L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE VIII. — CONQUÊTE DE L’ARIE ET DE LA DRANGIANE PAR ALEXANDRE

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Tout me porte à croire que le conquérant de l’Hyrcanie ne mesurait pas bien lui-même, au moment où il s’apprêtait à partir de Zadracarta, la grandeur de l’effort auquel le condamnait P héritage royal qu’il avait accepté et qu’il lui fallait maintenant recueillir. L’adhésion empressée du satrape de l’Arie doit avoir contribué à l’abuser sur les dispositions réelles de la Perse orientale. Satibarzane s’était hâté de désavouer Bessus et de protester de son dévouement au nouveau règne : il reçut en échange la confirmation de ses pouvoirs. Alexandre cependant ne crut pas devoir le laisser rentrer seul dans son gouvernement ; il lui adjoignit un des hétaires, Anaxippe, avec quarante archers a cheval. L’armée macédonienne allait traverser le territoire des Ariens ; Anaxippe et sa troupe veilleraient à ce qu’elle n’y commît pas de dégâts. Tel fut le motif allégué par le roi lorsqu’il fit accompagner Satibarzane par cette escorte d’honneur dont le satrape pressentit toutefois sans peine le véritable objet. Pareille combinaison a été constamment adoptée dans les Indes, et nous en avons nous-mêmes observé de nos propres yeux l’heureux fonctionnement à Java. Le régent indigène était mis par Alexandre sous la surveillance discrète et dissimulée du résident macédonien. Il n’est pas tutelle qui ne soit à la longue importune : Satibarzane n’a pas plus tôt rassemblé dans Artacoana, l’antique capitale de l’Ane, les levées qui lui viennent de toutes parts, qu’il fait massacrer Anaxippe et son détachement. Alexandre s’était mis en marche ; il venait d’atteindre, probablement vers le milieu d’octobre, la ville de Susia, située près des confins actuels du Khorasan, quand il apprend que l’Arie, sur la soumission de laquelle il croyait pouvoir compter, est en pleine révolte. Quels qu’aient été ses desseins au début, qu’il ait eu, en partant de Zadracarta, Bactres ou toute autre ville du Turkestan pour objectif, il n’hésite pas à cette heure sur le chemin à prendre : c’est à la région soulevée que l’armée doit courir. En deux jours, dit Arrien, Alexandre parcourt 110 kilomètres. Cette marche rapide, accomplie par la cavalerie des hétaires, par les archers, par les Agriens, parles corps de Cœnus et d’Amyntas, que le roi, suivant sa coutume, conduit en personne, déconcerte les insurgés. Tout fuit et se disperse ; Satibarzane se jette, suivi d’une partie de sa cavalerie, dans les montagnes.

Le satrape abandonnait l’Arie qu’il jugeait difficile à défendre ; il se gardait la route de la Bactriane ouverte : les caravanes ne mettent aujourd’hui qu’une quinzaine de jours pour se rendre de la plaine d’Hérat à la plaine de Balkh. La voie est facile ; il n’y a que la rivière de Merv, le Mourghab et la chaîne connue sous le nom de Tirband-i-Turkestan à franchir. Les fuyards de l’Arie allaient être un précieux renfort pour Bessus : Alexandre se lance, avec toutes les troupes qu’il a sous la main, à leur poursuite. Satibarzane a déjà trop d’avance ; le roi perdrait son temps à vouloir l’atteindre ; il revient sur ses pas. Cratère, en ce moment, arrivait avec le gros de l'armée ; Alexandre le trouve arrêté devant un plateau sur lequel 13.000 hommes environ se sont retranchés. Du côté de l’ouest, le plateau se termine par une face abrupte ; la pente est plus douce sur la paroi opposée ; c’est de ce côté qu’il faut tenter l’attaque. Alexandre commande avant tout qu’on déblaye le terrain. Un immense abatis d’arbres et de branches s’accumule ; les Macédoniens en forment un bûcher dont la hauteur égale bientôt celle du sommet occupé par l’ennemi. Le soleil était brûlant, le bois desséché par l’été ; une seule étincelle a suffi pour allumer l’incendie. L’embrasement se propage sur tout le flanc du coteau avec une rapidité incroyable ; le vent pousse les flammes au visage des défenseurs à demi aveuglés de la redoute. La situation n’était pas tenable ; les Barbares se précipitent hors de leurs retranchements. Les uns trouvent la mort au milieu des flammes, les autres sont immolés par les Macédoniens.

Il restait une dernière retraite aux Ariens révoltés : Artacoana, l’antique capitale de l’Ane, était une place forte, une ville qu’on ne pouvait se flatter d’enlever par un simple coup de main. Cratère est chargé de l’investir et de tout préparer pour en battre les murs ; Alexandre se porte lui-même sur les lieux : il n’était guère dans ses habitudes de laisser à d’autres le soin de conduire ses troupes à l’assaut. Ordre est donné de faire approcher les tours. Les énorme*machines s’ébranlent et avancent lentement, poussées vers la muraille par des mains invisibles. A cet aspect, les habitants d’Artacoana s’épouvantent et ne songent plus qu’à implorer la merci au roi. Alexandre avait le pardon facile ; il se contente d’imposer un nouveau satrape, Arsacès, à la province si promptement reconquise.

Ce vainqueur indulgent n’en jugea pas moins nécessaire de prendre ses sûretés contre un soudain retour de turbulence. A 90 kilomètres environ des lieux ou les Caravanes rencontrent de nos jours la ville de Kussang, s’étend à perte de vue une riche campagne traversée par les affluents nombreux qui vont grossir le cours de l’Héri-Roud, l’Anus des anciens. Au centre de cette plaine, Alexandre fait tracer un camp retranché qui, quelques années plus tard, deviendra une ville. Hérat, dont la monarchie persane n’a cessé de convoiter la possession, Hérat qu’on a surnommée la clef de l’Inde et qui a eu l’honneur, en 1838, d’occuper toutes les chancelleries de l’Europe, couvre très probablement remplacement qu’embrassait, en l’année 330 avant Jésus-Christ, sur les bords de l’Arius, l’enceinte fortifiée d’Alexandre. Cette ville, destinée peut-être par sa position à jouer dans l’avenir un rôle plus important que celui auquel on la crut jusqu’ici appelée, doit sa fondation à la défection inattendue de Satibarzane.

Alexandre achevait de pacifier l’Arie, quand de nouveaux renforts lui arrivèrent. Chaque étape dans le progrès continu qui rapproche rapidement l’armée macédonienne de l’Indus, de ce fleuve au delà duquel s’ouvre un monde fabuleux, le monde d’où Bacchus rapporta la vigne, est ainsi marquée par un apport plus ou moins considérable de la terre natale. L’Hellade se déplace dans ce qu’elle a de plus entreprenant et de plus viril ; on comprend que les Romains aient eu si peu de peine a la conquérir. Zoïlus amenait de la Grèce 500 chevaux ; 3.000 autres axaient été recrutés par Antipater en Illyrie. De la Lydie venaient : sous le commandement de Philippe, fils de Ménélas, 430 cavaliers, dont le tiers environ se composait de Thessaliens restés volontairement au service ; sous le commandement d’Andromaque, 2.600 hommes des milices étrangères.

Un des meurtriers de Darius, Barzaente, gouvernait la Drangiane. Plus compromis que Satibarzane, ce satrape n’avait pas osé feindre la soumission. Il se croyait en sûreté au fond de cette province qui, continuation en quelque sorte de l’Arie, confine aux déserts de la Gédrosie vers le sud et va se relier à l’Arachosie du côté de l’orient ; mais la perfidie de Satibarzane a trop bien éclairé Alexandre sur le danger de laisser derrière lui des populations insoumises. A peine a-t-il réduit ou dissipé les insurgés ariens qu’il se porte avec son armée chez les Dranges. D’Artacoana, le roi passe à Prophtasia ; l’adjudant général Ferrier, si nous le prenions pour guide dans cette incursion rapide, nous conduirait de Kussang et d’Hérat à Ferrah sur les bords de la mer intérieure du Sistan.

Alexandre a dû arriver dans la Drangiane à la fin d’octobre. Si son armée y a trouvé des vivres à profusion, elle a dû, d’autre part, y rencontrer des chaleurs encore excessives. Le climat du Sistan a mis à forte épreuve l’égalité d’âme de tous les voyageurs qui se sont arrêtés quelque temps, entre Nasirabad et Ferrah, au bord de ces marais d’où s’échappent nuit et jour des nuées de moustiques. La patience des généraux macédoniens était à bout déjà quand Alexandre les mena chez les Dranges ; les misères irritantes d’un campement prolongé sous ce ciel d’une inclémence devenue proverbiale, ne pouvaient manquer d’agir sur leur humeur et de les disposer davantage encore à la mutinerie. La révolte est constamment dans l’air au sein d’une armée qui souffre.