L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE V. — LES MÉCONTENTS

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Qui ne serait tenté de croire qu’après la victoire tout va devenir facile ? Nous avons vu cependant de grands gouvernements, dont le prestige se trouvait rehaussé par les satisfactions les plus éclatantes données aux aspirations nationales, échanger tout à coup une tranquillité séculaire contre des troubles que n’avaient jamais connus des époques moins prospères et des règnes moins glorieux ; on dirait que le sort, par un malicieux caprice, se fasse un jeu, en ces occasions, défouler aux pieds notre orgueil après avoir pris plaisir à l’exalter. Pour le malheur des peuples et des rois, la victoire oblige, et, dans la voie qu’elle ouvre, il est presque aussi périlleux d’arrêter ses armées au pied des Balkans ou sur les bords du Mincio que de vouloir les conduire de Paris à Moscou. Si Alexandre et Napoléon eussent seulement laissé transpirer la pensée de faire halte à mi-route, combien de grands esprits se seraient fait honneur de gourmander, au nom d’une politique à vues larges, leur impardonnable faiblesse ! Ils se crurent obligés, suivant le langage prêté au roi de Macédoine par Quinte-Curce, pour conserver sûrement leurs conquêtes, de conquérir ce qu’ils ne possédaient pas encore, et, sévère jusqu’à l’injustice, l’histoire veut aujourd’hui oublier leur incomparable grandeur pour ne se souvenir que de leur prétendue ambition. Je proteste.

Maître des quatre grandes capitales de l’empire, de Babylone, de Suse, de Perse polis, d’Ecbatane, Alexandre pouvait-il se dispenser de marcher sur la Bactriane ? Dessus avait pris la robe royale ; il se faisait appeler Artaxerxés et rassemblait, outre les Bactriens, les Scythes autour de lui. Fallait-il dédaigner ce dernier appel à la résistance, et le châtiment de Dessus ne s’imposait-il pas à qui prétendait recueillir l’héritage du roi que Dessus avait immolé ? Malheureusement Alexandre n’était pas le seul à qui l’on eût pu reprocher avec quelque apparence de raison de s’être laissé enivrer par de trop faciles triomphes ; la présomption de ses lieutenants égalait au moins son orgueil, et lui rendait l’exercice du commandement suprême d’heure en heure plus pénible. Bien peu de ces hommes de guerre, si brillants cependant sur les champs de bataille, auraient goûté le viril conseil de Cléarque qui tenait pour honteux d’acquérir des richesses sans danger ; ils avaient hâte de jouir dans l’abondance d’un repos qu’ils croyaient avoir acquis par assez de sang répandu et par assez de fatigues vaillamment supportées. Gomment entraîner à de nouveaux efforts toutes ces lassitudes ? Les calculs profonds de l’homme d’État ne leur disaient rien. Mécontents, inquiets, jaloux les uns des autres, envieux même d’une gloire qu’ils croyaient naïvement leur ouvrage, les généraux macédoniens s’aigrissaient davantage tous les jours. La mort de Darius était pour eux la fin et le couronnement de l’expédition. A quoi bon désormais poursuivre des bandes épuisées, des nomades qu’on ne parviendrait jamais à joindre et à détruire, poussât-on la campagne jusqu’aux derniers confins de la Bactriane ? Alexandre, disaient-ils, ne s’arrêterait qu’au point où la terre et l’eau lui manqueraient ; il voudrait bientôt aller chercher Bessus et ses partisans chez les Scythes. En dépit de tous ces murmures, les lieutenants d’Alexandre s’apprêtaient à marcher, — il n’était pas facile de se détacher d’un tel maître. — Alexandre les trouverait dociles, de cette docilité revêche du cheval qui se sent moins fort que son cavalier ; en fait de dévouement, il ne lui restait plus que le dévouement de ses soldats. Les soldats aussi murmuraient ; ils ne conspiraient pas. Un seul mot d’Alexandre les rendait à leur enthousiasme.

Il fallait distinguer cependant les troupes de la Thrace et de la Macédoine des contingents fournis par les villes de la Grèce. Le même esprit était loin d’animer ces deux grandes fractions de l’armée. Les Macédoniens ne connaissaient de patrie et de Dieu qu’Alexandre ; les Grecs gardaient au fond du cœur le culte et le regret de la vieille liberté. Ils appartenaient bien au général ; ils marchandaient leur foi au souverain. Alexandre jugea prudent de congédier toute celle portion douteuse, mais il voulut la congédier en roi. Chaque cavalier reçut, à son départ, une gratification de 5.500 francs, le moindre fantassin loucha une centaine de dariques. La darique était le louis d’or de l’époque. Il se rencontra parmi ces auxiliaires des soldats assez épris encore de leur vaillant métier pour refuser le congé qu’Alexandre leur offrait. A ceux-là c’est une prime de 16.500 francs qui va être sur-le-champ payée. Les trésors de l’Asie subvenaient aisément à ces libéralités excessives, et le plus libéral des rois prenait plaisir à les dissiper.

On a de tout temps accusé les souverains d’avoir cherché dans la guerre une diversion aux mécontentements intérieurs ; Quinte-Curce se garderait bien d’épargner cette imputation au roi de Macédoine. Il ne veut voir dans l’expédition de la Bactriane que l’occasion avidement saisie de prévenir une sédition militaire. Si pareille sédition eût été, comme le prétend Quinte-Curce, à la veille d’éclater, comment expliquerait-on la résignation dont le soldat fit preuve quand le roi, pour début, lui demanda le sacrifice de son butin ? L’armée traînait à sa suite les dépouilles des nombreuses capitales qu’elle avait pillées. Ce n’était pas avec cet attirail qu’elle atteindrait Dessus, Alexandre, dit Quinte-Curce, fait réunir dans une vaste plaine les chariots chargés des fruits de ce long pillage ; il ordonne qu’on dételle et qu’on ramène au camp les attelages. Saisissant une torche, il la jette le premier sur ses propres bagages et commande qu’on mette le feu au reste. Pour peu que l’on ait vu avec quelle énergie le soldat sait défendre de vieilles nippes dont le poids, dans les marches, ne sert qu’à l’écraser, on se figurera aisément ce qu’il en dut coûter aux Macédoniens pour se séparer des richesses que souvent ils n’avaient enlevées des villes ennemies qu’en éteignant les flammes qui les allaient dévorer.

Les choses se sont-elles passées d’une façon aussi théâtrale ? La destruction des bagages à Zadracarta pourrait bien appartenir au même ordre de faits que l’incendie de Persépolis. Qu’Alexandre ait seulement prescrit d’alléger les sacs, qu’une étincelle soit tombée sur les loques jetées de côté, il n’en aura pas fallu davantage pour inspirer aux chroniqueurs l’irrésistible tentation de taire un tableau. De toute façon, une courte harangue paraît avoir calmé promptement et sans peine la prétendue douleur de l’armée. Le soldat ne connaît guère les longs regrets ; les Macédoniens eurent le bon esprit, si nous en croyons Quinte-Curce, de prendre gaiement leur parti d’un événement dont les conséquences, au dire des vieux grognards, étaient plus aisément réparables que ne l’eût été la moindre brèche faite à la discipline. Cette poignée d’hommes perdue au milieu d’une multitude innombrable de peuples qui n’avaient avec elle aucun rapport de religion, de langage ou de mœurs, sentait instinctivement le danger auquel l’exposerait l’affaiblissement de la magnifique organisation militaire qui lui avait procuré la victoire. Dans toutes ses inquiétudes, elle se serrait autour de son chef, et cependant ce chef dont le courage et la merveilleuse habileté faisaient son salut, des esprits aussi imprudents que pervers songeaient à le lui ravir. La trahison rampait déjà dans l’ombre ; nous la verrons bientôt se glisser jusqu’au chevet du roi. Heures tristes et mélancoliques où la méfiance finira par envahir le cœur le plus généreux, où le glaive du bourreau se lèvera implacable à l’appel de cette voix qui ne s’était fait entendre jusqu’alors que pour distribuer des encouragements ou pour accorder des pardons !

Il faut un bien grand amour de la vérité pour se décider à prendre parti contre les malheureux ; les historiens qui ont flétri avec indignation les rigueurs d’Alexandre ont fait ce que je voudrais pouvoir faire à mon tour ; mais si j’obéissais à cet élan du cœur, serais-je juste ? C’est un terrible rôle que celui de monarque, et le jour où les rois sont obligés de refouler au fond de leur âme la pitié me semble, de tons leurs jours de tribulations morales, celui ou le ciel nous les montre le plus à plaindre. Les joies de la clémence doivent-elles cependant s’acheter au prix du salut de l’armée ? Je ne puis oublier que, conduit, il y a près de quarante ans, dans le cabinet d’un phrénologiste, on m’y montra le masque de l’empereur Napoléon. A l’extrême regret des disciples de Gall et de Spurzheim, la phrénologie ne possède que l’empreinte antérieure de la tète où s’agitèrent longtemps, devant les peuples muets, les destinées du monde. Quel trait saillant croyez-vous que lui ait révélé le fragment incomplet de ce crâne puissant ? L’organe de la bienveillance développé outre mesure. Oui, me disait l’enthousiaste adepte d’une science dont il ne m’appartient pas, d’ailleurs, de me porter garant, oui, j’ai beaucoup étudié l’histoire de Napoléon, et je déclare qu’ici même la localisation de nos sentiments et de nos facultés n’a pas menti ; l’empereur était essentiellement bienveillant ; plus d’une de ses fautes doit être attribuée au penchant généreux qu’un examen superficiel lui refuse. On ne s’en douterait guère en lisant les ordres donnés à l’héroïque défenseur de Hambourg, bien moins encore en se rappelant le jugement sommaire et l’exécution précipitée du duc d’Enghien ; mais il ne faut pas confondre l’homme et le soldat : l’homme peut être doux et le soldat féroce. L’habitude du danger a parfois de fâcheuses conséquences ; elle apprend le mépris de la vie humaine. Quand à tout propos on met son existence en jeu, quand on la tient au fond pour peu de chose, faut-il s’étonner qu’on fasse, à l’occasion, bon marché de la vie des autres ? Ne jugeons donc pas l’âme des grands capitaines à ces rugissements qui font encore frissonner, comme un vent d’orage, les feuillets de l’histoire. Lorsque Alexandre s’incline avec respect devant la famille de Darius, quand Napoléon jette an feules papiers qui perdaient un conspirateur, nous ne pouvons plus les confondre avec un Néron ou avec un Tibère. Le cœur de l’homme a racheté les violences du soldat.

A partir de la mort de Darius et de l’arrivée des troupes à Hécatompylos, nous nous trouvons en présence d’une conspiration permanente. Alexandre, nous dit Quinte-Curce, n’ignorait pas les mécontentements de ses principaux amis ; il les comblait de dons et de faveurs, dans l’espoir de regagner leur affection. Que reprochaient donc à leur roi ces amis farouches ? Ils lui reprochaient d’affecter le faste de la cour de Perse et de se rendre semblable aux vaincus. Alexandre, en effet, n’est plus seulement, à cette heure, le roi de la Macédoine ; le sceptre qu’il aspire à saisir, les Anglais le connaissent : ils l’ont décerné récemment à l’impératrice des Indes. Les Scythes se rassemblaient de toutes parts autour de Dessus : la moindre hésitation avançait très probablement de soixante-quinze ans l’avènement de la dynastie des Partîtes. Puisqu’il faut un roi aux Barbares, Alexandre va leur montrer la royauté sous le seul aspect que les Barbares connaissent. A peine est-il descendu des monts de l’Hyrcanie qu’il se hâte d’opérer la transfiguration que depuis longtemps il médite : il revêt pour la première fois la blanche tunique des Perses et apparaît la tête ceinte du diadème d’azur. On croirait vraiment que Darius, en mourant, Ta institué son héritier ! Voilà bien, en effet, ce qu’il importe que les vaincus, au milieu de la confusion du moment, s’imaginent. Alexandre, — admirons ici sans réserve l’habileté de sa politique, — leur dissimulera si bien la gravité du changement qui va s’accomplir, qu’il leur ravira leur obéissance, leurs coutumes, leur langue, leurs dieux mêmes, sans que rien d’extérieur puisse les avertir que l’Asie a passé sous une domination étrangère. Blâmer Alexandre en exaltant Dupleix et Clive est une de ces inconséquences auxquelles on pouvait s’attendre ; l’esprit n’en reste pas moins confondu de tant d’injustice.

Les Asiatiques forment une race à part, la servitude est un besoin pour eux ; seulement il leur faut le joug d’or, la force brutale ne suffirait pas à les courber. En brisant le sceptre sous lequel cette immense agglomération vivait, depuis deux siècles, paisible et prospère, Alexandre s’était créé le devoir de ne pas abandonner ses innombrables sujets à l’anarchie. Les prêtres de Jupiter Ammon lut rendaient heureusement la tâche assez facile ; Alexandre affecta de prendre leur oracle au sérieux, il se présenta aux Perses en homme convaincu de sa filiation divine. Quand tout tend à leur rappeler leur humanité, les rois font bien de ne pas trop y croire, ils n’en remplissent que mieux le rôle qui leur est assigné. La foi en soi-même est indispensable à qui prétend commander la foi chez les autres. Ce n’est assurément pas avec vingt mille fantassins et trois mille cavaliers, — tel est le chiffre total des troupes qui vont se diriger vers la Bactriane, — qu’Alexandre pourrait se flatter d’arriver à ses fins, s’il n’appelait à son aide l’étiquette dont, avec une sagacité rare, il s’entoure. Que de grossiers soldats ne l’aient pas compris, il n’y a pas lieu de s’en étonner ; mais que des philosophes soient tombés dans la même erreur, voilà ce qui pourrait faire mettre en doute leurs lumières, —je ne me permettrai pas de dire, leur patriotisme. Tous ces déclamateurs imprudents, qui s’exposent par leurs vaines critiques à provoquer de dangereuses séditions dans l’armée, sont des patriotes ; ils croient sincèrement que le monde a été créé pour enrichir et pour servir la Grèce. Ce sentiment étroit avait, comme tous les préjugés, sa grandeur. Je ne fais pas, remarquez-le bien, la guerre aux préjugés, — ce serait mal choisir mon moment, — je me borne à constater le danger que l’on court à vouloir follement ramener le monde en arrière. Le vieil Isocrate, après la bataille de Chéronée, se laissa mourir de faim ; Démosthène consentit à vivre, mais ce fut pour faire au Gis de Philippe la guerre que son éloquence avait soutenue presque seule contre le vainqueur de la Phocide. Eut-il dans ce second effort un meilleur succès ?

Le plus grand patriote que nous offre l’histoire est incontestablement Démosthène. La reconnaissance du peuple athénien ne s’y est pas trompée, et les orateurs du parti de Philippe ont inutilement essayé de ternir cette gloire, qui demeure sans tache. Qu’Eschine se soit mieux conduit dans l’Eubée, que Phocion ait fait meilleure figure sur le champ de bataille, peu importe ; le cœur qui bat le plus chaudement pour la patrie n’en est pas moins celui de l’illustre orateur. Démosthène, sans doute, s’épuise à une tâche vaine ; il ne ramènera pas dans la cité vieillie les vertus de Salamine et de Marathon ; mais Hector, lui aussi, a dû plus d’une fois désespérer du salut de Troie. En a-t-il pour cela moins vaillamment combattu aux bords du Scamandre, et son héroïsme nous en parait-il aujourd’hui moins méritoire ? Démosthène, je l’accorde, fut le chef d’une mauvaise école. Si intelligent, si avisé aux choses de la politique qu’il pût être, il avait, comme tant d’autres, son infirmité mentale : il ne croyait pas à l’avenir d’Alexandre. Que signifiait ce nom de Margitès par lequel l’éloquent railleur se faisait un malin plaisir de désigner l’héritier de Philippe ? Margitès était le niais de la comédie grecque, un infeliz, diraient les Espagnols. Sous les murs d’Athènes, Alexandre apprit à celui qui le croyait encore un enfant ridicule qu’il était devenu un homme ; en Asie, il lui montra cette chose rare entre toutes : un homme digne d’être roi. Eh bien, même à cette heure, mon admiration pour Alexandre ne me rendra pas injuste envers Démosthène : il est des hommes auxquels on ne saurait demander de se convertir ; représentants d’une idée, ils doivent en suivre le sort. Je les plains seulement d’avoir fait un choix qui les met en contradiction manifeste avec les vues de la Providence. Les vides de l’armée grecque se comblaient peu à peu, mais ces nombreux renforts pouvaient-ils rendre au roi les incomparables soldats de la première heure, les braves tombés de fatigue sur les routes ou qui dormaient leur dernier sommeil au fond des gorges de Persépolis ? Le courage n’est pas le lot d’un seul peuple ; il n’est guère de nation qui ne possède une certaine fleur d’héroïsme, fleur qu’on voit s’épanouir aux champs de Jemmapes, de Valmy, de Castiglione et de Marengo. Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer, disait le maréchal Bugeaud. Quand cette fleur a été moissonnée, il ne faut plus compter que sur un regain de qualité sensiblement inférieure. Les vainqueurs de Wagram, nous assure le duc de Raguse, ne valaient plus les soldais d’Ulm et d’Auerstaedt ; les Anglais ne sont jamais parvenus en Crimée a reconstituer les vieux bataillons décimés aux journées de l’Aima, de Balaklava et d’Inkermann. La race a sans doute ses qualités natives ; le climat exerce incontestablement sa puissance ; néanmoins, au sein même des races les mieux douées, sous le ciel le plus généreux, les armées ne réparent pas aisément leurs pertes. On sait le jugement porté par l’empereur Napoléon à ce sujet : Les multitudes qui ont envahi la France en 1814 et en 1815, disait le glorieux captif de Sainte-Hélène, n’étaient que de la canaille auprès des vrais soldats que nous avions combattus à Marengo, à Austerlitz, à Iéna. Tous les grands hommes de guerre ont fait peu de fond sur le nombre ; c’est surtout à la qualité du soldat qu’on les a vus s’attacher. Le soldat, en effet, ce n’est pas seulement un homme brave : il est tel volontaire arrivé de la veille au camp qui, suivant l’expression de l’empereur, calculera moins le boulet que le vétéran aguerri par de nombreuses campagnes. Le soldat vraiment digne de ce nom, c’est l’homme qui obéit. Celui-là ne s’exposera peut-être pas à plaisir ; il mourra quand il en aura reçu l’ordre de son général.

Les soldats du début font cruellement défaut quand viennent les jours d’épreuve ; et les lieutenants qu’enfanta la glorieuse ivresse, croit-on qu’on réussisse jamais à les remplacer ? Ceux que la mort n’a pas fauchés ont vieilli ; leur longue expérience est bien loin de valoir l’élan qui les distinguait dans la chaleur de l’âge, sous le consulat de Plancus. L’expérience devient trop souvent un penchant grondeur à discerner et à mettre en lumière le côté fâcheux des choses. Comment, du reste, la vieillesse ne serait-elle pas chagrine ? Chaque jour lui apporte de nouvelles amertumes, et l’avenir qu’elle a devant elle est trop court pour lui laisser entrevoir des compensations. Parménion est un des exemples les plus frappants de cette opiniâtreté de la fortune à redoubler ses coups quand elle a résolu d’affliger un illustre déclin. Ce n’était pas assez de sa gloire compromise dans la journée d’Arbèles ; il fallait encore que le père fût atteint dans ses affections et dans le juste espoir que lui inspirait la plus noble lignée. Déjà, en Égypte, un des fils de Parménion, Hector, jeune et vaillant guerrier qu’honorait, entre tous ses compagnons, l’amitié d’Alexandre, avait trouvé dans les eaux du Nil un trépas obscur. La barque qui le portait, trop chargée, chavira. Le roi ressentit, presque autant que Parménion lui-même, la perte douloureuse ; les funérailles d’Hector témoignèrent de son deuil, et rien ne fut épargné pour donner à ces honneurs suprêmes tout l’éclat par lequel les anciens croyaient consoler les mânes des héros moissonnés avant l’âge. Deux ans plus tard, au moment où l’armée se mettait en marche pour la Bactriane, les fièvres de l’Hyrcanie enlevaient à Parménion un second fils : Nicanor, le commandant des hypaspistes, était emporté par un de ces accès pernicieux qui laissent à peine au médecin le temps de se reconnaître. L’armée ne refusa pas à Nicanor les regrets qu’elle avait accordés à son frère, et le roi, toujours préoccupé de ce culte des morts qui composait le fond des religions antiques, fut sur le point, pour rendre à son ami les derniers devoirs, de suspendre la poursuite de Dessus. Mais on était au milieu du désert, les vivres allaient manquer ; Alexandre se vit obligé de continuer sa route. Croirait-on que, dans cette conjoncture si pressante, le chef de l’armée grecque n’hésita pas à laisser Philotas en arrière avec 2.600 hommes ? Mieux valait, pensait-il, opposer aux Scythes et aux Bactriens une force réduite que priver un général macédonien, un fils de Parménion, un frère d’armes, des honneurs auxquels ses cendres avaient droit. Les dieux cependant se seraient montrés cléments s’ils n’avaient jamais infligé à cette race condamnée de plus grands malheurs qu’une tombe sans libations et des obsèques à court de sacrifices.