LE DRAME MACÉDONIEN

 

CHAPITRE X — LES TRAVAUX DU SIÈGE ET LES SORTIES DES ASSIÉGÉS.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Les Tyriens se sentaient condamnés ; les diversions sur lesquelles ils avaient compté leur faisaient défaut, le désespoir seul pouvait prolonger la résistance. Le désespoir est encore une ressource pour des assiégés. Le môle d’Alexandre avançait moins vite qu’on n’eût pu le supposer ; depuis qu’on était arrivé à portée de trait des remparts, la tête de la digue devenait un poste périlleux. Les Tyriens s’étaient empressés d’accumuler de ce côté leurs machines ; il n’y avait pas une pierre jetée à l’eau qui ne coûtât la vie à quelque soldat. La chaussée de Richelieu n’a pas exigé, pendant les treize mois qu’employa le siège de la Rochelle, de moindres sacrifices, et n’avons-nous pas vu nous-mêmes, devant Sébastopol, des têtes de sape emportées deux ou trois fois de suite avec les intrépides travailleurs qui essayaient d’y assujettir leur gabion ? Le dernier mot n’en restait pas moins aux martyrs du devoir professionnel ; il se rencontrait toujours quelque sapeur dévoué pour venir prendre la place du héros sans nom que le boulet venait d’enlever. Le jour où l’on cesserait d’avoir de tels hommes, il faudrait se résigner à obéir aux peuples qui en auraient conservé, car il ne serait plus possible de lutter contre eux. Voilà ce que les plus fervents amis de la paix doivent se répéter tous les jours, si l’amour de la paix n’a pas diminué leur horreur de la servitude. Les soldats macédoniens ne montraient pas moins de persévérance que leur roi. Ni les ouvriers, ni le bois, d’ailleurs, ne manquaient. On avait non seulement dressé des machines sur le môle ; on en avait aussi placé sur les navires de charge amenés de Sidon, sur les trières mêmes que leur marche inférieure rendait impropres à figurer en ligne. Les batteries du môle rencontraient, prêtes à leur répondre, d’autres batteries qui les dominaient ; les béliers flottants étaient tenus à l’écart des murailles par les enrochements qui protégeaient le pied des remparts : Alexandre donna l’ordre de nettoyer le fond, et l’on vit bientôt les trières occupées à draguer ces énormes blocs que les efforts réunis de deux chiourmes réussissaient à peine à ébranler. Qui se résout à faire un siège doit s’armer de patience ; la patience même ici ne suffisait pas, il fallait, en outre, faire une singulière dépense d’industrie. Les assiégeants en déployaient beaucoup, la ville assiégée ne leur en opposait pas moins. Les Tyriens disposaient d’une multitude de barques ; ils couvraient ces bateaux d’un pont volant, incliné des deux côtés comme un toit ; se mettant ainsi à l’abri des traits, ils se laissaient tomber à l’improviste sur les câbles des batteries flottantes. D’un coup de faux les amarres se trouvaient tranchées, et les galères, avec leurs machines, s’en allaient en dérive ; avant que d’autres galères pussent les prendre à la remorque, le vent les avait jetées à la côte. Alexandre eut l’ingénieuse idée de défendre ses câbles par des triacontores également pontées et placées en avant des batteries en guise de chevaux de frise. Les Tyriens ne se donnèrent pas pour battus ; ils envoyèrent des plongeurs couper les amarres sous l’eau. N’oublions pas que nous sommes dans le pays des pêcheurs d’épongés : quand on a pris dès l’enfance l’habitude de retenir son haleine pour aller toucher le fond à plus de quarante brasses au-dessous de la surface, c’est un jeu que de nager, pendant quelques minutes, entre deux eaux. Les Macédoniens prirent à la fin le meilleur parti ; ils amarrèrent leurs vaisseaux avec des câbles-chaînes. Que de temps il nous a fallu à nous-mêmes pour en venir là ! Et pourtant, nos ancêtres les Vénètes ne mouillaient jamais autrement. On serait quelquefois tenté de croire que si, depuis deux mille ans, nous avons beaucoup appris, nous avions beaucoup oublié.

Grâce à cette précaution et à l’activité des dragages, l’approche de la muraille de mer allait devenir facile ; les Tyriens jugèrent le moment venu de tenter une sortie. Les sorties tardives, ce sont les premières convulsions d’une place qui se noie. Ce qui inquiétait le plus les assiégés, c’était la crainte de voir, au moment de l’assaut, les vaisseaux de Chypre se ruer sur le port intérieur. La longue impunité avec laquelle cette portion de la flotte ennemie maintenait son blocus devait heureusement avoir apporté un certain relâchement dans sa surveillance ; il était donc permis de compter, le jour où l’on voudrait la surprendre par une attaque soudaine, sur la somnolence qui finit toujours par gagner une escadre mouillée sur ses ancres. La même ruse a réussi tant de fois qu’en la mentionnant de nouveau, je ne sais trop si je donne vraiment un exemple à suivre ; peut-être conviendrait-il à cet égard d’innover un peu. N’importe, j’enregistre scrupuleusement cette répétition du stratagème dont Conon fît, dans les eaux de Lesbos, un si heureux usage[1]. A Tyr, comme à Mitylène, on tend des voiles devant les galères pour dissimuler l’embarquement des troupes ; comme à Malakof, comme à Syracuse, on choisit pour donner le signal de l’attaque l’heure de midi, c’est-à-dire l’heure où, de temps immémorial, le soldat et le matelot dînent. Les Tyriens n’équipent, pour cette entreprise, qu’un petit nombre de vaisseaux, mais ils les choisissent parmi les plus forts qu’ils possèdent : — trois quinquérèmes, trois quadrirèmes, sept trières ; ils mettent à bord leurs meilleurs rameurs. Sur le pont se tient prête une troupe d’élite, aguerrie et familiarisée avec les combats de mer. Les rameurs voguent doucement et sans bruit ; le céleuste lui-même fait silence. Les Cypriotes n’ont encore donné aucun signe d’alarme ; l’escadre continue de se glisser hors du port. Tout à coup les rameurs se lèvent et poussent tous à la fois un grand cri ; le moment est venu : chacun s’est courbé sur sa rame, chacun accompagne la voix du céleuste et marque la cadence en faisant ployer sous ses bras nerveux l’aviron. Les galères volent sur l’eau ; la flotte de Chypre est prise à l’improviste. Certains vaisseaux ont à peine quelques hommes d’équipage ; ceux qui ont leur équipage au complet n’ont pas eu le temps de se mettre en défense. La galère de Pnytagore, — vous rappelez-vous ce roi qui commandait aux côtés de Cratère ? — les vaisseaux d’Androclès, de Pasicrate, sont coulés au premier choc ; le reste, poussé à la côte, se défend de son mieux, mais n’en paraît pas moins destiné à joncher de ses débris le rivage.

Où était Alexandre pendant cette alerte ? Les Tyriens le croyaient sous sa tente ; la sieste du roi, aussi bien que le repas des matelots, entrait dans leurs calculs. Le hasard voulut qu’Alexandre, ce jour-là, sortît de sa tente plus tôt que de coutume. Il aperçoit les galères tyriennes, au moment même où ces galères débouchaient de l’entrée du port intérieur. Le port égyptien va-t-il vomir une seconde flotte de sa darse ? Si cette nouvelle sortie vient appuyer l’autre, la mer peut, en quelques heures, retomber au pouvoir des Tyriens. Telle est la première pensée d’Alexandre : il court à ses vaisseaux. Ceux qui se rencontrent sous sa main, équipés au complet ou à demi armés, il les expédie à la bouche de la darse égyptienne. Avant tout il importe de garder l’entrée de ce port, de ne pas laisser s’en échapper un navire. L’ordre est rapidement exécuté. Dès qu’Alexandre se sent assuré sur ses derrières, il se porte avec le reste de la flotte, quinquérèmes et trières, du côté où le combat rugit. Il a comblé le bras de mer qui lui eût offert, vers la plage sur laquelle les vaisseaux de Chypre sont échoués, un prompt et facile chemin ; il lui faut, pour venir au secours de ses bâtiments assaillis, prendre la route du large et faire le tour de l’île. Les combattants ne soupçonnent pas encore ce mouvement ; les assiégés, du haut de leurs remparts, l’aperçoivent. Les vaisseaux compromis peuvent encore être sauvés ; il leur reste le temps d’opérer leur retraite. Comment les avertir ? Est-il quelque clameur qui puisse être assez forte pour dominer le tumulte de la mêlée ? Des signaux ! se trouvera-t-il, parmi tous ces champions acharnés à leur tâche, un seul soldat qui porte ses regards en arrière ? Tous les bras sur les murailles s’agitent et tous les cœurs se serrent ; l’émotion croît de minute en minute, car les vaisseaux d’Alexandre dévorent la distance. Vit-on jamais spectacle plus navrant ? Une escadre qui portait dans ses flancs le salut de la ville va être détruite, faute d’un simple avis qui lui parvienne. Eh quoi ! n’entendez-vous pas ce long hurlement de douleur, ces cris de femmes et d’enfants, cet appel désespéré de la cité qui se sent mourir ? Il est maintenant trop tard : quand bien même l’avertissement qu’un peuple entier vous envoie arriverait jusqu’à vous, la fuite ne vous sauverait plus de I’épée d’Alexandre. La flotte vengeresse déborde en ce moment de l’extrémité de l’îlot qui vous a dérobé son approche. En arrière ! en arrière ! si vous tenez à la vie. Des chacals surpris par un lion ne se disperseraient pas avec plus d’épouvante ; c’est à qui tournera le plus vite sa proue vers le port. Il est malheureusement trop tard ; peu de vaisseaux échappent par la fuite, les autres sont coulés ou mis hors de service ; les Macédoniens capturent une quinquérème et une quadrirème à l’entrée même du port. Pour la première fois, depuis son départ d’Amphipolis, Alexandre se voit le maître incontesté de la mer. C’est une phase nouvelle dans sa fortune ; il n’en doit le bénéfice qu’à lui-même. Sans sa résolution, sans sa promptitude à voler au péril, les Tyriens reprenaient l’ascendant qu’ils avaient perdu. A dater de ce jour, la marine de Chypre, d’Arados, de Byblos et de Sidon ne doit plus s’appeler que la marine d’Alexandre. Je lui donne ce nom, et Néarque me justifiera.

 

 

 



[1] La Marine des anciens (la Revanche des Perses).