L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE II. — LE VOYAGE  DE FRASER : L’HYRCANIE MARITIME. - D’ASTERABAD A RESHT

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

J’évalue à 500 kilomètres environ le chemin parcouru par Pietro della Valle. Pour se rendre d’Asterabad à la vieille cité d’Ardébil, dans l’Azerbidjan, Fraser n’a pas traversé une beaucoup plus grande portion de la Perse, mais Fraser a sur son devancier un grand avantage à mes yeux ; il doit avoir suivi de plus près l’itinéraire d’Alexandre. C’est à lui et à aucun autre que je veux me fier pour bien apprécier les difficultés que va rencontrer mon héros. Le 6 avril 1822, Fraser, venant du Khorasan, fait son entrée dans Asterabad. Le temps est humide et pluvieux ; des nuages bas enveloppent la montagne et jettent une teinte triste sur le paysage. Ronces, pruniers sauvages, grenadiers, présentent de toutes parts des massifs presque impénétrables.  Faisons rapidement le  tour de l’horizon : Une montagne domine la ville au sud-ouest ; à l’est s’étend la chaîne de l’Elbourz. La partie inférieure de cette chaîne et les vallées profondes qui la coupent sont revêtues d’une sombre et épaisse verdure j les sommets se perdent dans les nuages. Quand ces cimes apparaissent, elles ne montrent que des rochers nus, tout couverts de neige. Au nord et au nord-est se déploient de riches plaines parsemées de villages, de champs cultivés et de bois jusqu’à la limite du désert des Turcomans ; à l’ouest, la vue se perd au milieu de forêts bornées à une distance considérable par la mer Caspienne. » De tous côtés la forêt presse la ville ; non seulement elle s’avance jusqu’au bord du fossé ; mais dans la cité même, elle entoure la plupart des habitations d’un vaste jardin. Les rues sont pavées, — luxe plus appréciable dans le Mazandéran que partout ailleurs. — De vieux sycomores mêlés à de hauts cyprès les ombragent ; le lit d’un ruisseau a été ménagé au milieu. Environnée d’un mur de boue en ruines, Asterabad avait, en 1822, 6 kilomètres de tour ; on y comptait à peine deux mille ou trois mille maisons.

De la hauteur d’Asterabad à la hauteur d’Ashref, une langue de terre parallèle au rivage, dont la largeur varie de 6 à 7 kilomètres, sépare de la mer Caspienne, sur un espace de 70 milles, une immense nappe d’eau que les géographes ont nommée la baie d’Asburada. Les navires de faible tonnage y pénètrent par une brèche que la vague s’est ouverte dans la barrière de sable. Les Russes ont fait, dit-on, de la baie intérieure sur laquelle n’avaient jamais flotté que des barques, le centre de leur station navale dans la Caspienne.

Bien que séparée par une distance de 32 kilomètres de la mer, Asterabad a toujours été considérée comme une des échelles maritimes de la Perse. Nadir-Schah la dévasta sans pitié, et si cette ville en ruine peut se promettre un jour quelque prospérité commerciale, elle devra, la chose est triste à dire, ce retour de fortune aux ennemis les plus dangereux de la Perse, aux Cosaques et aux Moscovites. Asterabad est très insalubre ; les miasmes des forêts qui l’environnent lui valent sous ce rapport la plus fâcheuse des notoriétés.

Le 15 avril, Fraser quitte Asterabad pour se rendre à Sari, capitale du Mazandéran. La route suit la chaussée fort dégradée déjà que fit jadis construire Abbas le Grand. Perçant un bois épais, elle s’avance parfois sous l’ombrage des plus belles essences forestières, le plus souvent à travers des halliers. De temps en temps une clairière laisse apparaître un village entouré de champs cultivés, au milieu desquels s’élèvent des arbres majestueux. La soie est la richesse du Mazandéran : les plantations de mûriers forment la parure de ses plaines.

D’Asterabad à Resht, sur la carte de Keith Johnson, je mesure 445 kilomètres ; j’en relève 483 sur le journal de marche de Fraser. Nous n’en sommes pas à insister sur ces différences. En quatorze étapes Fraser a parcouru, d’une extrémité à l’autre, le bord méridional de la mer Caspienne, et je puis vous nommer les diverses stations où il s’arrêta. Kourdmuhuleh, Nokundeh, Ashref, Nica, Sari, Balfrouth, Amol, Izzut-Deh, Alliabad, Towar, Roud-i-sir, Ab-i-germ, Lahajan, sont des noms qui me sont, grâce à une longue étude, devenus familiers. Je puis également vous citer les rivières que Fraser a franchies. Fraser a passé à gué l’Ab-i-Talar, l’Heri-Roud, le Chalaus, le Nuishtah, le Mazzur, le Shir-i-Roud, le Poul-i-Roud, le No-Roud, le Shalmon ; il a traversé dans un bac le Séfid-Roud, sur des ponts la Nica, la Thedjin, l’Herauz, le Kiaroud, la rivière de Zémuzjan ; je vous fais grâce de trois ou quatre cours d’eau de moindre importance. Vingt rivières débouchant à la mer, sur un parcours de 483 kilomètres, constituent, ce me semble, un pays suffisamment arrosé. . Parti, nous l’avons dit, d’Asterabad le 15 avril 1822, Fraser a parcouru, depuis le matin, 37 kilomètres dans la direction du nord-ouest. Il fait halte dans la vallée de Kourdmuhuleb. Une seconde étape de 22 kilomètres le conduit le lendemain, 16 avril, au village de Nokundeh. La nature du pays, le paysage, rien n’a changé. Kourdmuhuleb, Nokundeh, ce sont deux villages qui se ressemblent à s’y méprendre. Tous deux sont dispersés, par groupes de trois ou quatre maisons, au sein de la forêt. Le chêne, Forme, le sycomore, le bouleau, le frêne, l’aune surtout et quelques noyers, se mêlent confusément, dans cette futaie touffue, aux arbres fruitiers, généralement sauvages. La caravane n’a pas cessé de côtoyer la mer Caspienne, de la côtoyer même d’assez près, car, d’Asterabad à Nokundeh, la bande de terre qui court entre la base des montagnes et la mer n’a guère plus de 8 ou 9 kilomètres de largeur. On y rencontre plusieurs villages qui font le commerce avec les Turcomans du désert, avec les anciens sujets de la reine Thalestris, si nous admettons que cette fameuse reine des Amazones qui, au dire de Quinte-Curce, voulut avoir des enfants d’Alexandre, ait jamais existé. Les paysans du Mazandéran fournissent à leurs voisins nomades des fruits, du coton, de la soie, des armes, des objets manufacturés ; les nomades en retour leur apportent des feutres, des couvertures de chevaux, des tapis, des sacs, du sel et du naphte.

Ashruf ou Ashref est à 42 kilomètres de Nokundeh. Abbas y avait fait construire un magnifique palais. Jardins et palais, tout est aujourd’hui en ruine. La ville n’a pas moins souffert. On lui attribuait trois cents bains : ce chiffre suffit pour donner une idée de la population. En 1822, Fraser ne trouve que cinq cents maisons éparses dans un bois de grande étendue. Le port de Kara-Tuppeh, par lequel s’écoulaient autrefois les produits d’Ashref, est abandonné. De quoi faut-il le plus s’étonner ? De tout ce qu’a pu produire un seul règne, ou du dommage immense qu’a causé le court espace de deux siècles ? L’humanité ne fera donc jamais autre chose ? Elever et raser tour à tour ses taupinières paraît être, par une loi fatale et par un incorrigible penchant, le passe-temps favori de l’animal le plus capricieux — je ne dirai pas le plus malfaisant — de la création.

C’est en suivant la chaussée d’Abbas que Fraser se rend de Nokundeh à la ville presque morte d’Ashref. II existe bien une autre route sur le bord de la mer, mais cette route traverse un véritable désert, et, sans un guide, elle serait dangereuse. Malheureusement la chaussée du grand roi a cessé d’être sur bien des points praticable. Où elle fait défaut, il n’est pas d’autre parti à prendre que de se lancer à travers la forêt. Avançons cependant sans crainte ; les montagnes et les bois vont bientôt laisser un peu plus d’espace à la plaine. Nica ne se trouve qu’à 27 kilomètres d’Ashref, et déjà les approches de Nica ont donné un tout autre caractère au pays. Des ondulations de terrain, de nombreux villages, des enclos cultivés, de riants bouquets d’arbres rompent agréablement la monotonie du paysage ; une belle rivière traversée par un pont d’une seule arche court gaiement à pleins bords au milieu de ce district. Tout autour de Nica la culture est parfaite ; mais Nica n’est qu’une oasis ; à peine en est-on sorti qu’on rentre dans la forêt vierge.

Aux abords de Sari le terrain de nouveau se dégage ; les voyageurs chevauchent au milieu de vastes rizières ; à un kilomètre et demi de Sari, ils traversent la rivière de Thedjin sur un beau et solide pont de dix-sept arches. La rivière est large et rapide ; dans les crues, elle doit être formidable. Sari, nous dit Fraser, est incontestablement une ville de haute antiquité ; Ferdousi la cite comme la capitale du Mazandéran. Le circuit actuel de Sari ne dépasse pas 5 kilomètres. Entourée d’un mur et d’un fossé dans le plus déplorable état, la vieille capitale renferme encore de 3.000 à 4.000 maisons.

La ville de prédilection d’Abbas, la création favorite du régénérateur de la Perse, Ferhabad, a beaucoup contribué à découronner Sari. Ferhabad n’est pas sur la route directe d’Asterabad à Resht ; on la trouvera située à l’embouchure de la Thedjin, à 27 kilomètres environ de Sari. Ce fut autrefois une ville considérable ; ce n’est plus aujourd’hui qu’un petit village et, dans sa partie maritime, une pêcherie d’esturgeons.

De Sari à Balfroush les chevaux s’avancent à travers l’argile délayée, enfonçant — l’expression se répète avec une monotonie qui devient à la longue agaçante — dans la boue jusqu’au ventre. Celte expression, je la maintiens pourtant, car je me reprocherais de supprimer un renseignement qui ne sera peut-être pas quelque jour inutile aux armées que l’Hyrcanie verra se disputer encore l’héritage de Darius. Faut-il donc après tout se préoccuper à ce point du sol marécageux où le cheval persan déploie des qualités qui feraient honneur à un hippopotame ? Gardez plutôt vos inquiétudes, si vous voulez m’en croire, pour le passage de l’Ab-i-Talar. Le volume d’eau de ce torrent est tel, il s’écoule avec une si étourdissante impétuosité, qu’on est obligé d’échelonner des hommes tout le long du gué. Les hardis passeurs s’acquittent de leur office avec une adresse et une intrépidité vraiment merveilleuses. S’affermissant contre le courant à l’aide de longues perches, ils se tiennent postés aux endroits les plus difficiles pour assister et pour soutenir au besoin les voyageurs. Nous avons vu Pietro della Valle se rappeler, en traversant l’Elbourz, les gorges étroites et profondes de l’Ombrie ; les rizières et les îlots boisés dont est semée la campagne de Balfroush font songer, nous assure Fraser, au Bengale. Il faut être dans Balfroush pour l’apercevoir ; du dehors, on ne voit que l’épaisse forêt au milieu de laquelle sont semées les habitations. Balfroush est peut-être la cité la plus heureuse et la plus prospère de la monarchie des Khadjars. C’est une ville entièrement peuplée d’ouvriers et de trafiquants ; on n’y trouverait ni un khan, ni un noble ; le gouverneur lui-même est un marchand. L’activité qui règne en ce lieu privilégié lui donne jusqu’à un certain point l’aspect de fourmilière affairée qu’on remarque dans les villes commerçantes de l’Inde. Balfroush n’a pas été, comme Ashref, comme Sari, comme Ferhabad, la création d’un Sophi ou d’un Thahéride[1] ; elle est le produit tout spontané du commerce. Située dans un pays bas, marécageux, quoique riche, dont les routes presque impraticables semblaient peu se prêter à un trafic de transit, n’ayant pour tout débouché à la mer qu’une rade foraine éloignée de 19 kilomètres, Balfroush eût difficilement grandi sous l’œil inquiet et soupçonneux d’un Mirza ; elle a dû son essor à l’industrie privée et à la protection de ses institutions communales. En 1822, ses habitants ne craignaient pas de la comparer à Ispahan même ; les uns prétendaient qu’elle renfermait au moins 100.000 maisons ; les autres ne lui en donnaient que 20.000 ; un recensement officiel constatait, à la même époque, l’existence de 36.000 maisons et de 300.000 habitants. Il n’y a pas d’édifices publics à Balfroush, pas de palais, pas de kiosques ; on y trouve, en revanche, les plus vastes bazars de la Perse.

L’étroite bande de terre qui se prolongeait étranglée entre la chaîne de l’Elbourz et la Caspienne s’est enfin élargie : à la hauteur de Sari, elle avait à peine 26 ou 27 kilomètres de profondeur ; à Balfroush, elle en mesure au moins 48. Toute cette superficie est couverte de grands et populeux villages ; toute cette riche campagne porte d’abondantes moissons. Le riz est la production habituelle du pays ; le coton et la canne à sucre y sont également cultivés avec succès. A 36 kilomètres de la ville née d’hier s’élève l’ancienne capitale du Thabarestan, Amol, la ville dont les chroniqueurs font remonter la fondation aux temps fabuleux de Djemschid. C’est sur ce terrain que Ferdousi, l’auteur du Chah Nameh, le poète lauréat de Mahmoud le Gaznévide, a placé plusieurs scènes de son poème héroïque. La ville d’Amol se compose aujourd’hui de 4.000 ou 5.000 maisons, et renferme de 35,000 à 40,000 âmes. On y entre, en venant de Balfroush, par un pont de douze arches jeté sur l’Herauz, rivière rapide et profonde.

La mer se trouve à 19 kilomètres d’Amol ; la route va directement la chercher ; elle va la chercher à travers une forêt de chênes, de sycomores et d’aunes. Le sycomore, ainsi que le fait observer Fraser, est l’arbre persan par excellence ; on le rencontre dans tous les jardins. Nous marchions, depuis notre départ d’Asterabad, entre la forêt et la montagne ; nous allons cheminer maintenant sur une étroite plage de sable et de gravier, ayant la mer à droite, des dunes de sable à gauche. Miniature de montagnes, ces dunes sont couronnées par une miniature de forêt : chênes nains, grenadiers, poiriers sauvages et ronces. Les eaux de la Caspienne, dont le niveau se trouve actuellement de 26 mètres au-dessous de celui de la mer Noire, ont dû être jadis beaucoup plus élevées. Ce sont elles qui, en roulant leurs brisants sur la grève, ont accumulé grain à grain cette barrière sablonneuse derrière laquelle croupissent tant de mares stagnantes. On ne rencontre pas sur les côtes persanes ces longs rideaux de palétuviers qui rendent inabordables les rivages de la Malaisie ; malheureusement les aunes et les sycomores n’ont guère moins d’affinité pour la vase. Arrêtées par le bourrelet de sable, les eaux de la montagne ont commencé par créer des lacs ; les lacs peu à peu se sont comblés, et une végétation touffue y a pris racine. C’est ainsi qu’un immense marécage, et une forêt rendue doublement impénétrable par le sol fangeux qu’elle recouvre, ont fini par envahir la majeure partie des côtes méridionales de la mer Caspienne. La science des ingénieurs n’aurait jamais imaginé de plus sûre défense ; la troupe la plus vaillante débarquée sur ce littoral ne saurait y faire de progrès, si une véritable armée de pionniers, la hache et la pioche en main, ne marche devant elle pour lui ouvrir la voie. Quand Abbas donna l’ordre de construire la fameuse chaussée qui fut tout à la fois l’œuvre la plus utile et la plus glorieuse de son règne, il fallut d’abord creuser dans l’océan de boue une tranchée profonde, remplir cette tranchée de graviers et de cailloux brisés, puis, sur la couche destinée à filtrer les eaux, poser, à la façon romaine, un solide massif de grosses pierres maçonnées.

Qu’une belle matinée est une douce chose dans un pays où il pleut presque tous les jours ! Comme il lui est facile de dissiper les impressions fâcheuses et d’arrêter, par un de ses sourires, le blâme maussade sur les lèvres de l’étranger ! Le 13 mai 1822, au moment où Fraser et sa caravane se remettaient en marche, après avoir passé la nuit sous de constantes averses au petit village d’Issut-Deh, non loin du bord de la mer Caspienne, le soleil se leva pour la première fois pur et radieux. La Perse alors n’était plus ce pays en friche, livré aux exactions, allant de déchéance en déchéance à sa perte ; c’était la patrie des poètes et des fleurs : La brise se lève et fait gémir harmonieusement le feuillage ; les roses volent et tourbillonnent dans l’air ; les pommiers sont chargés de fruits colorés comme une joue virginale, et mille oiseaux à l’éloquent ramage révèlent aux amants les secrets de l’amour. Qui voudrait songer, à cette heure, que l’araignée tisse sa toile dans les palais d’Abbas, et que la fameuse chaussée tombe en ruine ? La mer bleue, les bois entrecoupés de champs et de cottages, les montagnes se dressant comme un mur de 2,000 mètres de haut et affectant toutes les formes, toutes les teintes, voilà un spectacle de nature à refouler les réflexions chagrines et à faire oublier bien des fatigues !

Une journée de marche — ces journées sont presque toujours de 30 ou 35 kilomètres — conduit Fraser et ses compagnons à un village de création récente, Alliabad. Fraser n’a pas encore quitté le bord de la mer : La plage, dit-il, se compose en général de sable et de gravier ; quelquefois cependant on y rencontre des lits de galets. Partout des dunes de sable dominent le rivage. Au delà s’étend la ligne d’eau stagnante appelée Mourdab, l’eau morte. Ces mourdabs sont bordés par des jungles en arrière desquelles on a bâti les villages les plus rapprochés de la mer. La description cette fois est complète ; elle embrasse en quelques traits rapides tout l’ensemble du tableau. Si jamais une armée moderne doit passer par là, ses chefs ne pourront pas se plaindre que Fraser leur ait dissimulé les obstacles qu’ils auront à surmonter pour arriver au pied des pentes de l’Elbourz. Le voyageur anglais les prévient que l’eau de la mer — il a pris soin de la goûter à diverses reprises — sera seulement saumâtre. Les animaux consentiront-ils à la boire ? Je les ai vus en Crimée plus difficiles sur ce point que les hommes. Il est vrai que dans le Mazandéran l’eau des rivières ne saurait longtemps manquer ; on n’a guère à craindre, quoi qu’en ait pensé Chardin, d’y trouver, comme aux bords de l’affreuse Tauride, les torrents mis à sec par les ardeurs impitoyables de l’été. Les jours les plus brûlants ont ici des matinées brumeuses et humides.

La route cependant continue de suivre le bord de la mer ; l’aspect du pays est toujours le même, mais les montagnes se sont tellement rapprochées du rivage que la bande de terrain plat n’a plus guère qu’un kilomètre de large. A 16 kilomètres d’Alliabad, on traverse l’Heri-Roud, abondante rivière qui sort d’une coupure, profonde dans là montagne et dont l’onde transparente fut jadis proclamée par Abbas la meilleure eau du Mazandéran. Le littoral, en cet endroit, s’échancre ; il se courbe pour entourer de ses deux bras étendus vers le large une baie qui va de la pointe formée par les alluvions de l’Heri-Roud, à un autre épi qu’ont créé, 13 ou 14 kilomètres plus à l’ouest, les dépôts d’une seconde rivière, — le Chalaus. L’empire ottoman n’a jamais passé pour un État d’un accès facile ; il a eu du moins l’attention de mettre sa capitale sur la rive même du Bosphore. Les diplomates qui se rendent à leur poste près de la Sublime Porte ne risquent pas, comme ceux qui vont représenter leur souverain à la cour du roi des Shiites, de disparaître engloutis par quelque fondrière ou roulés à la façon d’un bloc erratique dans le lit raviné d’un torrent. J’ai peine à comprendre comment en l’année 1618 l’ambassadeur d’Espagne, don Garcia de Silva y Figueroa, homme âgé, vieillard tout blanc et sans dents, put arriver sans encombre d’Ormuz à Casbin. Pietro della Valle nous dit que l’envoyé du Roi Catholique voyagea en litière. Ce mode de transport n’était pas fait pour rendre moins périlleux le passage des cours d’eau que l’ambassade rencontra probablement plus d’une fois débordés sur sa route. De tous les périls qu’a courus Fraser, celui qui paraît avoir laissé l’impression la plus vive et la plus durable dans son esprit, c’est le danger se renouvelant presque à chaque étape de ces traversées hasardeuses. Le Chalaus, nous dit-il, prend sa source dans les montagnes qui s’élèvent derrière Téhéran, près d’un endroit appelé Lour ; une vallée profonde le reçoit, et de nombreux affluents le grossissent en chemin ; ruisseau paisible à son origine, il ne tarde pas à devenir torrent impétueux et, à la moindre averse, balaye tout devant lui. Son eau trouble et bourbeuse va colorer la Caspienne à une grande distance du rivage. Il faut de bons guides pour n’être pas emporté par ce flot furieux à la mer. A quelques kilomètres plus loin, Fraser se trouve arrêté par un autre cours d’eau ; mais c’est un jeu de passer là, quand on vient de traverser le Chalaus.

De torrent en torrent la caravane a gagné le village de No-Deh, situé à 39 kilomètres d’Alliabad. La route s’est écartée insensiblement de la plage ; elle serpente maintenant au milieu des dunes, à travers des massifs de buis, de cognassiers sauvages, de pommiers, de poiriers, de pruniers, de figuiers, de vignes, de jasmins, d’aubépines, d’arbustes de toute sorte, les uns couverts de fruits, les autres chargés de fleurs, parterre incomparable dessiné comme par la main d’un maître sur un tapis de trèfle aux nuances de safran et de pourpre que le printemps prend chaque année plaisir à émailler de clochettes, de marguerites et de barda nés. N’est-ce pas, en vérité, un délicieux pays ? Délicieux sans doute, mais bien insalubre ! Quel charme prendraient à nos yeux ces magnifiques contrées, si l’on en pouvait chasser les rhumatismes, les ophtalmies et l’hydropisie, conséquence presque inévitable de la fièvre !

C’est par un chemin encaissé, par un sentier sinueux tracé à travers la forêt, qu’on arrive, après une marche de 35 kilomètres, de No-Deh à Towar. Encore faut-il, pour y arriver, traverser plusieurs cours d’eau considérables, dont le plus important, le Nuishtah, tombe dans la mer à 22 kilomètres environ de No-Deh. Le village de Towar appartient au district de Tunnacaboun, qui a Khorremabad pour chef-lieu. La principale production de ce district est la soie. Semées au hasard dans la forêt, par groupes de deux ou trois maisons, les habitations de Towar sont entourées de champs et de vergers ; la vigne grimpe partout le long des arbres. Nous ne sommes plus dans le pays des grandes plaines ; les montagnes ici sont à peine à 5 kilomètres de la plage. De distance en distance, on les trouve coupées par de profondes vallées où s’est concentrée la majeure partie de la population. Quatre étapes nous séparent encore de la capitale du Ghilan. La première étape est la plus courte ; elle ne mesure que 30 kilomètres et va nous conduire du village de Towar au village d’Ab-i-germ (l’eau chaude). Pas d’étape dans le Mazandéran, nous l’avons déjà dit, qui ne soit coupée par quelque cours d’eau ; celle-ci est interrompue par le Mazzur, forte rivière qui, à son embouchure, se divise en plusieurs canaux. Vient ensuite la seconde étape : pour la franchir, en d’autres termes, pour se rendre d’Ab-i-germ à Roud-i-sir, il faut se ceindre les reins ; on n’a pas moins de 43 kilomètres à parcourir d’un seule traite. Aux caravanes même la route paraît longue ; que serait-ce s’il s’agissait de franchir cet espace avec une armée ? A 5 kilomètres d’Ab-i-germ, une petite rivière sortant du ravin ou elle a pris naissance, vient tout à coup marquer la limite politique du Ghilan et du Mazandéran. Que signifient ces divisions inconnues de l’antiquité ? L’Hyrcanie maritime change-t-elle de caractère, quand on a dépassé Ab-i-germ ? N’est-elle pas toujours à la fois et la terre de boue et la terre des chênes ? Un magnifique contrefort projeté en avant par une haute montagne dont le front sourcilleux reste encore, aux derniers jours de mai, couronné de neige, descend jusqu’à la grève, non loin de l’embouchure de la petite rivière ; ce contrefort se termine brusquement par un promontoire tranché à pic que les Persans ont appelé Sucht-Sir (la tête dure). Voilà quelle eût dû être la frontière du Mazandéran ; pareil jalon nous aurait beaucoup mieux indiqué le passage d’une province à l’autre que cet insignifiant cours d’eau qui n’a pas même de nom dans un pays où chaque vallée envoie un ruisseau à la mer.

Le promontoire de Sucht-Sir est à peine dépassé que déjà l’on entend rouler sur son lit de cailloux usés et arrondis par le frottement des siècles, la fougueuse rivière de Poul-i-Roud. Le Ghilan nous accueille comme nous accueillit, dès notre sortie d’Asterabad, le Mazandéran ; pour entrée de jeu il nous donne un large torrent à franchir. Le Poul-i-Roud avait un nom de favorable augure ; on l’appelait la rivière du pont ; le pont a disparu ; il ne reste plus au Poul-i-Roud que ce nom qui rappelle la prospérité d’un âge évanoui. Hâtons-nous, si nous voulons atteindre avant la nuit Roud-i-Sir. Les rivières se succèdent : une, deux, trois. Est-ce tout ? Si la Perse est généralement privée d’eau et passe avec raison pour le pays le plus sec de la terre, l’Hyrcanie, par compensation, semble avoir été, sous ce rapport, traitée par la nature avec une magnificence excessive. Elle a le superflu quand, sur l’autre versant de l’Elbourz, les provinces altérées manquent du nécessaire. Chaque rivière a formé par ses alluvions une pointe dans la Caspienne ; ces épis qui comprennent entre leurs dépôts accrus de jour en jour de petites baies à demi ensablées, sont les seuls accidents que présente la ligne régulière de la côte. Les montagnes cependant se sont peu à peu rejetées en arrière ; elles ne s’approcheront plus désormais de la mer qu’à distance respectueuse. Le terme de la longue étape qui, depuis le matin, met à si rude épreuve la constance de la caravane, Roud-i-Sir, est un village important. Une rivière, le No-Roud, lui sert de bordure ; une autre rivière, le Kia-Roud, le traverse.

Quand une fois on s’est laissé prendre dans l’engrenage d’un journal de marche, il est difficile de ne pas aller jusqu’au bout. Par bonheur, le plus gros est fait, et les kilomètres ne sont pas nombreux qui ont encore à se dérouler devant nous. Comptons-en d’abord 35 de Roud-i-Sir à Lahajan. Il semble que la route veuille enfin s’aplanir ; les rivières mêmes ont modifié avantageusement leur allure : ce ne sont plus des torrents aux bonds capricieux et sauvages ; elles écoulent lentement leur onde paresseuse à travers la plaine élargie. La rivière de Zémujan, entre autres, aurait assez d’eau pour ravager ses rives ; elle se borne, grâce à la pente peu inclinée de son lit, à les fertiliser. Tout l’espace compris entre Zémujan et Roud-i-Sir est occupé par des jardins de mûriers qu’interrompent seuls quelques champs de riz, des vergers et, à d’assez rares intervalles, de beaux arbres forestiers. Des fougères gigantesques encadrent le chemin et croissent partout sous bois. On serait quelquefois tenté de se croire transporté sous les tropiques ; la végétation et la chaleur ne sont guère ici en rapport avec un parallèle qui diffère à peine, faisons-en la remarque, du parallèle d’Alger et du parallèle d’Athènes. Si Zémujan était moins rapproché de Roud-i-Sir, la caravane ne pourrait se défendre d’y dresser ses tentes ; outre la rivière dont les bords verdoyants présentent le paysage le plus riche et le plus romantique, Zémujan possède un autre attrait ; son bazar est un des marchés les mieux approvisionnés de la province ; mais les voyageurs en Perse font d’ordinaire de plus fortes journées. De Roud-i-Sir, ils poussent généralement jusqu’à Lahajan.

Fraser a traversé la rivière de Zémujan sur un pont en ruine ; il franchit à gué la rivière de Shalmon et gagne ainsi le pied d’une petite chaîne de montagnes que la route contourne sur un espace de plusieurs kilomètres, a De nombreux réservoirs, dit-il, ont été construits en réunissant les pointes de la montagne pour retenir Peau de divers ruisseaux et arroser ainsi les rizières. » De toutes les cultures, celle de Pépi nourricier de la Chine est assurément, en fait d’eau, la plus exigeante ; je n’aurais pas cru cependant que la vase, au Ghilan, eût jamais besoin d’être artificiellement délayée.

Lahajan est une ville ancienne et qui eut autrefois une étendue considérable. Le dictionnaire géographique de Yaquout, écrivain arabe du douzième siècle, la désigne déjà comme le chef-lieu du Ghilan. Climat chaud, dit-il. Je le crois parbleu bien : le 18 mai 1822, on y étouffait. — Territoire arrosé par les sources des montagnes voisines. On y fabrique la meilleure soie du pays. Productions : riz, orangers et citrons. Fraser, de son côté, nous entretient avec enthousiasme des plantations de mûriers, des rizières et des bouquets de bois qui font des environs de Lahajan un jardin enchanteur ; mais c’est surtout la forêt qui l’inspire, cette forêt que, dans l’Hyrcanie maritime, on rencontre sans cesse et qui méritait bien d’être chantée par les poètes avant d’exciter les convoitises de l’apprenti charpentier de Sardam. De hauts sycomores, des noyers, des ormes, bordent des deux côtés la vieille chaussée d’Abbas, dont il subsiste en cet endroit quelques restes. Le voyageur qui vient de parcourir les plaines unes de la Perse ne se lasse pas de bénir ce dôme de feuillages sous lequel il marche à couvert.

La forêt, il est vrai, demeure impénétrable ; d’épais halliers en interdiraient l’accès aux bûcherons les plus entreprenants. Attendez les dernières heures du soir, quand, au déclin du jour, le soleil viendra foudroyer de ses feux rasants le sol qui fume encore, vous reconnaîtrez que l’ombre du buisson peut avoir son utilité tout aussi bien que l’ombre des grands arbres. Et toujours, là où s’ouvre la moindre percée, le même gazon jonché de hyacinthes bleues, de lupins jaunes, de mille autres corolles, plus brillantes et plus délicates encore ! L’Hyrcanie n’a pas reçu des Persans le nom qu’elle méritait. On eût du l’appeler la patrie des fleurs, si l’on n’eût préféré la nommer la mère des vaisseaux. Ce qu’on pourrait construire de flottes sur ces rivages est vraiment incroyable. Alexandre parait être le premier qui ait songé à exploiter les ressources forestières de l’Hyrcanie ; Pierre le Grand, dont la marine de sapin dépérissait avec une rapidité lamentable, eut la même pensée, et il n’est pas douteux qu’au temps où Collingwood considérait comme un acte de patriotisme méritoire le semis d’un gland sur le sol anglais, les chênes du Mazandéran n’auraient guère tardé à solliciter la cognée moscovite. Ces richesses si longtemps négligées n’ont plus aujourd’hui la même importance. La tôle a remplacé presque partout le bois dans les constructions navales, et si le Mazandéran est jamais envahi, ce ne sera pas seulement en vue d’approvisionner les chantiers du Bug ou ceux de la Neva. La soie que produit Lahajan est en majeure partie portée à Enzelli, où on l’embarque sur les navires côtiers de la mer Caspienne : ce qui en reste est absorbé par les fabriques indigènes d’Ispahan. Lahajan était jadis aussi renommée que Sari pour ses manufactures ; ce n’est plus, depuis le commencement du siècle, qu’un grand village agricole. La population y est brusquement descendue au chiffre de 15.000 âmes. Resht, désignée par Yaquout, il y a sept cents ans, comme une toute petite ville, a dépossédé l’ancien chef-lieu du Ghilan. C’est à Resht que Fraser a marqué le terme de son voyage ; c’est là qu’il doit se mettre en relations avec l’administration persane et se préparer à franchir les cols de l’Elbourz. Il n’a plus qu’une étape devant lui pour arriver au but ; l’étape seulement sera longue. De Lahajan à Resht on ne compte pas moins de 45 kilomètres.

La première portion de la route traverse les halliers habituels de fougères gigantesques et de grenadiers sauvages ; viennent ensuite 19 kilomètres de plantations de mûriers, au bout desquels on se trouve sur les bords du Séfid-Roud. Le Séfid-Roud (la rivière blanche) prend sa source de l’autre côté des montagnes, où elle porte le nom de Kizzil-Ozoun. Elle s’est frayé un passage à travers la barrière qui lui faisait obstacle, en profitant d’une gorge dangereuse et abrupte. Traversant alors le Ghilan d’un cours furieux et souvent destructeur, ce torrent toujours prêt à grossir va se jeter dans la mer Caspienne, à quelques kilomètres à l’est d’Enzelli. Le fleuve sur ce point se trouve maîtrisé par les berges d’un canal qui n’a pas moins de 200 mètres de largeur ; l’eau y bout violemment dans un lit profond, allant d’une rive à l’autre, charriant encore, au sein de ses remous, les arbres et les rochers arrachés aux hauteurs. Le Séfid-Roud subit d’ailleurs très rarement cette contrainte : dans la majeure partie de son long parcours on le voit déchirer ses rives, s’extravaser au loin, former des îles et des bancs de gravier qu’il modifie sans cesse. Il faut pourtant passer cette rivière indomptable ; et, ce qui rend l’opération plus périlleuse encore, il la faut passer dans un bac, méchant bateau plat, grossièrement travaillé. Et dire qu’il y a encore du commerce au Ghilan, qu’on y trafique et qu’on y voyage, comme si le grand Abbas et ses œuvres n’avaient pas, depuis longtemps, cessé d’exister ! Rien ne décourage le marchand ; il est plus hardi que le soldat. Fraser atteignit Resht au moment où le soleil allait se coucher ; depuis deux heures, il chevauchait à travers un marais. Tout autour de lui s’étendaient des jardins de mûriers et des rizières ; sur la route, les chevaux enfonçaient — qu’on nous pardonne de le redire encore — dans la boue jusqu’au ventre.

La frontière naturelle du Ghilan, du côté de l’ouest, est l’Araxe. Le Ghilan aurait ainsi 321 kilomètres environ de longueur ; il embrasserait les vastes et célèbres plaines de Charval-Mogham, mais cette partie du nord-ouest est aujourd’hui, avec la place de Lankeroun, aux mains de la Russie. Resht, comme Balfroush, est tellement entourée d’arbres qu’il est difficile d’en apprécier à première vue l’étendue. Fraser définit cette ville un composé de petits compartiments séparés par d’étroits et obscurs passages. Il y a peu de grandes rues à Resht, et quelques-unes seulement sont pavées. Les bazars néanmoins sont vastes, propres et bien tenus. C’est le moins que l’on puisse attendre d’une cité commerciale. Resht est, en effet, un des entrepôts les plus importants de la Caspienne ; on y échange les productions de la Perse contre celles que la Russie exporte d’Astrakan. La population de Resht a été évaluée par Fraser à 60.000 ou 80.000 âmes, et le nombre des maisons à 3,000. Le port de ce marché situé dans l’intérieur est Enzelli. Un banc de sable sépare le bassin maritime des eaux d’un grand lac alimenté par plusieurs rivières qui ont, en cet endroit, leur commune issue. La route de Resht à Enzelli était, en 1822, exécrable ; s’il en faut croire sir Frederick Goldsmid, cinquante ans de charrois et de négligent abandon ne l’auraient pas améliorée. Des canaux destinés aux irrigations la sillonnent ; perdu au milieu de ce réseau, Fraser, pour s’en dégager, se jette d’abord au sein d’un labyrinthe de buissons et de ronces ; il n’en sort, après mille fatigues, que pour tomber au milieu d’un bois ; forêt marécageuse où la fange tenace s’attache comme une glu aux pieds des chevaux empêtrés, quand elle ne menace pas de les engloutir. La patience vient à bout de tout, et les voyageurs en Perse n’ont qu’à prendre exemple sur les animaux qui les portent Fraser débouche enfin du dédale dans lequel il a dû errer pendant près d’une heure ; il se trouve à sa grande satisfaction au bord d’une petite crique, la crique de Piri-Bazar, qui reçoit la rivière de Resht, rivière fort amoindrie alors par les nombreuses saignées que les cultivateurs lui ont faites. Une eau noire et dormante, bordée d’une jungle épaisse, remplit un canal long de 3 kilomètres et si peu large que les embarcations y manquent de l’espace dont elles auraient besoin pour étendre leurs rames ; les mariniers qui les montent en sont réduits à pousser le fond avec de longues perches. Embarqué sur un des bateaux qui apportent à Resht le naphte de Bakou, le voyageur anglais laisse derrière lui Piri-Bazar, village composé de deux ou trois misérables huttes sous lesquelles s’abritent les officiers de la douane. Piri-Bazar, dit-il, doit être un endroit malsain, car les exhalaisons marécageuses que nous envoyait la jungle nous rendirent la descente du canal fort désagréable. Le lac d’Enzelli ne tarde pas heureusement à s’épanouir devant la barque qui doit le traverser. Le lac s’étend vers l’est aussi bien que vers l’ouest à perte de vue ; du côté du nord, surgit, à 12 ou 15 milles de distance, le village d’Enzelli. Une étroite bande de sable, à peine interrompue par une brèche de 200 ou 300 mètres de large, sépare de la mer Caspienne cette nappe d’eau, dont la plus grande longueur peut être évaluée à 60 ou 70 kilomètres. Les navires qui font le commerce entre la Russie et la Perse, navires de 200 tonneaux tout au plus, ont été construits pour naviguer dans des eaux peu profondes ; le lac d’Enzelli et le canal de Piri-Bazar peuvent les recevoir ; ces bâtiments n’en ont pas moins quelque difficulté à franchir la barre qui s’est amassée peu à peu à l’issue du goulet extérieur. La mer Caspienne n’a pas été faite pour les vaisseaux de ligne ; elle se comble déplus en plus tous les jours. Il se passera cependant bien des siècles encore avant qu’elle devienne impropre à porter des flottilles.

Le village d’Enzelli compte un millier d’âmes et de 300 à 400 maisons. Je parle toujours comme si rien n’était changé en Perse depuis soixante ans. L’Orient n’est pas généralement, à l’époque où nous vivons, en voie de progrès ; si la Perse faisait exception au sort commun des États musulmans, le phénomène mériterait d’être signalé, et je me reprocherais d’en avoir cru aveuglément Fraser et Morier sur parole. Malheureusement la récente exploration de la commission anglo-persane nous donne à penser que si la Perse a fait, de 1822 à 1882, quelque chemin, ce n’est pas précisément dans la voie qui conduit aux améliorations. Je tiens donc, jusqu’à nouvel ordre, le tableau que nous a tracé Fraser de l’Hyrcanie pour un tableau fidèle, et les routes actuelles du Mazandéran pour des routes aussi impraticables aux armées que les premières percées pratiquées à travers la forêt par les contemporains de Djemchid ou par ceux d’Alexandre.

 

 

 



[1] Les Thahérides ont été, au temps des califes arabes, de 813 à 872, les possesseurs indépendants du Khorasan et du Mazandéran.