Puis vient près de Cheikh-Abad un autre torrent, large de neuf mètres, le Logar. Ce second cours d’eau, encaissé et profond, roule son flot limpide sur un lit de cailloux, entre de hautes berges de gravier. Il fait irruption dans la vallée par une brèche qui semble avoir été ouverte tout exprès pour lui livrer passage ; il en sort par une autre fissure qui n’est guère moins étroite. Un pont rustique supporté par des perches transporte à l’autre bord l’infanterie et la cavalerie ; les canons sont traînés à travers le lit de la rivière. Les montagnes qui bordent la vallée du Logar ne sont pas distantes l’une de l’autre de plus d’un kilomètre et demi. On n’en saurait imaginer de plus âpres et de plus sauvages : toujours la roche nue, toujours l’absence la plus complète de végétation ; à peine si quelques touffes d’herbes ont réussi à pousser entre les assises disjointes. L’ensemble de la chaîne est formé de grosses massés distinctes, taillées en pyramides aiguës et abruptes ; le plus haut sommet atteint, assure-t-on, l’altitude de 3.648 mètres. Sur un espace de 10 ou 12 kilomètres, la vallée du Logar n’est, à proprement parler, qu’un ravin. La route de Ghizni à Caboul se poursuit ainsi à travers une succession de bassins circulaires mis en communication par d’étroits couloirs. De la vallée du Logar veut-on passer dans la vallée de Maïdan ? C’est encore un défilé rocheux, difficile, semé d’énormes blocs, qu’il faut affronter et gravir. Du sommet, on découvrira le riant et beau vallon qu’ont si souvent célébré les poètes et les amants de la Paropamisade ; on le verra étaler au loin sa fraîcheur printanière, rendue plus frappante encore par l’aridité des collines qui l’encadrent. Le fond de ce cirque ovale n’a pas plus de deux kilomètres et demi de large, sur une longueur de six ou sept kilomètres. Relevés sous un angle de 45 degrés environ, à la façon des gradins d’un amphithéâtre, les bords en sont couverts de prairies et de plantations. Mais quel est donc ce long ruban d’argent qui se déroule au milieu de bouquets de cyprès et de peupliers, ce ruban qui serpente d’une extrémité à l’autre de la vallée, disparaissant parfois sous la voûte où vont se perdre ses détours, et se révélant tout à coup de nouveau, grâce à la transparence d’une atmosphère limpide et lumineuse, par les reflets ardents que son miroir poli nous renvoie ? Ce ruban d’argent est le cours d’eau que nous avons déjà rencontré près de Cheikh-Abad ; c’est le Logar, grossi de nombreux affluents, qui a su se frayer un chemin jusqu’à la nouvelle plaine. Pour la première fois l’armée de Bombay aperçoit, de son campement d’Uziz-Umut, le fameux Hindou-Kouch, — le Koï-Kosh des Perses, le Caucase indien des compagnons d’Alexandre. — La vue de ces montagnes, aussi blanches que de l’argent bruni, présente, suivant le docteur qui nous sert ici de guide, un spectacle d’une magnificence incomparable.

De Maïdan à la station d’Argundi, la route est encore coupée de nombreux ravins. Des montagnes aigu es la serrent des deux côtés, et, pendant la moitié au moins du chemin, c’est plutôt une gorge qu’une vallée qu’on traverse. D’Argundi à Killa-Kazi, le paysage conserve son aspect tourmenté et sévère. Killa-Kazi est un village situé dans une de ces dépressions de terrain qui, de Ghizni aux portes de Caboul, alternent constamment avec des barrières successives. La vallée de Killa-Kazi peut rivaliser, pour la beauté, pour la végétation et pour l’étendue, avec la vallée de Maïdan ; elle offre toute l’apparence du plus admirable état de culture.

Le 10 août 1839, l’expédition anglaise, après diverses haltes plus ou moins prolongées, dresse enfin ses tentes sous les murs de Caboul : en quelques instants le camp se voit inondé de fruits. L’empereur Baber, ce petit-fils de Tamerlan qui arrivait, suivant l’expression consignée dans ses Mémoires, de l’extrême frontière du monde habitable, ne put contenir son admiration quand, au cours de l’année 1505, il descendit des passes de l’Hindou-Kouch sur ce territoire privilégié : il y trouva le raisin, la grenade, l’abricot, la pêche, la poire, la pomme, le coing, la jujube, la prune, l’amande, la noix, l’orange, le citron, la canne à sucre, la rhubarbe ; il y importa la cerise aigre et plus tard, après la conquête de Lahore, le bananier. Le climat de Caboul, s’écrie, dans l’enthousiasme du premier moment, le docteur Kennedy, est en vérité le plus délicieux climat du monde. Le 10 septembre cependant, lorsque la colonne de Bombay reçut l’ordre de se replier sur le Sindh, les montagnes, à peine éloignées de huit kilomètres, qui enferment la plaine de Caboul dans leur enceinte rocheuse, étaient déjà blanches de neige. Le climat de Caboul, en somme, ne paraît pas différer beaucoup, si ce n’est peut-être par les chaleurs excessives de l’été, du climat du centre de la France. M. Charles Masson a vu, en janvier et en février, le vin geler dans les appartements, et des vases de cuivre remplis d’eau éclater pendant la nuit. Vers les derniers jours de février, se produit un commencement de dégel ; le 1er mars, l’apparition d’une hirondelle signale l’approche du printemps ; de fréquentes averses de pluie et de neige remplissent ce mois incertain ; des gelées blanches marquent le début d’avril. Bientôt la fonte des neiges vient grossir la rivière qui traverse la ville ; elle la grossit à ce point qu’on peut craindre un instant que le fleuve gonflé ne sorte de son lit et ne submerge ses rives. Les saules, dans leur précocité hâtive, ont déjà pris leurs feuilles, et sur les autres arbres les bourgeons impatients sont près de i’ouvrir. Le mois de mai s’annonce par un temps encore indécis et variable ; ni la pluie ni la grêle ne peuvent cependant empêcher les rosiers de se parer avec profusion de leurs fleurs. En juin, la flore de Caboul se déploie dans toute sa beauté, et les bois se montrent revêtus de tout leur feuillage.

La ville de Caboul a été bâtie à l’extrémité occidentale d’une plaine spacieuse, dans l’angle formé par le rapprochement de deux contreforts : le Kob Takht Schah (la montagne du palais du roi) et le Koh Assa Mâhi (la montagne de la grande mère). Entre ces deux hauteurs, le Cophès a trouvé un lit tout préparé. Ce fleuve, qui va porter le tribut de ses eaux à l’Indus, serpente, après avoir arrosé la plaine de Chahâr-Dèh, à travers la ville de Caboul. Bien que peu éloigné encore de sa source, il a déjà 9 ou 10 mètres de large ; au mois d’août, néanmoins, la sécheresse lui laisse à peine un pied de profondeur. Un pont solidement construit en relie les rives. De chaque côté du fleuve se développe une ligne continue de remparts et de tours qui se prolonge sans interruption jusqu’au sommet des deux contreforts. Après avoir couronné le Koh Takht Schah, ce vaste boulevard descend le long du versant oriental et va rejoindre les murailles de la citadelle, du Balla-Hissar. A Hérat, à Kandahar, à Ghizni, la citadelle est comprise dans l’enceinte de la ville ; à Caboul, elle en est indépendante ; on Ta bâtie sur un monticule, à l’extrémité sud-est de la place.

Sept portes donnent accès dans la vieille cité qui s’est élevée sur l’emplacement de l’Ortospana de Ptolémée. Une peuplade turque, racontent les géographes orientaux, entra jadis dans le Caboul, pays situé entre l’Inde et le Sistan ; elle s’y établit et y prospéra. Quand les musulmans, à leur tour, envahirent cette province, ils fixèrent la redevance qu’ils lui imposèrent à deux millions cinq cent mille drachmes et à deux mille esclaves. Caboul a donc été incontestablement, il y a plus de vingt siècles, une ville riche, le centre d’un grand commerce. Du temps de l’empereur Baber, qui en avait fait sa résidence favorite, on y parlait onze ou douze langues différentes. Caboul néanmoins n’a rien gardé de la splendeur d’une antique capitale : ce n’est qu’un énorme amas de cabanes aux toits plats et aux murs de boue, quelquefois de briques séchées au soleil ; les édifices publics, mosquées, bains, caravansérails, y sont fort inférieurs aux constructions analogues qu’on rencontre en Perse. Les tremblements de terre sont trop fréquents au pied de l’Hindou-Kouch pour qu’on ait jamais osé élever dans les plaines de la Paropamisade ces fastueux monuments qui ont fait, à diverses époques, l’orgueil de l’empire ravi par Alexandre à Darius. Avant l’adjonction des faubourgs dont la dynastie intronisée en 1750 s’empressa de doter Caboul, cette ville, suivant des calculs qui semblent assez plausibles, ne devait pas renfermer dans son enceinte bastionnée plus de 20.000 âmes : Elphinstone lui attribuait en 1805 60.000 habitants.