LE DRAME MACÉDONIEN

 

CHAPITRE IX — L’INVESTISSEMENT DE TYR.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Quand les troupes d’Alexandre, venant de Sidon, débouchèrent dans la plaine, la vieille ville, la ville du continent, était abandonnée ; la ville maritime elle-même ne renfermait plus que la population valide. Les femmes, les enfants, les vieillards, avaient été transportés à Carthage. Défendue par une garnison de 30.000 hommes, séparée de la terre ferme par un canal de huit cents mètres, Tyr avait bien sujet de se croire en état d’opposer à l’ennemi une longue résistance. Si le siège se prolongeait, la situation des assiégeants deviendrait critique ; la Grèce dans l’intervalle pouvait se soulever, et la flotte d’Autophradatès aurait une merveilleuse occasion d’accourir. Alexandre reconnut la nécessité de pousser les travaux d’approche avec une extrême vigueur. Sa première pensée fut de jeter la vieille ville dans le canal pour le combler. Les Tyriens virent, avec autant d’étonnement que d’effroi, s’avancer vers leur île une digne dont le talus ne présentait pas au sommet moins de soixante mètres de large. Tous les habitants des villes voisines, appelés sur les lieux, concouraient de gré ou de force à ce travail.

La mer est sujette à de soudains transports sur la côte de Syrie, et la vague y acquiert alors une force irrésistible. Une tempête du nord-ouest bouleversa tout à coup l’immense chaussée. Alexandre n’avait encore jeté qu’une ville dans les flots ; il y transporta une forêt. En même temps qu’on précipitait des masses énormes de débris dans le canal, on enfonçait des deux côtés, pour les contenir, de longs pilotis dans la vase. Protégées par ces estacades, les larges crevasses peu à peu se comblèrent, la digue se tassa et finit par s’asseoir solidement sur le fond. La tâche, dans le commencement, fut facile ; on n’opérait que dans les eaux basses, et les soldats, rangés sur le rivage, défendaient suffisamment les travailleurs. La profondeur cependant peu à peu augmentait ; aux abords de la place, elle dépassa cinq mètres. Du haut des remparts, l’ennemi faisait pleuvoir une grêle de traits ; il fallut se mettre sur la défensive. Deux tours de bois, armées de catapultes, sont roulées à l’extrémité du môle ; on les couvre de cuirs verts pour les garantir des brandons enflammés. Les Tyriens useraient toutes leurs torches avant de réussir à communiquer l’incendie à ces peaux saignantes qui résisteront un jour au feu grégeois. Pourquoi n’essayeraient-ils pas des brûlots ? Un bâtiment de charge destiné à transporter des chevaux, — un hippagoge, — est rempli jusqu’au bord de sarments secs et du matières inflammables ; à l’avant, autour de deux mâtereaux qui surplombent la proue, se dresse en outre un immense bûcher. Sur cet amas de branches et de fascines on verse de la poix, on répand du soufre en poudre. Mais les mâtereaux, qu’en prétend-on faire ? Soyez tranquilles ! les mâtereaux aussi auront leur rôle. On les a garnis de deux antennes, et an bout de chacune de ces vergues, on a suspendu une vaste chaudière destinée à épancher, au moment voulu, sur la flamme ce que les artificiers de Tyr jugent le plus propre à l’alimenter. Tout le lest est passé à la poupe pour élever la proue autant que possible ; la machine infernale ainsi disposée, on l’attache solidement entre deux trières. Maintenant il faut attendre un vent favorable, un vent qui souffle directement vers la digue. La brise s’élève, les trières accouplées se mettent en marche ; en un clin d’œil le groupe arrivé sur la tête du môle. Dès que le feu a été mis au brûlot, les équipages se précipitent à la mer et gagnent à la nage les embarcations de secours qui les attendent. Ah ! soldats de la Macédoine, vous tous attaquez à des matelots ! vous verrez, — nous l’avons bien vu nous-mêmes devant Sébastopol, — tout ce qu’un matelot a de ruses dans son sac. La flamme a enveloppé rapidement les tours, les deux mâtereaux consumés par le pied s’abattent, le torrent que déversent subitement les chaudières vient donner à cet embrasement une activité incroyable. La flotte des Tyriens se tenait prête ; elle sort du port et environne le môle ; une grêle de flèches empêche les Macédoniens d’approcher. Pendant ce temps, des barques accostent la digue, bouleversent les travaux de l’ennemi, brûlent ses machines et démolissent le mur que, pour se couvrir, les Macédoniens avaient établi en travers sur le musoir même de la jetée. On ne prend pas une ville maritime, une île, quand on est incapable de mettre une flotte en mer. Alexandre s’en aperçoit un peu tard ; mais puisqu’il lui faut des vaisseaux, il en aura. Les soldats reprendront le môle à son origine, le feront plus large encore, en état de supporter un plus grand nombre de tours ; les architectes construiront de nouvelles machines ; lui, Alexandre, il va s’occuper de rassembler tout ce que le littoral déjà soumis peut lui procurer de navires. Sans plus tarder, il part avec les hypaspistes et les Agriens, — des soldats pesamment armés et des archers, — pour concentrer à Sidon ses forces navales.

La bataille d’Issus n’avait pas été sans retentissement en Grèce. Les rois de Byblos et d’Arados n’ont pas plus tôt appris le grave échec infligé à Darius qu’ils n’hésitent pas à déserter sa cause et à se séparer de la flotte d’Autophradatès pour ramener leurs escadres en Syrie. Alexandre les accueille, comme on peut aisément le supposer, à bras ouverts, et bientôt ce conquérant sans vaisseaux se voit à la tête de quatre-vingts voiles phéniciennes. Le branle est donné : ce sont d’abord les trières de Rhodes qui rallient, puis celles de Soli et de Malins ; il en vient dix de Lycie, une de Macédoine, cent vingt amenées par les rois de Chypre. Que tout devient facile à certaines heures pour les hommes que le ciel suscite et que la fortune, par conséquent, seconde ! Défendons-nous cependant soigneusement de ces tendances fatalistes ! Si Alexandre n’eût déjà fait, en plus d’une occasion, éclater sa clémence, s’il n’eût poussé l’impartialité jusqu’à se faire soupçonner d’un penchant secret pour les vaincus, il n’aurait jamais eu le bénéfice de tant de défections. Dans cet abandon général de la cause compromise, une seule exception fut à noter : le roi de Tyr, Azelmicus, voulut partager le sort de ses sujets. Il prend, lui aussi, la route de la Syrie, mais ce n’est pas pour aller se jeter aux pieds du vainqueur. Il entre à Tyr à pleines voiles et vient communiquer une énergie nouvelle à la défense. La flotte d’Alexandre cependant était prête : par une coïncidence heureuse, arrivent en ce moment même du Péloponnèse quatre mille mercenaires sous les ordres de Cléandre, fils de Polémocrate. Voilà des hoplites tout trouvés pour les vaisseaux I Alexandre ne se soucie guère de livrer aux Tyriens un combat naval qui se décide uniquement à coups d’éperons ; il sent que dans un pareil conflit l’avantage pourrait bien demeurer à la flotte d’Azelmicus. Mieux vaudra en venir sur-le-champ à l’abordage ; il importe donc que les ponts soient fortement armés. Sidon, nous l’avons dit, est à 20 milles marins, sept lieues environ, de Tyr. Alexandre, en partant de Sidon, se forme sans plus tarder en ligne de bataille ; il se place à l’aile droite. — Les rois de Chypre et de Phénicie prennent également poste à cette aile ; un seul roi, Pnytagore, va se ranger à l’aile gauche, prêt à soutenir Cratère. Jusqu’ici Alexandre n’a combattu les flottes qui lui ont été opposées qu’avec sa cavalerie ; c’est avec sa cavalerie qu’à Milet il empêchait les Perses de prendre terre pour faire de l’eau, du bois, et qu’il les obligeait à se retirer, faute de vivres, à Samos. L’empereur Napoléon se servit avec un égal succès de son artillerie à cheval. On vit en 1805 le maréchal Davout appuyer de ses projectiles la flottille batave quand cette flottille, sortie de l’Escaut, doubla le cap Gris-Nez sous le feu de la croisière anglaise. Singulier combat, qui nous ramenait aux jours où Philotas chassait les vaisseaux perses du seul mouillage qui leur restât au pied du mont Mycale !

La cavalerie et l’artillerie à cheval sont les deux grandes ennemies des descentes ; les chemins de fer contribuent aussi à les rendre périlleuses ; si nous tentons jamais quelque débarquement, nous aurons soin de ne pas oublier les escortes. Verrons-nous alors les commandants d’armée s’embarquer à leur tour et venir à notre rencontre ? Ce n’est pas impossible : on sait que, devant Boulogne, l’empereur, accompagné de l’amiral Decrès, voulut voir de ses propres yeux de quelle façon ses chaloupes canonnières soutiendraient les volées des frégates anglaises. Son ardeur l’emporta si loin que le canot sur lequel il était monté faillit être coulé par le feu de bordée qui l’accueillit. Un empereur n’est pas à sa place dans ces escarmouches ; passe encore pour des généraux ! Mais si la grandeur de Napoléon ne l’attachait pas toujours au rivage, on peut dire qu’elle n’y a jamais enchaîné Alexandre. Ce qu’Alexandre avait interdit sous Milet à Parménion, il allait le tenter lui-même. Ajoutons que les circonstances étaient bien changées et que le résultat à obtenir en valait la peine.

Les Tyriens, rangés devant leurs ports, attendaient Alexandre. Leur première pensée avait été d’accepter le combat ; ils ne soupçonnaient pas que le roi de Macédoine pût amener de Sidon autant de vaisseaux. Le vaste développement de la flotte ennemie a soudain glacé leur courage. Les Macédoniens cependant ne s’avancent pas avec l’impétuosité de gens sûrs du succès et qui jugent inutile de se prémunir contre une résistance sérieuse ; ils ont sus* pendu la marche de leur flotte, comme à Issus ils ralentirent le pas de la phalange. Alexandre, avant de se précipiter sur les vaisseaux qu’il a devant lui, rectifie sa ligne où la confusion s’est glissée pendant la traversée. — Il est si difficile de marcher longtemps en bataille ! — l’aile droite lève ses rames, l’aile gauche se hâte ; le front peu à peu se rétablit. Les Tyriens hésitants sont restés immobiles ; Alexandre contemple d’un œil satisfait la longue ligne de vaisseaux qui se balance sur ses rames horizontalement étendues. Il ne faut pas souffrir que cette ligne si péniblement rectifiée se déforme de nouveau par une trop longue attente. Que reste-t-il à faire ? Ce qu’on fit à Issus, ce qu’on fera bientôt dans les champs d’Arbèles. En avant ! Le signal est donné, toute la flotte part d’un trait. Les Tyriens ébranlés se replient précipitamment vers leurs ports, lis en ont deux : l’un qui regarde Sidon, l’autre dont l’ouverture est tournée vers l’Égypte. Leur flotte, ils le savent maintenant, n’est plus en mesure de livrer bataille ; elle peut servir du moins à fermer l’entrée des deux darses. La retraite, après tout, s’est opérée en bon ordre, Alexandre a dû s’arrêter devant les proues rangées à la bouche étroite du port du nord. Trois galères seulement ont sombré sous les éperons des vaisseaux macédoniens, et encore un rivage ami se trouvait-il à faible distance, prêt à recevoir et à protéger les équipages.

Où en sont les travaux du môle ? Ces travaux, pendant l’absence d’Alexandre, ont beaucoup avancé ; ils ne permettent pas encore aux machines d’approcher des murs ; ils offrent du moins aux vaisseaux un abri sûr contre la tempête. Il suffit, sitôt que le vent change, de se porter du côté que la chaussée abrite. C’est ainsi qu’aujourd’hui Tyr, — Sour est son nouveau nom, — possède encore deux rades. La flotte va jeter l’ancre sous la protection du rempart que lui ont préparé les soldats. Le lendemain elle se partage. Les vaisseaux de Chypre, conduits par Andromaque, sont destinés à rester du côté de Sidon, les bâtiments phéniciens surveilleront le port situé à l’autre extrémité de l’île. Pour mieux nous entendre, appelons désormais avec Arrien le premier de ces ports le port intérieur ; donnons au second, que bat la mer du large, le nom de port égyptien. C’est du côté de la darse égyptienne qu’Alexandre fait dresser sa tente.

Les places de nos jours se dérobent aux coups de l’artillerie ; elles s’enfoncent, pour ainsi dire, sous terre, ne montrant au-dessus de la crête des glacis qu’une longue ligne de parapets gazonnés. Dans l’antiquité, plus les murailles étaient hautes, plus on les jugeait imprenables. Les Tyriens avaient entouré leur ville de remparts épais formés de larges blocs qu’unissait le solide ciment dont nous n’avons pas tout à fait retrouvé le secret ; à ces remparts ils donnèrent une élévation de cinquante mètres. On n’enlève pas de semblables boulevards avec des échelles ; il faut les renverser. Quel labeur pour un conquérant habitué à dissiper des armées en un jour, à subjuguer des provinces entières en moins d’une semaine ! Songeons maintenant à ce peuple qu’on assiège : il y va pour lui de la vie ou tout au moins de la liberté. Par liberté nos générations heureuses entendent une somme plus ou moins grande de droits politiques ; la liberté signifiait jadis la seule condition qui pût rendre la vie préférable à la mort. Voyez dans Athènes même, dans cette Athènes si douce généralement à tout ce qui ne provoquait pas son envie, quel était, sans que les plus grandes âmes songeassent à,.s’en indigner, le sort de l’homme réduit à la servitude ! Dès que les juges, dans un procès obscur, éprouvaient le besoin d’éclairer leur conscience, ce n’était pas l’homme libre, c’était son esclave qu’ils faisaient comparaître pour l’étendre sur le chevalet. Méthode judicieuse ! s’écrie dans un de ses élans d’éloquence Démosthène. Plus d’un témoin a été condamné pour imposture ; jamais esclave soumis à la question n’a été convaincu d’avoir déguisé la vérité. Aussi l’innocence du maître mettait-elle un certain orgueil à s’affirmer par ce témoignage irréfragable : Nous produisons nos esclaves et nous les livrons à la question ! Que répondre à un argument qui montrait si bien la confiance de l’orateur dans la bonté de sa cause ? L’esclave n’était plus un homme ; il avait perdu sa personnalité, comme les malheureux vendus à Satan perdaient, au moyen âge, leur ombre. Il ne faudrait pas se laisser abuser par quelques dispositions législatives : quand la loi protégeait l’esclave, elle éprouvait le besoin de s’en excuser. Non ! disait-elle, le législateur ne s’intéresse pas à l’esclave, mais le respect dû à la liberté eût été moins bien assuré s’il ne se fût étendu jusqu’à la servitude. Que l’on comprend bien, après ces naïfs aveux, la rage frémissante de Spartacus et la défense énergique de Tyr ! La guerre est presque devenue un passe-temps depuis que les prisonniers ne servent plus qu’à faire éclater la courtoisie du vainqueur. Ne pourrait-on dès lors chercher et découvrir des divertissements moins sanglants ?