Texte numérisé par Marc Szwajcer
La soumission de la Phénicie et de l’Égypte avait employé tout entière l’année 332 avant Jésus-Christ ; dès les premiers jours du printemps de l’année 331, Alexandre croit devoir reporter son regard vigilant vers l’Asie. Sur tout le littoral phénicien, de Myriandre à Gaza, nul indice de malaise ou de mécontentement ; les précautions ont été trop bien prises ; dans une seule province, dans la Cœlésyrie, confiée par le vieux Parménion à Andromachus, la turbulence des enfants d’Israël est venue donner aux populations un fâcheux exemple, Andromachus a été brûlé vif par les Samaritains. Le châtiment ne se fait pas attendre. Une seule révolte sur tant de conquêtes ! c’est assurément moins qu’on ne devait craindre. Le danger c’est pas en Syrie, il n’est pas même dans la Paphlagonie, que soumet en ce moment Calas ; dans la Lycaonie, que contient Antigone ; dans Milet, dont Balacre interdit l’approche aux vaisseaux de Phar-nabaze : il est au cœur du Péloponnèse. Alexandre a bien fait, quand il a consacré dans le temple de Minerve les dépouilles des Perses au nom de tous les Grecs, d’ajouter : à l’exception des Lacédémoniens ; Sparte ne veut point avoir part à ces offrandes fastueuses qui proclament bien moins la gloire de la Grèce que son asservissement. Que vient faire le roi Agis à Siphante, où Pharnabaze et Autophradatès ont conduit leur flotte encore composée de cent vaisseaux ? Agis vient solliciter des satrapes de Darius un subside et un renfort de troupes. A ce prix, il promet de soulever la Crète et de mettre sur pied les armées du Péloponnèse. Voilà bien le peuple de Lycurgue, ce peuple lent dans ses entreprises, que nous ont dépeint sous des traits ineffaçables Thucydide et Xénophon ! Il arrive toujours trop tard. A peine la trière d’Agis a-t-elle jeté l’ancre que survient la nouvelle de la bataille d’Issus. La défection éclate sur-le-champ de toutes parts ; les îles et les vaisseaux se portent à l’envi du côté du vainqueur. Agis et Autophradatès éperdus courent vers Halicarnasse ; Pharnabaze vole à Chio. Le satrape a mis dans cette île le pouvoir aux mains de l’oligarchie ; il vient défendre son œuvre. Apollonidès, Phisinus, Mégarée, investis par ses soins de la tyrannie, n’exerçaient leur autorité absolue qu’au profit de Darius, mais les habitants de Chio ont déjà secoué un joug qui leur pèse. Pharnabaze entre au port sans soupçonner le changement qui s’est opéré ; il est à l’instant saisi parles insurgés et jeté dans les fers. L’Athénien Charès occupait Mitylène avec deux mille Perses ; il en est chassé par la multitude. A Méthymne également, à Ténédos, la démocratie a relevé la tête. Le tyran de Méthymne se réfugie à Chio ; il y partage le sort de Pharnabaze. Antipater triomphe sans avoir eu besoin de combattre ; les vaisseaux que les révoltés ont enlevés aux Perses se rangent sous ses ordres et viennent grossir sa flotte. Maître de la mer, le vice-roi de la Macédoine dirige Amphotère sur Cos ; il fait partir Hégéloque, avec les prisonniers qu’on lui a livrés, pour l’Égypte. Issus a tout calme ; Issus a replacé la Grèce aux pieds d’Alexandre. Qu’importent au fils de Philippe les vaisseaux qu’Antipater lui envoie ? Il n’a plus besoin, en ce moment, de vaisseaux ; ce qu’il lui faut, ce sont des soldats. Pour l’exécution des plans qu’il médite, Alexandre est bien résolu à épuiser d’hommes et l’Epire, et la Thrace, et la Macédoine ; il tient surtout à dépeupler la Grèce. Plus il demandera de renforts aux Grecs, moins il craindra de les voir, par quelque transport soudain, méconnaître sa suprématie. En fait de flotte, il va rendre à Antipater plus qu’Antipater ne lui a donné. L’Archipel infesté de pirates n’a-t-il pas droit à sa sollicitude aussi bien que le reste du monde ? Les Cypriotes et les Phéniciens reçoivent l’ordre d’équiper cent vaisseaux ; Amphotère joint ces cent vaisseaux aux soixante trières qu’il a conduites dans les eaux de Cos et reprend immédiatement la route des Cyclades. Quand il traversait l’Hellespont, Alexandre n’était encore que le capitaine d’une armée d’aventure ; le consentement unanime des peuples l’a fait roi aujourd’hui de toutes les parties de l’empire d’où s’est retiré Darius. L’administration seule a changé de mains ; les habitants ne s’aperçoivent guère qu’à l’allégement soudain du fardeau qu’ils ont changé de maître. La personne même de Darius semble s’être évanouie avec sa puissance. Au fond de quelles provinces l’infortuné monarque est-il allé cacher sa honte et sa défaite ? Alexandre s’évertue en vain à le découvrir ; c’est un point d’honneur chez les Perses de garder le secret du prince. Tout à coup le bruit de levées lointaines arrive jusqu’en Égypte. Alexandre était déjà sur la route de Cyrène ; peut-être allait-il pousser jusqu’à Carthage, quand il apprend que les Bactriens, les Sogdiens, les Saces et les Massagètes se sont mis en marche. Tous les peuples de l’extrême Orient accourent au rendez-vous qui leur a été donné sous les murs de Babylone. Alexandre quitte l’Égypte et revient précipitamment à Tyr. Il en repart au mois de juillet de l’année 331. Son armée se compose de quarante mille fantassins et de sept mille cavaliers. Les Grecs ne mettent jamais en mouvement de grandes masses ; leurs troupes en revanche comptent peu de non valeurs. Bien qu’un vaste désert sépare la côte de Syrie des bords de l’Euphrate, il est facile de contourner cette région désolée et d’atteindre par le nord le gué de Thapsaque. L’armée de Cyrus le Jeune arriva de Myriandre à Thapsaque en douze étapes, après avoir parcouru environ 358 kilomètres, — 29 kilomètres par jour ; — les privations ne commencèrent que sur la rive gauche du fleuve. L’Euphrate n’avait arrêté ni Sargin venant de Khorsabad, ni Nabuchodonosor parti de Babylone. Un seul souverain de Ninive a franchi vingt-deux fois dans le cours de son règne l’insuffisant boulevard de la Chaldée. Le fleuve qui prend naissance au pied des monts de l’Arménie n’opposera donc jamais qu’un obstacle peu sérieux à l’invasion. C’est sans doute un très large fleuve, débitant un très gros volume d’eau, puisqu’à Bir même, bien au-dessus de Thapsaque et de Kerkémish, on a pu le comparer au Rhône devant Lyon ; mais le lit de l’Euphrate est généralement embarrassé de bancs de sable ; les kéleks qui le descendent ne sont encore, comme au temps d’Hérodote, que des radeaux soutenus par des outres. Les soldats de Cyrus le Jeune traversèrent l’Euphrate à Thapsaque, sans que l’eau leur montât plus haut que la poitrine. La circonstance, il est vrai, fut exceptionnelle ; les habitants déclarèrent que jamais jusqu’à ce jour l’Euphrate n’avait été guéable et n’avait pu se traverser sans bateaux. Moins favorisé que Cyrus, Alexandre dut se préparer à jeter deux ponts sur le fleuve. La rapidité de sa marche déconcertait par bonheur l’ennemi ; — les Macédoniens atteignirent les rives de l’Euphrate en onze jours. — Cyrus trouva tous les bateaux brûlés ; Alexandre semble avoir rencontré devant Thapsaque même les barques dont il se servit pour effectuer son passage. Napoléon n’a fait qu’imiter le roi de Macédoine, quand il a battu, suivant l’expression des soldats de l’armée d’Italie, l’ennemi avec ses jambes. Darius avait eu près de dix-huit mois pour se mettre en mesure de tenter une seconde fois la fortune. Son armée, lorsque les Bactriens, les Scythes et les peuples compris sous la dénomination de peuples de l’Inde l’eurent rejointe, se trouva deux fois plus nombreuse qu’elle n’avait été aux jours du premier choc. Darius ne se dissimulait pas cependant la faiblesse de son infanterie ; il essaya de lui donner plus de solidité en lui faisant distribuer des épées et des boucliers : les fantassins d’Issus ne possédaient pour toute arme offensive que des épieux ou des javelots. Changer l’armement est fort bien ; il faudrait pouvoir du même coup changer l’instruction et la tactique. Sous le règne de Louis XV, on munit sans peine nos fusils de la baguette d’acier ; on troubla beaucoup nos soldats quand on entreprit de les faire manœuvrer de prime saut à la prussienne. Darius n’était que trop fondé à mettre en doute l’efficacité de son innombrable pédaille, il pouvait au contraire faire grand fond sur sa cavalerie. Les chevaux des Chaldéens sont plus légers que les léopards et plus rapides que les loups qui courent dans les ténèbres. Cavaliers et chevaux se présentaient d’ailleurs bardés de fer, ou, pour mieux dire, couverts de minces plaques de métal cousues les unes à côté des autres. Ces lames imbriquées à la façon des tuiles qui recouvrent nos toits formaient une sorte de cuirasse écailleuse impénétrable à la flèche, si elle ne l’était pas complètement à I’épée. On allait donc voir entrer enfin en lice ces terribles Scythes que nul conquérant n’avait jusqu’alors réussi à dompter. Leur contenance féroce, leur poil hérissé, leurs longs cheveux épars, ne pouvaient manquer de faire quelque impression sur l’ennemi qui les verrait pour la première fois. Un peuple qui vit à cheval et qui ne connaît d’autre industrie que le pillage est éminemment propre aux reconnaissances rapides, aux surprises de jour ou de nuit. Darius s’était porté de Babylone vers les lieux où jadis s’élevait Ninive ; il avait mis deux fleuves, — l’Euphrate et le Tigre, — entre Alexandre et lui. Par surcroît de précaution, il employa sa cavalerie légère à ravager et à incendier tout le pays qui séparait encore les deux armées. Mazée avec six mille chevaux fut chargé de défendre le passage de l’Euphrate, à l’endroit où les armées ont pris l’habitude de franchir ce fleuve, au-dessus du confluent du Khaboras. Le satrape trouva les Macédoniens déjà occupés à jeter leurs ponts. Après une démonstration insignifiante, il prit le parti de se retirer ; en quelques heures, toute l’armée d’Alexandre se montra rassemblée sur l’autre rive. Si le Rhin était aussi accommodant que l’Euphrate, César n’eût jamais songé à écrire la phrase grosse d’orages que des siècles de combats devaient graver en traits de feu et de sang au cœur des Gaules : Germani sunt qui trans Rhenum incolunt ! Alexandre n’avait point encore eu de nouvelles certaines de Darius ; ses coureurs lui amenèrent enfin quelques prisonniers. On interroge ces captifs, on les presse, et l’on apprend, non sans étonnement, que Darius a déjà dépassé la ville d’Arbèles, qu’il y a laissé ses bagages et qu’il s’est empressé de jeter un pont sur le Lycus, — le grand Zab. — Le monarque vaincu vient de son propre mouvement au-devant de son vainqueur ; il affecte l’offensive et est évidemment résolu à s’en rapporter au sort des armes. L’armée perse a mis cinq jours à traverser le fleuve ; on peut juger par ce seul renseignement de la multitude qu’on aura bientôt à combattre. Le grand Zab, affluent du Tigre, n’est pas un cours d’eau insignifiant : le baron Félix de Beaujour le compare à la Durante, et le lieutenant Heudde, de la marine des Indes, qui le traversa au mois de mars de l’année 1820, lui donne un cours profond et rapide, avec 300 pieds anglais au moins de largeur. Le Lycus franchi, Darius s’est avancé de 15 kilomètres encore vers le nord-ouest pour se rapprocher de la rive gauche du Tigre. Il a fini par déployer son immense armée sur les bords d’une petite rivière appelée le Boumade, dans la vaste plaine de Gaugamèle, — la maison du chameau. Le terrain est en vérité bien choisi ; l’espace, cette fois, ne fera pas défaut au torrent ; les cavaliers pourront fournir de belles charges dans la vaste arène. Darius a pris soin d’en faire disparaître les inégalités. Ce n’est pas seulement pour sa cavalerie que le roi des Perses a voulu aplanir le chemin, c’est surtout à ses chars de guerre qu’il prépare une surface unie. Le char de guerre, Homère nous l’a décrit, et tous les bas-reliefs assyriens nous le montrent ; en leur qualité de colons phéniciens, les Carthaginois l’ont souvent fait rouler avec son imposant fracas dans les champs de la Libye. Darius a deux cents chars hérissés de faux et de piques. En avant du timon se projettent deux fers de lance aigus, de chaque côté du joug s’étendent de longues lames tranchantes, sous l’essieu même apparaît, semblable aux chasse-neige de nos locomotives, tout un arsenal meurtrier destiné à raser la terre. Que ces deux cents chars ouvrent seulement la brèche dans l’épaisse phalange d’Alexandre, quinze éléphants les suivent, prêts à l’élargir. Toute la contrée fumait des ravages de l’incendie ; la destruction heureusement avait été trop hâtive pour être complète. Les monceaux de blé ne brûlèrent qu’au sommet, les toits des habitations s’écroulèrent sur des amas de provisions que les Grecs eurent la satisfaction de retrouver intactes. On marcha en avant, poussant sans relâche les bandes qui continuaient de dévaster le pays. Ces bandes ne tenaient nulle part, mais il était impossible de les joindre et de s’opposer à leurs ravages. De Thapsaque au gué d’Eski-Mossoul sur le Tigre, on compte environ 320 kilomètres ; pareille distance ne se parcourt pas en moins de quinze étapes. Pour se porter avec ses bagages d’un fleuve à l’autre, l’armée grecque suivait probablement la vallée creusée parle Khaboras, large affluent qui se jette dans l’Euphrate à quelques lieues au-dessous de Thapsaque, au gué de Kerkémish ; tout fait présumer qu’elle traversa le Khaboras, non loin de sa source, au delà du château actuel de Khabour. Il lui fallut ensuite longer la rive droite de l’Hermas pour gagner une des routes qui conduisent aujourd’hui les caravanes d’Orfa ou celles de Nisibin à Mossoul. L’Euphrate ne ressemble guère à ce farouche Araxe dont nous parle le poète : il ne s’indigne point pour un ou deux ponts qu’on lui impose ; n’essayez pas d’assujettir vos barques ou d’affermir vos pilotis sur le Tigre. Nul fleuve en Orient ne roule sur son lit de gravier et de pierres polies un flot plus impétueux. Le Tigre a la rapidité de la flèche ; son nom même l’indique, car il lui vient d’un mot qui signifie flèche en Perse. La vitesse de son cours, de Mossoul à Bagdad, est évaluée à près de six milles marins à l’heure. Les compagnons de Xénophon renoncèrent à passer ce torrent à gué. Serrés entre le Tigre et les monts des Carduques, ils jugèrent impossible de recommencer là ce qu’ils avaient fait à Thapsaque. Le fleuve était tellement profond qu’une pique y disparaissait tout entière. Un gué n’est aujourd’hui réputé praticable pour la cavalerie que lorsque la profondeur n’excède pas 1m,20 ; au delà de 0m,90, l’infanterie peut se trouver en danger ; 0m,70 suffisent pour arrêter l’artillerie. Alexandre envoya quelques cavaliers sonder le passage ; les chevaux eurent bientôt de l’eau jusqu’au poitrail. Arrivés au milieu du fleuve, l’eau leur monta jusqu’au cou ; ils n’en réussirent pas moins à prendre pied sur la rive opposée, sans qu’un seul d’entre eux eût été entraîné par le courant. L’opération était périlleuse. Qui eût osé dans l’armée d’Alexandre la déclarer d’avance impraticable ? On se prépara sur-le-champ à la tenter. Le roi voulut marcher en personne à la tête de l’infanterie. Montrant de la main le gué à ses soldats, il descendit le premier dans le fleuve. Sur l’autre bord on apercevait au loin la cavalerie de Mazée. Si le lieutenant de Darius eût fait preuve en ce jour de plus de résolution, les Macédoniens auraient probablement payé cher leur audace ; Mazée ne mit ses troupes en mouvement que lorsqu’une portion notable de l’armée ennemie garnissait déjà la rive orientale. Les fantassins grecs s’avançaient lentement, de l’eau jusqu’aux aisselles ; une ligne de cavalerie rangée en amont divisait le courant et en rompait l’effort ; une autre ligne de cavaliers s’étendait en aval, prête à secourir les soldats qui seraient emportés vers le bas du fleuve. Entre la double haie, hoplites et peltastes se suivaient à la file ; plus d’un trébucha sans doute sur les pierres glissantes dont le fond sablonneux était semé, aucun ne périt ; il n’y eut de perdu que quelques bagages. Jamais Alexandre n’eut mieux sujet de remercier les dieux. Ce passage du Tigre est un fait unique dans l’histoire : ni César, ni Napoléon, ni même Annibal, que je sache, n’ont rien accompli d’aussi téméraire. Un millier de cavaliers perses conduits par Satropatès s’étaient rapprochés ; ils regardaient indécis le rivage se couvrir peu à peu de soldats. Alexandre appelle Ariston, chef des Péoniens : Va ! lui dit-il, et dissipe cette troupe qui nous observe. Ariston part à fond de train ; il court droit à Satropatès, l’atteint de sa lance à la gorge et lui fait tourner bride. Satropatès s’est réfugié au milieu de ses escadrons ; là encore il retrouve le Péonien ardent à la poursuite. Indifférent aux traits dont on l’accable, Ariston ne se détourne pas pour frapper d’obscurs ennemis, il n’en veut qu’au chef dont sa lance a déjà goûté le sang. En un clin d’œil, Satropatès est renversé de cheval ; Ariston saute à terre, et d’un coup de sabre abat la tête du Perse ; puis il remonte lestement en selle et revient au galop jeter ce hideux trophée aux pieds du roi. De pareils faits d’armes sont toujours d’un favorable augure ; ils ont souvent précédé nos grandes batailles. |