L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE III. — SUITE DU VOYAGE DE FRASER. LA RÉGION MONTAGNEUSE. - DE RESHT À ARDÉRIL

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

La largeur du pays plat varie énormément sur le littoral de la mer Caspienne ; les montagnes s’avancent quelquefois jusqu’au bord de l’eau, quelquefois s’en éloignent de 50, de 60, de 70 kilomètres. L’Hyrcanie maritime, dans son ensemble, n’est à proprement parler qu’un lais de mer. Reste la région montagneuse, l’Hyrcanie des plateaux. Cette seconde portion de territoire n’augmente pas d’une quantité bien sensible la largeur de la province, caria montagne offre des pentes singulièrement abruptes. Entre les crêtes élevées de la chaîne et la plage, si l’on compte, en certains endroits, une distance de 110 ou 112 kilomètres, on n’en mesure le plus souvent que 48 ou 50 à peine. D’un côté de l’Elbourz se déploient le Mazandéran et le Ghilan, de l’autre l’Azerbidjan. Ce sont deux régions qui ne semblent pas appartenir à la même zone, et qu’on s’étonne de trouver, par une sorte de caprice géologique, si voisines Tune de l’autre. Comme l’a fort bien remarqué Chardin, le climat de l’Hyrcanie est humide et nuageux, le terrain est fertile ; l’air du pays des Parthes, au contraire, est sec ; on n’y voit que rarement, durant six mois de l’année, des pluies ou des nuages ; le sol est sablonneux, et la nature n’y produit rien toute seule.

Morier ne connaissait que deux passages pour descendre du plateau iranien dans le Mazandéran. L’un, dit-il, est le Pile Rod-Bar, auquel mène le pont jeté sur le Kizzil-Ozoun ; l’autre longe la mer Caspienne ; on y arrive par la route de Resht. Pietro della Valle, qui venait d’Ispahan et non de Téhéran ou de Casbin, a suivi, pour gagner Fer-habad, une passe fort éloignée des deux coupures mentionnées par Morier ; il s’est engagé dans la longue vallée que domine Firouz-Koh et qui s’ouvre beaucoup plus à Test que le ravin du Kizzil-Ozoun. Fraser, au contraire, va nous montrer comment on peut sortir de l’Hyrcanie, eu côtoyant la frontière du Talish. La première gorge que le voyageur explore est la passe de Massaul. Fraser, quand il entreprit cette ascension pénible, venait de quitter Resht en fugitif ; il se tenait autant que possible en dehors des chemins frayés. On s’en aperçoit aisément à son récit ; la carte reste muette sur la plupart des localités par lesquelles il nous fait passer. L’ambition de Fraser était de gagner Ardébil, d’où il eût probablement sans grandes difficultés atteint la ville de Tauris, chef-lieu de l’Azerbidjan. Peut-être aurait-il mieux valu pour lui, puisqu’il se rapprochait autant du district montagneux de Talish, chercher à y pénétrer ; le territoire russe lui eût en quelques heures offert une protection qu’il n’était pas certain de trouver à Tauris ; mais Fraser ignorait alors que la route qu’il suivait pût border d’aussi près la frontière persane.

Le voyage de Fraser fut rempli des plus dures épreuves. Parti de Resht avec un compagnon dont la fidélité ne lui fit pas un instant défaut, Fraser arrive, par la grande route de Fomen, route excellente, quoique formée d’un sol sablonneux, sur les bords d’une rivière considérable, le Passwan. Un bac le porte sans encombre à l’autre rive. Les émissaires que le gouverneur du Mazandéran aura sans doute détachés à la poursuite du voyageur suspect qui lui a glissé avec une singulière audace entre les mains, auront désormais quelque peine à découvrir les traces de l’intrépide aventurier. Fraser s’est arrêté, pour prendre quelque repos, au petit village de Nishumlah. De ce village, il coupe droit vers la mer, négligeant à dessein la voie généralement fréquentée : ce sont les sentiers perdus au milieu des halliers de buis, d’aunes et d’autres essences amies de la vase qu’il recherche. Où ces sentiers vont-ils le conduire ? De rizières inondées, il aboutit à une forêt à demi remplie d’eau. Je ne sais quel hasard propice lui fait dans ce péril rencontrer une clairière. Il se croit sauvé, se félicite déjà de s’être mis par ce détour hardi hors des atteintes de ses persécuteurs, quand tout à coup il entend gronder le canon du soir. Le malheureux est revenu à son insu sur ses pas ; il n’est guère à plus de 20 kilomètres de Resht. Un enfant se présente : dans un pays où la désertion est devenue endémique, on ne s’étonne pas outre mesure de rencontrer sous bois des gens qui semblent avoir intérêt à s’y cacher. Fraser et son compagnon se donnent pour des artilleurs échappés de Casbin et se dirigeant vers Ardébil. L’enfant consent à leur servir de guide ; il les ramène sur la chaussée d’Abbas. Par Toulou-Bazar et Kishmah, les fugitifs atteignent le village de Teregoram. Ne cherchez ni Kishmah, ni Toulou-Bazar sur les meilleures cartes : Toulou-Bazar et Kishmah ne sont que des hangars où se tient chaque année une foire périodique.

De Teregoram, il fallait maintenant arriver à Kiskar. L’itinéraire que s’étaient à l’avance tracé Fraser et son fidèle Achate consistait à gagner Khal-Khol, en dépassant Kiskar de 18 kilomètres environ ; à Khal-Khol commence l’ascension des passes. Les sympathies heureusement ne manquaient pas aux prétendus déserteurs ; un enfant les avait guidés ; un vieillard leur donna un excellent avis, N’entrez pas, leur dit-il, dans Kiskar ; vous y seriez certainement découverts ; tournez plutôt à gauche, dès que vous approcherez de ce village ; traversez ensuite la rivière ; pour la franchir, vous trouverez un pont. A partir de ce pont, la route est bonne et plate. Demandez au premier passant le chemin de Pir-i-jalli ; une fois à Pir-i-jalli, aucun obstacle ne vous arrêtera jusqu’à Khal-Khol !

Pir-i-jalli est une petite mosquée et un lieu de pèlerinage ; la route qui y conduit suit les détours d’une vallée boisée et longe les bords d’une rivière large, mais peu profonde. Les voyageurs se rapprochent rapidement des montagnes. De Pir-i-jalli, pour atteindre le village de Mir-i-Muhuleh, il leur fallut marcher trois longues heures encore sous un soleil ardent, traverser et retraverser à diverses reprises la rivière ; mais, à partir de Mir-i-Muhuleh, une forêt d’aunes, qui auraient pu rivaliser pour la taille avec les plus grands chênes, étendit sur eux son ombrage. On était alors au mois de juin ; à cette époque de l’année, l’ombre est aussi douce au pèlerin qui erre entre la Caspienne et l’Elbourz que le murmure du ruisseau peut l’être aux oreilles du berger qui descend de l’Olympe ou de l’Ossa dans la vallée de Tempe. Les contreforts des montagnes, couverts non plus seulement d’aunes, mais de chênes, de frênes, de sycomores, de bouleaux, se dressaient déjà de tous côtés et dérobaient insensiblement à Fraser la vue des plaines. Plus loin se montrait par intervalles le grand massif rocheux, nu, dépouillé d’arbres, couronné de ses pics au diadème de neige. La passe de Massaul s’ouvre, à proprement parler, au village de S ha [i m ah, c’est-à-dire à cinq kilomètres environ du village de Mir-i-Muhuleh. La hauteur des montagnes dépasse en cet endroit 2.000 mètres ; la longueur de la rampe n’en mesure pas plus de 19.000. On peut se faire, dit avec raison Fraser, une idée de l’ascension. La nature du terrain ajoute encore ici à la fatigue. La face septentrionale de l’Elbourz, celle qui regarde la mer Caspienne, se compose d’argile plutôt que de roche ; le sol y est si spongieux, si humide, que partout où la terre n’est pas recouverte d’herbe, les pieds s’y enfoncent au point de ne pouvoir s’en détacher sans un certain effort. Les parties les plus foulées finissent par devenir impraticables, et Ton regarde alors comme une bonne fortune de trouver sur sa route le lit d’un torrent, dût-on, pour profiter de cette voie scabreuse, sauter de pierre en pierre, se hisser même parfois sur la croupe glissante des rochers. Qu’on s’étonne maintenant qu’Alexandre, quand il pénétra jusqu’au fond de l’Hyrcanie, ait cheminé le plus souvent à pied ! Ce n’est pas sans raison qu’on a dit : l’immobile Orient ; les siècles dans l’Orient n’ont pas le sommeil moins dur qu’Epiménide. Je suis donc convaincu que le labeur du malheureux Anglais n’est que l’image fidèle des efforts imposés aux soldats qui pénétrèrent avec Alexandre dans les défilés où s’égara un instant Bucéphale. Le souffle nous manqua souvent, dit Fraser ; il nous fallut faire des haltes fréquentes. Nous pouvions à peine avancer d’une cinquantaine de pas sans éprouver le besoin de nous arrêter ; nos genoux tremblaient, et la tête nous tournait.

Les rameaux secondaires ont été cependant gravis l’un après l’autre ; Fraser vient d’atteindre par une succession de gorges la chaîne principale ; le bois peu à peu disparaît ; complètement dépouillés, les sommets n’en conservent pas le moindre vestige : en revanche leur nudité se cache presque partout sous un manteau de riches pâturages. La province du Ghilan, dit Fraser, s’étend comme une carte déployée à nos pieds ; on en suit aisément le contour, de la pointe de Sucht-Sir à Lankeroun. Enzelli et sa vaste mer intérieure font à peine, dans ce panorama splendide, l’effet d’un étang ; la Caspienne seule, bornant tout l’horizon du côté du nord-est, semble une nappe d’eau de quelque étendue.

Les voyageurs ont repris haleine ; ils se remettent courageusement en route. Pour arriver au point culminant de la chaîne, pour planer à la fois sur le Ghilan et sur l’Azerbidjan, il leur reste au moins 8 kilomètres à faire. La pente heureusement s’est adoucie, et la route, qui serpente au tour d’une grosse masse de rochers, repose enfin sur un terrain plus ferme. Quelle journée ! Partis de Shalimah aux premières clartés de l’aurore, les voyageurs ne sont pas assurés de pouvoir atteindre avant la nuit le gîte que l’Azerbidjan leur réserve. La descente cependant sur le versant méridional de l’Elbourz sera aussi rapide que la montée de l’autre côté a été lente et rude. Plus d’argile ! s’écrie avec un soupir de soulagement le fugitif exténué ; plus de boue ! Un gazon ras, aussi doux aux pieds qu’un tapis, et des sources à chaque pas pour étancher notre soif. Ce chemin sur lequel Fraser s’extasie n’est pourtant, à tout prendre, que le lit d’un torrent. Ce sont les pluies qui, en ravinant le sol, y ont fait l’office négligé de l’ingénieur. Le torrent et les voyageurs s’arrêtent au village de Ghiliwan : salut à la nouvelle province ! Fraser vient d’entrer dans l’Azerbidjan.

La vitesse prodigieuse avec laquelle nous dévorons aujourd’hui l’espace nous a tous habitués à de brusques changements de climat ; il n’arrive pas souvent néanmoins que l’on passe dans le court intervalle d’une journée, des vergers remplis d’abricots, de prunes et de cerises déjà mûrs, à des jardins où ces mêmes fruits, noués à peine depuis hier, feront attendre plus de deux mois encore leur maturité. Le muletier persan est fait à ces contrastes ; il lui suffit de descendre de Ghiliwan à Diz pour en rencontrer de plus saisissants. Il vient de quitter un terrain semé de peupliers, d’arbres fruitiers, de saules ; il tombe en quelques heures au milieu de collines de sable, Nous voici revenus, dit Fraser, aux maisons de boue, aux toits plats et aux ruines.

Si triste et si maussade que fût ce nouveau paysage, Fraser remerciait en secret le sort de lui avoir permis de le contempler : le sort, hélas ! ne lui fut pas longtemps favorable. Arrêté à Diz par les montagnards du khan de Talish, il eut à subir les plus affreux traitements, avant d’être ramené à Resht comme un malfaiteur. A Resht, tout s’arrangea : un prince du sang venait d’y arriver. Nourri dans le sérail, ce prince n’ignorait par le danger qu’il y avait à provoquer les réclamations de la légation britannique ; il se confondit en excuses, blâma sévèrement le gouverneur du Mazandéran et s’empressa d’accorder à l’Anglais maltraité un passeport en règle. Fraser n’eut pas besoin cette fois de se jeter au milieu des halliers ; son voyage devint relativement facile, et nous lui devons la connaissance d’une nouvelle passe, de la passe par laquelle Parménion rejoignit très probablement Alexandre.

Fraser commence par gagner le bord de la mer Caspienne. Une barque le transporte de Piri-Bazar à Enzelli. C’est un trajet de 24 kilomètres tout au plus. D’Enzelli, le voyageur, sûr de trouver, grâce au firman dont il est muni, une assistance résignée et docile, là où il n’eût rencontré quelques jours auparavant que des insultes, se dirige d’abord à l’ouest, puis au nord, longeant, sans jamais s’en écarter, le rivage, le longeant à travers des bois de pruniers sauvages, jusqu’à l’embouchure du Shuffi-Roud. Ne confondons pas le Shuffi-Roud avec le Séfid-Roud (la rivière blanche) ; nous retournerions au cap de la Tête dure, sur la frontière du Ghilan et du Mazandéran. A 50 ou 60 kilomètres d’Enzelli, se présente le village de Calaseraï ; 26 kilomètres plus loin, celui de Kergana-Roud. Fraser est parvenu au pied de la passe d’Aglaber. C’est là qu’aboutissait jadis la grande chaussée d’Abbas. Nous avons vu à quel point la gorge de Massaul était d’un accès difficile, combien la rampe à gravir y était âpre et roide ; le défilé d’Aglaber n’offre, au contraire, qu’une pente graduelle et, chose bien rare en Perse, une route uniformément bonne. Sur les points périlleux la voie a été taillée dans le roc ; en divers endroits on l’a consolidée par de la maçonnerie ou par des poutres. Serrons un peu la bride à notre enthousiasme : une rivière torrentueuse débouchant à Kerganaroud a fait, en somme, le plus fort de la besogne ; les pionniers n’ont eu qu’à rectifier la fissure que l’eau avait creusée. Fraser monte et descend, suivant la configuration accidentée des rives, abrité tout le temps par une magnifique forêt d’aunes ; coupant à diverses reprises le torrent, mais rencontrant toujours pour le traverser de solides ponts de bois. Il chemine ainsi entre des montagnes couvertes d’arbres jusqu’à leur sommet ; il chemine pendant près de cinq heures. Alors seulement commence une ascension dont la roideur s’accentue plus qu’il ne conviendrait à une voie commerciale ; la route heureusement se remet bientôt à serpenter entre des mamelons. La caravane approche du hameau d’Aglaber.

A ces hauteurs, les Persans dressent plus souvent des tentes qu’ils ne bâtissent des maisons. Aglaber est le campement d’été du roi de la montagne. Ce khan à demi sauvage s’y est établi avec ses serviteurs, avec ses femmes et avec ses troupeaux. Il occupe ainsi le centre d’une vallée circulaire : ses sujets ont pour pâturages les bords inclinés de l’amphithéâtre. La vallée descend jusqu’au pied des monts en ondulations successives ; elle n’est brusquement tranchée que du côté du nord-est ; aussi présente-t-elle une grande quantité de terrain propre à la culture. Tout cet espace est rempli de jachères ou de champs labourés.

Au cœur même de l’été, il subsiste encore quelques plaques de neige sur ces hauts sommets ; néanmoins on peut dire qu’à l’exception du Demavend, aucun des pics de la chaîne ne porte de neiges éternelles : pendant toute l’année, les caravanes passent et repassent dans les défilés de l’Elbourz sans qu’aucun obstacle insurmontable les arrête. Le campement d’Aglaber est loin d’occuper la partie la plus élevée du col ; il reste encore neuf ou dix kilomètres à gravir pour atteindre le faîte ou les eaux se partagent. Sur ce plateau, la route, avant de s’abaisser vers l’Azerbidjan, contourne pendant un certain temps le bord d’un ravin à pic. Quelque habitué qu’il puisse être aux fissures dont la chaîne de l’Elbourz est semée, le voyageur détourne involontairement ses regards du gouffre que sa monture rase avec insouciance. La descente s’effectue par une large vallée qui peu à peu s’ouvre et se déploie ; bientôt la vallée, s’élargissant toujours, finit par se transformer en une vaste plaine. Divers cours d’eau s’y réunissent alors comme dans un réservoir et forment, à cinq ou six kilomètres au delà de l’issue du défilé, un petit lac qui remplit le fond d’un bassin désert où l’œil le plus perçant ne découvrirait pas un buisson. Quel contraste, s’écrie ici Fraser, avec les épaisses forêts dont le sombre aspect avait si longtemps fatigué nos yeux et accablé pour ainsi dire nos esprits !

Le lac est à peine dépassé qu’une nouvelle chaîne se dresse devant la caravane. Les grands rameaux montagneux nous réservent constamment de ces surprises ; la cime n’est jamais celle que d’en bas notre regard mesure : après un premier sommet péniblement atteint, il s’en présente généralement un autre. Celui que Fraser s’apprête à gravir ne sera du moins dominé que par la voûte du ciel. De ce point culminant, on aperçoit, répandues sur le flanc opposé de la montagne, les maisons d’Hassawur, village situé à mi-chemin d’Aglaber et d’Ardébil. Le lendemain, Fraser traverse l’immense plaine sur laquelle le mont Savalan étend au loin la majesté de son ombre. Elevé de 4.256 mètres, au-dessus du niveau de la mer, ce sommet neigeux cache habituellement son front dans les nuages. Douze heures de marche et 74 kilomètres de chemin ont conduit Fraser aux portes d’Ardébil. Je l’y abandonne : ceux qui désireront en savoir davantage sur l’Atropatène n’ont qu’à consulter Jenkinson[1]. Pour moi, je retourne auprès d’Alexandre ; je me crois maintenant de force à le suivre, mieux que n’ont pu faire Strabon, Diodore de Sicile, Arrien, Plutarque, Trogue-Pompée et Quinte-Curce, à travers les campagnes fangeuses et les monts hérissés de l’Hyrcanie.

 

 

 



[1] Voir les Marins du XVe et du XVIe siècle. E. Plon et Cie, éditeurs.