LE DRAME MACÉDONIEN

 

CHAPITRE XI — PRISE DE TYR ET DE GAZA. - OCCUPATION DE L’ÉGYPTE.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Puisque la mer est fermée pour toujours aux Tyriens, on peut, sans plus tarder, faire approcher les machines des murs. A quelle partie des remparts ra-t-on s’attaquer ? Discerner le point faible et frapper résolument à la clef de voûte, tout le succès d’un siège est là. La prise de Sébastopol cessa d’être douteuse quand nous eûmes découvert que l’écroulement devait commencer par Malakof. Alexandre fait d’abord avancer ses béliers sur le môle ; la solidité des murailles lui montre bientôt que, de ce côté, ses machines demeureront, quoi qu’il fasse, impuissantes. Il se décide alors à faire assaillir par ses batteries flottantes la partie de la ville qui regarde Sidon. Là encore les béliers font peu de progrès. Restait le front de mer. Les Tyriens ne s’étaient jamais attendus à le voir battu par des machines ; ils ne l’avaient, en conséquence couvert que par des murailles peu épaisses et peu élevées. Alexandre assemble un certain nombre de trières deux à deux, et, sur la plate-forme que portent ces pirogues doubles, semblables à l’appareil dont je rêve l’emploi[1], il établit des béliers et des tours. Un pan de mur s’écroule ; s’aidant des ponts volants que chaque navire a pris soin d’embarquer, les Macédoniens s’élancent sur la brèche. La lutte n’y tourne pas à leur avantage ; ce n’est point par cette ouverture étroite que les assiégeants réussiront à pénétrer dans la ville. A l’approche de la nuit, Alexandre fait sonner la retraite. On assure que, découragé, il songea un instant à lever le siège et à continuer sa marche vers l’Egypte. En s’attaquant à Tyr, il avait imprudemment joué le jeu de l’ennemi. Si Memnon eût vécu, le vainqueur d’Issus trouvait dans cette ville réduite au désespoir et qu’un secours maritime eût rendue imprenable, son Saint-Jean d’Acre. Cesser de vaincre est déjà pour un conquérant un premier pas vers la défaite. Du moment qu’Alexandre avait annoncé à ses soldats qu’il entrerait dans Tyr, du moment qu’il avait mis en éveil par sa persistance même l’attention des peuples récemment soumis, il était indispensable que Tyr tombât. Alexandre refoula au fond de son cœur les impatients désirs, les inquiétudes mêmes qui l’appelaient en Egypte ; il se promit de tout risquer, de ne ménager ni sa personne ni ses troupes, pour mieux venir à bout d’une résistance qui devait toucher à son terme.

Trois jours après l’assaut resté sans résultat, une circonstance favorable se présente : la mer était calme et plate comme un lac. Alexandre fait de nouveau approcher les vaisseaux munis de machines. Du premier choc les murailles, déjà ébranlées, chancellent ; quelques coups de bélier encore, elles s’abattent. Les remparts, comme un rideau fendu de haut en bas, se déchirent, et à travers la large fissure apparaît la ville. Les navires s’écartent pour faire place aux colonnes d’assaut. Ces colonnes ont été embarquées sur deux vaisseaux de combat. Sur l’un de ces vaisseaux vous trouverez, avec Alexandre, les hypaspistes commandés par Admète ; sur l’autre, les hétaïres à pied conduits par Cœnus. Il n’est point d’assaut sérieux qui ne soit accompagné d’une diversion ; l’assiégeant a trop d’intérêt à diviser l’attention de l’ennemi. La flotte a reçu l’ordre d’attaquer à la fois les deux ports, d’inquiéter même, si elle en trouve l’occasion, les autres parties de l’enceinte. La flotte d’Alexandre n’est pas, comme la nôtre devant Sébastopol, condamnée par son tirant d’eau à se tenir à dix-huit cents mètres des remparts ; elle peut accoster les murs et y appliquer les échelles. Le port égyptien était fermé par une estacade ; les vaisseaux de l’aile droite y pénètrent après en avoir rompu la barrière. Us brisent à coups d’éperon les navires mouillés au milieu de la darse, écrasent contre les quais les bâtiments amarrés à terre. L’escadre de Chypre, pendant ce temps, attaquait le port intérieur. Ni chaîne ni drome flottante n’en barraient l’entrée ; la précaution avait été jugée superflue, puisque le port, veuf de ses bâtiments détruits par Alexandre, restait vide. Mais ce port, dont on laissait l’ouverture sans défense, donnait accès aux murailles ; les Tyriens auraient dû y songer. La lassitude, le découragement produit par de longues souffrances et par l’ombre sinistre que projettent devant eux les dénouements funestes, n’ont-ils pas engendré de pareils oublis dans tous les sièges ? Si l’on eût placé à la gorge de Malakof les deux canons qui devaient, suivant les ordres du général Totleben, battre l’intérieur de l’ouvrage, Malakof eût été, comme le bastion central, le tombeau des Français.

La seule pensée d’emporter une place telle que Tyr par escalade cause le vertige ; cette audace cependant n’est rien si on la compare aux choses que nous avons vues : des soldats courant pendant deux cents mètres sous la mitraille, se jetant, au bout de cette course folle, dans un fossé profond de dix-huit pieds, y rencontrant des mines, des fougasses, perdant par l’explosion des compagnies entières et parvenant néanmoins, bien que fusillés du haut des merlons, à gravir une escarpe aussi roide qu’un mur, pour aller tomber, de l’autre côté du parapet, sur une double haie de baïonnettes I La tour Malakof a été surprise ; le bastion central a été envahi quand l’ennemi était sur ses gardes. Beaucoup ont péri en route, un plus grand nombre est resté au fond du fossé, quelques-uns ont trouvé la mort là où c’était déjà une surprenante victoire d’avoir pu arriver. J’ai entre les mains une lettre du chef d’état-major de l’armée russe, de l’adjudant général Kotzebue : après avoir pris la peine de faire rechercher dans les hôpitaux un prisonnier dont le sort m’intéressait vivement, le général m’annonçait, avec une émotion dont je lui sais encore gré, de quelle façon ce jeune et vaillant soldat avait perdu la vie. On se rappelait l’avoir vu pénétrer dans le bastion central, y lutter corps à corps, se débattre au milieu des ennemis qui voulaient le saisir et succomber enfin, atteint en pleine poitrine d’un coup de baïonnette. Arrien et Quinte-Curce peuvent maintenant se donner carrière, nous ne suspecterons plus la véracité de leurs récits. Les soldats qui nous rendirent témoins de pareilles prouesses nous ont ôté : le droit de nous montrer incrédules en fait d’héroïsme.

Nous avons laissé les vaisseaux macédoniens maîtres des deux ports. Ceux qui ont pénétré dans le port intérieur ne perdent pas de temps ; les échelles sont à l’instant dressées contre le mur, et un flot de soldats se déverse tout à coup de ce côté dans la ville. A l’autre extrémité, la lutte était des plus vives ; Alexandre avait à combattre la majeure partie et probablement la partie la plus énergique de la garnison. En dépit du grand effondrement qui s’était produit, la brèche présentait encore un talus difficile à gravir. Admète est monté le premier sur les décombres ; tenu en échec par les nombreux ennemis qui se sont précipités à sa rencontre, il appelle ses soldats, les exhorte à le suivre ; un coup de pique le renverse, mortellement atteint, aux pieds de ses compagnons. A cette vue, la colonne hésite ; Alexandre se précipite à la tête des hétaires. Ceux-là ne reculeront pas. En quelques bonds le héros a gagné le haut de la brèche. Ce sera déjà beaucoup de s’y maintenir. La brèche de Tyr, c’est la brèche de Saragosse ; les assiégés y combattent pour la vie. Indifférents aux traits qui les menacent, les hétaires ne songent qu’à couvrir le roi de leurs boucliers. Comment couvrir un homme qui attaque toujours ? Le dieu Mars en personne ne porterait pas des coups plus terribles. Les ennemis, à son intrépidité plus encore qu’à ses armes, ont reconnu Alexandre : ils n’en veulent qu’à lui, ne pressent que lui seul : la mort d’Alexandre, — tous le savent, — serait le salut de Tyr. Fondez donc sur le roi I accablez-le de vos traits, essayez de le terrasser ! mais malheur à ceux d’entre vous qui se trouveront à portée de son bras : les uns sont atteints par sa lance, les autres tombent fauchés par son épée ; de son bouclier même le héros se fait une arme ; les assaillants qui le serrent de trop près sont précipités du haut du rempart ; ils roulent sur eux-mêmes, comme s’ils venaient d’être frappés par le ceste d’Eryx. La brèche, pendant ce temps, peu à peu se garnit ; Cœnus a remplacé Admète, les hypaspistes ont rejoint les hétaires. Quel groupe plus vaillant couronna jamais une muraille conquise ? Soldats de Malakof, voilà vos modèles ! Vous nous avez appris qu’on pouvait les dépasser. Quand je songe à ce que vous avez fait le 8 septembre 1855, je m’étonne que la fortune, à quelques années de là, ait pu vous trahir, et l’espoir, malgré moi, rentre dans mon cœur. Voilà pourquoi votre grande image constamment me poursuit et vient si souvent faire tort dans ma pensée aux soldats d’Alexandre.

La dernière heure de Tyr a sonné. Les Tyriens peu à peu reculent ; les plus courageux se laissent égorger sur place, les autres s’enfuient à travers les rues ; ils vont donner sur les troupes qui accourent du port intérieur. Le combat a cessé, le carnage commence. Les Macédoniens avaient à se venger de la longueur du siège ; Tyr les retenait sous ses murs depuis sept mois. Aucun fuyard ne fut épargné ; huit mille Tyriens périrent dans cette journée sans merci. Tout était juste alors, s’il en faut croire le poète ; l’ivresse du sang enlève, en effet, le soldat au plus sévère contrôle ; Alexandre ne put exercer sa clémence que sur les assiégés qui s’étaient réfugiés avec Azelmicus dans le temple d’Hercule. Et quelle clémence encore ! trente mille hommes, les seuls échappés au massacre, furent vendus sur le marché de Tyr comme esclaves. Il parut sans doute nécessaire de frapper de terreur tout ce qui eût été tenté d’imiter l’exemple de la cité altière. La mesure, reconnaissons-le, était dans les mœurs du temps. Elle provoque notre indignation. Si Alexandre eût un seul instant hésité à la prendre, les murmures de l’armée lui auraient certainement reproché sa faiblesse. Les masses n’ont jamais été magnanimes, et, si nous voulons nous montrer équitables envers les anciens, il faut nous rappeler les sanglantes horreurs devant lesquelles n’ont pas reculé à diverses reprises des nations chrétiennes. L’homme de guerre, si humain que puisse être son tempérament, n’est que trop souvent forcé de se faire une conscience à la Richelieu. Il frappe et s’endort tranquille. Je comprends fort bien que, pour peu qu’on oublie que cet homme accomplit un rigoureux devoir, son calme, sans qu’on ose pourtant le blâmer, épouvante.

Une place enlevée par surprise ne procure qu’un succès sans portée ; une ville gagnée pied à pied, avec des alternatives de craintes et d’espérances, devient le véritable couronnement d’une campagne. Si nous étions entrés dans Sébastopol le jour où nos troupes descendirent des hauteurs de Mackenzie, la paix ne fût pas sortie de cette rapide conquête ; il a fallu les onze mois de siège, les quarante-huit kilomètres de tranchées, pour que, Sébastopol tombé, la Russie se trouvât réduite. Il en fut de même en l’an 332 avant notre ère ; la prise de Tyr frappa la Syrie et la Palestine de stupeur. Une seule ville eut l’audace de résister encore : ce fut Gaza, défendue par l’eunuque Bétis. Gaza était considérée comme la clef de l’Egypte ; Alexandre mit deux mois à la prendre. Sans la flotte qui vint apporter à l’armée l’appui de ses machines, Gaza eût probablement arrêté plus longtemps les vainqueurs de Tyr. Alexandre voulut présider lui-même aux travaux d’approche ; un trait lancé par une baliste perça son bouclier, déchira sa cuirasse et lui traversa le bras près de l’épaule. C’était la plus grave blessure que le roi eût encore reçue ; la guérison en fut aussi lente que douloureuse. Gaza ne céda qu’au quatrième assaut. Plus qu’à Tyr peut-être, Alexandre avait ici sujet d’être impitoyable ; il n’eût pu sans danger laisser à Gaza une population secrètement hostile. En revenant d’Egypte, il n’était pas nécessaire qu’il passât par Tyr ; il eût vainement cherché un autre chemin que celui de Gaza. Les clefs de cette forteresse devaient donc être remises en mains sûres. Tout ce qui dans la ville s’était trouvé en état de porter les armes avait disparu, soit pendant les assauts, soit durant le massacre ; le reste, y compris les femmes et les enfants, fit partie du butin. Une colonie fut recrutée dans la région voisine el vint prendre la place des anciens habitants. La transplantation fut jadis un des droits de la guerre ; ce droit excessif et barbare, les Turcs en avaient hérité comme ils héritèrent de tout, sans rien tirer de leur propre fonds. Il y a quelques années à peine, ils le mettaient encore en pratique. Cette race, il faut en convenir, possédait au plus haut degré l’esprit de conservation, ce qui tendrait peut-être à prouver que les meilleures choses doivent avoir leurs limites. Quand les historiens de l’antiquité nous affirment quelque abus devant lequel la conscience humaine se soulève, on n’a qu’à regarder en Turquie, — la vieille Turquie, bien entendu, — on est certain de revenir de cet examen moins sceptique. Ce qui nous parait odieux jusqu’au point de rester incompréhensible florissait, il y a moins d’un demi-siècle, dans le vaste empire des sultans.

Je ne suivrai point Alexandre en Egypte, si ce n’est pour rappeler qu’il y fonda la ville d’Alexandrie. Que peuvent bien signifier ces mots qui reviennent si souvent dans les récits des historiens d’Alexandre ? Fonder une ville, est-ce simplement en choisir et en désigner l’emplacement ? Ou faut-il de plus, après avoir tracé les rues et l’enceinte, après avoir marqué l’endroit où s’élèveront les monuments publics, faire affluer au lieu jadis désert la population qui lui donnera la vie ? S’il faut tout cela pour mériter le nom de fondateur, avouons que les treize années pendant lesquelles régna le fils de Philippe auraient dû posséder une fécondité qui tiendrait du prodige. Alexandrie ne fut réellement fondée que quatre années après le passage d’Alexandre en Egypte ; elle fut fondée le jour où l’on y amena l’eau du Nil. Deux siècles plus tard, elle comptait un million cinq cent mille habitants. Alexandre passa l’hiver à Memphis. Ce qu’il fit de plus sage pendant ce séjour, ce fut de laisser le gouvernement civil tout entier aux mains des Egyptiens et de se contenter d’occuper militairement le pays. Les Mantchoux, quand ils ont envahi la Chine, bien qu’ils n’eussent jamais lu ni Arrien, ni Quinte-Curce, ont imité d’instinct cet exemple. Ils s’en sont bien trouvés. La soumission est toujours facile à un peuple dont on respecte la religion, la langue et les usages. Il est vrai que, dans ce cas, ce sont les vaincus qui, la plupart du temps, absorbent les vainqueurs et finissent par les transformer à leur image.

Dans les historiens qui nous ont raconté la vie d’Alexandre, je me permettrai de constater, à ce sujet, une lacune. Ces historiens nous montrent volontiers leur héros sur le champ de bataille ; ils ne nous font pas assister à ses conseils. Nous voyons Alexandre entouré de généraux, de lieutenants intrépides ; nous ignorons quels ont été ses ministres. Le roi de Macédoine n’aurait-il pas eu de grand chancelier ? Le Thrace Eumène fut peut-être investi de ce rôle. Il avait été pendant sept ans le secrétaire de Philippe ; il conserva durant treize années encore les mêmes fonctions auprès d’Alexandre, et Cornélius Nepos nous apprend que les Grecs tenaient leurs secrétaires en bien plus grande estime que ne l’ont fait plus tard les généraux romains, il me semble impossible que tant de dispositions sages, que tant d’ingénieux édits. soient sortis d’un cerveau unique, alors même que nous supposerions ce cerveau surhumain toujours en travail. Charlemagne lui-même eût-il pu se passer du concours d’Éginhard ? Moi seul et Bucéphale ! cela peut suffire pour conquérir l’Asie, non pour la pacifier. Quand le conquérant avait exposé ses vues générales, il devait y avoir sous quelque tente voisine un modeste et patient labeur : J’entrevois d’ici, outre Eumène, toute une phalange de scribes courbés sur le papyrus ; j’aurais aimé à connaître les noms de ces obscurs ouvriers, de ces notaires royaux étrangers au métier des armes, qui passaient le rouleau là où avait appuyé la charrue. Ni le roi Ptolémée, ni Aristobule n’ont pris souci de nous entretenir de cette utile besogne. Je ne serai probablement pas le seul à le regretter.

 

 

 



[1] La Marine des anciens (la Revanche des Perses).